Le contexte politique
p. 23-27
Texte intégral
1La conjoncture politique des dernières décennies du xviesiècle pendant lesquelles a été écrit le livre de raison d’Antoine Peint, mérite qu’on s’y arrête car cette période coïncide avec ce qu’on a appelé communément « les guerres de Religion ». Articulée autour de sept épisodes militaires, séparés de trêves et d’édits de pacification, cette longue guerre civile ravage la France entre 1560 et 1596. Arles, tout juste séparée du Languedoc protestant par le Rhône, souffre particulièrement de cette situation. Son terroir est alors un lieu privilégié d’affrontements entre catholiques et protestants. Récoltes détruites, bétail tué ou dispersé, insécurité, toutes les conditions sont réunies pour doubler la crise morale, religieuse et sociale d’un sévère recul économique. Catholicisme convaincu et fidélité au roi sont les constantes arlésiennes : les premières guerres de 1562 à 1584 sont marquées par une lutte de tous les instants sur la frontière du Languedoc pour contenir les protestants qui cherchent à passer le Rhône. Les dépenses de la ville traduisent l’importance de la surveillance sur le fleuve : régulièrement reviennent, dès 1562, les charges pour l’entretien de la « fragatte » qu’elle a armée « pour garder sur la riviere du Rosne afin que les ennemis rebelles du roy nostre seigneur ne puissent exercer aulcune chose contre ladicte ville…48 ». La cité se trouve alors aux prises avec de très graves difficultés financières et la spirale de l’endettement commence. L’obtention de la recette fiscale du « 2 % », accordée en 1577 par le roi pour la durée de la guerre sur les denrées circulant sur le Rhône, est une bouffée d’oxygène pour Arles. Il est alors d’autant plus vital pour elle de contrôler le passage sur le fleuve pour y garantir la circulation commerciale.
2La première ligue catholique, mise en place en 1576 contre l’édit de Beaulieu, se traduit en Provence par une guerre civile de deux ans entre partisans du Comte de Carcès, soutenu par la noblesse provençale, et les « Razats », nom donné à ceux qui composent l’union des communautés et de la noblesse tant d’une religion que d’une autre, soutenue par Albert de Gondi, maréchal de Retz, envoyé par Catherine de Médicis comme gouverneur de Provence. Arles ne semble pas engagée dans ce mouvement : aristocratique et catholique, la ville ne veut s’inféoder à aucun parti, position de neutralité que les consuls tenteront de maintenir au cours de cette période troublée.
3À la mort du duc d’Anjou en juin 1584, en l’absence d’héritier direct, la loi salique s’applique et Henri de Navarre est appelé à devenir le futur roi. Différente de celle de 1576 car elle n’est pas uniquement constituée « de nobles sous la conduite des Guise, mais de différentes composantes issues de la noblesse et de la bourgeoisie des bonnes villes49 », la Ligue se réactive en 1585. S’ouvre alors une décennie particulièrement difficile : Arles est secouée par des convulsions politiques et sociales violentes qui, comme à Marseille, paralysent la vie de la cité.
