Introduction1
p. 5-19
Texte intégral
Ce livre est dédié à notre collègue et ami Mohamed El-Ayadi
1Le couple histoire/mémoire et la question des représentations culturelles sont, depuis de nombreuses années déjà, au cœur de débats scientifiques, sociaux et politiques. Ouvertes par les travaux pionniers de Maurice Halbwachs, Paul Ricœur, Jacques Le Goff ou Pierre Nora, les analyses françaises des usages politiques de l’histoire, des relectures identitaires du passé ou de la prégnance de la longue durée dans les sociétés ont souvent fait leur chemin à côté de celles des auteurs anglo-saxons ou allemands, croisant parfois leurs concepts ou leurs méthodes, comme par exemple ceux de Paul Connerton (1989), de Jan Assmann (2006), Eric Hobsbawm et Terence Ranger (2006). Elles avaient cependant rarement été mises à l’épreuve du monde méditerranéen et ne s’appliquaient souvent qu’au cadre de l’État-nation. Les recherches menées dans le cadre du programme IMASUD (Suds imaginaires, imaginaire des Suds. Héritages, mémoires, représentations en Méditerranée), porté entre 2008 et 2012 par Maryline Crivello de l’UMR TELEMME de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) d’Aix-en-Provence, avaient pour objectif d’aborder cette relation histoire/mémoire à la lumière de différents cas d’étude méditerranéens. La Méditerranée y a été aussi bien envisagée comme un lieu d’héritages ou d’identifications que comme un espace d’affrontements des « mémoires » et des « imaginaires », en référence à la conception de l’imaginaire social théorisé par Cornélius Castoriadis dans ses travaux (Castoriadis 1975). L’hypothèse de départ de ce programme reposait sur la prégnance du rôle social et politique de l’histoire comme mode d’écriture du passé, et plus particulièrement sur la réalité du « tournant mémoriel » que de nombreuses situations révèlent à partir des années 1990, à l’échelle planétaire. Ainsi, si le rapport histoire/mémoire est devenu un classique qui a engendré un vaste corpus théorique, la régularité avec laquelle il se trouve convoqué au cœur du débat public signale la persistance de flous, d’opacités ou de « non-dits » dans son appréhension. Ainsi, en phase avec l’irruption du phénomène mémoriel, le questionnement sur la place de l’histoire dans la société contemporaine par l’approche de ses usages publics – dans lesquels se fondent les usages politiques – a également ouvert des perspectives prometteuses. Cette notion vient qualifier l’appropriation et le recours au passé par des acteurs sociaux ou politiques – régions, communes, partis, associations – pour répondre à des exigences individuelles et collectives au présent. Pour autant, il ne s’agit pas de remettre en question la légitimité de ces usages ou de tracer les manipulations ou falsifications de l’histoire, mais bien de prendre la mesure de la diversité des modalités de gestion du passé et de comprendre la fonction assignée à l’histoire dans un contexte situé.
2L’intensification contemporaine de ces usages s’inscrit dans le cadre d’un bouleversement récent des rapports que notre société a toujours entretenus avec le passé, et des formes nouvelles que prend sa convocation. Ces problématiques demeurent souvent enfermées dans les cadres nationaux, au détriment de la comparaison avec d’autres pays. La pluralité des échelles de mémoires collectives et individuelles est rarement affirmée, tout comme la diversité des territoires d’identification. Ces débats font souvent la part belle aux mémoires « dominantes », servies par l’expression écrite et plus largement médiatique au détriment de mémoires minoritaires ou davantage « silencieuses », mais pas moins signifiantes. Pour cet ensemble de raisons, les chercheurs impliqués dans le programme IMASUD ont jugé indispensable d’ouvrir largement des questionnements ayant émané dans un premier temps du champ historique en les confrontant aux analyses et aux concepts forgés par d’autres sciences sociales impliquées dans l’étude du couple identité/mémoire souvent à partir d’études de cas, d’enquêtes et d’observations de terrain. Lorsqu’il a été engagé, le dialogue a permis d’entreprendre de fructueuses tentatives de dépassement du concept de « mémoire », de questionner, à tâtons, le couple histoire/ mémoire autour de nouvelles perspectives décrivant son positionnement dans les rapports de forces contemporains. Lors de différentes activités de recherches et de rencontres scientifiques, il a été rapidement confirmé que l’appréhension de telles problématiques en Méditerranée nécessitait une prise en compte attentive de l’articulation des différentes « échelles de la mémoire » – régionale, nationale ou infranationale – (Crivello, 2010) pour rendre compte de sentiments d’identification pluriels, s’entrecroisant à différents niveaux. Les débats ont été nombreux, certaines pistes ont été abandonnées, d’autres prolongées par de nouveaux échanges qui nourrissent ou inspirent encore aujourd’hui certaines dynamiques de recherche autour des équipes de la Maison méditerranéennes des sciences de l’homme. En particulier, celle qui concerne l’émergence ou l’affermissement des dynamiques communautaires autour de la réappropriation des récits sur le passé, de l’action patrimoniale ou mémorielle, semble offrir de nombreuses possibilités de travail. Elle paraît en phase avec certaines dynamiques du monde contemporain, et conduit à enrichir un questionnement souvent figé par l’opposition binaire entre État-nation et communautés. Les grandes contestations de 2011 et 2012 qui ont bouleversé les pays de la Méditerranée Sud et les désordres et convulsions qui en ont découlé en sont l’exemple démonstratif. Les rapports au passé, à l’espace et à la mobilité sont revisités à la lumière de la contestation qui révolutionne également les approches épistémologiques des sociétés concernées.
