Thomas d’Aquin comme rupture dans l’épistémologie de l’histoire
Continuités et ruptures dans l’histoire et la littérature Champion-Slatkine, 1988
p. 351-361
Texte intégral
1Parmi les mots de mon titre Thomas d'Aquin et rupture seront considérés comme clairs ; reste à cerner épistémologie de l'histoire. Ce dernier vocable a tant de significations qu'on s'épuise à en découvrir le sens. Quant à ce terme, il n'est pas pris ici au sens marxiste de direction et finalité du mouvement temporel que nous devrions retrouver plus loin ; mais au point de vue lexical et greimasien de la sémiotique1 du mot. Revenant au terme histoire, nous allons tenter, à travers toutes les définitions à plusieurs niveaux de dégager et de régulariser une cohérence de significations. Cette organisation du réseau du mot permettra de faire apparaître une rupture dans la succession temporelle des épistémologies propres à la science des historiens. Il y faudra diverses précisions plus ou moins neuves et, ô amertume, quelque néologisme pour la clarté taxinomique. Seulement de cette façon pourra-t-on satisfaire à l'adage scolastique definitio sit breuis car il faut choisir un axe lexical où cela puisse être vrai d'être bref. Sinon tout un réseau anastomosé de significations diverses, parfois contradictoires ou du moins confuses, tire le terme histoire à hue et à dia, empêchant de trouver le sens obvie de ce mot-clé. Il faut déterminer plusieurs mots spécialisés pour désigner taxinomiquement plusieurs facettes de significations avant de pouvoir cerner le sens axial d'une définition.
2Admettons, très brièvement, que dans ce réseau divers du flux temporel, l'une des disciplines historiennes soit la narration critique des données de succession ; et l'autre, la réflexion sur ce descriptif. Dénommons provisoirement métier d'historien, l'acte de narrer la succession temporelle. Et appelons épistémologie de l'histoire, l'acte de méditer cette succession, comme cette narration, à la recherche du sens de l'une contenue dans l'autre. Il y aura ainsi une "histoire" de la littérature historiante et une autre "histoire" de l'épistémologie. Cette évolution de l'épistémologie sur l'histoire, connaît bien sûr des temps et des moments. On vient affirmer ici que tous les regards sur le temps, et les écoulements qu'il scande, étaient d'un type commun avant la naissance de l'Europe au xiième siècle. A sa naissance, cette nouvelle civilisation inventa un nouveau type de regard et saint Thomas d'Aquin est l'intellectuel qui a exprimé et presque formalisé cette nouvelle épistémologie.
3On devrait d'abord survoler les principes et les données sur les millénaires antérieurs à Thomas ; pour déterminer ensuite les points essentiels de sa rupture épistémologique jusqu'à remarquer la faible utilisation de cette révolution thomasique.
I- Avant
4Une double théorie, logique et réelle, déroule la procession de l'Histoire-évolution et de la science qui l'étudie, l'histoire2. Ces miroirs affrontés enclenchent les civilisations sur une série temporelle chasse-élevage-village-prestataire à chefs pyramidaux qui aboutissent à royaumes et empires. Cette Histoire présente autant d'histoires, d'épistémologies particulières, pour étudier la temporalité, qu'elle offre de stades. L'archéologie contrôle le mythe, qui surplombe l'histoire écrite banale. Griots et bardes3, Sima Kiang4, Hérodote, Polybe, Ibn Khaldun, chaque civilisation a tous les types d'historiens. A partir de saint Anselme (4) et de Pierre Abélard, Pierre Comestor et Hugues de Saint-Victor, le roman narratif de Chrétien de Troyes5 et l'université scolastique renouvellent et développent l'histoire : une nouvelle richesse climatique, humaine et alimentaire a fait surgir neuve technique et neuve civilisation et avec l'Europe neuve, le printemps de la science historique, de Villehardouin à saint Thomas d'Aquin, qu'une querelle6 a acculé à tout repenser.
II- La révolution thomasique
5A notre thème d'historiologie comme en toute rationalité, Thomas est le plus grand. Ce théologien mystique enseignait pour convertir et n'a écrit aucun de historia, ni de tempore. L'absence aussi d'un de ecclesia n'empêche pas son œuvre entière d'en être un, source de tout autre et de toute ecclésiologie renouvelée et florissant jusqu'à Vatican II7. Contre le rhétorisme augustinien, sa numération aristotélicienne est un de tempore non écrit et fondamental8. S'il emploie historia au niveau plat, narration temporelle exacte en sens littéral, il n'en traite pas moins de façon originale et constante d'historiologie et en donne les axes, par cohérence doctrinale et non par occasion d'une querelle de jeunesse ; celle-ci déclenche et n'explique pas. Les informaticiens médiévistes savent éviter le pipage verbal : feodum, fief etc. signifie autre chose aux villes italiennes du xivème siècle de la refeudalizzatione qu'au xième siècle des hommages classiques et qu'à l'humoristique fief du sacristain de Rutebeuf. Au même xiième siècle, fief s'étend de la seigneurie rurale au bannum royal de suzeraineté sur la mouvance tout en désignant le domaine dynastique. Il convient de le placer à l'ordinateur par un sigle précis sémiotique et non textuel grossier. Historia absent ou pris de travers, Thomas parle de la même chose quand même.