4Ces événements ont si profondément marqué les contemporains que certains ont eu à cœur de les relater tels qu’ils les avaient vécus et perçus. Bruno Bourjac50 a analysé dans le détail ces relations et les a confrontées aux sources des gestionnaires de la cité ; au travers de ces récits, en les passant par le filtre correcteur de sources plus générales, il en a mesuré la partie subjective, mettant en évidence la nature des luttes de factions qui ont alors déchiré la ville. Arles n’entre ouvertement dans la Ligue qu’à la disparition d’Henri III, « adhésion, faite en partie, comme pour Marseille, sous la pression de la rue51 ». Cette adhésion à la Sainte Ligue, créée après le traité de Joinville entre les Guise et Philippe II, n’a pas été immédiate, les catholiques zélés n’étant pas alors les plus forts dans la ville. Ils vont d’abord s’efforcer de créer un climat de suspicion à l’égard des catholiques modérés, ceux qu’on qualifie de « bigarrats52 ». En 1586 déjà, la découverte d’un complot révèle la tension dans la ville, mais les Ligueurs ne commencent à se dévoiler peu à peu qu’à l’annonce de la « journée des barricades » au cours de laquelle les Ligueurs parisiens, en mai 1588, avaient contraint Henri III à quitter Paris. Le chef de la Ligue à Arles, Pierre de Biord, lieutenant du sénéchal, va profiter de la circonstance pour prendre peu à peu le contrôle de la ville. Les violences se multiplient, ses hommes de main, recrutés parmi les pêcheurs du Bourg53, se heurtent à plusieurs reprises aux « bigarrats ». L’éviction des chefs royalistes, proscrits de la ville, achève, fin 1590, la mainmise du lieutenant sur la cité ; celle-ci va se maintenir les années suivantes au cours desquelles les Ligueurs vont investir le pouvoir consulaire : en mars 1590, c’est sous la pression du peuple, que les quatre consuls, tous ligueurs, sont nommés et, lors d’un coup de force, le 25 mars 1591, Biord prend le pouvoir, non plus sous la pression de la rue cette fois, mais à l’intérieur même du conseil – grâce une mise en scène faisant intervenir l’écclésiastique chargé des exhortations usuelles54 – ; les quatre consuls, nommés et non élus, sont tous du parti de Biord et Nicolas de la Rivière devient le premier consul noble alors qu’il n’était « que conseiller bourgeois et cela depuis un an seulement55 ». Les difficultés économiques se multiplient, l’endettement ne cesse de croître, les blés viennent à manquer, la ville connaît un climat de violences : tortures, faux témoignages, proscriptions se succèdent. Face aux troupes de Montmorency qui assiègent la ville, celle-ci décide de demander l’aide du duc de Savoie ; en effet, Charles-Emmanuel de Savoie, s’il n’est pas le seul à convoiter la Provence, est, avec l’aide de conseillers tels Andréa Provana, sieur de Leini, général des galères et chef de la faction pro-espagnole de Turin, dès les années 1580, très actif ; on le voit ainsi « séduire » une partie des chefs de la noblesse provençale qu’il pensionne et placer des agents à lui dans les différentes villes d’importance comme Marseille, Aix et Arles56. Fin 1589 – début 1590, Aix, les États de la province, le Parlement d’Aix, les chefs de l’armée catholique en appellent à sa protection. Mais, Arles, terre adjacente, tout comme Marseille, sollicite tout d’abord le soutien du pape Sixte Quint, qui leur est accordé mais que les deux villes refusent finalement, probablement réticentes au principe d’une protection mettant en danger leur fidélité à la couronne. Le duc de Savoie entre dans la province le 15 octobre 1590, le Parlement d’Aix lui remet le commandemant de l’armée de Provence. Lors du conseil municipal du 14 septembre 1591, Arles, à son tour, se décide à appeler le duc à son aide ; il arrive dans la ville le 19 du mois. De cette ville, un mois plus tard, il écrit à son épouse que :
durant ces guerres civiles, il [Biord] a toujours voulu gouverner Arles et a su si bien faire, entre les prisons, la justice et ceux qu’il a chassés hors du lieu, il n’y a plus personne en cet endroit qui ose remuer la langue pour le contredire en quoi que ce soit57.
5Biord, qui était tout puissant depuis mars 1591 dans la ville où il a concrétisé sa mainmise sur le pouvoir communal, prend ombrage des initiatives du duc ; celui-ci l’arrête le 2 octobre suivant, sous prétexte de répondre des exactions commises à l’encontre de ses concitoyens ; il est ensuite transféré à Aix. Biord est, en fait, opposé à une intervention militaire étrangère ce qui occasionne la fracture avec une partie de ses partisans et entraîne sa chute. Comme Bruno Bourjac le souligne, celle-ci n’est le fait ni des royalistes ni des « carcistes58 », mais de l’aile radicale de son propre parti59.