Conflits, mémoire et histoire : détour par l’État, retour par les lieux
3L’un des points de départ de ces travaux a été l’analyse des territoires où se manifestaient des processus mémoriels à partir de la double problématique du partage et du conflit. L’entrée par les lieux a conduit à tester les modalités d’expression d’un sentiment d’identification collective à une entité territoriale ou politique donnée via son incarnation dans le territoire. Ces différents exemples ont confirmé l’intervention d’une multitude d’acteurs ainsi que le caractère mouvant de ces lieux, connus depuis les travaux de Pierre Nora sous l’appellation de « Lieux de mémoire » (Nora 1992). Ces aspects affirment bien le caractère construit et processuel de l’acte qui conduit à leur identification ainsi qu’aux potentialités créatrices du lieu lui-même, qui engagent le processus plus général liant histoire et mémoire. À travers les usages, les pratiques et les récits rattachés à ces « objets porteurs de temps » (Sibony 1998) apparaissent les différentes tensions qui président aux processus de la narration de l’individu comme du collectif, conduisant à l’instauration d’une mémoire, légitimée comme étant « Histoire ». De tels lieux produisent du sens, du lien, du territoire, du consensus, mais également du conflit puisque différents points de vue peuvent s’y superposer, voire s’y opposer en raison de la pluralité des regards qu’il est possible de porter sur eux. Pour observer les tendances qui animent ces objets, les espaces de la Méditerranée ont offert des cas emblématiques car ils sont le fruit d’une longue présence humaine et condensent un feuilletage de représentations particulièrement diverses qui donnent à penser la relation entre ces lieux et les imaginaires de manière plus ouverte. C’est par exemple le cas de la ville d’Alexandrie, présenté dans le cadre d’IMASUD par Jean-Yves Empereur et Éric Gady. Admirée dès l’Antiquité, la ville s’est pourtant considérablement transformée au cours des siècles. Elle s’est agrandie et enrichie de bâtiments nouveaux tout en subissant des destructions considérables. La splendeur d’Alexandrie résidait à cette époque dans le plan, le tracé et la largeur des grandes artères, la beauté des palais et des monuments publics, les installations portuaires, les citernes, les nécropoles et les jardins. Elle fut un foyer de diffusion d’une culture singulière qui rayonna dans tout l’espace méditerranéen après le règne des Lagides, à partir du ier siècle avant J.-C. Plus tard, c’est l’Alexandrie cosmopolite et contemporaine du xixe siècle qui a suscité des réappropriations mémorielles – donnant ainsi une dimension plus diffuse et éclatée à cette notion de « lieu de mémoire » qui s’articulait avec l’ensemble des représentations incarnées par ce lieu.
Histoire sélective et mémoire des lieux
4L’existence de « lieux de mémoire » tels qu’ils ont été théorisés par Pierre Nora se pose surtout et nécessairement en rapport avec l’implication de l’État dans la constitution d’un patrimoine national commun. Le processus de patrimonialisation correspond en effet le plus souvent à la sélection d’objets matériels ou immatériels pour les inclure aux définitions patrimoniales. Dans les jeunes États-nations nouvellement indépendants, ces élaborations ont pu véhiculer la définition d’une unité et d’une identité nationales. Paradoxalement, c’est souvent à partir des définitions du patrimoine établies par les anciennes puissances coloniales que le patrimoine des jeunes États a été constitué. Plus récemment, l’UNESCO et ses différentes instances ont proposé des programmes de valorisation d’un patrimoine défini comme méditerranéen. C’est l’objectif du programme Museum with no Frontiers, qui permet d’entériner la définition d’un patrimoine transnational. Ainsi, la plupart des publications portant sur les questions patrimoniales en Méditerranée ont principalement abordé cette question à travers le prisme des politiques étatiques. Mais, souvent, fabriquer la nation indépendante, ce fut homogénéiser culturellement le récit du passé et orienter le choix des lieux de mémoire. Au Maghreb comme au Proche-Orient, le renversement du regard orientaliste pittoresque vers le nationalisme arabe a conduit à effacer les altérités culturelles pourtant révélées par le colonialisme. Deux voies se sont alors distinguées : soit, comme dans le cas de l’Algérie, en ignorant les revendications de la différence berbère ; soit en privilégiant une intégration pacifique et relativement ouverte aux survivances de particularismes ponctuels, comme les rapports que la Tunisie a établis avec ses ressortissants de confession juive.
5L’approche multiscalaire du projet IMASUD visait ainsi à questionner une lecture du patrimoine centrée sur sa définition étatique en s’intéressant aux dynamiques portées par des groupes sociaux particuliers. Ainsi, le processus de patrimonialisation concerne aussi bien les communautés locales que les instances officielles. En Jordanie, si certains lieux saints sont inclus à la topographie sacrée officielle, et donc au patrimoine jordanien, d’autres sont délaissés par les instances officielles. Ces derniers font pourtant l’objet d’une valorisation par les populations locales. C’est le cas du sanctuaire du Cheikh Muhammad de la ville de Ma‘ân, au sud de la Jordanie, qui est devenu pour certains groupes de la ville le vecteur d’une mémoire partagée mais aussi le garant de l’histoire de la ville et de son passé prestigieux (Neveu 2013). C’est aussi ce qui est apparu de manière plus discrète dans l’exemple du quartier tunisois de La Goulette présenté par Dionigi Albera, où, à travers les yeux d’une ancienne habitante, se forme l’image d’un lieu où affleure un passé alternatif (au discours stato-national celui de la communauté italienne et juive), sous l’effet de la permanence des mémoires individuelles comme familiales. Ainsi, par-delà la « mise en ordre » de la mémoire par l’histoire et la narration de la Nation, l’examen minutieux de différentes situations locales fait du chercheur une sorte d’« archéologue » des discours mémoriels, à la recherche de différentes strates permettant d’accéder aux sens multiples attachés aux « lieux de mémoire ». Cette démarche conduit à mettre en avant le rôle de différents acteurs situés en position d’intermédiaires entre les « territoires officiels » de la narration (dont participent aussi les enseignants et les chercheurs) et ses marges (voyageurs, écrivains, érudits, minorités…). Loin d’être des objets froids auxquels sont associées rationnellement des lectures officielles de l’histoire, ces « lieux de mémoire » apparaissent être les produits d’un rapport complexe avec les images du passé qu’ils évoquent, faits de conflits comme d’arrangements, d’amnésie et de souvenirs.
