La question de la mémoire historique en Espagne et en Catalogne
p. 55-64
Texte intégral
1On utilise depuis des décennies le terme de « mémoire historique » pour faire référence à des faits ou à des événements du passé qui étaient demeurés dans l’oubli parce que le pouvoir politique et l’historiographie officielle avaient imposé une certaine vision et une certaine interprétation de ce passé. Ainsi, les politiques publiques de mémoire, promues par les institutions publiques, seraient celles qui tentent de récupérer ce passé occulte ou oublié. En Europe, l’utilisation de politiques publiques de mémoire appliquées au passé le plus récent nous a légué une multitude de cimetières militaires des Première et Deuxième Guerres mondiales et a récupéré des espaces de mémoire afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli, des camps de concentration à Oradour-sur-Glane ou aux Fosses ardéatines en passant par les camps d’extermination et le monument-labyrinthe dédié à l’Holocauste à Berlin.
2Toutefois, le concept de « mémoire historique » est, en lui-même, un concept ambigu, imprécis et inexact. D’un côté, on a la mémoire individuelle, transmise par voie familiale, de groupe social, de quartier, de classe, etc., et l’expérience vitale même, ce qui donne comme résultat différentes perceptions du passé, et non de la réalité, qui nous parviennent au travers de la mémoire. Les mémoires individuelles sont, par conséquent, plurielles, contradictoires, souvent opposées, mais elles coexistent dans la somme de récits que nous emmagasinons à longueur de vie. Dans le cas de la guerre civile espagnole, par exemple, dans combien de familles ne coexiste-t-il pas deux récits différents, ou plus, selon les diverses options sociales, idéologiques, géographiques des antécédents familiaux, récits qui ne sont pas nécessairement - de fait, ils ne le sont presque jamais - les mêmes ? Et, d’un autre côté, il y a l’histoire, c’est-à-dire l’effort scientifique pour tenter d’expliquer et d’interpréter le passé à partir des circonstances vitales, sociales et idéologiques du chercheur. L’histoire est donc une tentative scientifique d’interpréter le passé avec l’inquiétude des questions que nous formule le présent. En tout cas, la tâche de l’historien n’est pas de réduire la pluralité des mémoires à un discours unique. Enfin, il y a les traces, les vestiges, les lieux et les espaces de mémoire. Queralt Solé les a parfaitement définis en remémorant Pierre Nora :
Les espaces de mémoire [sont] les lieux réels ou imaginaires sur lesquels on a construit les identités nationales. Les espaces de mémoire sont des paysages, sont des mythes, sont des événements historiques, sont des récits oraux, sont des héros, sont des personnages de fiction, littéraires ou populaires. En tout cas, ils constituent une mémoire inventée ou réinventée en permanence (Solé 2007 : 47-49).
3Le travail des historiens consiste à fournir les instruments nécessaires pour récupérer les « espaces de mémoire » qui existèrent réellement et expliquer le contexte, les circonstances sociales et économiques, l’entrelacs politique, les biographies, les responsabilités, etc. En d’autres termes, expliquer et aider à comprendre tout ce que les « espaces de mémoire » n’expliquent pas en eux-mêmes. Et, évidemment, tenter de les interpréter. En somme, apporter de la connaissance ; une connaissance qui sera aussi contradictoire et, en même temps, plurielle dans les limites qu’impose la rigueur scientifique. Et, souvent, la socialisation de cette connaissance est un instrument efficace pour favoriser la cohésion sociale et identitaire. Or, c’est à ce point que surgit la « mémoire historique » ou les « mémoires historiques » comme effet de la socialisation de cette connaissance et de son traitement institutionnel, politique et médiatique en juxtaposition - et en même temps en contradiction - avec les mémoires individuelles, familiales ou collectives préalablement établies. À partir de là, cependant, on n’est plus proprement dans le domaine de l’histoire car, comme le souligne Mohamed Tozy (2008) :
l’histoire ne peut pas faire davantage qu’entrer en conflit avec le « devoir de mémoire » si souvent instrumentalisé à des fins politiques ou moralisatrice… Et, le plus grave se produit quand une institution dédiée à la récupération de la mémoire a pour « mission » l’établissement de la vérité, ce qui est éthiquement et, même, moralement louable mais épistémologiquement faux et politiquement dangereux.
