Chapitre 12. Les peintres d’ex-voto
p. 187-200
Texte intégral
1On sait peu de choses sur les peintres d’ex-voto, qu’on ne rencontre guère dans les documents d’archives. Dans la plupart des cas, du moins jusqu’au milieu du xixe siècle, ils ne signent pas leurs tableaux1. On en est donc réduit à quelques conjectures, permettant d’identifier des « mains », comme l’utilisation de la peinture d’un cadre, rouge ou noir, à même le bois du tableau, ou encore une représentation stéréotypée répétitive du personnage céleste. Ces caractéristiques, rencontrées sur une série d’ex-voto d’un même sanctuaire, ou de sanctuaires voisins, peuvent laisser penser qu’il s’agit de l’œuvre du même peintre.
Les Roux, peintres de marine à Marseille
2Nous avons déjà noté la spécificité des ex-voto marins. Elle s’explique notamment par le fait que pour représenter de manière réaliste les grandes embarcations de la navigation au long cours, avec leurs mâts, leurs voiles, leurs haubans, les donateurs font appel à des peintres spécialisés dans l’iconographie maritime. Ce sont eux qui, les premiers, signent leurs œuvres. À Marseille, Antoine Roux, né en 1765, fils de Joseph Roux, hydrographe, qui vendait des instruments de marine sur le port, réalisa d’abord des carnets de croquis, puis se spécialisa dans le « portrait de navire ». Ses aquarelles, finies à la plume, étaient destinées à orner les cabines des commandants de bord ou les salons des négociants et armateurs. La qualité de son travail caractérisé par la précision de la représentation des navires et le rendu réaliste de l’élément aquatique, attira aussi la clientèle des donateurs d’ex-voto marins. Il est l’initiateur d’un nouveau modèle iconographique de tableau votif, où le navire est montré dans la tempête, et où l’espace céleste, avec la Vierge et l’enfant, n’occupe qu’une place très réduite dans le ciel d’orage. L’ex-voto remis en 1829 par le capitaine en second Antoine Levans de la goélette « La Bonne Emma » en fournit un bon exemple (ph. 1). Le navire, qui a pris un coup de vent de nord-ouest dans le golfe du Lion, est en difficulté : le mât du petit hunier est brisé, la goélette est fortement engagée de l’avant ; quatre hommes sont visibles sur la dunette arrière. Une ligne blanche sépare l’aquarelle d’une légende écrite en lettres cursives blanches sur fond noir, précisant le nom du donateur et les circonstances du péril encouru.

Ph. 1. Notre-Dame de Bon Port à La Garoupe. Papier, 45 x 57 cm.
3Antoine Roux eut trois fils qui tous persévérèrent dans la voie tracée par leur père. Le cadet, Frédéric, né en 1805, peignit quelques ex-voto en Provence, comme celui réalisé, alors qu’il n’avait que vingt ans, pour Joseph Baud, capitaine en second du brick « La Caroline », avant de partir étudier la peinture à Paris dans l’atelier d’Horace Vernet, puis de s’établir comme hydrographe au Havre. Le brick naviguait toutes voiles dehors en Méditerranée orientale lorsqu’il prit un fort coup de vent (ph. 2). Les mâts de hune sont brisés ; on les voit pendre, retenus par les haubans, avec les huniers encore établis. Sur le pont arrière des matelots essaient de maîtriser la grande voile affalée. Toute l’attention du peintre est consacrée à rendre la dramaturgie de la scène de ce navire en détresse dans une mer houleuse. Dans le ciel chargé de nuages n’apparaît pas la Vierge. La mention gratulatoire écrite au bas du tableau ne commence pas par le classique « ex-voto », mais par « vœu fait par Joseph Baud… », formule qui va s’imposer désormais sur les ex-voto marins.

Ph. 2. Notre-Dame de Bon Port à La Garoupe. Papier, 32 x 44 cm.