Mémoires de conflit, conflits de mémoire
6La seconde orientation des travaux du programme IMASUD a mis au centre de son attention la question des conflits de mémoire, qui sont souvent l’une des modalités d’expression des conflits et même parfois leur mobile. L’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques peut constituer un moment de légitimation nécessaire pour les dépositaires du pouvoir. L’occultation de l’hétérogénéité dans l’histoire de la nation, ainsi que l’invention d’un sens historique visant la réalisation du destin national en sont très souvent les corollaires. La violence avec laquelle l’État ou les sociétés réagissent aux mises en question de ce schéma d’identification est le signe d’une certaine fragilité à cet égard de la part des communautés méditerranéennes. Tant l’« hypermnésie » que l’occultation des traces s’imposent dans ce cas comme les signes du décalage qui procède du mouvement décrit plus haut d’homogénéisation des discours autour de valeurs et de symboles communs. Aujourd’hui, on peut se demander si les mémoires antagonistes ainsi éludées ont cessé d’être une source de conflits. Dans ce cadre, les différents exemples de « travail de mémoire » entrepris en Méditerranée peuvent-ils contribuer à dissiper les incompréhensions et à apaiser les conflits aussi bien intra- qu’intercommunautaires ? La mission est ici de parvenir à réconcilier les « victimes » et les « coupables » à travers l’établissement de la « vérité » par la mobilisation d’une mémoire collective (re)construite sur la base des mémoires individuelles. La description de ces processus fait écho à des situations abordées par IMASUD. C’est le cas des travaux de Daho Djerbal sur les histoires et les mémoires des violences de l’époque de la guerre d’indépendance algérienne, qui s’arrêtent sur le « pacte dénégatif » sur lequel a eu besoin de se reconstruire la société kabyle meurtrie. On retrouve cette même problématique de l’oubli des violences dans le cas de la guerre d’Espagne étudiée par Antoni Segura qui pose tout autant la question de la prescription, du tabou et de l’indicible.
7D’autres exemples, traités dans le cadre du programme, permettent au contraire d’affirmer parallèlement qu’un « retour de mémoire », contraire à ce mouvement d’oubli ou d’homogénéisation, serait en marche dans certains pays de la Méditerranée. C’est le cas au Maroc de l’Instance « Équité et Réconciliation » (IER), présentée par les travaux de Mohammed Tozy, Fadma Aït-Mous, Ahmed Bendella et Badiha Nahhass. Elle a opéré depuis 2004 comme symbole, voire mise en scène, d’une « transition » démocratique partielle et d’un retour sur le passé des violences d’État des années 1960 à 1980. Son but était de reconstruire du lien malgré les événements de la répression politique que le pays a connus durant les précédentes décennies. Le retour sur les années de plomb et le projet de réconciliation sont à ce titre emblématiques pour illustrer le paradoxe d’une pacification recherchée plus par la mobilisation de la mémoire que par l’oubli. Les crises de violence qu’a connues le Maroc ont pourtant occasionné des violations graves des droits de l’Homme. Elles ont impliqué de nombreux acteurs et touché un grand nombre de régions du pays, en particulier le Rif en 1958 et 1959. Le travail de l’IER a pris plusieurs formes qui laissent la voie libre à l’expression des personnes au titre de leur particularité plutôt qu’à celui de leur inclusion dans un ensemble national plus vaste : les enquêtes de terrain ont comporté des entretiens systématiques avec les familles des personnes portées disparues, le recueil de témoignages d’anciens disparus « réapparus » libérés, des visites de constatation in situ et d’enquêtes dans les anciens lieux de détention ou de séquestration, ainsi que l’audition d’anciens gardiens ayant exercé dans ces lieux. Malgré ses limites, le travail de l’Instance a ainsi permis de mettre les questions de mémoire et d’histoire au centre des préoccupations de la recherche ainsi que de certains débats publics au Maroc ces dernières années.
8Les travaux sur la sortie des violences de la sombre décennie algérienne (1992-2002), présentés par Yazid Ben Hounet et Ammar Belhimer, ont permis de pousser un peu plus loin cette perspective. Ils ont montré comment la revitalisation d’une mémoire douloureuse et antagoniste pouvait être prise en charge par la société elle-même, au-delà des décisions politiques, pour déboucher parfois sur des processus de conciliation plus que de rupture. Pourtant, dans les villages les plus touchés par les violences, la reprise d’une vie « normale » entre acteurs ayant connu des déchirements extrêmes est un véritable défi. L’observation des modalités concrètes de la difficile cohabitation entre les différents acteurs de ces violences montre que des moments et des lieux enchâssés dans le quotidien peuvent servir de sutures latentes, en dépit des déchirures qu’a connues le lien social. Les secteurs les plus touchés se repeuplent progressivement et leurs anciens habitants retournent vivre dans leurs habitations, au voisinage de ceux qui ont été hier leurs ennemis mortels. Dans ces lieux, les pratiques locales de réconciliation (sulh) semblent être aussi importantes que les lois promulguées par le gouvernement algérien à ce propos. Il y a tout lieu de penser que ce sont ces interprétations locales qui ont été les principales garanties de son succès relatif. La diya (compensation) en est l’exemple le plus éloquent, signalant comment c’est plus dans l’arrangement local coutumier que dans le « point final » législatif que réside la « réalité » du processus.