4En Espagne et en Catalogne, la question de la récupération de la mémoire historique en relation avec la guerre civile et la dictature a été posée tard parce que la transition démocratique s’est faite sur un oubli volontaire du passé le plus récent. Elle a constitué pendant des décennies un oubli politique, social et médiatique, mais pas historiographique, justifié au nom de la convivance et de la consolidation de l’État de droit et démocratique. Toutefois, il y avait trop de morts dans les fossés, trop de deuil en attente non verbalisé, trop de victimes condamnées à l’oubli pour que celui-ci puisse être définitif. Il fallait faire face au passé et le ressusciter de l’oubli, c’est ce qu’entreprirent les petits-enfants des générations qui connurent la répression de la guerre civile et de la dictature. Ce sont les nouvelles générations de jeunes historiens qui commencèrent, à partir du milieu des années 1990, à interroger l’histoire à la recherche de réponses.
5Dès le milieu des années 1980, les travaux des historiens avaient établi, de manière rigoureuse et en se basant sur des fonds documentaires incontestables - conseils de guerre, registres d’enterrements, etc. -, les terribles épisodes de répression qui se sont produits durant la guerre et l’après-guerre civile1. Malgré cela, sans le moindre doute, il demeurait encore d’importantes lacunes à explorer, tout particulièrement en ce qui concerne la « répression à chaud » pendant les premiers mois de la guerre civile là où triompha le coup d’État militaire contre le gouvernement légitime de la République. Dans ce cas, il n’est possible de faire appel ni aux conseils de guerre, ni aux registres des cimetières car, souvent, ce furent des exécutions menées à terme en marge de la légalité discutable implantée par les rebelles et qu’elles ne laissèrent aucune trace documentaire. Les victimes furent enterrées dans des fosses communes situées dans des champs, des forêts, des bords de route ou de chemin, etc. Seule la reconstruction orale permet, dans certains cas et pas toujours avec la fiabilité nécessaire, de tirer de l’oubli ces dizaines de milliers de victimes anonymes des premiers mois de la guerre ou, y compris, dans certains cas tels que le Bas Aragon, des mois immédiatement postérieurs à la fin de la guerre. Cependant, la connaissance historique de la répression n’implique pas nécessairement la reconnaissance sociale et politique des victimes. De là le fait qu’il y a bien peu de temps la connaissance historique n’a pas été reflétée dans la nécessaire réparation sociale de la mémoire des victimes. Il n’y eut pas oubli, vu que la recherche historique mit à découvert la portée de la répression, mais il y eut une sorte d’occultation sociale, politique et médiatique dans la mesure où, durant les années de la transition et postérieures, on opta pour ne pas parler du passé afin de ne pas compromettre le présent et, surtout, l’avenir. Il n’y eut pas oubli mais pas davantage d’initiatives institutionnelles - quand ce ne fut pas une certaine résistance - pour tirer de l’oubli les milliers de victimes de la répression enterrées dans des fosses communes. Il n’y eut pas amnésie mais pas non plus de volonté politique pendant plus d’un quart de siècle pour récupérer la mémoire d’un passé qui semblait incommoder presque tout le monde. Et, ainsi, on dut attendre plus de trois décennies après la mort du dictateur pour que voient le jour, non sans une âpre polémique politique et médiatique - et parfois historiographique -, les premières initiatives institutionnelles en rapport avec la récupération de la mémoire des victimes de la répression pendant la guerre civile et la dictature. Nous traiterons de ces initiatives plus tard ; auparavant, il est souhaitable de considérer quelques questions conceptuelles et méthodologiques qui, souvent, se confondent ou sont le fruit d’une confrontation idéologique.
