Chapitre 2. Dans le Ciel : Marie, Jean, Anne et les autres
p. 17-26
Texte intégral
1Dans la Provence de la période de la Contre-Réforme les lieux de culte sont nombreux : chaque village, qui correspond en général à une paroisse, possède son église paroissiale, avec le maître-autel et plusieurs autels secondaires, mais aussi plusieurs chapelles réparties dans son terroir, dédiées à un saint ou appartenant à une confrérie1. Les chapelles de terroir ne sont visitées que lors de certaines fêtes, parfois une seule fois par an, par les habitants du village, ou tout au plus des villages voisins. Mais dans l’élan de dévotion du xviie siècle, quelques sanctuaires nouveaux, ou anciens revivifiés, souvent pris en main par un ordre religieux, connaissent un développement qui dépasse les limites du terroir. Des miracles s’y produisent qui attirent les pèlerins ; ils rayonnent, plus ou moins loin selon les cas, sur un petit pays des paroisses d’alentour2. La plupart de ces chapelles qui attirent les pèlerins, sont dédiées à la Vierge. Ce sont sur leurs murs que l’on appose le plus grand nombre d’ex-voto peints.
2En effet l’église paroissiale, lieu habituel du culte, attire peu les donateurs d’ex-voto : on en trouve seulement dans une trentaine d’églises provençales, et souvent en très petit nombre, un, deux ou trois. L’église paroissiale de La Garde, dans le Var, fait exception avec trente-quatre tableaux, en grande majorité offerts à un saint vénéré localement, saint Maur. À l’église de Lambesc, dans les Bouches-du-Rhône, c’est saint Eldrad, originaire du lieu, à qui trois ex-voto sont dédiés.
3La remise de l’ex-voto est liée à une situation exceptionnelle, « un miracle », qui justifie ce geste de dévotion particulier du donateur. Elle trouve donc place, hors du cadre habituel de la vie religieuse qu’est l’église paroissiale. Les chapelles de terroir, dédiées souvent à un saint protecteur ou thaumaturge pourraient accueillir ces tableaux votifs, et les accueillent quelquefois. Mais ce sont dans les sanctuaires de pèlerinage qu’ils sont les plus nombreux, plusieurs centaines dans les principaux. Or la plupart de ces sanctuaires de pèlerinage provençaux sont dédiés à Marie, sous des appellations les plus diverses : la plus célèbre est certainement Notre-Dame de la Garde, à Marseille, juchée au sommet de la colline qui domine le port, et qui semble ainsi étendre sa protection sur toute la ville (ph. 1).

Ph. 1. Notre-Dame de la Garde domine et « protège » Marseille et son port. Le sanctuaire ancien était enserré dans un fort érigé sous François 1er. Il a été totalement reconstruit par Espérandieu entre 1853 et 1864 dans un style romano-byzantin. Il a été érigé en basilique en 1879 par un bref du pape Léon xiii.
4Ce même intitulé, Notre-Dame de la Garde, se retrouve à La Ciotat, alors que dans un autre sanctuaire maritime, au cap d’Antibes, c’est Notre-Dame de Bon Port (ph. 2).

