Conclusions
p. 543-546
Texte intégral
1Le colloque a permis de mettre en relief trois problématiques, dont deux apparaissent encore aujourd’hui empreintes de concepts braudéliens, mais aussi sociologiques, tandis que s’est dégagée une troisième approche moins attendue, plus anthropologique, celle des communautés urbaines, de leur mode de vie et de leur identité.
2 La Méditerranée des villes et les jeux de l’échange ont présenté les villes comme nœuds de communication et faisceaux de routes maritimes. D’abord se distinguent les villes portuaires du Nil à l’époque fatimide, dans un « temps méditerranéen » propice aux puissances musulmanes jouissant du passage des épices par la Mer Rouge, qui a entraîné croissance et prospérité urbaine, et à une échelle plus modeste l’île-monastère de Patmos à partir de la fin du xie siècle qui, en s’adossant à l’Asie Mineure dans la longue durée, a fini par se livrer à un commerce maritime d’une ampleur inattendue. Avec Savone, c’est le contre exemple d’un avenir prospère d’une ville portuaire : grand port méditerranéen capable de gérer le commerce international depuis le Levant jusqu’en Angleterre et en Flandre, Savone reste cependant une ville mineure accrochée à Gênes jusqu’en 1528. D’autres communications ont emprunté au géographe et sociologue Henri Lefèvre « la triplicité de l’espace », pour l’appliquer aux villes de la Méditerranée, telle Constantinople dans son premier urbanisme voulu par Constantin le Grand. L’espace conçu comme le fait du prince, c’est également le cas de Damas quand l’émir Tankiz reconstruit entre 1312 et 1340 une ville pillée et détruite par les Mongols : œuvre de la mise en scène du vice-sultan, elle est associée à sa gloire. Quant à la Smyrne de la seconde moitié du xviiie siècle, seconde ville de l’empire Ottoman où les marchands hollandais choisirent de s’établir – la perle de l’Orient, la couronne de l’Ionie – elle fut vite perçue et vécue comme un espace restreint et contraint, une ville sans quai qui monte très vite sur la colline.
3La Méditerranée des villes se décline enfin comme une généalogie ou une sédimentation : une Méditerranée sans cesse bouleversée, mais mémorielle de l’Antiquité au xixe siècle. Ainsi il a été largement question des villes d’Alger et surtout de Tlemcen : une ville romaine, Pomaria, vandale, byzantine. Une ville arabe s’y greffe, Agadir, aux viiie-xe siècles. Puis à la période almoravide, à l’ouest de Tlemcen, un camp militaire est établi, c’est le noyau de la ville médiévale de Tagrart dont la médina est le cœur. Au xiie siècle, Tagrart et Agadir sont unifiées avec un certain nombre de marqueurs : bain des teinturiers, vieux palais, mosquées. Aux xiiie-xive siècles, la ville s’agrandit, elle est munie d’une forteresse. On compte un quartier marchand, un quartier juif, la grande mosquée est restaurée. Après un certain déclin pendant la période ottomane, la période coloniale en fait une ville européenne avec ses nouveaux axes et la réorganisation du tissu de la médina. Ainsi la ville s’est développée autour des axes fondamentaux hérités de l’époque romaine, acquérant au fil du temps une configuration arabo-coloniale propre aux médinas algériennes. La ville de Bône s’inscrit dans un processus identique, qui finit par trouver sa place dans l’espace économique méditerranéen.
4 Une histoire spécifique des villes de la Méditerranée s’ancre sur l’inscription du pouvoir et l’extension du territoire urbain. La documentation (cadastres et archives) est l’outil essentiel du pouvoir urbain et de la gouvernance, tandis que l’archéologie en est le témoin-phare. On assiste par conséquent de l’intérieur à l’évolution des villes méditerranéennes sur le plan à la fois politique (gestion communale et seigneuriale face à l’autorité royale), juridique (tribunaux et juges) et socio-économique (politiques volontaires de peuplement). Les communications ont porté sur la ville-port de Gênes aux xiie-xiiie siècles – marquée par les transformations urbaines dont le burgus, le castrum et la civitas, le portus –, la ville de Grasse avec ses tours, les villes d’Italie centrale au xive siècle où l’implantation des seigneurs dans le centre urbain (exemples de Fabriano, Foliano, Urbino) se reflète dans le bâti : le palais du podestat et les domus familiales se trouvent à côté des édifices communaux et religieux, même si la domination du seigneur s’exerce également sur le contado. Marseille a été le centre d’intérêt de deux communications : il a été question successivement de son territoire du xie au xive siècle et des relations de la commune avec les Angevins au xive siècle. Une question obsédante pour Marseille : se ravitailler, générer un territoire. Quel est le territoire de la ville ? Un espace jugé pauvre et pentu. Par quels termes désigner ce territoire ? Marseille revendique une autonomie et des institutions municipales propres. Mais elle ne devient pas pour autant une Cité-État comme Gênes. L’image d’indépendance, voir d’insoumission, fait partie de la mémoire identitaire de la ville. Le cas de Rome au xve siècle intrigue, à savoir comment Rome est passée d’une capitale contingente et à éclipses à une véritable capitale. Rome émerge comme jeune métropole et devient un État territorialement hiérarchisé et centralisé dont la renovatio urbis mise en œuvre par la papauté offre un nouveau visage marqué par la recomposition sociale au sein des quartiers. Puis la mobilité des habitants a transformé la ville dans son urbanisation. Les vagues migratoires n’ont pas cessé du xvie au xixe siècle. Des quartiers entiers furent concernés, comme l’Esquilin, les Monti au milieu du xvie siècle et de l’autre côté du Tibre le Trastevere. À l’opposé, il faut souligner la maîtrise politique de Venise sur les villes de Crète, avec un système urbain coïncidant avec une idéologie coloniale de gouvernement au service de la métropole dont Candie, à la fois capitale et sujette est le prolongement. Enfin, on constate que les villes de la couronne de Castille les s’intègrent dans l’Europe urbaine méditerranéenne. Elles étaient des centres assumant plusieurs fonctions : militaire, économique, religieuse, intellectuelle et culturelle. Elles organisaient l’espace. Elles étaient des forces politiques dont le gouvernement était disputé par les élites urbaines, la noblesse et le pouvoir monarchique.
