Signification historique de la querelle des mendiants : ils sont le progrès au 13ème siècle
Miscellanea Mediaevalia, Band 10, die auseinandersetzungen an der pariser universität IM XIII. Jahrhundert Walter de Gruyter, Berlin, 1976
p. 505-515
Texte intégral
Introduction
1Les aléas du développement dans les pays néo-indépendants attirent à nouveau les regards des historiens, qui, vivant leur temps, acquièrent le sens du temps, sur l'ambivalence de la notion de progrès. Notion éculée s'il en fut depuis Voltaire et Victor Hugo - échec total du progrès capitaliste qui a développé famine, criminalité, désespérance - le progrès a eu, a, aura d'autres aspects que ceux négatifs aperçus au bilan des années 1960-80. N'en déplaise à un marxisme du-pied-de-la-lettre, le capitalisme libéral a été, au résultat, un processus de dégradation et non d'amélioration ; son adversaire antérieur luttait lui authentiquement pour le progrès.
2Les grandes valeurs matérielles, techniques, sociales politiques, humaines, mystiques élaborées lors de la naissance de la civilisation européenne du 11ème au 13ème siècles, et la réponse au défi de sa première crise grave, la peste noire, par la découverte de la planète du 13ème au 16ème siècle1, ont été accompagnées d'un état permanent d'auto-critique, de remise en question du code positif que distillait la jeunesse de l'Occident. Les partis créés par cette problématique au cours du 13ème siècle, sont pour beaucoup ceux des querelles universitaires. Les camps de l'école ont toujours été l'écho et le moteur et le lieu collecteur de ceux des tensions de la société. Tous les cadres de l'Église et des cours politiques, tous les "clercs", penseurs, techniciens, administrateurs, étaient passés par les Facultés de Droit ou des Arts2. Rarement un mandarinat a été aussi exactement le seul encadrement sociopolitique des peuples depuis les pontifes jusqu'au clergé des paroisses importantes. L'inculture des seigneurs, passée de mode avec leur vigueur sociale première, ne leur laissait d'autre alternative que de se frotter d'un peu de savoir ou de végéter. Le peuple urbain, on le sait pour Firenze3 par exemple, commençait d'être pourvu d'écoles et les rudiments de liturgie et de latin menèrent certains enfants de chœur de village au cursus qui débouche sur les prébendes.
3Il n'a pas été rare d'attribuer, souvent de façon déguisée, une étiquette de gauche aux partis des grandes polémiques du milieu du siècle, qui défendaient les situations acquises et de vouer les Mendiants, trublions et agressifs, aux gémonies constituant une droite. C'est la position instinctivement adoptée par presque tous les commentateurs et narrateurs depuis les crises protestante et janséniste jusqu'à l'anticléricalisme radical des 19ème et 20ème siècles4. Or il importe à l'exactitude historique de rétablir la perspective inverse qui, plaisante ou non, traduit fort bien la consistance concrète du moment d'alors. Cette remise en question des jugements inavoués qui encombrent notre structure mentale est un des points fondamentaux du métier d'historien. Friedrich Heer5 l'a tentée sur d'autres sujets, non sans bonheur peut-être. Essayons d'en dégager les lignes essentielles selon une appréciation scientifique neuve : les Mendiants, neufs au 13ème siècle, en face d'adversaires nantis, apparurent comme progrès.
4D'abord la pauvreté commune des couvents urbains de prédicateurs, religieux et non moines, chargés de ministère sans être curés ; Aristote en second lieu, c'est-à-dire le réalisme, le rationalisme et le naturalisme d'une part avec de l'autre leurs conséquences politiques soit la centralisation monarchique des principautés, des royaumes et de l'Église ; le concept enfin, impliqué et non explicité, d'histoire avec son cortège de notions comme évolution, choix, nouveauté etc… ces trois lignes furent en profondeur les grands axes du progrès dans les querelles à Paris de 1230, 1256, 1270, que les autres pôles universitaires de l'Europe préparent, démultiplient ou répercutent.