9Là encore, les « printemps arabes » et les événements qui ont marqué la Tunisie, l’Égypte et la Libye ont remis en question les versions nationalistes des récits historiques tels qu’elles se sont imposées depuis les indépendances et réifiées dans le cadre de pratiques autoritaires de gouvernance. La Tunisie mais aussi le Maroc et dans une moindre mesure l’Algérie voient émerger de nouvelles pratiques historiennes qui produisent de nouveaux récits historiques mettant en lumière des pans du passé largement occultés par la doxa d’État. La configuration « post-révolutionnaire » a accéléré les attentes sociales dans une demande d’une plus grande justesse de la « vérité » historique. Ce besoin d’histoire et de mémoire historique qui s’exprime révèle, bien souvent, une demande d’apaisement et de réconciliation avec un passé considéré trop souvent douloureux. Et il ne s’agit plus d’en finir avec les violences du passé colonial mais bien avec celles de la période de l’indépendance soumise à des pouvoirs autoritaires et liberticides.
Les communautés ou la pluralité pacifiée ?
10Les constructions mémorielles héritées de la constitution des États-nations ne semblent plus résister aux aspirations de reconnaissance culturelle et politique des groupes minoritaires locaux, même lorsque ces derniers sont dispersés dans les diasporas ou ont connu des violences. Le passé ne se résume ainsi jamais au récit d’un « peuple » monolithique et l’émergence d’une pluralité de passés vient modifier et complexifier le combat unificateur des institutions. Par ailleurs, la dispersion migratoire des citoyens de nombreux pays méditerranéens alimente des foyers de narration alternatifs, en prise avec la possibilité de sociétés multiculturelles et économiquement intégrées. En dehors du pays d’origine, ces récits gagnent également du poids et contribuent à fortifier une relative autonomie et assurance du groupe minoritaire. Les formes de mobilité contemporaines ont ainsi fait du passé des migrants une ressource culturelle qui modifie sensiblement l’équilibre des constructions nationalistes. L’approche multiscalaire de la répartition géographique de ces groupes, les relectures de leurs histoires migratoires ainsi que l’étude des usages et des répercussions politiques se présentent aujourd’hui comme les chantiers les plus novateurs des usages du passé en Méditerranée. En ce sens, IMASUD s’est positionné comme un réseau innovant qui semble avoir essaimé aujourd’hui bien au-delà de son cadre d’origine.
Du souvenir aux « communautés de mémoire »
11Nombreux sont les exemples méditerranéens d’émergence de « communautés de mémoire », aussi bien parmi les communautés minoritaires que les groupes migrants. Au Maghreb, de nouveaux travaux (comme par exemple Dirèche 2010) ont permis de renouveler une historiographie post-indépendance centrée sur la décolonisation, les mouvements d’indépendance, ainsi qu’une lecture nationaliste des peuples maghrébins dans leur lutte pour l’indépendance. L’arabo-islamisme politique censé cimenter cette lutte contribue à polir une identité nationale à partir d’un discours univoque des représentations identitaires. Démontrer la mobilisation d’un peuple, légitimer sa lutte sont les schèmes récurrents de l’écriture nationale de cette l’histoire. Les grands hommes et les grandes figures du mouvement nationaliste, les événements fondateurs, les dates historiques mobilisent l’intérêt de l’historien professionnel et produisent des narrations historiques en adéquation avec les orientations et les projets de l’État. Ces récits proposent une nouvelle définition de l’identité de la nation qui intègre une partie de la communauté nationale en excluant l’autre. Éviter les discordances, marginaliser les éléments sources de conflits potentiels, oublier des événements et des acteurs historiques deviennent des conditions prioritaires à l’écriture sélective de l’histoire nationale. Ce débat n’est pas spécifique au Maghreb. Pour autant, selon Karima Dirèche, l’homogénéisation nationale peut passer par des processus différents d’un pays à l’autre. Le cas des berbérophones algériens et marocains, comparé à celui de la Tunisie, montre l’existence de deux mémoires de l’histoire du Maghreb : celle produite par les États post-indépendants et celle élaborée par les Berbères d’Algérie et du Maroc. Elles s’élaborent en miroir et sont les conséquences d’une indépendance difficile et douloureuse où la question de l’identité des nations apparaît de manière récurrente et presque obsessionnelle. La Tunisie se pose en contre-exemple régional, puisque le métissage historique de la population est tel que l’élément berbère et berbérophone correspond aujourd’hui à moins de 2 % de la population totale. L’exemple du Rif marocain, développé par Badiha Nahhass, a montré a contrario comment, dans un contexte national marqué par les prémisses d’une ouverture politique, le débat sur la mémoire régionale a émergé, au début des années 1990, avec la création d’associations locales avec référentiel amazigh. Ces associations, telles que Numedia, Nekour ou Buya, avaient pour objectif de faire connaître l’histoire du Rif, de valoriser son patrimoine, ses traditions et ses coutumes.