6Le coup d’État militaire du 18 juillet 1936 déboucha sur une longue et cruelle guerre civile, sur un processus révolutionnaire tout spécialement visible en Catalogne, à Valence et à Madrid, au moins jusqu’en mai 1937 et, spécialement durant l’été et l’automne 1936, et sur une forte répression dans les arrière-gardes républicaine et franquiste. La guerre civile espagnole fut un conflit brutal et complexe dans lequel, d’un côté, on a vu des exemples d’une générosité sans limites de la part de certains secteurs de l’armée et des forces de l’ordre public, qui se maintinrent fidèles au gouvernement légitime, et de milliers de militants d’organisations républicaines et de gauche qui ne doutèrent pas de mettre en danger leur vie - que nombre d’entre eux perdirent - pour s’opposer au coup d’État du 18 juillet ; et, d’un autre côté, elle déboucha sur un processus révolutionnaire que certains mirent à profit pour régler différents désaccords personnels ou familiaux - tout spécialement dans les zones rurales -, afin d’offrir un exécutoire aux ambitions personnelles difficilement justifiables, pour s’enrichir aux dépens de leurs victimes ou, même, imbus d’un fanatisme extrême, pour pratiquer une « hygiène révolutionnaire » aux néfastes conséquences. Et la complexité réside, précisément, en ce que dans certaines organisations et des deux côtés adverses on trouve des exemples de l’une et de l’autre attitude. Cependant, il convient de ne pas oublier que les responsabilités ultimes de la tragédie qui se déchaîna le 18 juillet 1936 retombent sur ceux qui se sont levés contre la légalité en vigueur, parce que, indépendamment des erreurs des gouvernements républicains avant et après le 18 juillet, sans le soulèvement militaire contre le gouvernement du Frente Popular il n’y aurait eu ni guerre civile, ni explosion révolutionnaire, ni violence politique.
7De ce point de vue, il faut ajouter trois considérations qui ne peuvent pas être absentes du débat qui a été ouvert au cours de ces dernières années. En premier lieu, dans des régions telles que la Catalogne, les autorités républicaines poussèrent dès 1937 le pouvoir judiciaire à investiguer les crimes commis entre juillet et octobre 1936 et les fosses clandestines auxquelles ils avaient donné lieu. Il est certain que, devant la croissante opposition de dirigeants anarchistes et communistes, l’investigation ne parvint qu’à éclaircir une partie minimale des faits délictuels mais il n’est pas moins certain que, pendant quatre décennies de dictature, on ne vit jamais une attitude similaire de la part des autorités franquistes (Vàzquez Osuna 2005 : 156-158). En deuxième lieu, parce qu’à partir de 1939 la dictature se chargea de localiser les corps des victimes de la répression républicaine, de procéder à leur exhumation, de fournir, bien que pas toujours, les corps aux familles - une toute autre question est l’identification des restes qui se fit, souvent, avec des méthodes qui de nos jours ne passeraient pas les minima techniques exigibles -, de leur donner une sépulture digne et de préserver leur mémoire avec des pierres aux « tombés pour Dieu et pour l’Espagne », la publication de martyrologies, etc., en s’appropriant y compris de nombreuses victimes qui l’avaient été pour leurs convictions religieuses ou politiques ou leur condition sociale mais qui n’avaient pas donné de marques - en de nombreux cas parce qu’elles n’en eurent même pas le temps - d’adhésion aux rebelles. Évidemment, la dictature ne considéra en aucun moment la possibilité de faire la même chose avec les victimes de sa propre répression, parce qu’elle ne prétendit jamais à la réconciliation sinon que, au contraire, elle érigea un mur de séparation épais entre les vainqueurs et les vaincus, qui incluait la négation d’une sépulture digne aux victimes de la répression franquiste. Depuis la Causa General jusqu’aux monuments et aux actes commémoratifs, il y eut des décennies de présence de certaines victimes et d’absence et d’oubli des autres, qui, dans de nombreux cas, n’eurent même pas le droit de reposer dans un cimetière où leur mémoire pourrait être honorée par leurs parents et amis les plus proches. En troisième lieu, parce que très souvent la répression franquiste ne laissait pas de traces, les victimes étant enterrées dans des fosses communes destinées à l’oubli et ne figurant pas dans les registres. À titre d’exemple, il suffit de citer la liste des victimes de la répression franquiste en Navarre en 1936 et de vérifier que des 2 857 victimes seules 1 640 (soit 57 %) sont inscrites dans les Tribunaux2. Enfin, la répression républicaine se fit contre les dispositions des autorités républicaines - bien qu’en certaines occasions avec la complicité politique de certains dirigeants ; alors que la répression franquiste ne disposait pas seulement de la bénédiction du régime sinon que ce furent les autorités mêmes de la dictature qui la menèrent à terme.