I- Francesco d'abord
5Aboutissement de deux siècles de tensions, rupture et bouleversements, le mouvement de pauvreté, chacun le sait, a donné au 13ème siècle son épanouissement dans l'efflorescence des Ordres Mendiants6. La courtoisie franciscaine pour cette haulte dame, quelque peu calmée par l'efficience dominicaine, demeure la grande réplique du Christianisme profond aux démarches ambiguës de l'orée du capitalisme urbain et bancaire. Les progrès de la comptabilité, de l'assurance, de la navigation, des conditionnements, des transports, des structures commerciales sont en effet accompagnés d'une cassure du peuple en riches et pauvres et désormais les lignages possédants s'élèvent au dessus du commun pour constituer une oligarchie ploutocratique qu'aucune aristocratie de tradition, de fonction ou de nécessité n'excuse.
6Les autorités religieuses sont souvent prises au dépourvu, engluées elles-mêmes dans le mouvement. Rome qu'on prie à travers saint Rufin et saint Aubin (rouge et blanc, l'or et l'argent) n'est pas des plus à l'aise pour rappeler le message de la montagne : "Bienheureux les pauvres". Les grands monastères clunisiens ou cistersiens sont de riches domaines où le vœu de pauvreté n'est qu'une mystique de perfection et pas du tout une structure sociale. Les grasses prébendes de chanoines, archidiacres, évêques et maîtres ont beau être assises encore en univers rural (droits, dîmes, rentes, revenus, cens, oblations, terres etc.), elles sont déjà diminuées, médiocrisées, englobées en sous-ordre mais englobées dans le mouvement des revenus, dans le développement des placements. Quand ce clergé proteste, c'est du bout des lèvres, contre une fièvre d'acquérir à laquelle il participe. L'austère et pur Eudes de Châteauroux tonne7 à juste titre contre les chapelles et chapellenies des maîtres parisiens qui ne sont que des prétextes pieux à des fondations c'est-à-dire à des amortissements, qui sont donc des placements. Trafic de grandes maisons à riches mesnies, train de vie somptueux, trafic des charges et des chaires sont des certitudes juridiques et économiques et non des considérations de prédicateur.
7Aussi la nudité du Poverello laïc est-elle la seule protestation digne devant cette marée de petitesses. Les déformations, à plaisir grossies, de son message naïf ne l'avaient pas encore oblitéré vers 1250-70 ; il détonnait à cœur joie de toute la joie du cœur de ses fidèles dans un monde en train de mal tourner. Qu'un chanoine savant, administrateur réfléchi et efficace, ait choisi posément de suivre cette même foulée8 ; qu'un organisateur titré, intégré, prêtre, ait tranquillement voulu suivre l'insensé sur la voie de la folie de la croix, n'est pas un moindre scandale. Domingo embrase sans retour ce que Francesco allumait sans retenue.
8Il est historique de dire que la nouveauté, la bonne nouvelle, n'est pas dans le flux efficient du profit mais dans son refus humaniste et surhumain. Seule la pauvreté des Mendiants est moderne en 1230-50-7Q et non le retour, empiré comme jamais, au dieu païen de la richesse. Guillaume de Saint-Amour qui tout compte fait, malgré ses écrasantes limites, demeure le plus fier, le plus tenace et le principal adversaire des Mendiants, celui auquel chacun se réfère pendant quatre siècles et plus, Guillaume de Saint-Amour désavoue explicitement la modernité et se réclame de la tradition d'une certaine église dotée de biens : Expedit facultates possideri9. Il est de milieu paysan, enraciné dans le réalisme quotidien, chanoine rural en quelque sorte, riche de dîmes et de rentes et de quelques domaines terriens avec maisons et serviteurs. Il n'a pas au fond saisi le moment historique, le passage à une nouvelle discipline, à une nouvelle attitude ; il en récuse même la possibilité.