12C’est la relation entre différentes échelles de production mémorielle qu’éclaire le travail d’Anna Poujeau sur les communautés chrétiennes de Syrie. Alors que le pouvoir est détenu par un courant minoritaire musulman (les alaouites), la mobilisation du passé chrétien dans la construction du récit d’homogénéisation historique officiel conduit à valoriser les origines chrétiennes pour mieux subvertir le courant musulman majoritaire. Au contraire, depuis les foyers d’immigration nord-américains, les chrétiens coptes d’Égypte produisent quant à eux un récit alternatif d’origine de leur communauté, qui souligne leur originalité et leur exceptionnelle survie de la fondation du christianisme à aujourd’hui. La subversion de la nation égyptienne vient, dans ce cas, non des oscillations du pouvoir politique – qui aurait plutôt tendance à vouloir gommer les différences – mais de groupes en migration qui établissent, depuis l’extérieur, leur propre définition en tant que minorité. Dans le cas des juifs éthiopiens migrant en Israël analysé par Lisa Anteby-Yemini (2004), les renégociations des identités nationales et minoritaires se jouent en revanche sur le lieu d’installation. Le sionisme en Israël a voulu unifier la mémoire nationale en privilégiant la version hégémonique de l’establishment ashkénaze, c’est-à-dire des juifs originaires d’Europe centre-orientale ou des États-Unis. Or, depuis quelques années, on assiste à des débats sur la place de l’histoire et de l’héritage des juifs originaires des pays du Maghreb ou du Moyen-Orient, que ce soit lors des manifestations culturelles ou dans les manuels scolaires. Selon certains, cette mémoire juive orientale encore occultée traduirait la discrimination ressentie par cette partie de la population israélienne. Elle témoignerait de conflits plus profonds entre juifs ashkénazes et sépharades quant à la construction d’une mémoire collective. C’est dans ce climat de revendications identitaires que commence en 1984 la première vague de migration de juifs d’Éthiopie vers Israël. Après plus de vingt ans, des demandes de reconnaissance d’un passé et d’une histoire spécifique aux juifs éthiopiens émergent, ce qui illustre comment un nouveau groupe reprend des discours et des stratégies identitaires déjà employés par d’autres, les juifs orientaux. Plus encore, une fois en Israël, ces nouveaux citoyens reconstruisent une identité où les traits juifs sont mis en exergue, quitte à judaïser certaines pratiques ou même à en effacer d’autres. La reconnaissance de l’héroïsme et de la souffrance endurés par cette communauté pour atteindre la Terre Promise devient une revendication portée notamment par un comité constitué afin d’ériger un monument à la mémoire des 4 000 juifs éthiopiens qui ont péri au Soudan, en route vers Israël. Cet exemple permet d’enrichir les travaux sur la construction de l’identité, du passé et de l’histoire à la lumière des revendications actuelles d’autres groupes plus importants en Israël, tels que les juifs orientaux.
Des communautés pour la paix ? L’exemple des sanctuaires ambigus
13Ces mobilisations communautaires sont-elles pour autant le signe d’un durcissement des relations inter-groupales dans les sociétés de Méditerranée ? Si l’on opère un retour vers les lieux – ici les lieux du religieux –, la réponse à cette question doit être envisagée avec nuances. Tout en s’éloignant d’une narration univoque, certains espaces religieux semblent demeurer, à l’échelle des narrations locales, des lieux de partage, malgré la mobilisation d’un discours de la différence (ou de la particularité) tel qu’il est décrit dans les paragraphes précédents. C’est le cas de certains lieux de cultes partagés par plusieurs religions qui apportent un exemple original de la manière dont les territoires sont investis de discours parfois paradoxaux. Ces moments/ lieux de fusion dévotionnelle donnent une autre perspective sur l’idée selon laquelle la mobilisation minoritaire ou communautaire serait automatiquement synonyme de tension ou de conflit.
14Ces phénomènes d’imbrication peuvent se produire dans les grands centres de pèlerinage au rayonnement international tout comme dans des sanctuaires urbains ou ruraux : les chemins de la mixité dévotionnelle amènent à des églises, des mosquées, des synagogues, des tekkes, des chapelles, des tombes rurales ou vers des lieux de culte totalement intégrés aux mondes minéral et végétal. Comme le montrent les travaux de Dionigi Albera (2005a), si certains lieux partagés sont issus des dynamiques de conquêtes ou de conversions, d’autres « sanctuaires ambigus » (Hasluck 1929) renvoient à des modalités plus « douces » de transfert. Dans ces cas, le passage d’une religion à une autre s’effectue à travers des processus osmotiques qui se déroulent de manière imperceptible et s’étalent dans le temps. Même après le changement de contrôle, des sanctuaires continuent de faire l’objet de dévotions partagées par des fidèles de religions différentes. Ils deviennent des sortes de palimpsestes où quelque chose de l’écriture précédente demeure.
15Ces phénomènes de mixité sont bien implantés et récurrents dans le pourtour méridional et oriental de la Méditerranée, plus actifs et efficaces du côté musulman que du côté chrétien. Ce partage des lieux saints entre différentes religions tient à l’existence de figures saintes reconnues par l’islam, le christianisme et éventuellement le judaïsme, comme c’est le cas de la figure mariale, de celle d’Elie/Ilyas ou de saint Georges/al-Khidr. Les pèlerinages qui les concernent constituent ces lieux saints en espaces pluriels, polysémiques où les discours et les pratiques des différents groupes peuvent se juxtaposer ou rivaliser dans un partage parfois qualifié de compétitif (M. Hayden 2002). Ce sont ces lieux qui permettent de comprendre et d’envisager les relations entre groupes sociaux différents dans toute leur complexité. Les sanctuaires références à Marie dans les pratiques cultuelles des musulmans, en empruntant souvent des accents partiellement hétérodoxes que l’on retrouve aussi bien en Algérie (Alger, Oran), en Égypte (Al-Zeytoun, Matarryeh), au Liban (Harissa, Bechouat) et en Turquie (Éphèse). D’autres personnages saints ou des cycles narratifs communs, comme celui des Sept Dormants d’Éphèse (Pénicaud 2011), peuvent nouer des liens entre traditions chrétienne et musulmane, et permettent le partage de pratiques dévotionnelles. Ces imbrications interreligieuses se réalisent également sous le patronage de personnages saints qui n’appartiennent très nettement qu’à une seule de ces traditions. On peut citer ainsi, en Algérie, l’ermitage du père de Foucauld à Beni Abbés, visité par de nombreux musulmans ; l’église saint-Antoine de Padoue à Istanbul, dont le rayonnement dépasse largement le cercle de la communauté catholique ; au Liban, le sanctuaire de saint-Charbel ou la fête de l’Annonciation ; en Égypte, l’église d’Alexandrie consacrée à sainte Rita. Ces lieux saints en partage peuvent tout autant être des lieux contestés ou convoités et cette concurrence tient à leur fonction de garant d’une mémoire et d’une histoire aux multiples échelles.