8À ce qui précède il faut ajouter que le débat politique et médiatique autour de ce que l’on avait appelé la récupération de la mémoire historique a été envenimé, dès le premier moment, par des attitudes idéologiques qui avaient plus à voir avec la situation et les affrontements politiques actuels qu’avec le contexte de la guerre civile et de la dictature. Ainsi, la mise en demeure que fit à l’automne 2008 le juge Baltasar Garzón pour que certaines municipalités et l’Église lui remettent les renseignements qu’elles auraient sur des personnes disparues - présumées assassinées - pendant la guerre civile et l’immédiat après-guerre afin de décider s’il était compétent pour investiguer ces crimes souleva à nouveau la polémique ainsi que la confusion non moins intéressée entre les victimes et les disparus. À la suite de cette initiative, le Consejo General del Poder Judicial décida le 14 mai 2010 de suspendre de manière conservatoire le juge Garzón de ses fonctions à l’Audiencia Nacional jusqu’à ce que soit jugée sa culpabilité ou son innocence dans le procès qui suivit pour prévarication supposée dans l’investigation qu’il ouvrit sur les crimes du franquisme.
9En somme et pour récapituler, il faut distinguer entre :
- Les victimes de la répression, c’est-à-dire tous ceux qui furent assassinés, que ce soit par l’arrière-garde républicaine ou par l’arrière-garde franquiste, pour leurs convictions politiques, religieuses ou sociales. Les totaux partiels - dans les provinces qui disposent d’études complètes - ont été assez bien établis par l’historiographie bien qu’il demeure à éclaircir la portée de la répression découlant des affrontements entre les différentes organisations républicaines. En tout cas, il faut signaler que la répression marque une division claire entre les lieux où triompha le coup d’État militaire du 18 juillet et ceux où il ne triompha pas. Dans les premiers, la répression franquiste commença dès le mois de juillet 1936 et se prolongea après la guerre civile ; dans les seconds, il y a une première phase de répression républicaine, suivie d’une répression franquiste de plus grande portée dans le temps - pas toujours quant au nombre de victimes cependant. La répression républicaine, en général, a été mieux étudiée et l’on a des résultats plus définitifs que dans le cas de la répression franquiste. En revanche, la répression franquiste fut silencieuse - la double condamnation des victimes : mort et oubli -, niée et dont les traces, souvent, ont été effacées ;
- Les disparus, c’est-à-dire les victimes de la répression qui furent enterrées dans des fosses communes destinées à l’oubli et qui, dans de nombreux cas, ne laissèrent de traces ni même dans la mémoire orale. Cela touche, surtout, les victimes de la répression franquiste dont il n’est souvent pas facile, soixante-dix ans après, de trouver des références. Il faudrait aussi inclure dans cette catégorie les soldats tombés sur les fronts de bataille, les civils disparus dans les bombardements ou les exilés qui ne donnèrent plus de signe de vie - y compris ceux dont on suppose qu’ils finirent dans des camps d’extermination nazis après l’occupation de la France mais pour lesquels on ne dispose pas de listes complètes ;