Ph. 2. La chapelle Notre-Dame de Bon Port est située sur le promontoire de la Garoupe, au bout du Cap d’Antibes. Cette peinture représentant la chapelle y a été offerte en ex-voto en 1974.
5À côté de Marseille, à Allauch, c’est Notre-Dame de Consolation, appellation que l’on retrouve à Jouques et à Hyères ; à Martigues ou à Saint-Chamas, c’est Notre-Dame de Miséricorde, dénomination proche de celle de Notre-Dame de Pitié qui se rencontre à Marignane, à Saint-Rémy, à Vaqueyras, à Sanary, ou de celle de Notre-Dame de Bon Secours, à Pertuis, à Carnoules, à Carcès. À ces vocables protecteurs se substitue parfois une qualification encore plus précise de l’attente des fidèles envers la Vierge : Notre-Dame de Santé à Carpentras, Notre-Dame de Bon Remède à Mazan. L’appellation la plus fréquente est celle de Notre-Dame des Anges, dans des villages de l’intérieur (à Cadenet, à Mormoiron, à Pignans, à Banon, à Lurs). Notre-Dame de Grâces est aussi assez répandue, à Cotignac, à Vallauris, à Séguret. Parfois le nom de la chapelle correspond à une caractéristique du site : Notre-Dame de Beauregard qui domine Orgon et offre la vue sur la Durance et le Luberon, Notre-Dame de la Garrigue à Mirabeau, Notre-Dame des Vignes à Visan, Notre-Dame des Cyprès à Fayence, Notre-Dame de l’Ormeau à Seillans, Notre-Dame de Miramar à la Garde-Freinet, Notre-Dame de Beauvoir à Moustiers ou Notre-Dame de vers-la-ville à Annot. Quel que soit le vocable, et il y en a bien d’autres, toutes ces chapelles à ex-voto sont dédiées à la Vierge, protectrice universelle.
6À côté d’elle, les autres saints font pâle figure. Exceptons sainte Anne, mais c’est la mère de Marie, vénérée à Apt, à Saint-Tropez et au Castelet, et saint Jean, le baptiste plutôt que le disciple préféré, qui a son sanctuaire à Garguier près de Gémenos, mais aussi à Trets, à Cuers, à Signes, à Barème, à Entrevaux. Les autres saints, même le guérisseur de la peste, saint Roch (à Trans), sont réduits à un exemple local, comme saint Bonnet à Saint-Rémy, saint Gens au Beaucet, saint Joseph à Cotignac, saint Donat à Callian, saint Maur à La Garde, saint Ferréol à Lorgues, saint Maxime à Riez ou saint Claude à Cipières ; saint François de Paule en ayant deux, l’un à Bormes, l’autre à Fréjus. Il en va de même pour les saintes, encore moins nombreuses : les saintes Maries dans la ville près de la mer qui porte leur nom, sainte Roseline aux Arcs, sainte Christine, honorée à Sollies-Pont et à Cuers. Les chapelles qui renvoient à une autre dévotion sont encore plus rares : Sainte-Croix à Pierrefeu, Sainte-Trinité à la Farlède.
Marie protectrice
7C’est donc majoritairement dans des chapelles dédiées à la Vierge que les ex-voto peints ont été déposés. On retrouve logiquement cette prééminence mariale, concernant le personnage céleste représenté sur le tableau. En effet, dans la très grande majorité des cas, le dédicataire du tableau est le patron du sanctuaire où il est déposé. C’est auprès de sa statue qui trône sur l’autel que les ex-voto sont placés. Les ex-voto dédiés à des saints ou des saintes, autres que la Vierge, sont encore nombreux avant la Révolution : un tableau sur trois, mais leur proportion va en diminuant, un tableau sur cinq au xixe siècle, jusqu’à quasiment disparaître au xxe siècle.
8L’association de plusieurs intercesseurs célestes sur le même tableau, fréquente dans certains sanctuaires italiens, est rare en Provence : quelque fois le donateur ajoute la Vierge à côté du saint patron du sanctuaire où il remet son ex-voto, confirmant le rôle primordial de l’intercession mariale ; le contraire est plus exceptionnel : ce peut être Joseph qui, avec Marie et Jésus, complète la sainte famille, ou saint Roch, protecteur de la peste, associé à la Vierge sur un ex-voto lié à l’épidémie. Sur un ex-voto marin de Martigues, en 1849, dédié à la Vierge de Miséricorde, patronne du sanctuaire, un deuxième personnage céleste apparaît : saint Laurent, avec son gril ; c’est le nom du bateau en difficulté, ce qui explique cette double invocation3.