6Biord, prisonnier à Aix, Charles-Emmanuel de Savoie s’appuie sur le consul La Rivière tout à sa dévotion. Le conseil de la ville du 22 février 1592 a lieu en la présence du duc qui donne le commandement des armes dans la ville au consul La Rivière, assisté du sieur de Rides60, et augmente « les troupes de quatre compagnies des siens composées chacune de 100 hommes » qui sont logés dans les prieurés Saint-Jean, Sainte-Luce et Saliers appartenant à l’ordre de Malte « pour n’apporter incommodité aux habitants61 ». Le duc quitte Arles ensuite et, le 13 mars 1592, les Arlésiens se révoltent contre la garnison savoyarde ; le premier consul Nicolas La Rivière et le Sieur de Rides sont tués. À cette nouvelle, le duc libère Biord et lui propose de le rétablir dans la ville afin d’y restaurer l’autorité savoyarde. Biord accepte le marché. À l’annonce de son arrivée, le 16 mars, il est assassiné dans son mas de Crau par le Sieur de Roquemartine, une de ses victimes royalistes qui ainsi se venge, mais aussi par son ancien compagnon le capitaine Couque, fidèle de La Rivière62.
7Le duc de Savoie quitte la Provence à la fin du mois. Les tractations se multiplient les années suivantes entre toutes les parties concernées par les « Affaires de Provence » : françaises d’une part, les différentes factions de la Ligue, le duc d’Epernon, mais aussi étrangères, la Savoie et l’Espagne, le Pape et jusqu’à Mourad III à Constantinople63 !
8À Arles, la situation continue à se dégrader ; l’année suivante, 1593, marque le sommet de la crise dans laquelle la ville se trouve plongée : les dépenses augmentent de 30 %, dans le même temps l’acquittement des dettes diminue de 60 % et la ville manque de grains. Après l’échec de la reprise du fort de Trinquetaille, la commune fait édifier de toute urgence, en Camargue, le fort de Pâques pour tenter de protéger la récolte et le commerce sur le Rhône. L’agitation ligueuse s’intensifie, la faction zélée se réorganise autour du capitaine du fort du Baron, La Touche, et du pêcheur Giraud dit Couque, ancien compagnon puis meurtrier de Biord. Ceux-ci, après s’être appuyés sur les consuls bourgeois et avoir conduit les consuls nobles à l’exil, vont tenter un coup de force : en février 1594, sous prétexte de faire payer les soldats, ils se saisissent des consuls restants. Ceux-ci vont être libérés à l’issue d’une journée d’émeute, le 25 du même mois, jour de la Saint-Matthias. Entre mars 1594 et novembre 1595, le calme revient : en octobre 1595, le légat du pape en Avignon « ordonne aux Marseillais et aux Arlésiens de se soumettre à Henri IV64 » et effectivement, Arles se place sous l’obéissance du souverain.
Notes de bas de page
48 Philippe Rigaud, Arles, le Rhône, la mer, xive-xixe siècles, Catalogue des sources de l’histoire maritime et fluviale d’Arles, d’après les fonds des archives communales, le fonds ancien de la médiathèque d’Arles, Arles, 1996, p. 64, 1574, CC 335, fo 68 vo.
49 Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, morphologie sociale et luttes de factions 1559-1596, Éditions de l’École de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris, 1991, p. 227.
50 Voir Bruno Bourjac, La République et son ombre : métamorphoses du politique à Arles entre la Ligue et la Fronde…, op. cit., annexe III, Chronologie de la vie politique arlésienne entre 1580 et 1589, p. 510-520.
51 Bruno Bourjac, Mémoires et oublis de la Ligue Arlésienne. Les luttes de factions et leurs représentations (1589-1595), Mémoire de maîtrise sous la direction de Wolfgang Kaiser, Université de Provence, 2001, p. 3. et La République et son ombre : métamorphoses du politique à Arles entre la Ligue et la Fronde…, op. cit.
52 Le terme « bigarrats » caractérisait ceux qui étaient déchirés entre catholicisme et protestantisme ; les catholiques modérés séparaient politique religieuse et comportement pratique.
53 Il s’agit du quartier du Vieux Bourg, connu plus tard sous le nom de Roquette.
54 L’écclésiastique est le père Vervins, de l’ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de la foi et prédicateur théologal (ACA, BB 18, fo 99). Voir aussi Bruno Bourjac, Mémoires et oublis…, op. cit., p. 117.