- Les fosses communes - personnes enterrées mais sans sépulture - qu’elles soient localisées ou non. Dans le cas des fosses communes, il faut être très rigoureux, autant ou plus que dans l’étude de la répression. D’un côté, il faut très bien préciser de quel type de fosses il s’agit car on ne peut pas traiter de la même manière les fosses de soldats et les fosses de la répression franquiste. Dans le premier cas, sauf certaines exceptions, il n’y a pas beaucoup de sens à procéder à l’exhumation parce qu’il sera impossible d’établir l’identité des restes. Dans le second, cela n’a de sens que dans le cas où il y a des indices préalables suffisants qui garantissent que l’identification de certains des corps enterrés sera possible. D’un autre côté, dans tous les cas, il faudrait exiger une coordination des administrations, des techniciens - médecins légistes, historiens, archéologues, biologistes, anthropologues, etc. - et des associations pour la récupération de la mémoire historique afin de procéder à :
- Localiser et contextualiser toutes les fosses communes possibles, aussi bien de soldats que de victimes de la répression ;
- Signaler et dignifier les fosses communes localisées comme espaces de mémoire ;
- Exhumer toutes les fosses communes où il y a des garanties qu’il sera possible d’identifier certains des corps qui y sont enterrés (Segura 2009).
- Localiser et contextualiser toutes les fosses communes possibles, aussi bien de soldats que de victimes de la répression ;
10Dans le cas des fosses communes, se mettre d’accord sur les trois points énumérés est indispensable pour ne pas générer de fausses attentes qui ne feraient rien d’autre qu’augmenter la douleur des familles, parce que, selon les experts, après soixante-dix ans il n’est possible d’identifier qu’un nombre réduit de cas3. Par respect pour les membres des familles, il faut détruire l’image bien intentionnée selon laquelle presque toutes les fosses communes peuvent être localisées et les corps enterrés identifiés. Malheureusement, sept décennies après la guerre, la réalité est bien différente : on ne localise pas toujours les fosses là où les situent la mémoire orale, soit parce que les effets de la nature les ont effacées ou déplacées, soit parce que la mémoire orale fixa le lieu des fusillades mais les victimes furent enterrées en un autre lieu, soit encore pour de multiples autres raisons ; dans d’autres cas, le nombre de corps trouvés ne correspond pas au nombre de fusillés retenu par la mémoire orale ou par une documentation incomplète - ou volontairement faussée quand elle fut élaborée - ; et d’autres fois encore, en dépit de la disposition d’information préalable, on n’a pas pu identifier les corps. Dans le cas des fosses massives, tous ces problèmes sont accentués.
11 Pour faire face, soixante-dix ans après, à la question des victimes de la répression durant la guerre civile et les premières années de l’après-guerre, des disparus et des fosses communes, il y a eu diverses initiatives légales de la part du gouvernement central et de certains gouvernements autonomes. Nous nous arrêterons brièvement sur la loi votée par le Parlement espagnol et sur les deux initiatives législatives votées par le Parlement de Catalogne.