16Qu’elle s’affirme par la langue, la religion ou l’appartenance régionale, la multiplicité des foyers de négociation, refondation, relecture ou réécriture des passés minoritaires montre l’importance que le lien au passé et au pays d’origine tient dans les activités culturelles et mémorielles des communautés contemporaines. Au-delà d’un catalogue de postures et de configurations que les travaux mentionnés ici constituent, on perçoit comment le passé et ses représentations sont également fortement influencés ou dépendants des politiques nationales et des parcours mêmes des groupes et des individus. Les réactions et les activités semblent tantôt s’éloigner, tantôt se rapprocher, mais les croisements différenciés du fait mémoriel et du fait politique invitent toujours à mieux décrire les situations particulières et à relire, de l’intérieur, les agencements et les stratégies des acteurs minoritaires et nationaux. On pourrait ajouter à ces cas ceux des migrants qui reproduisent, sur leurs propres lieux d’installation, les processus narratifs ou patrimoniaux de singularisation et d’intégration au nouveau contexte, en réclamant la reconnaissance culturelle et politique de leur expérience migratoire. Qu’il s’agisse des Arméniens au Québec, des Italiens et Maghrébins en Lorraine ou de la difficile création de la Cité nationale de l’immigration à Paris, faire mémoire et faire groupe, c’est avant tout faire contraste et construire de la différence dans un dialogue ouvert entre soi, la nation et le monde. Là encore, il faudrait, sans doute, interroger les effets des révolutions arabes et leurs crispations religieuses sur ces espaces de compromis, de mixité et de partage. Les reconfigurations politiques telles qu’elles ont eu lieu dans certains pays de la Méditerranée sud ont parfois exacerbé les tensions des communautés religieuses dans un vis-à-vis conflictuel et amer remettant en cause les principes d’une coexistence négociée en permanence.
Logiques institutionnelles et affirmation d’imaginaires transnationaux
17À l’occasion de ces manifestations, mobilisant une mémoire locale ou communautaire, on constate l’influence des nouveaux dispositifs réglementaires ou incitatifs promus par les institutions internationales. La conformité affichée à ces cadres permet à certains habitants des marges ou des communautés subalternes d’affirmer une inclusion plus sûre sur « l’échelle globale de la valeur » (Herzfel, 2004), tout en assumant leur distance vis-à-vis du profil de citoyen dominant dans le pays. Dans de nombreux cas, la référence au passé, ou à une certaine forme d’authenticité qui lui est associée, peut aussi être promue par les dispositifs de gestion introduits par certaines autorités institutionnelles. Celles-ci offrent un discours alternatif (et visiblement transgressif) à celui forgé par l’État-nation qui envisageait jusqu’alors, de manière bien plus univoque, les territoires périphériques ou les expressions minoritaires. Dans les Balkans, ces variations sont (ré) apparues dans les années 1990, au moment de la chute des régimes issus du bloc de l’Est et de la dislocation de la Yougoslavie, mais la valorisation des identités minoritaires qui s’en est suivie puisait aussi ses racines dans des dynamiques plus globales. D’une manière générale, et au-delà des cas emblématiques de la péninsule balkanique, de nombreux espaces de Méditerranée donnent à voir des processus de fragmentation sociale et de mobilisation communautaire, et parfois les dispositifs internationaux ou supranationaux semblent leur assurer un rôle de soutien, de catalyseur voire d’initiateur. Aborder ces processus à partir d’un tel point de vue permet de réévaluer l’évidence un peu rapide qui voudrait que les situations de retour du (ou de recours au) passé soient essentiellement déterminées par des processus immanents (bottom-up), procédant de nouvelles pratiques ou de nouvelles relations au territoire instaurées par les acteurs locaux sous l’égide du couple mobilité/localité.
Le rôle avéré d’instances supranationales
18L’émergence de ces « nouvelles » communautés peut être pensée par rapport à leur inclusion dans des logiques plus larges, qui les soumettent à des injonctions (ou à des suggestions plus subtiles) produites par les acteurs du discours gestionnaire situés généralement à un niveau d’intervention supranational. La mise en valeur du passé juif dans certains lieux de Méditerranée en fournit une illustration éloquente. Qu’il s’agisse des « Routes de Sépharad » en Espagne, qui visent à promouvoir la mémoire des communautés disparues à la suite de la Reconquista (Levy & Olazabal 2003), des opérations de valorisation du patrimoine juif du Comtat Venaissin ou encore de celles menées autour de la communauté juive de Rhodes (Sintès 2013), il est frappant de noter que leurs promoteurs semblent partout obéir aux standards mémoriaux que les instances de classement telles que l’UNESCO instituent en normes de gestion. De la même manière, cette promotion des mémoires alternatives ou minoritaires enregistre fréquemment l’intervention d’acteurs économiques dans la justification et la valorisation des ressorts culturels et mémoriels. La marchandisation occasionnée par leur intervention peut être un vecteur particulièrement efficace de désacralisation aux yeux de certains, par la banalisation et la trivialité de l’exploitation touristique. Cette dernière peut faire apparaître un décalage révélateur de la tension entre l’« injonction » de mémoire – telle qu’elle peut être suggérée par la force du « consensus patrimonial » (Isnart, Leblon & Bondaz 2013) – et le groupe concerné qui fait parler son hétérogénéité à cette occasion. Cette relation entre discours mémoriel et intérêt économique est centrale dans le déploiement de la mémoire juive à Rhodes, mais elle affleure aussi très clairement dans de nombreuses autres expériences patrimoniales observées en Méditerranée où économie de la culture et activité touristique vont souvent de pair. Elle est notamment sensible dans le développement du tourisme religieux, en particulier musulman, au Maghreb et au Proche-Orient depuis les années 1990.