4Le plus jeune des fils Roux, François fut aussi un grand peintre de marine, dont on a conservé une dizaine d’ex-voto répartis de 1842 à 1871. Mais c’est au fils aîné, prénommé Antoine, comme son père, que l’on doit le plus grand nombre d’ex-voto marins. C’est lui qui reprit la boutique paternelle d’hydrographe, sur le port de Marseille. Il signe ses aquarelles votives « Antoine Roux fils aîné ». Sa production s’échelonne de 1827 à 1872 et se retrouve dans tous les sanctuaires marins provençaux, et même dans ceux de pays voisins. Nous en avons déjà rencontrés deux exemples2, où s’exprime son sens de la dramaturgie : ciels tourmentés, flots déchaînés, navires ballottés. Mais Antoine fils sait aussi représenter un accident de navigation par temps calme, comme cet abordage, évité d’extrême justesse le 21 avril 1860 entre un brick grec et le grand trois-mâts « La Mathilde » (ph. 3). Pour bien nous montrer la manœuvre dangereuse, le peintre biaise avec la réalité, puisque la légende précise que c’est pendant la nuit qu’elle eut lieu, alors qu’il choisit de nous la peindre sous un ciel d’aurore. L’ex-voto commandé par le capitaine en second et cinq membres de l’équipage de « La Mathilde » précise que « un abordage devant infailliblement avoir lieu ne fut évité avec l’aide de la Providence que par une manœuvre habile ». Dans le ciel une Vierge à l’enfant est comme surajoutée à la scène marine, probablement à la demande du donateur, car la représentation céleste est exceptionnelle sur les ex-voto d’Antoine Roux fils.

Ph. 3. Notre-Dame de Bon Port à La Garoupe. Papier, 34 x 44 cm.
5Si les Roux furent les plus prolifiques et les plus célèbres peintres d’ex-voto marins, ils ne furent pas les seuls. D’autres peintres œuvrèrent dans le même style, mais avec moins de maîtrise, comme H. Pellegrin, Étienne Ardisson ou Louis Roux, homonyme mais non parent de la dynastie des hydrographes marseillais. Ajoutons que Angelo Arpe en Ligurie, Josep Pineda et Mongay en Catalogne sont, à la même époque, des peintres d’ex-voto marins, produisant des œuvres de nature comparable, dont l’initiateur semble être Antoine Roux père.
6Mais les peintres d’ex-voto marins constituent un cas spécifique. Si l’on excepte quelques peintres du dimanche, la plupart des tableaux votifs sont dus aux pinceaux de membres de professions artisanales touchant peu ou prou à la décoration et exerçant comme activité annexe celle de peintre d’ex-voto, comme les peintres en bâtiment V. Martin et P. Gondran à Hyères et J. Creste à Fréjus, ou le maçon J. Ollivier à Toulon, l’ébéniste Clavier à Draguignan ou encore le menuisier Eusèbe Nicolas au Beausset.
Eusèbe Nicolas, le sourd-muet du Beausset-Vieux
7Eusèbe Nicolas est né au Beausset, bourg varois de trois mille habitants, le 24 février 1828. Il est le fils de Pierre Antoine Nicolas, maçon, qui signe d’une écriture peu sûre le registre d’état civil, et de Catherine, son épouse, native du Beausset, qui n’avait apporté en dot à son mariage aucun bien. Jean-François, qui est l’aîné d’Eusèbe de neuf ans, devient maçon comme son père. Eusèbe, lui aussi travaille de ses mains, comme menuisier. Mais plus que les autres membres de sa famille, ses mains lui servent de moyen d’expression, car il est sourd-muet.