12La Loi 52/2007, du 26 décembre, par laquelle sont reconnus et développés les droits et sont établies les mesures en faveur de ceux qui subirent la persécution ou la violence pendant la guerre civile et la dictature, plus connue comme « Loi de la Mémoire historique » a été publiée le 27 décembre 2007 au Journal officiel de l’État4. Dans son préambule, la loi établit que le moment est venu :
de ce que la démocratie espagnole et les générations vivantes qui en jouissent de nos jours honorent et récupèrent pour toujours tous ceux qui subirent directement les injustices et les préjudices produits, pour des raisons politiques ou idéologiques, quelles qu’elles soient, ou encore des croyances religieuses […] ainsi que ceux qui perdirent la liberté, en subissant la prison, la déportation, la confiscation de leurs biens, les travaux forcés ou les internements dans des camps de concentration dans ou hors de nos frontières […] ensuite, ceux qui perdirent leur patrie pour avoir été poussés à un long, déchirant et, dans tant de cas, irréversible exil. Enfin, ceux qui en différents moments luttèrent pour la défense des valeurs démocratiques, tels que les membres du corps des Carabineros, des Brigades internationales, les combattants guérilleros […] ou les membres de l’Unión Militar Democrática […] De ce point de vue, la loi pose les bases afin que les pouvoirs publics mènent à terme des politiques publiques destinées à la connaissance de notre histoire et au développement de la mémoire démocratique.
13Dans son article 3, la loi « déclare l’illégitimité des tribunaux, jurys ou organes de toute nature administrative créés en violation des plus élémentaires garanties du droit à un procès juste, ainsi que l’illégitimité des sanctions et des condamnations de caractère personnel imposées pour des raisons politiques, idéologiques ou de croyances religieuses ». Dans ses articles 5 à 10, il est prévu « le droit à une indemnisation en faveur de toutes les personnes qui perdirent la vie en défense de la démocratie ». Dans ses articles 11 à 15, « [...] les administrations publiques facilitent [...] les tâches de localisation et, le cas échéant, d’identification des disparus, comme ultime preuve de respect envers eux ». La loi établit aussi des « mesures en rapport avec les symboles et les monuments commémoratifs de la guerre civile ou de la dictature, soutenues par le principe d’éviter toute exaltation du soulèvement militaire, de la guerre civile et de la répression de la dictature » (articles 15 et 16), des mécanismes pour l’obtention de la nationalité espagnole pour les volontaires des Brigades internationales et les enfants et petits-enfants des exilés, la création d’un Centre documentaire de la Mémoire historique et l’annulation de divers lois et décrets franquistes en rapport avec la répression.
14En Catalogne, deux mois auparavant on avait approuvé la Loi de la Mémoire Démocratique qui part de la base que, quand il s’agit des victimes d’un conflit et de la douleur et du deuil que leur mort a causés - victimes reconnues et douleur et deuil publics ou victimes condamnées à l’oubli et douleur et deuil occultes ou clandestins dans le cas de la guerre civile espagnole -, une « mémoire historique » qui prétend en même temps respecter les valeurs démocratiques doit introduire un principe éthique incontournable : devant le fait irréversible de la mort, toutes les victimes sont les enfants d’un acte culminant d’intolérance indépendamment de ce que furent leurs idées et de qui furent leurs bourreaux ; de la même manière, toutes les douleurs sont également légitimes et dignes indépendamment de ce que fut le contexte qui fut à l’origine de cette douleur et de ces victimes5. Le législateur rappelle que « la grandeur de la démocratie est que, à la différence des régimes totalitaires, elle est capable de reconnaître la dignité de toutes les victimes de l’intolérance bien au-delà des options personnelles, idéologiques ou de conscience de chacun ». Et, plus tard, il explicite que « le système démocratique doit reconnaître la mémoire et la dignité de toutes les victimes du franquisme ainsi que celles de la violence politique incontrôlée dans l’arrière-garde républicaine, tout spécialement celles qui se produisirent au cours des premiers mois de la guerre et indépendamment de leurs options idéologiques et de la zone dans laquelle, de gré ou de force, le conflit les situa ».
15La loi catalane faisait ainsi face, par la reconnaissance de toutes les victimes de la violence politique, à l’un des thèmes parmi les plus sensibles mis en évidence par les historiens : la portée de la répression dans l’arrière-garde républicaine au cours des premiers mois de la guerre civile. Toutefois, depuis que commencèrent au Parlement espagnol les premières démarches pour impulser ladite Loi de la Mémoire historique, le principal parti de l’opposition ainsi que certains secteurs conservateurs, quand ils n’étaient pas directement nostalgiques du franquisme, entreprirent une campagne destinée à éroder les effets de la loi et à introduire une confusion intéressée entre répression, victimes et disparus. La légitime revendication des victimes que causa la répression dans la zone républicaine a été utilisée comme un bélier contre la récupération de la mémoire et la dignité des victimes de la répression franquiste.