9La pauvreté des premiers Mendiants s'oppose dialectiquement, historiquement à la pratique traditionnelle de tous les autres ecclésiastiques religieux, ils vivent en ville, ce qui sonne le glas de l'univers domanial des grands monastères ruraux. Le couvent crée une liaison neuve avec le nouveau monde et le nouveau temps du marchand. Au lieu de vivre de revenus prélevés sur des rustres ou du travail de serfs et convers, les prédicateurs de ce style quêtent dans la rue, au porte à porte, et prêchent de plein droit dans des églises qui ne leur appartiennent pas, dans les églises des autres. Malgré les dons, fondations, prestations de pitances venus de divers grands, rois et évêques (qui constituent de solides assises en terrains, bâtiments, et réserve de subsistance) le public a l'impression de la mendicité avec toutes les humiliations qu'elle comporte. Le clerc, religieux ou desservant, avait été jusqu'alors un séparé et un privilégié, un doté et ne pouvait par exemple pas, dans le monde seigneurial, être serf10. Or le voilà mendiant c'est-à-dire en dessous du dernier échelon des classes urbaines. Il n'y a pas seulement décalque romantique d'une vita apostolica à la palestinienne, d'errants aux pieds nus ; il y a une révolution que les sept siècles accumulés ne permettent plus de sentir comme alors. Mais le scandale de ces prêtres, si proches des Patarini et des Cathari, des rejetés, qu'il fallût un pape pour les affirmer "bonos catholicos" auprès d'un evêque de Paris étonné11, ce scandale était alors du calibre que ferait aujourd'hui un patron anarchiste épousant mai 68. Progrès, révolution, novelleté, cela ne fut jamais le capitalisme mais toujours la pauvreté.
II. Aristote ensuite
10La même erreur se répercute des infrastructures de la pauvreté sur. les stmctures de la logique sociale. L'époque baroque qui étale ses difficultés de parcours historiel de la peste noire à la révolution industrielle (l'ancienne époque renaissante et classique de nos manuels d'enfance), caressait cette hypothèse fondamentale mais souvent tenue secrète que le progrès datait de la crise de la scolastique réputée péripatéticienne. En somme cette époque baroque se magnifiait elle-même en définition du progrès et se faisait démarrer elle-même soit au 14ème siècle. soit au 16ème. Marx le premier s'y est trompé et en simplifiant les grands pas de l'histoire dans une vision européocentrée a cru à un renversement dialectique de valeur positive entre un féodalisme et le capitalisme son antithèse, qui désormais serait seulement à dépasser ("aufheben"). Même un génie donc reste englué dans.les entendus les moins sûrs de son époque. L'hypothèse de la supériorité du capitalisme sur le féodalisme est trop simple car la féodalité concrète et les mouvements urbains se séparent au 12ème siècle sans se départir aussi fermement. Cette hypothèse a donné de trop médiocres résulats de perspective historique pour qu'on ne la retourne pas, dialectiquement. Il demeure nécessaire de ne pas retomber dans l'excès même que l'on veut renverser et de ne pas soutenir l'idée d'une sorte de "moyenâge" obscurantiste séparant les lumières de la révolution urbaine du 12ème siècle. et celles de la révolution industrielle du 18ème. Les continuités se tissent dans les ruptures les plus certaines et les prodromes de Newton chez les Galilée et les Mersenne nous présentent un autre 17ème siècle que celui des pestes, guerres et impôts pour Versailles, un 17ème siècle de préparations, veillée d'armes de la nouvelle mentalité, de la renaissance de 1720. Les développements de la découverte planétaire, des quantités manœuvrées dans les ports ou frappées dans les ateliers, des idéaux et concepts en cours de formalisation ou d'invention se sont poursuivis du 14ème au 18ème siècles. Mais le fait est qu'il y a le même poids démographique au 13ème et au 18ème siècles en Occident avec une sorte de faiblesse récurrente, de blocage permanent entre les deux ; que bien des structures de civilisation butent de même sur un plafond d'impossibilité sans qu'aucune tentative de décollage ait pu réussir entre ces dates12 ; que les bâtiments lourdauds et les philosophies pesantes d'alors ne soutiennent la comparaison ni avec l'élancement de la haute scolastique ni avec la cohérence gothique. Le meilleur mot pour caractériser une telle période ne sera certes pas celui de décadence trop grave, ni celui de crise trop bref pour trois siècles et demi ; probablement faut-il dire rémission et involution pour évoquer un bouillonnement rentré, un reculer pour mieux sauter.