8Pour ce jeune homme handicapé, qui ne peut communiquer normalement, et qui a grandi dans un milieu de petits artisans, dans un village conservateur blotti au pied de sa chapelle protectrice, la peinture de tableaux votifs réalisés à la demande de Beaussetans pour être déposés dans la chapelle Notre-Dame, est plus qu’une activité annexe et peu rémunératrice (il fait payer cinq francs la réalisation d’un ex-voto) : c’est un moyen unique de s’exprimer, une prise de parole par l’image, dans un cadre préétabli et codifié, celui de l’ex-voto peint. Cela explique la minutie, le soin qu’il met à peindre ses tableaux, son goût du détail précis et bien réalisé. Nul doute, aussi, que ces ex-voto exposés dans la chapelle aux yeux de tous soient, pour Eusèbe Nicolas, un objet de fierté. La phrase qu’il écrit au dos du premier ex-voto qu’il peint en 1852, alors qu’il n’a que 24 ans, l’atteste : « Cela ira à N.-D. du Beausset quand il sera fini, il sera le plus joli de l’ermitage ». Ce tableau fut peint à la demande d’Honorine Audiffren, « préservée de la foudre par la Sainte-Vierge du Beausset-Vieux » (ph. 4). La maladresse du peintre est encore sensible sur cette première œuvre où il ne maîtrise guère la perspective : le rapport de taille, entre les personnages au premier plan et la maison traversée par la foudre, est disproportionné. Cependant déjà sont fortement présents les deux caractères qui vont marquer la production d’Eusèbe Nicolas : son insertion dans une tradition picturale votive, et la marque d’une manière personnelle. La tradition, c’est l’ordonnancement général de la scène, avec une structure en diagonale : en haut à gauche, la Vierge à l’enfant dans son halo de lumière et sa mandorle de nuages, en bas à droite la victime sauvée par l’intercession mariale, qu’un rayon lumineux matérialise. Mais déjà s’affirme l’originalité du trait et des coloris qui caractérise les tableaux d’Eusèbe Nicolas. Ainsi la Vierge à l’enfant, dans son nuage, flotte au-dessus d’une colline dominée par une chapelle entourée de cyprès ; ce paysage stylisé est celui du sanctuaire du Beausset-Vieux : la Vierge salvatrice a donc un nom, c’est celle du terroir. Derrière les maladresses d’exécution, la précision du dessin, le fini des couleurs traduisent la volonté du peintre de bien faire, et même pourrait-on dire de faire de son mieux : les formes rondes sont nombreuses (nuages, feuillage des arbres) ; le dessin se fait aussi anecdotique en valorisant un détail signifiant, comme le pied droit de la victime déchaussé par la foudre.

Ph. 4. Notre-Dame du Beausset-Vieux. Papier, 25 x 34 cm.
9Dans l’ex-voto qu’il peint l’année suivante, la personnalité d’Eusèbe Nicolas s’affirme3. Le dessin gagne en fermeté, notamment dans la figuration de la maison aux volets fermés, et donne une aperçu très suggestif d’une rue de village provençal. On retrouve, comme sur l’ex-voto de 1852, la Vierge à l’enfant en haut et à gauche du tableau, dans sa mandorle de nuage, au-dessus de la colline dominée par la chapelle. Le goût d’une représentation précise des détails se confirme (escalier menant à la chapelle, pavés de la rue, appareillage des constructions...), sans être incompatible avec des formes iconographiques allégoriques : ainsi le coup de vent dévastateur est personnifié par une bouche, gonflée par un souffle puissant, située dans les nuages.
10Trois ans plus tard on lui commande un ex-voto pour le petit « Ernest Julien, âgé de un an, sauvé de la mort ». Eusèbe Nicolas réalise une première esquisse au crayon, traitée comme une scène d’extérieur (ph. 5). Ainsi, comme sur les deux ex-voto qu’il avait précédemment réalisés, il montre l’orante devant sa maison, ce qui lui permet de représenter le chemin montant à la chapelle de Notre-Dame au-dessus de laquelle il figure la Vierge dans les nuages. Si la nature de l’événement motivant l’ex-voto permettait ce traitement en extérieur dans les deux premiers tableaux (la foudre d’une part, un coup de vent de l’autre), la maladie d’Ernest Julien était peu compatible avec ce type de représentation. Ce choix de l’extérieur avait contraint l’auteur à situer le berceau sur le pas de la porte de la maison familiale : position peu crédible vu l’état de santé du jeune enfant. Il change donc d’avis et décide de peindre son ex-voto comme une scène d’intérieur, ce qui lui pose des problèmes (ph. 6). Ainsi on note quelques maladresses de perspective dans le dessin de la table et de la chaise, mais on retrouve, appliqué à la représentation d’un intérieur paysan, le goût de la précision que le peintre avait montré dans les scènes extérieures : la cheminée où brûlent les bûches, le tisonnier, la bougie allumée, le crucifix et les « santi belli » (petites statues de saint sous cloche de verre) sont autant de détails pittoresques et soignés. Mais le problème principal posé au peintre par cette scène d’intérieur est la figuration céleste. On se souvient qu’il avait pris l’habitude de situer la Vierge dans les nuages au-dessus de la chapelle du Beausset-Vieux. Il conserve cette représentation toujours localisée au coin haut et gauche du tableau, la figuration de la chapelle étant elle aussi placée dans une nuée. Si la représentation d’une Vierge entourée de nuages n’était pas rare à l’époque sur les ex-voto de scène intérieure, le fait d’y ajouter la chapelle est lui tout-à-fait exceptionnel. On sent bien l’hésitation qu’a dû avoir le peintre devant cette figuration céleste incongrue : va pour la Vierge qui est au Ciel, mais pas pour la chapelle, qui est sur terre, car à cette double figuration il en ajoute une troisième : on peut en effet apercevoir, à travers la porte de la maison largement ouverte sur l’extérieur, le chemin qui monte à Notre-Dame du Beausset-Vieux. D’où un hiatus dans ce tableau entre le réalisme de la scène humaine, et l’irréalisme, les hésitations et les redondances qui caractérisent la représentation du sacré.