16Finalement, le Parlement de Catalogne, en réunion plénière, vota la Loi 10/2009 « sur la localisation et l’identification des personnes disparues au cours de la guerre civile et de la dictature franquiste, et la dignification des fosses communes », plus connue comme « Loi des Fosses6». Dans ce cas, la loi catalane allait bien au-delà de la loi espagnole et avait comme objectif de « reconnaître la dignité des personnes disparues au cours de la guerre civile et de la dictature, et le droit de la société à connaître la vérité du passé, éviter que les fosses communes tombent dans l’oubli et signaler et dignifier les lieux des enterrements pour les récupérer comme espaces de mémoire ». Le texte prévoit également
17 la possibilité d’exhumer une fosse à la demande des membres de la famille des personnes disparues ou d’une institution ou encore d’un organisme à but non lucratif dédié à l’investigation ou à la récupération de la mémoire historique s’il le fait au nom d’un membre de la famille. Dans le cas où la demande dispose des preuves documentaires pertinentes [...] la loi établit que le gouvernement assumera le coût de l’intervention7
18Dans le cas des fosses, l’exemple de la Catalogne, qui est le lieu où se trouve la législation la plus avancée en cette matière8, peut aider à concrétiser la manière dont devraient se réaliser les interventions. En avril 2008, on avait comptabilisé 179 fosses communes et enregistré 2 171 disparus :
La majorité étaient des soldats, presque tous de l’armée républicaine, morts au front. Les autres étaient des civils morts dans des circonstances diverses pendant la guerre ou l’après-guerre [...] Des 2 171 investigations commencées, dans 303 cas on a pu trouver de la documentation sur les derniers jours de la personne disparue et on a pu la fournir à la famille. Dans 72 cas, on a pu déterminer les ultimes circonstances de la vie de la personne disparue ainsi que le lieu où elle avait été enterrée. Plus de 1 800 dossiers demeurent encore ouverts9.
19En conclusion, il y a encore beaucoup de chemin à faire pour pouvoir considérer comme acquittée la facture payée par les victimes de la guerre civile et la dictature franquiste, tout spécialement en ce qui concerne celles qui furent aussi condamnées à l’oubli. Il y a encore trop d’obstacles qui s’opposent à la pleine reconnaissance des victimes, à leur dignification et à la récupération de leur mémoire. Et ceux qui argumentent que localiser, signaliser et exhumer les fosses, c’est rouvrir les blessures du passé ne constituent pas le moindre de ces obstacles. Ce sont les mêmes qui utilisent comme bélier de manière intéressée la répression républicaine - que personne ne nie - pour s’opposer aux initiatives législatives pour impulser des politiques publiques de mémoire. Non, c’est tout le contraire, la récupération de la mémoire des victimes de la répression enterrées dans des fosses communes est le pas nécessaire et indispensable qui permettra de refermer définitivement les blessures du passé et de pouvoir faire face dignement à l’avenir. C’est un impératif démocratique et de respect des droits de l’homme que de mettre à jour ces milliers de victimes passées sous silence, qui furent assassinées et enterrées dans des fosses communes et dont les familles subirent pendant des décennies l’opprobre du deuil occulte. Ce n’est pas une question de revanche mais de justice et de dignité, parce que l’on pourra difficilement faire face à l’avenir en oubliant un passé qui a laissé dans les fossés et dans les champs les restes de victimes condamnées à être enterrées dans l’oubli10.
