Conclusion. Le temps long de l’ex-voto peint en Provence
p. 213-218
Texte intégral
1En suivant une approche thématique inspirée par la diversité des scènes humaines évoquées, nous avons présenté un panorama d’ensemble des ex-voto peints provençaux. Cette pratique, en Provence, s’est inscrite dans la longue durée, soit quatre siècles. Ce temps long de l’ex-voto peint provençal, cependant, ne fut pas un temps immobile.
L’origine d’une pratique
2À la fin du xvie siècle et dans la première moitié du xviie siècle, des Provençaux pensant avoir bénéficié d’une protection céleste ont utilisé l’ex-voto peint, tableau de petite dimension déposé le plus souvent dans une chapelle de pèlerinage, pour « rendre leur vœu », de préférence au don traditionnel d’un objet ou d’un cierge. La nouveauté réside dans le recours au tableau, qui dès le début représente d’une part le donateur et de l’autre le protecteur céleste, dans ses nuages. Parmi les premiers donateurs, on rencontre surtout des nobles et des bourgeois, voire des clercs ou des communautés d’habitants. Si la petite bourgeoisie adopte d’emblée cette pratique, les milieux populaires sont dans les premiers temps très peu représentés.
3D’où vient cette nouvelle pratique ? D’une sensibilité à l’expression picturale ou simplement imagée, comme en témoigne, dans des domaines voisins, la prolifération des retables d’église, des tableaux de Vierge ou saint au donateur qui vont fournir un des modèles iconiques à l’ex-voto, ou des représentations du malade à l’heure décisive illustrant les artes moriendi. Cette place de l’image dans la société d’alors semble avoir été une condition nécessaire à l’apparition de l’ex-voto peint. Il n’en reste pas moins que la pratique fut importée d’Italie où elle existait depuis un siècle. Ce sont d’ailleurs les régions en contact commercial ou culturel avec la péninsule, qui ont acclimaté l’ex-voto à la Provence, constituant les premiers pôles de son essor : région comtadine, avec Avignon la ville qu’administrait le vice-légat du Pape, et terroir marseillais, avec son port ouvert sur la Méditerranée.
De l’élaboration d’un modèle à sa diffusion
4La période 1660-1730, apparaît comme une époque clé de la pratique de l’exvoto peint en Provence. Celle-ci connaît un essor très net, bien que le phénomène reste encore limité régionalement aux zones initiatrices de Marseille et du Comtat, gagnant par contact l’actuel département des Bouches-du-Rhône, mais se développe également en Provence orientale, autour du sanctuaire de Notre-Dame de Pitié à Roquebrune-sur-Argens. Socialement, ce sont toujours les mêmes catégories qui sont concernées, les milieux populaires faisant cependant quelques progrès.
5Cet essor ne peut être isolé du contexte religieux de l’époque. Après un stade de maturation dans les couvents, l’élan religieux post-tridentin atteint la masse des laïcs, par l’intermédiaire du clergé régulier et séculier et des élites sociales. Dans une période où la rivalité avec le protestantisme tient parfois sa place (lors de la fondation du sanctuaire de Notre-Dame de Lumières au pied du Luberon en 1663 par exemple), les miracles se multiplient, donnant naissance à de nouveaux sanctuaires où des communautés de religieux avisés, attirent les pèlerins. Les processions villageoises, pénitents en tête, sillonnent les routes de Provence, faisant parfois plusieurs dizaines de kilomètres pour venir invoquer la Vierge dans ces chapelles récemment érigées.
6Si la multiplication des tableaux votifs est liée à ce contexte, ce dernier rend compte aussi du modèle iconique adopté. On n’a pas de preuves attestant que le clergé ait encouragé le dépôt d’ex-voto peints. C’est alors cependant que l’image votive est la plus proche de l’iconographie religieuse, qui envahit les églises dans cette période de Réforme catholique triomphante. L’ex-voto de simple action de grâces en est le meilleur exemple : dans un décor absent ou dépouillé à l’extrême, face à la Vierge ou au saint occupant le haut du tableau, les donateurs sont agenouillés les mains jointes. L’ex-voto qui est objet d’action de grâces, remplaçant d’autres objets (béquilles, figurines en cire ou en métal), montre le côté spirituel de cet acte gratulatoire : la prière.
7Sans doute, deux ex-voto sur cinq seulement relèvent-ils de ce modèle ; mais les autres ne s’en éloignent guère. Qu’ils figurent une scène de maladie, ce qui est le plus fréquent, d’accouchement ou d’accident, l’événement lui-même n’apparaît souvent qu’au second plan, alors que le devant de la scène est occupé par des personnages en prière, comme sur les tableaux de simple action de grâces. Le décor de la scène humaine est réduit au strict nécessaire pour sa compréhension : le lit du malade, ou l’arbre d’où tombe la victime. Le malade lui-même se joint parfois, par un geste des mains, à la prière de l’entourage.