11Ce repoussé nous livre alors le vrai visage de l'époque précédente, celle des grandes polémiques universitaires du 13ème siècle qui fondèrent la pensée occidentale, sa formalisation, sa cohérence, son efficacité et présagèrent aussi ses défauts et ses ratages.
12Quand Guillaume de Saint-Amour, suivant l'"index" apeuré de la vieille cléricature, récuse et repousse Aristote, il est en retard et laisse l'avantage du progressisme à ses adversaires, eux-mêmes fort inégaux sur ce thème. L'Église officielle est revenue de ses préventions simplettes et le mouvement de traduction et d'utilisation est à son apogée terminal vers 1255. Les dépouilles des païens doivent enrichir les chrétiens13 et les savoirs des anciens permettre de forer de nouvelles avenues devant les démarches conquérantes de la théologie reine. En elle-même une telle attitude est progressiste et il fallut une belle épaisseur de préjugés pour laisser penser l'inverse pendant des siècles. Il appert même que la liaison, marxienne, structurelle, entre les économies campagnardes et les idéaux traditionalistes d'une part et de l'autre entre foules urbaines et logiques modernistes de discussion formalisée, cette liaison est irrécusable, aveuglante ; et qu'il a donc fallu la celer partialement. L'explication même de notre moment contemporain passe par ce retournement dialectique. Les Mendiants qui par leur vocation insultent aux péchés capitalistes, accompagnent par leur logicisme les meilleurs calculs du nouvel univers en marche, de l'univers marchand. Bien des Mineurs et quelques prêcheurs suivent mal la cohérence profonde de leur propre mouvement, comme Kilwardby. Car c'est un courant de structure à ce stade et non un événement aléatoire de quelque personnalité passagère ; donné historique et non simple fait historiel. Le naturalisme aristotélicien sert à proclamer l'autonomie du temporel, le droit propre de l'État laïc en face de la suzeraineté ambigüe d'une théocratie, d'un bain de religiosité dont se réclame certes un Guillaume de Saint-Amour.
13La rationalisation politique accompagne le renouveau des communications maritimes, routières et mentales. Les unités régionales créées par l'âge précédent, l'âge roman qui avait mis fin à la pulvérisation du bannum carolingien, ne suffisent plus à l'âge gothique. Les principautés ont phagocyté les marches encore parcellisées qui les séparaient et organisent l'espace du pouvoir en se regroupant par un mouvement continu qui anime les pulsations contradictoires des événements de détail. Tous les aléas compensés concourent à la fabrication des premiers grands États déjà partiellement nationaux : Aragon, Castille, Portugal, France, Angleterre, bordent désormais l'Atlantique sans que les esquilles soient pour autant toutes résorbées. Les États continentaux, plus lents, gardent une taille plus réduite ce qui souligne l'évidence de communications moins développées : Danemark, Flandre, Palatinat, Brandebourg, Saxe, Thuringe, Bavière, Bohème, domaine Habsbourg, Lithuanie, républiques urbaines et épiscopales. L'Italie où l'on retrouve la mer, voit s'achever alors même la création de ses ensembles classiques dont Milano, Genova, Venezia et Firenze sont devenus les pôles aux dépens de Sienna, Pistoia, Lucca, Pavia, Pisa même. A l'intérieur de chaque ensemble, les autorités sont de plus en plus soumises au pouvoir et deviennent des étages intermédiaires de la centralisation. La Politique d'Aristote soutient cette assiette d'un même être collectif14, est l'un des ingrédients de sa fabrication. En s'opposant au roi et au pape que soutiennent les Mendiants, Guillaume de Saint-Amour a une fois de plus marqué son camp de passéisme. L'incompatibilité entre ce centralisme pontifical supranational et le centralisme des États particuliers va dès lors se déclencher ; elle éclate au niveau du conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel, à la fin du siècle. L'université se rangea plutôt du côté du roi et les Mendiants du côté du pape, dans le parti ultramontain. Cette déchirure de la modernité entre national et occidental fait le fond d'un certain 20ème siècle et débute alors ; niera-t-on que cela soit moderne ? Oserait-on même nier qu'il y aurait eu plus de modernité à prolonger le regroupement jusqu'à l'étage supra-national, plutôt que de l'arrêter à la féodalité régionale cassant l'unité d'une civilisation qu'est l'État souverain ? Comment ne pas prendre les mots au sérieux ? La construction de la souveraineté nationale a bloqué sept siècles durant le but limpide et logique d'une communauté internationale ; comment par cet arrêt, définir le progrès ? Comment ne pas voir combien les Mendiants furent dans l'axe même du progressisme, dans sa définition lexicale ?