Ph. 5. Notre-Dame du Beausset-Vieux. Papier, 23 x 22 cm (verso).

Ph. 6. Notre-Dame du Beausset-Vieux. Papier, 23 x 22 cm.
11Dans la dizaine d’ex-voto qu’il peindra ensuite, jusqu’en 1893, Eusèbe Nicolas renonce à la représentation de la chapelle quand elle ne trouve pas place naturellement dans le paysage. Il alterne scènes d’extérieur, comme l’accident de Barthélémy Aveirard4 et scènes d’intérieur, comme la maladie du petit Albert Cordeil5 ou la chute du jeune Victor Delmas6 dans un escalier, tableau réalisé en 1870. Il y affirme une plus grande maîtrise, même si la représentation de l’escalier lui a posé quelques problèmes de perspective. Dans ces deux scènes d’intérieur, la Vierge, sans l’enfant, est placée dans son nuage, mais la figuration de la chapelle a disparu.
12Témoin fidèle de son temps, Eusèbe Nicolas l’est sûrement. Ses ex-voto nous livrent une chronique imagée de la vie au Beausset, et de ses dangers : un monde où la nature peut être hostile, tout en étant riante, où la solidarité s’exprime à l’occasion d’un coup dur, où les repères spatiaux apparaissent importants. Mais c’est aussi un monde transfiguré par la vision personnelle d’Eusèbe Nicolas, vision qui s’exprime toujours cependant dans un cadre codifié qui n’est jamais remis en cause, celui de l’ex-voto peint.
Philippe Bruningo, peintre-vitrier à Vaison
13Dans l’abondante collection d’ex-voto peints du sanctuaire vauclusien de Notre-Dame de Lumières, neuf tableaux des années 1856-1858 sont bien identifiables comme étant de la même main, quoique non signés. En effet l’espace céleste y est représenté de manière identique : la Vierge debout, couronnée, avec l’enfant à son bras, est entourée d’une guirlande de nuages prenant la forme d’une amende, rayonnant de lumière. Le plus récent de ces tableaux est aussi le plus original. La peinture, réalisée sur métal, présente une scène classique de maladie : dans une chambre très simple, un homme est alité et une femme agenouillée en prière face à l’apparition de la Vierge (ph. 7). L’ensemble de la scène est inscrit dans une guirlande de fleurs, au-dessous de laquelle une longue inscription rend gloire aux mérites de Marie :
Aeterni luminis matri – Vous êtes ma lumière – 1858 Aimez, honorez, invoquez Marie ! O Marie immaculée, mère de miséricorde, je vous donne mon cœur. C’est à vous Marie que je dois la vie. O Marie immaculée protégez-nous. À Notre-Dame de Lumières gloire, amour.
14Enfin un détail attire l’attention : le malade tient dans ses mains un petit tableau : c’est l’ex-voto, ainsi représenté dans une composition en abîme.

Ph. 7. Notre-Dame de Lumières. Métal, 39 x 50 cm.