9Cette représentation de la Vierge sur la majorité des ex-voto provençaux comporte de nombreuses variantes, liées à la diversité de l’iconographie mariale. Dans les premiers temps, la représentation de la Pietà, ou Vierge de pitié, iconographie de la Passion héritée du Moyen Âge et que l’on rencontre souvent sur les retables provençaux du xviie siècle, trouve sa place sur un tiers des ex-voto4 : la taille réduite du Christ mort, allongé sur les genoux de Marie accentue le caractère archaïsant de cette représentation. Ces Pietà tendent à disparaître dès le xviiie siècle, au profit de la représentation de Marie tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Si la Vierge à l’enfant est de loin la représentation céleste qui l’emporte sur les ex-voto, c’est certes qu’il s’agissait d’une iconographie de la Vierge très répandue, mais aussi, par le caractère protecteur du lien maternel, celle qui était sans doute la plus appropriée à la démarche votive. Enfin, présent dès le xviiie siècle, un troisième type de figure mariale prend de l’importance au xixe siècle : la Vierge seule. Elle peut être Vierge de Miséricorde, comme à Martigues, ou Vierge de douleur, percée des sept épées, comme à Cabasse. Mais c’est dans la deuxième moitié du siècle qu’une nouvelle image de Marie s’impose : Vierge seule, debout, vêtue de blanc, parée de bleu, et non plus de rouge et de bleu comme auparavant. C’est ainsi qu’elle apparaît à Bernadette à Lourdes en 1858. Quelle que soit la manière dont le peintre d’ex-voto la représente, Marie est la grande triomphatrice sur l’ex-voto peint : cette prééminence répond à l’enseignement de l’Église, qui a tout fait pour développer le culte marial, aux dépens de celui des autres saints, depuis la Contre-Réforme, et encore dans le renouveau religieux du xixe siècle ; mais elle correspond aussi à l’attente des fidèles, car Marie est une protectrice universelle, contrairement à certains saints qui ne sont invoqués que pour un type particulier de protection, et par sa proximité avec Jésus, elle est la « Bonne Mère » auprès de laquelle les affligés cherchent secours.
Un espace céleste en lien avec les hommes
10Le saint protecteur est toujours situé au registre supérieur de la composition dans un espace généralement délimité par des nuages, ce qui évoque logiquement un Ciel situé au-dessus du monde des humains. Toutefois il est exceptionnel que cet espace céleste prenne la totalité du registre supérieur. C’est le cas sur l’ex-voto remis en 1665 par les pénitents de Valréas à Notre-Dame de Lumières où toute la partie supérieure de la composition est occupée par la Pietà entourée de deux anges. Il est vrai que, tant par sa taille exceptionnellement grande (80 x 100 cm) que par sa composition (le registre inférieur montre les pénitents blancs en procession), ce tableau évoque plus un retable qu’un ex-voto, bien que la mention votive figure au bas de l’œuvre. Dans une composition en diagonale du tableau, l’espace céleste est situé le plus souvent en haut et à gauche, le ou les personnages humains étant en bas à droite. Si les nuages servent généralement de délimitation entre l’espace céleste et l’espace humain, ils se combinent souvent avec une aura ou une lueur lumineuse émanant du personnage céleste ou l’entourant. Ainsi le monde céleste est doublement connoté sur l’ex-voto : c’est l’espace du ciel/Ciel (les nuages) et celui où règne la lumière.
11À la différence de ce que l’on peut voir sur certains retables de Vierge de Miséricorde, où Marie abrite sous son manteau protecteur le peuple chrétien, les humains étant représentés avec une taille bien inférieure à la Vierge et cette différence de taille exprimant nettement une hiérarchie, sur les ex-voto, donateur et personnage céleste sont souvent de taille comparable : cette absence de différence dans la taille est une manière de figurer le lien direct instauré entre les deux mondes, céleste et humain, dont l’ex-voto témoigne. C’est le cas sur les ex-voto du xviie siècle où la scène humaine se limite à la prière d’action de grâces (ph. 3) : la donatrice agenouillée en prière, les mains jointes, fait face au spectateur du tableau, comme sa protectrice, représentée à la même échelle et qui occupe la moitié gauche de la composition.