19Cette relation vient consacrer le mouvement général qui s’est imposé ces dernières décennies en matière de relation entre culture et développement. En effet, si les années 1960 et 1970 ont été celles d’une pensée du développement – pour laquelle les formes culturelles semblaient être des obstacles au progrès économique –, ce début de xxie siècle voit a contrario une domestication de la culture par l’économie. Entre économie culturelle et « culturation du développement » (Givre & Regnault 2013), la culture s’affirmerait comme un lieu hautement favorable au dynamisme économique, voire à la relance des espaces atones, comme « ressource fonctionnelle à partir de laquelle sont requalifiés les espaces relégués de la périphérie ». Au-delà du rejet que certains des descendants des Juifs de Rhodes ont pu exprimer de ce qu’ils perçoivent comme le dévoiement de « leur » mémoire (Sintès 2010), l’affirmation de l’efficacité économique peut alors s’avérer déterminante dans le processus de distinction par la culture tel que constaté au sein des groupes périphériques, minoritaires ou subalternes. Ce mouvement serait au moins tout autant le produit du mimétisme vis-à-vis de tendances plus globales ou de l’adoption d’un modèle dominant, que celui de la réalisation d’un désir irrépressible d’exprimer une différence, une particularité qui caractériserait tout groupe humain.
20Quand on envisage plus généralement le rapport aux identités communautaires dans les années 1990 en Méditerranée, les préconisations des acteurs institutionnels supranationaux semblent agir dans le sens de la vitalisation de certains des discours minoritaires. Pour l’Europe du Sud, on le retrouve à travers les résultats du projet européen Euromosaic, dont le rapport a été rendu en 1996 à la Commission européenne sur la production et la reproduction des groupes linguistiques minoritaires au sein de l’Union européenne, tout comme ceux de l’European Bureau for Lesser-Used Languages (EBLUL). Ceux-ci ont reçu un accueil très mitigé, comme l’illustre parfaitement, en Grèce, l’épisode du jugement rendu contre l’architecte Sotiris Bletsas. Ce dernier avait distribué en 1995, lors de la rencontre panhellénique des Aroumains de Grèce, une brochure de l’EBLUL présentant la carte des zones où seraient parlés sur le territoire le grec, ainsi que le bulgare, le slavo-macédonien, l’arvanite et le turc. Le scandale et les plaintes qui ont suivi virent l’intéressé condamné à une forte amende et quinze mois de prison. À cette occasion, la juge avait déclaré, faisant écho au sentiment répandu dans le pays : « D’accord, toutes ces choses sont peut-être parlées… Mais doit-on vraiment en faire état ? » (Sintès 2008). Malgré la vigueur de ces réactions, l’intervention, même très indirecte, d’instances situées au niveau supranational permet de proposer un milieu d’expression alternatif à d’habituels cadres nationaux bien peu réceptifs à ce type de discours. Indirectement, se prolonge ainsi « par le haut » un renforcement de l’« ethnicisation » ou tout au moins d’une certaine forme de fragmentation des sociétés concernées. De tels commentaires permettent de souligner l’importance de processus de direction transcendante (top-down) : la mémoire et les imaginaires du passé peuvent être mis en relation avec l’émergence d’un nouveau discours gestionnaire ou politique, dont la mise en œuvre implique des institutions internationales ou des acteurs s’en inspirant. La contradiction apparente que ces discours opposent aux canons de l’État national doit être soulignée, même s’il convient d’aborder ce dernier point avec plus de nuances. En effet, qu’il s’agisse des rues de la vieille ville de Rhodes ou de celles de la médina de Marrakech, les relations entre expression culturelle valorisée (ou valorisable) - même contraire à l’expression canonique de l’identité nationale – semblent être devenues compatibles avec la mise en place de nouvelles politiques publiques en matière de développement économique ou d’aménagement.
Enjeux d’échelles, enjeux de pouvoir
21Le développement patrimonial et culturel mis en lumière dans les paragraphes précédents semble révélateur de la constitution d’une « méta-idéologie » (Olivier de Sardan, 1995) d’un nouveau genre. À partir des années 2000, à l’échelle internationale, cette relation culture/développement est ainsi massivement investie, comme en attestent la déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001, la reconnaissance de la diversité culturelle comme quatrième pilier du développement durable lors du Sommet de Johannesburg en 2002, l’adoption de la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005 par l’UNESCO. En 2004, le rapport annuel du PNUD était consacré à « la liberté culturelle dans un monde diversifié », ce qui entérinait l’adoption de la culture et de la « diversité culturelle » comme outil de développement économique au niveau global, confirmant son inscription parmi les huit objectifs du Millénaire de l’ONU en 2000. En Europe plus spécifiquement, ce mouvement a entraîné les États vers des collaborations prenant en compte les thématiques culturelles. Depuis 2007, et la promotion de l’« Agenda européen de la culture », celles-ci sont au centre des priorités stratégiques de l’UE. Outre des objectifs de pacification ou de cohésion, la culture y est de plus en plus considérée comme une ressource économique potentielle grâce à l’organisation de manifestations culturelles ou à la mise en valeur des patrimoines naturel et culturel, de l’artisanat ou des traditions, qui sont considérés comme de potentielles sources de développement touristique. L’UNESCO a ainsi consacré en 2008 l’espace culturel des Bédouins de Pétra et du Wâdî Rum en Jordanie comme l’un des quatre-vingt-dix chefs d’œuvre mondiaux du patrimoine immatériel. Ceci a amplifié, dans un contexte de développement à grande échelle du tourisme, la mise en scène par elles-mêmes des tribus du site de Pétra en tant que figures d’une bédouinité originelle. Cette politique de l’UNESCO donnait à la tribu des Bdûl une reconnaissance internationale qu’elle n’avait pas à l’échelle locale, où elle se trouvait marginalisée. Elle faisait aussi écho aux choix stratégiques de développement du tourisme entérinés par les autorités jordaniennes, sur les conseils de l’USAID. La description de ce type de tensions ou de négociation entre acteurs locaux et internationaux d’un côté, État-nation et groupes sociaux particuliers de l’autre, conduit cette fois-ci à mobiliser la notion de glocalisation, qui paraît adaptée pour décrire la disposition d’acteurs affleurant ici. Si ce concept a plutôt été envisagé au départ pour évoquer les relations entre le capitalisme planétaire et les lieux de son incarnation, il peut aussi être utilisé pour signifier la congruence des échelons de pouvoir et de gouvernance locaux et internationaux aux dépens du contrôle territorial (au sens de sa métrique topographique) de l’État-nation.