15Le verso du tableau nous livre la clé de cette petite énigme. On peut en effet y lire (ph. 8) : « Le peintre qui lafet cet lui qui ressut la grasse qui doi la santé a notre dame de lumières fète a Vaison, (Vaucluse) 1858, le 20 juillet Philippus Bruningo peintre ». On remarque tout d’abord une orthographe beaucoup moins maîtrisée que pour l’inscription du recto, que le peintre a dû faire relire, pour éviter les fautes. Ensuite cette inscription du verso nous confirme bien que le donateur et le peintre sont ici la même personne, ce qui explique qu’il se soit représenté au lit, le tableau à la main. Enfin ce texte nous livre le nom de l’auteur, qui, rappelons-le, n’a pas signé ses tableaux.

Ph. 8. Notre-Dame de Lumières. Verso du tableau précédent.
16Une rapide recherche dans les archives7 permet d’en savoir un peu plus à son sujet. Philippe Bruningo figure sur les listes nominatives de Vaison en 1861. Il est alors âgé de trente ans. Il est né en Italie, dans les États de Gênes, et il habite dans l’îlot Vachon, situé dans la « nouvelle ville ». C’est un quartier où vivent des artisans et des boutiquiers ; ses voisins sont cordonnier, perruquier, chapelier, épicier. Il est marié à une française, Joséphine Martin, vingt-sept ans, dont il a eu deux filles : Félicitée née le 11 septembre 1858 et Marie née le 2 novembre 1860 et qui décèdera deux ans plus tard. Il aura à nouveau une fille le 12 mai 1864, qu’il prénommera encore Marie. Il ne figure pas sur les listes nominatives de 1856 concernant Vaison. Mais il a du arriver dans la ville en cours d’année, car deux ex-voto datant de 1856 ont été faits à Vaison. Peut-être vivait-il auparavant plus près du sanctuaire de Lumières, car Vaison en est distant de 70 kilomètres : un ex-voto de 1856 concerne la guérison d’une paralytique de Gordes. On peut d’ailleurs noter que les ex-voto qu’il a réalisés pour d’autres donateurs datent de 1856 et 1857 ; il n’y en a plus par la suite. Enfin dans les documents officiels qui le concernent il est tantôt désigné comme peintre, tantôt comme peintre-vitrier ; peintre pouvant signifier peintre de tableau, mais aussi peintre en bâtiment. En tout état de cause, il s’agit d’un artisan. Il a dû quitter Vaison peu après la naissance de sa troisième fille, car on ne trouve plus trace de lui ou de sa famille dans cette ville dans les années qui suivent, et on le perd de vue comme peintre d’ex-voto.
Jules Roméo, le peintre encadreur marseillais
17Jules Roméo est un bon exemple de peintre d’ex-voto provençal. Né à Aix, en 1832 de parents inconnus, il épouse une orpheline venue des Hautes-Alpes pour s’employer comme fille de chambre à Marseille. Il vit et travaille dans le quartier populaire de la vieille ville, près du port, rue du grand puits. Il est « peintre en décor », mais touche aussi au faux-bois, à la dorure, au marbre, à la vitrerie, à l’encadrement, c’est-à-dire à l’artisanat du décor. Il a peint, sur toile, plusieurs dizaines d’ex-voto entre 1864 et 1900, mais ce n’est pour lui qu’une activité secondaire, proche toutefois de son activité principale. La plupart se situent dans le grand sanctuaire marseillais de Notre-Dame de la Garde, mais on en trouve aussi dans huit autres chapelles de Provence occidentale. Au bas de ses ex-voto, il porte la mention « Jules Roméo peintre rue du Gd-Puits, 17 Marseille ». C’est une signature, mais aussi une marque de fabrique, et même une discrète publicité.
18Sa peinture relève de ce que l’on appelle l’art populaire : les faiblesses sont visibles, notamment dans la représentation des personnages, qu’il évite de figurer de face, mais le travail est réalisé avec soin et une maîtrise certaine dans la composition des scènes, notamment d’extérieur8. Le décor de la rue y est représenté avec une grande précision, un goût du détail qui va jusqu’à figurer les vitrines des magasins et leurs enseignes, comme sur la scène d’accident de la circulation, où un enfant passe sous les roues d’une diligence, tirée par deux chevaux, qui traverse la ville (ph. 9).

Ph. 9. Notre-Dame d’Inspiration à Aups. Toile, 33 x 40 cm.