III.- Thomas enfin
14Les incompréhensions célèbres de bien des Pères des conciles de Trente ou de Vatican II pour l'applaudir ou le rejeter comme doctrinaire d'une fixité du dogme, du langage et de l'organisation, ne peuvent cacher que l'inverse est son vrai visage15.
15Guillaume de Saint-Amour rejetait la pauvreté, le rationalisme et le droit à la nouveauté. Il souhaitait maintenir et magnifier les dignités et les avoirs hérités du passé. Il proclame là un fixisme économique, technique, social, politique et philosophique en même temps que religieux. Thomas, en sens contraire utilisa !es concepts de l'hylé-morphisme pour en faire jaillir une notion nouvelle de mouvement et le droit au renouvellement, à la nouveauté. Guillaume propose de ramener tous les religieux à l'état, oublié depuis longtemps, de moine laïc, de pénitent sans voix de l'Église primitive. Il est donc proprement réactionnaire et rêve - logiquement - d'une série d'excommunications et interdictions visant à une "remise en ordre". Pourquoi refuser d'y reconnaître la cohérence même des possédants balzaciens aux prises avec leur ennemi, le progrès ? La modernité n'a pas tellement changé du 13ème au 19ème siècle. Guillaume rejette la vision joachimiste d'une histoire ternaire où la fin rejoindrait le commencement. Mais il accepte le "fini-mondisme" catastrophiste et l'empire, comme tous les pessimistes qui ne voient que mal dans l'évolution ; position instinctuelle de ceux qui se voient péricliter. Mais il rejette du même coup le mouvement circulaire cher aux Grecs dont l'histoire a fait l'un des ingrédients de la dialectique du progrès par anthithèsis successives, en spirale, en hélicoïde. On n'a pas assez aperçu qu'il rejetait en même temps le jeu biblique et ésotérique de l'A et de l'omêga qui est certainement une des traductions mythiques des aspirations dialectiques de notre espèce.
16Thomas d'Aquin, en face, en particulier aux chapitres 23 et 24 du Contra Impugnantes dirigé précisément contre Guillaume, propose un sens de l'histoire à la fois réaliste, scientifique et mystique, pénétré d'optimisme et d'esprit de progrès. Thomas réfute d'abord toutes les billevesées d'un ternarisme romantique ou d'une fin du monde masochistement caressée comme proche. Niera-t-on que sur ce point l'an 1260 se refusant à être le dernier lui a donné raison ? Que sa conception démythifiée de l'Apocalypse et des signes de la fin, dont la date est imprévisible en soi, pour être parfaitement théologique n'en est pas moins la plus moderne et la plus intellectuelle des versions du siècle sur ce sujet ? Puis il démolit les concepts linéaires, fixistes et monistes. Il se refuse enfin à dessiner un schéma naïf de l'histoire. Mais une problématique de l'évolution émerge de toute son œuvre. Le mouvement est le passage de la puissance à l'acte, l'actualisation de certaines virtualités. Le "factum esse", point sans épaisseur temporelle qui termine un mouvement de devenir, un "fieri"16, peut être considéré en logique comme devenir dans l'intemporel d'un "simul fit et factum est" ; mais peut aussi être regardé concrètement dans le temps comme évolution. Il est alors le point de départ souvent d'un autre "fieri" postérieur, symétrique du "fieri" antérieur ; il est la rupture de deux structures différentes et successives : "corruptio illius generatio alterius". Cette formule scolastique est, ô combien, dialectique. Cette "histoire" dirions-nous, car le mot au 13ème siècle n'est pas employé, cette histoire linéaire se combine avec d'autres types de mouvements et s'entrecroise aléatoirement avec d'autres séries pour donner tout un réseau de causes et d'événements, le schéma de l'histoire complexe.