55 Ibid., p. 118.
56 En octobre 1591, le duc écrit à son épouse, Catherine d’Espagne, fille de Philippe II, pour lui faire part des péripéties arlésiennes « Pour que Votre Altesse entende bien le fait, il faut qu’elle sache la qualité des personnes à qui j’avais affaire. Deux personnages principaux étaient ceux qui menaient le bal c’est-à-dire le lieutenant Biord, qu’on apelle ainsi, et le consul La Rivière ». Il évoque aussi d’autres personnages qui « faisaient toute l’affaire : Lamanon, Saint-Roman, l’assesseur d’Arles Charlot, docteur, […] le secrétaire de la ville, Jean-Baptiste Lazari, l’archiviste de la ville que Votre Altesse connaît, appelé le Père Archangelo » (lettre citée par Fabrice Micallef, Un désordre européen. La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598), Paris, Publications de la Sorbone, 2014, p. 277). On peut noter que l’assesseur d’Arles n’est pas Charlot mais Gaspard Chalot dont nous verrons plus loin le rôle qu’il joue auprès du fils aîné d’Antoine Peint. Le secrétaire de la ville était, jusqu’en septembre 1590, le notaire Vincent Aubert, ensuite, à partir de mars 1591, le notaire Jehan Bruny lui succéde ; nous pouvons noter que ces deux hommes apparaissent dans le livre d’Antoine Peint sans figurer toutefois sous l’appellation familière de « compère ». Quant à Lazari il n’est pas archiviste mais, ce gentilhomme milanais, sujet de Philippe II, est maître de la monnaie à Arles depuis qu’il en passe le contrat d’arrrantement lors du conseil de la commune le 15 mai 1591 (ACA, BB 18, fo 153 vo). Nous le trouverons mentionné dans la notice qu’Antoine Peint consacre à la mort du consul La Rivière ainsi que dans le récit fait par le mémorialiste royaliste qu’est Étienne de Chiavary. Ce dernier montre Lazari (ou Lazaro), intrigant fin 1593 avec le « père gardien des Capucins », qu’il qualifie d’agent du roi d’Espagne et du duc de Savoie, pour faire élire premier consul La Touche (un compagnon de La Rivière) (BMA, Émile Fassin, revue Le Musée, revue arlésienne, historique et littéraire, 1878, 4e série, no 21, p. 165 et no 22, p. 170).
57 Lettre citée par Fabrice Micallef, Un désordre européen…, op. cit., p. 277.
58 Les « carcistes » sont les ligueurs du parti du comte de Carcès, c’est-à-dire ceux qui sont opposés à une intervention étrangère en Provence. Tout au plus, feront-ils appel au Pape comme chef suprême de l’église catholique et non en tant que puissance temporelle susceptible d’avoir des visées territoriales sur la Provence.
59 Bruno Bourjac, Mémoires et oublis de la Ligue Arlésienne…, op. cit., p. 4.
60 Agent du duc de Savoie, ce dernier l’envoie fin 1591, en mission vers Mayenne (Fabrice Micallef, Un désordre européen…, op. cit., p. 205). En février 1592, il commande les troupes savoyardes en collaboration avec le consul La Rivière. Il y laissera la vie en compagnie de ce dernier un mois plus tard.
61 BMA, Émile Fassin, Revue Le Musée…, op. cit., 1878, 4e série, no 11, p. 81 et Bruno Bourjac, Mémoires et oublis…, op. cit., p. 129.
62 Voir sur l’alliance entre royalistes et ligueurs pour l’assassinat du lieutenant Biord, Bruno Bourjac, La République et son ombre : métamorphoses du politique à Arles entre la Ligue et la Fronde…, op. cit., p. 284-285.
63 Voir la position politique de l’Empire ottoman apès Lépante puis les lettres écrites par Mayenne à l’ambassadeur de France à Constantinople, Savary de Lancôme, pour lui demader de supplier le sultan Mourad III (1574-1592) de ne pas « assiter ou favoriser plus le sieur de la Valette contre ceulx de l’Union, ny de les inquietter ou molester en façon quelconq » dans Fabrice Micallef, L’Europe des possibles. Crises et compétitions politiques pendant les affaires de Provence (vers 1580-1610), thèse sous la direction de Wolfgang Kaiser, Paris 1, 2012, p. 59 et p. 241-242.
Voir aussi, Fabrice Micallef, Un désordre européen…, op. cit., p. 394-398.
64 Ibid., p. 397.
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