19On ne remarque pas d’évolution sensible dans sa production picturale votive, pourtant échelonnée sur plus de trente-cinq ans. L’espace humain occupe la plus grande partie de la toile, le personnage céleste est toujours représenté dans un halo de lumière et une guirlande de nuages, mais le peintre sait adapter sa représentation au sanctuaire qui doit accueillir le tableau : Vierge à l’enfant pour Notre-Dame de La Garde, Vierge seule à Aups, et Vierge entourée d’anges à Banon9. Au bas de la toile, un bandeau noir accueille une inscription en lettres majuscules blanches précisant la date, le nom du donateur et sa « signature », avec son adresse. Si les tableaux votifs de Jules Roméo se ressemblent, ils sont cependant tous différents, décrivant chacun précisément une scène de la vie quotidienne. Certaines sont assez originales, comme cette scène de prétoire, le 8 février 1872, où un juge, arborant la légion d’honneur, désigne d’un doigt vengeur un homme emmené par deux représentants des forces de l’ordre, alors que le donateur, à gauche, tendant le bras, le regard tourné vers la Vierge, semble dire : « justice est faite ! » (ph. 10).

Ph. 10. Notre-Dame de la Garde. Toile, 38 x 46 cm.
20Réalisés sans génie et avec une technique limitée, les ex-voto de Jules Roméo témoignent cependant d’une grande application apportée par le peintre pour exécuter une œuvre originale. Ils sont d’assez fidèles reflets d’un événement particulier et de son époque. À l’extrême fin du siècle, alors que la pratique de l’ex-voto peint décline, Jules Roméo s’adapte à l’évolution de la demande de ses clients, en produisant un ex-voto sans scène humaine, mais constitué d’une simple plaque de bois peinte, avec une inscription votive, ce qui annonce la plaque de marbre gravée qui tend à se substituer à l’ex-voto peint dans les sanctuaires provençaux.
« Les quatre épauques mémorables de Jean-Joseph Aubergy »
21Si la grande majorité des donateurs d’ex-voto eurent recours à un peintre spécialisé, quelques-uns réalisèrent eux-mêmes leur tableau. Parmi ces donateurs auteurs de leur œuvre, il en est un qui se singularise. Jean-Joseph Aubergy est charpentier de marine à Martigues. En 1836 il fait une chute, en construisant une tartane. Il en réchappe et décide d’offrir un ex-voto à la Vierge de Miséricorde, dont la chapelle domine le petit port. Immobilisé quelque temps par sa convalescence, il profite de cette inactivité pour peindre lui-même l’ex-voto, ayant quelques connaissances en dessin, et sachant écrire, ce qui lui permet d’y ajouter une légende. Pour réaliser son tableau, il va s’inspirer des ex-voto déposés dans la chapelle. Mais cet homme, qui approche la cinquantaine, a une histoire, une vie derrière lui, au cours de laquelle il a plusieurs fois frôlé la mort. Or il n’a jamais remis d’action de grâce : c’est l’occasion d’acquitter en une fois toutes ses dettes envers le Ciel.
22La composition du tableau votif de Jean-Joseph Aubergy est très originale (ph. 11). La majeure partie de l’espace pictural est occupée par la représentation de sa chute de la tartane en construction, située au centre de l’image. Comme sur les autres ex-voto de cette époque, cette scène est montrée dans un décor soigné et réaliste : sur le chantier, au bord du canal, on voit trois tartanes à des niveaux différents de finition ; à l’arrière-plan on distingue les maisons basses des pêcheurs. La mention « ex-voto » écrite en majuscules sur un déroulé précise la destination votive de l’œuvre, qu’une légende, en écriture cursive, sur un bandeau blanc, en bas de l’image, commente :
Les quatre épauques mémorables de Jean Joseph Aubergy depuis 1787 le 5 juillet au 1836 le 16 juillet. Je rend grâce à Dieu et Marie par leur grandeur ; audoteur B et F par leur talans ; a mon épouse pour sa patience et les amis par la force des bras mon tiré [puis deux mots illisibles].

Ph. 11. Notre-Dame de Miséricorde à Martigues. Papier, 29 x 40 cm.