Ph. 3. Notre-Dame de Grâce à Rochefort. Toile, 38 x 46 cm.
12Sur des ex-voto du xixe siècle où la figuration de l’événement ayant nécessité l’intervention céleste occupe l’essentiel du tableau, les personnages peuvent être représentés à une échelle beaucoup plus réduite, la Vierge n’étant plus alors qu’une silhouette que l’on aperçoit dans un coin du ciel, au-dessus du sanctuaire, et dont la présence opportune protège la vie des victimes d’un versement de charrette (ph. 4).

Ph. 4. Notre-Dame du Beausset-Vieux. Papier, 30 x 49 cm.
13Parfois le lien entre les deux mondes s’exprime à travers une gestuelle : main tendue de Marie vers les humains qui lèvent les yeux vers le Ciel, comme pour croiser le regard de la Vierge (ph. 5).

Ph. 5. Notre-Dame de Pitié à Roquebrune-sur-Argens. Carton, 31 x 41 cm.
14Croisement des regards et geste du personnage céleste sont deux façons de montrer la proximité entre protecteur et protégé, et le caractère direct de cette relation. C’est une manière iconographiquement très efficace de signifier, en une image fixe, le récit d’un dialogue instauré entre les deux mondes. Il n’est pas étonnant donc que la convergence des regards figure sur le quart des tableaux, et que la gestuelle divine soit présente dans le tiers des cas. Les ex-voto mettant en scène les suites heureuses d’un accouchement difficile ou la guérison d’un petit enfant grâce à l’intercession de la Vierge à l’enfant offrent des situations privilégiées à ce dialogue. Marie, montrée dans son rôle de mère, peut s’adresser directement à la jeune accouchée, et l’enfant Jésus qui tend les bras en direction des humains est une forme de représentation divine très proche des hommes (ph. 6).

Ph. 6. Notre-Dame des Accès à Crillon. Carton, 36 x 28 cm.
15Sur des tableaux votifs montrant des scènes d’accident, où le danger, et donc l’intervention céleste s’expriment en un court instant, les peintres ont parfois recours à la représentation d’un rayon lumineux, qui peut prolonger le geste du personnage céleste, et dont la finalité est de matérialiser cette protection salvatrice et fulgurante (ph. 7).

Ph. 7. Notre-Dame du Beausset-Vieux. Carton, 52 x 34 cm.
Avec le temps, un modèle contesté
16Une autre tendance se précise au xixe siècle, bien qu’elle reste très minoritaire. La représentation du personnage céleste entouré de nuages, si elle ne pose pas de problème dans une scène d’extérieur, gêne certains donateurs, lorsque la peinture fait entrer le spectateur dans l’intimé d’une chambre : elle s’apparente en effet plus alors à une apparition mariale qu’à la figuration d’une intercession protectrice. Ceux-là préfèrent limiter la figuration céleste à celle d’une statuette posée sur un meuble (ph. 8) ou d’un tableau pieux accroché au mur, quitte à ce qu’un nimbe lumineux souligne la présence active de l’intercesseur.

Ph. 8. Notre-Dame de Grâce à Rochefort. Toile, 24 x 32 cm.
17Parfois c’est toute présence céleste qui disparaît du tableau : c’est le cas notamment sur certains ex-voto marins où le centre de la scène est occupé non plus par le donateur, mais par le navire en détresse au milieu des éléments naturels déchaînés. Ces tableaux, dus à des peintres spécialisés dans les marines, comme les Roux à Marseille, et non à des peintres habituels d’ex-voto, omettent toute représentation céleste, alors même que la légende précise bien qu’il s’agit d’un don votif5. Dans quelques cas, les donateurs de ces ex-voto ont pallié cette absence en collant en haut du tableau une effigie de Vierge découpée dans une image pieuse. En dehors du cas particulier des scènes marines, dans les dernières années du xixe siècle et, plus encore, au xxe siècle, il n’est pas rare que la représentation votive se limite à celle de l’accident, le personnage céleste, dont l’effigie a disparu du tableau, n’apparaissant qu’à travers son invocation dans le texte qui accompagne l’image (ph. 9).

Ph. 9. Église paroissiale de La Garde. Toile, 22 x 35 cm. Ex-voto dédié à saint Maur.
18Au terme de cette évolution qui voit l’espace céleste se réduire au fil du temps, son absence sur près d’un tiers des ex-voto du xxe siècle se combine avec le fait, qu’à la même période, un ex-voto imagé sur six se résume à une représentation de l’intercesseur céleste, en l’absence de toute scène humaine. Cette désagrégation du modèle iconique tri-séculaire de l’image votive en deux espaces est à mettre en relation avec la régression de cette pratique et la disparition des peintres spécialisés d’ex-voto.
Notes de bas de page
1 Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, La religion populaire en Provence orientale au xviiie siècle, Paris, Beauchesne, 1980. Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, Espace et sacré en Provence (xvie-xxe siècle). Cultes, images, confréries, Paris, Le Cerf, 1994.
2 Quelques exemples, parmi d’autres : Bernard Cousin, Notre-Dame de Lumières. Trois siècles de dévotion populaire en Luberon, Paris, Desclée de Brouwer, 1981. « Autour de Notre-Dame de vie », Annales de la société scientifique et littéraire de Cannes et de l’arrondissement de Grasse, tome LVIII, 2013. Gilles Sinicropi, Valcluse. La Notre-Dame du pays de Grasse, Nice, Serre, 2014.
3 Chapitre 10, photo 5.
4 Chapitre 1, photo 5.
5 Chapitre 10, photos 11 et 12.
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