5S’est néanmoins dégagée une troisième thématique, celle des communautés urbaines, leur mobilité, leur vivre ensemble, leur identité construite sous le regard de l’autre. Le terme « communautés urbaines », ici sciemment choisi, peut désigner des communautés spécifiques à l’intérieur de la ville, désignant un corps social ou une appartenance religieuse qui les distinguent des autres communautés. Entre ces communautés parfois synonymes d’exclusion les unes par rapport aux autres, il pouvait se glisser des lieux communs de sociabilité. Ce pouvait être des lieux de loisir ou imaginés comme tels. Une dernière approche a été de considérer la ville comme « une communauté urbaine unique » et en quelque sorte de la construire comme telle ou bien de la regarder comme telle de l’extérieur soit avec le désir de la faire sienne soit, au contraire, de la rendre étrangère à soi. On a eu l’exemple d’une communauté urbaine privilégiée, celle des métiers-corporations à Constantinople qui détient le contrôle social et économique de la Ville aux xe-xie siècles. La comparaison s’impose avec les villes italiennes où des réseaux multiples insèrent la population dans des corps sociaux. Le cas de Ciutat de Majorque a été analysé sous l’angle des communautés urbaines et de la « ségrégation spatiale ». Une forte minorité juive, 12 % de la population de la ville, vit dans des quartiers séparés jusqu’à la conversion définitive de la communauté en 1435. Si les conversos continuèrent à être traités comme un groupe à part de la communauté chrétienne, les Florentins fortement implantés dans la ville les utilisèrent comme intermédiaires dans leur commerce avec le Maghreb. Malgré les interdits, les communautés avaient des affinités solides, fondées sur des intérêts économiques et des accointances linguistiques, qui les faisaient « vivre ensemble ». Il a été question également des espaces de sociabilité dans les villes chypriotes, de l’importance des jardins dans les faubourgs, des différents aménagements, notamment l’approvisionnement en eau (norias, citernes, fontaines), lieux fréquentés par les humanistes italiens que l’on retrouve parfois comme « espaces rêvés » dans les récits des voyageurs. A été abordée de façon originale la représentation que se fait un groupe extra urbain, ici les nomades du Maghreb de cet espace spécifique, la ville. En partant des récits du Tārīḫ al-ʽAdwānī (xviie siècle) a été dressé un tableau de l’histoire urbaine du Maghreb moderne et des milieux nomades, ainsi que des relations entre le monde urbain et le domaine nomade : un regard moral accompagne les représentations, les préjugés s’ancrent dans les images. La dernière communication a porté sur la Chronique de Montpellier dite « Petit Thalamus ». Elle représente la volonté d’une communauté politique de s’écrire et perdurer à travers une mémoire urbaine spécifique. La chronique lie le Moyen Âge à l’Époque M oderne et donne l’image d’une identité urbaine, représentée par ses consuls qui ont pris la plume, et qui au début du xvie siècle est celle d’une « ville pieuse, vivant la concorde dans un ordre social et politique respecté ». Cette image vole en éclats entre 1560 et 1574, quand les guerres de religion et la guerre civile ébranlent la communauté urbaine et la divisent au point de la faire disparaître et provoquent du même coup la rupture narrative, les annales n’étant plus désormais l’expression d’une voix commune. Ce dernier exemple montre à la fois ce qu’il y avait d’artificiel à unir le Moyen Âge et l’Époque Moderne par la coupure de la chronique en 1426 et de bien fondé par la volonté de ses rédacteurs en 1502 à faire le lien après quatre-vingt ans comme si elle manifestait par là que la communauté politique se voulait plus forte que les périodisations voulues par les historiens et que finalement les coupures se font davantage dans le vécu que dans le conçu.
Auteur
Aix Marseille Univ, CNRS, LA3M, Aix-en-Provence, France
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