8Quel que soit le type de scène, l’espace céleste occupe une place importante et l’emporte quelquefois sur l’espace humain. Cet espace céleste occupe la place d’honneur sur le tableau : parfois au centre, généralement en haut et à gauche. Le personnage céleste est à taille humaine, et un geste de sa main ou un regard échangé avec les hommes traduisent le dialogue qui s’établit entre le protecteur et le dévot.
9En fait c’est l’ensemble de l’image votive de cette époque qui insiste sur l’échange entre les deux mondes : à la bienveillance divine, souvent sollicitée par l’homme, répond le don qui s’exprime par la prière d’action de grâces et par le tableau qui en fixe l’image. Lorsqu’elle est présente, l’inscription portée sur le tableau ne sort pas de ce cadre, puisqu’elle se résume à la mention votive, à celle de l’année et plus exceptionnellement à celle du nom du donateur.
10Le milieu du xviiie siècle voit l’ex-voto peint progresser encore en Provence. Géographiquement, une nouvelle zone est touchée, le Var Occidental où l’ex-voto peint trouve place désormais dans de multiples chapelles de terroir. Parallèlement, une démocratisation de la pratique s’affirme. Parmi les donateurs, nobles et clercs sont de moins en moins nombreux. Les élites prennent alors un certain recul envers le miraculeux, surtout quand celui-ci est trop quotidien : en des discours à peine différents, il est assimilé à la superstition aussi bien par les hommes des Lumières que par certains prélats réformateurs. Mais la petite et moyenne bourgeoisie reste très attachée à l’exvoto peint alors que les milieux populaires adoptent massivement ce nouveau type d’action de grâces.
11Globalement l’image votive n’est pas bouleversée dans ce second xviiie siècle : l’espace céleste conserve la même place importante, alors que la scène humaine toujours située dans un décor très sommaire, mais désormais rarement absent, demeure dominée par l’attitude de prière. Cependant, on peut percevoir les premiers indices d’une évolution.
12Parmi les types de scènes, celui qui occultait l’événement pour ne retenir que la prière d’action de grâces, recule dès 1740, et de manière plus nette encore après 1760. La maladie conserve sa place, mais les accidents divers, et particulièrement ceux de la route et de la mer, se multiplient. Si l’attitude de prière traditionnelle reste la plus fréquente, elle est déjà abandonnée par de nombreux hommes des milieux populaires, représentés dans des postures moins figées. Le domaine profane pénètre avec eux sur l’image votive. Point de bouleversement donc, mais l’amorce d’une mutation que va accélérer l’ébranlement révolutionnaire.
L’ébranlement révolutionnaire
13La crise religieuse qui marque la période révolutionnaire, avec la Constitution civile du clergé, puis la déchristianisation affecte la pratique votive. Cependant, le dépôt d’un tableau votif n’était pas lié à la présence d’un prêtre ; il suffisait de pouvoir accéder à la chapelle, dont souvent un laïc avait conservé la clé, même si elle était officiellement fermée. Cela explique, que le don d’ex-voto peint n’ai jamais disparu, sauf au plus fort de la lutte anti religieuse, en 1794.
14L’ex-voto de la période révolutionnaire n’est guère différent de celui des années précédentes. À peine y note-t-on un pourcentage légèrement supérieur (9 %, contre 2 %) de scènes de guerre ou de violence. La violence qui nous est montrée ne s’exerce pas toujours contre les blancs : ainsi peut-on voir un homme à cocarde tricolore échappant de justesse aux balles d’un bandit ou d’un adversaire. Mais loin du grand vent de l’Histoire, l’ex-voto continue de refléter les soucis quotidiens, que ce soit la santé de l’enfant ou les risques engendrés par l’effondrement d’une charpente, sur un tableau où la date est indiquée en utilisant le calendrier révolutionnaire : « an 8 ». Le cas est très rare, et sur tel autre ex-voto du terroir marseillais la mention « an II de la République » a été ultérieurement recouverte de peinture afin d’effacer toute trace de cette période sacrilège.
Au xixe siècle, un ex-voto « laïcisé »
15Avec la restauration du culte catholique, le don de l’ex-voto peint connaît une nette reprise. L’apogée se situe entre 1830 et 1880. La période est également celle de la plus grande extension géographique de cette pratique, jusqu’à la Haute Provence. Presque totalement abandonnée par les élites, elle concerne encore la petite et moyenne bourgeoisie, mais ce sont les milieux populaires qui fournissent la majorité des donateurs. Cependant le contenu de l’image votive évolue.
16C’est tout d’abord la surface de l’espace céleste qui se réduit considérablement, jusqu’à parfois disparaître, notamment sur les ex-voto marins. La convergence des regards entre personnages célestes et humains se fait plus rare. À côté de cela la scène humaine s’étoffe. Le décor y est plus abondant. La simple action de grâces, après 1820, devient exceptionnelle et les images de la vie quotidienne envahissent l’ex-voto. Tout le tableau s’organise désormais autour de la victime ou du malade. Hommes et femmes s’affairent auprès de lui, et ceux ou celles qui prient se tournent également souvent de son côté. Mais, autre signe de l’effacement de l’aspect religieux, les personnages en prière sont beaucoup moins nombreux qu’avant la Révolution. L’évolution est particulièrement nette chez les hommes où l’attitude de prière est désormais très minoritaire. La progression du sentiment de l’enfance se lit sur les scènes votives : action de grâce consécutive à une « heureuse délivrance », enfant en personnage principal, malade ou victime de l’accident.