23Quatre époques mémorables : en effet, outre la scène centrale de la chute du bateau en construction, l’aquarelle présente cinq cartouches au registre supérieur, dont les trois centraux figurent Jean-Joseph Aubergy dans des situations difficiles, à trois époques de sa vie. Chacun d’entre eux comporte une brève légende qui situe l’événement dans l’espace et le temps. Successivement, on le voit à « Toulon le 6 9bre 1808 » : le port est bloqué par les navires anglais, que l’on aperçoit au fond de la rade ; Jean-Joseph, que l’on voit au premier plan à côté d’un vaisseau, doit être l’un des trois mille ouvriers rassemblés par l’Empereur pour reconstituer rapidement une flotte de guerre. Dans un deuxième temps, Jean-Joseph, militaire, est encadré par deux soldats ennemis qui l’ont fait prisonnier, au début de la campagne de France, lorsque les troupes des coalisés pénètrent en Lorraine, comme le précise la légende : « a leuraine le courant du mois de 10bre 1813 ». La troisième scène des cartouches se situe douze ans plus tard, sur les bords de l’étang de Berre : « a la fabrique de Rassuen 1825 ». C’est un accident de travail : Jean-Joseph est jeté à terre par un arbre vertical à roue dentée.
24Les deux autres cartouches du registre supérieur sont consacrés à la représentation céleste, dédoublée : à gauche un saint figuré en buste reliquaire, à droite la Vierge de Miséricorde, patronne du sanctuaire.
25Jean-Joseph Aubergy a fait de cet ex-voto un témoignage sur sa vie, une autobiographie peinte. Fils de tonnelier, c’est un artisan qui accède à une culture technique, celle de charpentier de marine ; il possède une certaine maîtrise de l’écrit, que l’on peut voir dans son écriture bien formée, même si son orthographe demeure incertaine. C’est une vie marquée par le travail, et les risques qu’il fait encourir, à Rassuens comme à Martigues ; le travail d’artisan qui nécessite des connaissances techniques, et qui constitue le véritable patrimoine culturel du compagnon du Devoir qu’il fut, sous le nom de « Provençal la belle prestance ». Mais une vie aussi fortement marquée par l’épisode impérial : Jean-Joseph a vingt ans en 1807 ; l’Empire l’a jeté sur les routes, l’a éloigné de Martigues où il n’est retourné pour se marier qu’en 1816, comme beaucoup d’hommes de sa génération. Le souvenir de cette période de sa vie est tel que, plus de vingt ans après Waterloo, deux des quatre époques de sa vie qu’il dit « mémorables » se situent au temps de l’Empire et de ses guerres. Jean-Joseph Aubergy s’est saisi de l’occasion qui lui est donnée en réalisant lui-même cet ex-voto pour y mettre tout ce qui a compté dans sa vie, ses malheurs, mais aussi ses soutiens, comme l’indique l’énumération de la légende : et le Ciel, et les hommes : les docteurs, sa femme, ses amis.
26À la fin du xixe siècle, la plaque gravée tend à se substituer au tableau comme don votif dans les sanctuaires provençaux. Aux peintres succèdent les marbriers. La demande se faisant rare, les peintres d’ex-voto disparaissent, et pour les quelques donateurs qui désormais souhaitent toujours offrir un ex-voto peint, il devient plus difficile de trouver celui qui peut le réaliser. Le recours à des peintres non habitués à la représentation votive, voire à un talent personnel ou familial, voire même à d’autres images, va singulièrement infléchir l’iconographie votive au xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Les très rares exceptions à cette règle ne concernent que quelques grands peintres, comme P. Calvet, N. Mignard, J. Daret ou M. Serre qui ont réalisé un tableau votif, dont le commanditaire est une communauté d’habitants, généralement à l’occasion d’une épidémie.
2 Chapitre 10, photos 12 et 13.
3 Chapitre 6, photo 14.
4 Chapitre 8, photo 14.
5 Chapitre 4, photo 24.
6 Chapitre 2, photo 7.
7 Archives départementales du Vaucluse en ligne : listes nominatives Vaison 6M239, et État civil, Vaison, période 1850-1870.
8 Chapitre 6, photo 8.
9 Chapitre 5, photo 12.
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