Notes de bas de page
1 L’historiographie espagnole et catalane est devenue très tôt la base pour l’étude et l’analyse de la répression pendant la guerre civile et la dictadure. Pour un travail pionnier voir sur la Catalogne : Josep Maria Solé et Joan Villarroya (Josep Maria Solé i Sabaté, La repressió franquista a Catalunya, 1938-1953, Barcelona, Edicions 62, 1985 ; Josep M. Solé i Sabaté et Joan Villarroya i Font, La repressió a la reraguarda de Catalunya (1936-1939), Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1989).
2 Altaffaylla Kultur Taldea, Navarra 1936. De la esperanza al terror, Tafalla, Altaffaylla Kultur Taldea, 1986. Cette liste pouvait également être trouvée en novembre 2008 dans la version électronique d’El País : « La recuperación de la memoria histórica. A fondo. Texto de referencia ».
3 Comme l’a pertinemment écrit José Antonio Lorente Acosta à « Exhumar no es identificar », El País, 6 de octubre de 2008, le passage du temps et le mélange produit par l’accumulation des cadavres rendent très difficile, dans le cas de grandes fosses communes, l’identification de la dépouille, et la création d’une banque d’ADN n’a pas de sens quand il n’y a pas de famille connue pour la comparaison directe.
4 Boletín Oficial del Estado, n° 310, 27 de diciembre de 2007, Jefatura del Estado, p. 53410-53416. (Annexe numérique 1).
5 Diari Oficial de la Generalitat de Catalunya, n° 5006, 12 de noviembre de 2007, Disposicions, Departament de la Presidència, p. 45172-45179 (Annexe numérique 2).
6 Butlletí Oficial del Parlament de Catalunya 492/08 et Diari Oficial de la Generalitat de Catalunya, n° 5417, 9 de junio de 2009 (Annexe numérique 3).
7 Generalitat de Catalunya, « Aprovada la Llei de fosses », 17 de junio de 2009, consulté le 9/01/2011, <http://www10.gencat.cat/gencat/AppJava/cat/actualitat2/2009/90617aprovadalall eidefosses.jsp>.
8 On rappelle que la Loi de l’État sur la Memoire Historique donne droit à localiser et identifier les disparus, mais ne fournit pas de soutien institutionnel pour mener à bien cette localisation et l’identification.
9 « Nota de premsa » [Communiqué de presse]. Generalitat de Catalunya, Departament d’Interior, Relacions Institucionals i Participació, Gabinet de Comunicació, [4/4/2008]. Le total de personnes disparues 2 171 n’est pas très différent du total des personnes disparues dans la liste remise au juge Garzon quelques mois plus tard. Cependant, comme nous venons de le voir, la plupart des victimes ne sont pas à cause de la répression. En revanche, les victimes de la répression ont été plus nombreuses : les victimes de la répression républicaine on été 8 352, tués par la répression franquiste 3 395 et 5 500 morts à cause des bombes. Mais la plupart de ces victimes ont déjà été repérées au cours de la guerre ou l’immédiat après-guerre et, par conséquent, elles ne peuvent pas être considérées comme disparues. Cette note de presse montre également la carte de fosses comunes de la Catalogne. Bien que ce communiqué de presse ne soit pas signé, il faut dire que c’est Queralt Solé qui a participé à son élaboration, car elle travaillait alors en tant que responsable des fosses comunes dans la Direcció General de la Memòria Democràtica de la Conselleria d’Interior de la Generalitat de Catalunya. Pour une étude plus détaillée, voir aussi le livre du même auteur Els morts clandestins. Les fosses comunes de la Guerra Civil a Catalunya (1936-1939), Catarroja (València), Editorial Afers, 2008.
10 Sur les questions abordées dans ce texte, voir aussi : Antoni Segura, « Represión, víctimas, fosas y desaparecidos », Pasajes de pensamiento contemporáneo, n° 31, invierno 2009-2010.
Auteur
Université de Barcelone – Centre d’études historiques internationales
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