22Il convient donc de se méfier, en Méditerranée comme ailleurs, de la tentation d’attribuer uniquement ces différentes tendances aux seules logiques locales. Cela nous conduirait immanquablement vers l’essentialisation culturelle trop souvent utilisée quand il s’agit d’évoquer les sociétés méditerranéennes, en mettant l’accent sur la prééminence des identités ethniques, tribales ou encore régionales dans une région où le pouvoir stato-national est régulièrement perçu comme faible ou affaibli face à de nombreuses forces centrifuges. Plus en profondeur, on peut s’interroger à nouveau sur la réalité de l’affaiblissement de l’État. La formation des cadres identitaires passe par toute une série d’acteurs devenus parfois privés ou non-étatiques pour lesquels le territoire comme le patrimoine font ressource. Ceux-ci peuvent exercer aujourd’hui les fonctions de contrôle social jadis dévolues à l’État. Plutôt que d’une disparition, c’est d’un redéploiement dont il faudrait parler à propos de ce processus, concourant finalement, conformément aux observations de Michel Foucault, à une sorte d’« étatisation de la société ».
23À travers ces dernières réflexions, il semble possible de ne pas refermer le « piège primordialiste » (Appadurai, 2001) que pouvait ouvrir l’étude de la revitalisation (ou de la vitalisation) communautaire via le patrimoine, l’imaginaire et les relectures du passé. L’affirmation de la différence, par le recours de plus en plus fréquent à des caractéristiques venues du passé, peut sembler être le produit complexe de notre époque, des rapports de pouvoir et de domination qui s’y exercent. François Hartog (2003), pour lequel le patrimoine constituait un lieu essentiel du rapport au temps et à l’histoire, nommait ce mouvement caractéristique de nos sociétés contemporaines le présentisme. Cependant, les travaux menés dans le cadre d’IMASUD, et qui se déploient aujourd’hui autour du rôle des nouvelles mobilités et des nouvelles territorialités dans le cadre des programmes de la MMSH, ont permis d’accompagner l’émergence de nouveaux paradigmes et manières de composer avec le passé en dépassant le cadre national et les déterminismes classiques. La part des producteurs de discours minoritaires ne doit pas être oubliée au regard de ceux prononcés par des acteurs institutionnels, situés en position dominante. Conformément aux interprétations que propose Michel Agier sur les implications idéologiques et politiques des migrations internationales, la production des identités s’affirme bien encore comme un processus situationnel et complexe dans lequel de nombreuses échelles d’acteurs sont impliquées. Parmi les traits les plus marquants de cette émergence, il faut noter que ces « usages du passé » ou ces mouvements de relecture des passés minoritaires ou communautaires coexistent de manière paradoxale avec, d’une part, l’individualisation accrue des manières de penser, de se penser et de construire ses territoires et, d’autre part, avec l’affirmation des courants nationalistes et fondamentalistes sur la scène politique européenne et méditerranéenne.
24Pour finir, il est nécessaire de ne pas faire l’impasse sur les motivations et les implications mêmes d’un tel programme de recherche. Le surgissement de nouveaux récits partagés (alimentant ce que l’on appelle parfois faussement « mémoire collective ») à partir d’une relecture du passé paraît survenir chaque fois qu’une redéfinition de l’identité du groupe s’impose. Les recherches menées au sein d’IMASUD ont ainsi exploré les frontières des approches mémorielles, en analysant et en participant également aux processus de la fabrication des récits du passé. Elles ont permis de replacer le chercheur, les acteurs sociaux et les porteurs de mémoire dans un feuilletage et une dynamique complexes, dont le scientifique ne peut pas s’extraire totalement. IMASUD a contribué à poser de manière à la fois critique et expérimentale la question de la mémoire sans évacuer les contraintes du « présentisme ». Les sciences humaines (archéologie, géographie, histoire, politologie, anthropologie et autre) peuvent, sans doute, à ces conditions et dans ce contexte participer à l’édification d’une « juste mémoire ».
Notes de bas de page
1 Cette introduction a été publiée sous la forme d’une synthèse du programme IMASUD. Maryline Crivello, Isnard Cyril et Pierre Sintès (en collaboration avec Manoël Pénicaud), « Imaginaires, conflits et mémoires en Méditerranée. De l’État-Nation aux communautés ? (ANR IMASUD) », Tiers-Monde, n° Hors-série 2016, Armand Colin, Paris, 2016, p. 175-198.
Auteurs
Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France
Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France
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