17En dehors de cette systématique, de ce comprendre au superlatif et au plus haut niveau, hardiment en avance sur les connaissances matérielles de son temps, Thomas d'Aquin donne aussi une problématique étrangement moderne que ses adversaires ignorèrent plusieurs siècles encore. Dialectiquement appuyé sur la vision cosmique de la Bible et sur le questionnement intellectualisé d'Aristote, Thomas se pose toutes les questions d'une philosophie de l'histoire : origine de l'univers avec possibilité de son apparition intemporelle depuis toujours, "creatio ab eterno" ; origine de l'écoulement historique : les quatre premiers "concreati" (temps, matière, anges, ciel) origine de la vie et des espèces ; origine de l'individu par reproduction et transmission de la vie ; origine de l'organisation socio-politique de l'espèce et même progrès historial du corps de l'Église ; organisation de la série des périodes réellement parcourues dans le temps ; prévisibilité ou non de l'évolution par la détection de certaines de ses lois et causes. Les réponses théologiquement lucides et scientifiquement sans précision prétentieuse, que Thomas apporte parfois à son réseau logique de questions (ou son refus de répondre parce que rationnellement on n'en a pas le moyen)17 sont beaucoup plus proches de l'esprit scientifique que celles à lui attribuées par les lecteurs, et non lecteurs, des 18ème et 19ème siècles. Par exemple, on l'a vu, il soutient contre tout son temps la possibilité rationnelle d'un univers créé depuis toujours18. On l'a prétendu fixiste, il laisse place à l'évolution génétique et a cru à la génération spontanée des microorganismes par la "vertu" du soleil19. Il a deviné, à propos de la résurrection20 des corps, le flux de la matière qui fait qu'une cellule, un électron, n'appartient pas à telle ou telle identité individuelle, mais va et vient d'un corps à un autre, d'un état à un autre. Il a vu parfaitement la relativité des organismes politiques créés par le cours des choses dans le temps et qui se succèdent. Il jette un regard lucide sur les causes naturelles qui déterminent leur "generatio" et leur "corruptio". Il a vu la causalité astronomique et climatique des choix de civilisation tout en refusant l'astrologie naïve et les déterminismes magiques de la volonté humaine que véhiculaient les mentalités néolithico-antiques21. Il a affirmé avec force que les grandes séries historiques n'étaient pas des caprices événémentiels mais étaient produites aléatoirement ("sors") par la structure naturelle logique des lois générales de la nature, le "Fatum", la nature des choses22. Il a soutenu, non sans courage intellectuel en ce temps, le caractère non miraculeux et naturaliste des lois de l'univers et de son devenir, refusant la religiosité traditionnelle et l'intervention d'une Providence naïve en "deus ex machina", au profit d'une axiomatique de la nature et du cours des choses23. Thomas est un esprit scientifique et beaucoup plus moderne que les humanistes et ésotéristes des siècles postérieurs, dépourvu de l'inquiétude et de l'angoisse nées en Occident des crises des 14ème et 16ème siècles. Thomas est certes le plus moderne des intellectuels de son époque et un universitaire du 20ème n'a aucune peine à dialoguer avec ses œuvres. Thomas d'Aquin est moderne et il présente l'esprit de progrès le plus élaboré du 13ème siècle.