17L’écrit gagne en ampleur sur l’ex-voto. A côté des mentions traditionnelles qui se généralisent (mention votive, de l’année, du nom), l’écrit se diversifie. Ces légendes plus complètes fournissent des précisions sur l’événement ayant motivé la grâce. Il est par contre tout à fait exceptionnel qu’elles insistent sur l’aspect religieux.
18Au xixe siècle, l’évolution de la sociologie des donateurs fait basculer l’ex-voto peint dans le domaine de la culture populaire. Et celle-ci va profondément modifier le contenu de l’image votive, même si son schéma d’ensemble, la dualité des espaces, est conservé. Le décor de la scène humaine envahit l’image, alors que l’espace céleste se rétrécit. À l’atmosphère recueillie des ex-voto des xviie et xviiie siècles, fait place la diversité des situations de la vie quotidienne, en des scènes animées. Le geste spontané de l’invocation, les bras levés au ciel, supplante parfois celui de la prière contrôlée, à genoux mains jointes.
Déclin et survivance de l’ex-voto peint
19À la fin du xixe siècle, le don d’ex-voto peints devient beaucoup plus rare. L’écrit n’a jamais été si présent sur l’image, et l’essor contemporain des inscriptions peintes et des plaques de marbre votives interdit d’interpréter l’abandon de l’ex-voto peint uniquement en termes de relâchement des pratiques religieuses traditionnelles. Certes ce facteur est important, surtout en ce qui concerne les hommes, pour lesquels l’anticléricalisme politique peut être l’élément qui leur fait abandonner totalement une pratique religieuse déjà réduite. Il y a aussi les lois sur les congrégations qui perturbent la vie de certains sanctuaires. Mais le catholicisme reste bien vivant, même s’il a perdu son caractère unanimiste. Les dévotions populaires persistent, les sanctuaires sont fréquentés, et il ne manque pas de donateurs potentiels d’ex-voto, même s’ils sont moins nombreux qu’avant.
20Alors que du règne de Louis xiv à celui de Napoléon iii l’ex-voto fut un fait de société en Provence, au xxe siècle il n’est plus qu’une pratique résiduelle et marginalisée. Résiduelle si l’on considère le nombre de tableaux, et marginalisée géographiquement puisque limitée à la Provence côtière et particulièrement à sa partie orientale, proche de l’Italie où les ex-voto peints demeurent nombreux.
21La désaffection pour l’ex-voto imagé ne se traduit pas uniquement par la baisse de leur production. C’est le modèle lui-même qui est mis en cause sur les ex-voto qui continuent à être déposés. Le tableau est parfois abandonné au profit d’autres techniques : broderie, photographie, lithographie. L’absence, désormais, de peintres spécialisés fait que le donateur est plus souvent l’auteur de son tableau. Les mentalités ne semblent plus se satisfaire de la traditionnelle représentation de l’intervention céleste sous les traits de la Vierge dans son nuage, penchée sur les malheurs humains. L’image votive devient très différente et diverse ; elle perd de sa cohérence.
22Au xxe siècle, un tiers des ex-voto évacue toute représentation céleste, mais à l’inverse un don votif sur sept se limite à une scène religieuse. En d’autres termes sur près de la moitié des ex-voto, la dualité des mondes a disparu. La scène humaine est, elle aussi, profondément modifiée et n’a souvent plus aucun rapport avec l’événement ayant suscité la grâce ; on se contente souvent d’un simple bouquet ou d’un paysage. Tout autant que les personnages célestes, les personnages humains font les frais de cette mutation : ils sont en moyenne deux fois moins nombreux qu’auparavant. Mais parmi ceux qui subsistent, l’abandon de la position de prière est encore plus net qu’au siècle précédent. Il y a donc à la fois prolongement d’une évolution et rupture, car c’est le modèle iconique traditionnel de l’ex-voto peint qui est totalement brisé.
23En revanche, dans la période récente, l’ex-voto peint est redécouvert comme un élément important du patrimoine. Ainsi, à l’issue des travaux de restauration de Notre-Dame de La Garde à Marseille en septembre 2008, une grande plaque de marbre gravée a été apposée à l’entrée de la basilique et bénie par Monseigneur Georges Pontier, archevêque de Marseille. Y sont remerciés les donateurs, particuliers, entreprises et collectivités territoriales qui ont œuvré à « la renaissance patrimoniale du premier symbole de la ville, de ses exceptionnelles mosaïques du xixe siècle, et de sa précieuse collection d’ex-voto ».
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