Conclusion
18Les grandes problématiques de 1229-31, 1250-60, 1268-72 qui, à partir du foyer parisien, ont fortement secoué les structures universitaires de la Chrétienté et les idées que celles-ci, inséparablement, portaient, ont été le mouvement même de la pensée européenne en ce siècle. Les grandes questions alors posées (compréhension du problème et intelligence du mystère, autonomie de la logique rationnelle devant les dogmes, des organismes sociaux devant la religion) et surtout le conflit des méthodes entre raisonnement et croyance, commandent la suite de l'histoire des idées en Occident et dans toute l'espèce. Ces questions et cette méthode, alors choisie, de toujours raisonner scientifiquement au lieu de se laisser aller au mouvement d'une opinion instinctive, sont la consistance même de l'apport occidental à la civilisation commune des hommes. Il n'est pas rare aujourd'hui de se retrouver dans certains pays neufs, solidement enracinés en des mentalités néolithico-antiques, devant le même heurt concret de la croyance et de la réflexion, devant le même conflit du logique et de la religiosité que le 13ème siècle vit entre Guillaume et Thomas. Le 20ème siècle réel en effet n'est pas fait d'acier, pétrole et noyaux d'atomes mais d'une rencontre tradition-construction dont le 13ème siècle universitaire parisien donne le premier exemple explosif ; et ce en continuité avec nous, car en fait cette querelle sans cesse déplacée ne s'est pas arrêtée ; celle que nous menons a commencé là, est en continuité historique avec 1256. Le refus thomiste et péripatéticien de la pluralité des formes et de leur succession dans l'embryon commande avec évidence la théorie de l'avortement sur quoi la fin du 20ème siècle s'émeut. Histologie du fœtus et scolastique montrent cette continuité intellectuelle sur sept siècles et une modernité d'un certain 13ème siècle.
19Les Mendiants, pas tous mais en somme presque eux seuls, et Thomas d'Aquin en premier, par leur mouvement de pauvreté face au capitalisme, par leur intellectualisme naturaliste, anti-religiositaire, par leur découverte du sens de l'histoire, anti-tradition répétitive, représentent alors le progrès.
Notes de bas de page
1 P. Chaunu ; L'expansion européenne du 13ème au 15ème siècle, pp. 70-71, 104-106.
2 M.M. Dufeil ; La polémique universitaire parisienne (1250-59), Picard 1972 = P., ici P 45-51 ; G. Le Bras : Institutions ecclés. de la Chrétienté médiévale (Fliche t. XII), pp. 67, 150 et 173.
3 L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science II ii, N. Y. 1947.
4 P. 353.
5 L'univers du Moyen-Age, trad. M. de Gandillac, Fayard 1969.
6 H. Lippens ; Le droit nouveau des Mendiants, dans : Archivum fransiscanum hist. 46 (1954), pp. 241-92 ; J. Baltasar : Geschichte des Armutsstreites der Franziskaner-ordens, 1910, P 1-2.
7 Ed. Walz ; Analecta sacri ordinis Predicatorum, 17, pp. 195-204 ; P 315.
8 Balme : Cartulaire dominicain, II, pp. 250, 253, 256 n. 6 ; P 31.
9 Concl. du de Periculis ; Opera omnia éd. 1632, p. 72 ; P 55, 210.
10 P 1-2, 174-175.
11 p. 14.
12 P. Chaunu, op. cit., p. 69 ; E. Leroy-Ladurie ; Discours d'entrée au Collège de France. Monde du 2.12.73, extraits.
13 Bulle Parens scientiarum (Grégoire IX réglant le conflit universitaire parisien en 1231), cf. P 28, 54-55.
14 L. Génicot ; Le xiiième siècle, 144, 352-57 ; P 160, 210.
15 P 256, 259-60, 263-64.
16 In II Analyt. 21 a ; Quodl VII 4 IX ad 4 ; S Theol. 1 CIV 1 contra, 3 L 6c, LXXV 7 ad 2.
17 "Ille scit cui soli cognitus est numerus electorum…" ; P. 160. Les quatre concreati 1 a 66 a 4.
18 P 211, 256.
19 Génération spontanée : "in iis que ex putrefactione generantur est virtus celestis corporis". 1 a q 71 a un. ad 1.
20 S. théol. III (= in 4 Sent.) q 80 a 4 et 5, surtout a 4 ad 5 et a 5 sed contra "fluunt et refluunt".
21 S. Théol. II a II e q 95, surtout a 5, corp. "Unde…" et "Secundo…" ; I a q 115, a 4-a6.
22 Ibid. 28 et la q 116 (surtout a 1 sed contra).
23 P210.
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