6Il en dit d'abord que l'origine de l'Histoire est inconnaissable par la raison. Le premier moment de l'explosion pourrait être la fermeture d'un univers précédent et en brûler les archives disons-nous au xxème siècle. Thomas en son XIIIème écrit que l'univers pourrait être "éternel". Comme la révélation judéochrétienne qu'il croit affirme l'inverse, l'unicité de l'histoire depuis le fiat lux (aujourd'hui big bang = gros boum), les contemporains ne comprirent rien à cette affirmation latérale et méthodologique d'une hypothèse ; ils accusèrent notre savant d' "averroïsme" car effectivement Ibn Rosd avait commenté cette possibilité scientifique selon le péripatétisme : le monde pourrait, aurait pu, être éternel. Etienne Tempier, évêque de Paris, prononça en 1277 une condamnation qui le cloue au pilori avec bonnet d'âne9.
7Thomas trouvait aussi dans la croyance et la littérature de son temps une distinctio temporum10 fortement marquée par la rhétorique augustinienne commentant Daniel entre autres. Son premier et plus fougueux adversaire, Saint Amour, lui asséna par écrit et dispute ces six âges éculés qui faisaient à tous attendre une prochaine fin du monde11. Plus vif que pardonneur à cet âge, le jeune Thomas répliqua tranquillement que cette ruse ratée était mensonge12 : la fin du monde, de date inconnue, n'est pas pour maintenant ; vos âges traditionnels varient de longueur et leur compte simplet est insignifiant. Pour la première fois un penseur renvoie toute l'épistêmê précédente à la poubelle. Vous n'avez rien compris au sens littéral obvie de la Bible et vous l'évadez dans des interprétations d'un spiritualisme naïf. Votre billevesée caressée ne résiste pas à l'esprit critique. Thomas affirme donc une histoire différente, avance une historiologie révolutionnaire, une autre conception du monde, de sa rationalité, de sa temporalité - péripatéticienne - et de son cheminement, salut réel dans la vie réelle. Toute la philosophie antique, même la théologie paléochrétienne était restée commandée par le réflexe cyclique et le spiritualisme platonisant. L'éternel retour que Thomas attribue à Platon avait dérivé en plotinisme augustinisant de la chute. De l'être dans le devenir, confondu avec le péché d'origine chez certains, se tirait un éloignement pessimiste du monde concret. Certes Thomas soutenait la possibilité rationnelle d'un éternel retour "averroïste" des mondes ; mais pour mieux marquer la ligne unique où le christianisme fait exploser les circuit us13 et jaillir la grâce. Certes le judéochristianisme a depuis longtemps providentialisé l'histoire en une seule série d'Histoire sans retour ; mais de Daniel à Pierre le Mangeur, tous ont continué à manœuvrer avec délices les cycles d'empire dans la cité des hommes pour l'opposer à une cité intime moniste, spirituelle et rêvée. Ce courant où les augustiniens sont pires qu'Augustin fait toute l'histoire de l'incompréhension par les clercs du propre message du Christ et de son Église. Au ch. 24 du Contra Impugnantes, Thomas s'élève contre et, le premier, prépare une épistémologie neuve, originale, totalement différente et totalement moderne.
8Certes la brutalité même de cette rupture révolutionnaire procède de l'amère ardeur de la querelle de Guillaume et des siens, imposée à Thomas, à sa vocation, à son Ordre, à ses idées, à sa carrière, à sa personne. Certes Thomas tempéra par la suite pour d'autres thèmes ou adversaires sa fougue et sa thématique ; il utilise parfois l'ancien langage et marque sa révérence aux devanciers qu'il renverse. Mais le fond de sa pensée n'était pas un feu de paille dû à la polémique. Toute sa vie il nia l'ancien système de calcul et de regard sur l'Histoire. Il a effectivement voulu une attitude critique, supérieure pour longtemps à l'activité des meilleurs et à tout ce qui l'avait précédé. Il a refusé les attributions traditionnelles d'œuvres prestigieuses et préparé la critique textuelle. Après l'océan des pieux mensonges, son temps souhaitait une véracité scientifique : à partir de lui, approuvé ne signifie plus authentique14. A travers des hésitations de débutant, il ne décide que par une recherche de technique critique. Il proclame que la Sagesse n'était pas canonique avant Philon et admet une "histoire" de la Bible. Le de mirabilibus sacre scripture ni le de spiritu et anima ne sont d'Augustin ni le de ecclesiasticis dogmatibus qu'il faut rendre à Gennadios et le de infantia saluatoris est apocryphe comme de intelligentiis et de causis15. Au lieu de prendre Thomas pour un rationaliste anticlérical, mieux sera de ne pas faire remonter nos méthodes savantes aux anticléricaux du xixème siècle. J'en veux surtout aux romantiques qui, proclamant la dénonciation d'une prétendue donation de Constantin par Lorenzo Valla, en ont fait le premier mécanisme critique attribué au pseudo-humanisme de la soi-disant renaissance. Lorenzo était tertiaire de saint Dominique et composa l'épitaphe du délicieux et mystique Fra Angelico. Non "l'humanisme n'explique pas tout" et est même "insignifiant"16 Aux xiième-xiiième siècles, commence la grande production historique européenne en quantité et qualité critique. A Thomas revient d'en avoir spécifié la formalisation epistémologique, d'en avoir inventé la nouvelle historiologie. Ce n'est pas hasard, sa conception même l'exigeait.
9Depuis la Palestine et la bonne nouvelle de Jésus, court la Tradition chrétienne que Thomas honore en se penchant sur le passé ; avec système, avec toute une équipe ce qui est pertinemment moderne et presque avec tout son Ordre. Sa science des textes, des événements, des hommes est la première de son temps et ceci est le premier élément du métier d'historien ; il connaît ce dont on a toujours parlé et ajoute du nouveau ou du plus récent à l'attention soutenue des siècles. La grande querelle permet dans les citations et précisions de Thomas d'écraser la faiblesse de son adversaire Guillaume17. Mais il est plus juste de comparer avec le plus valable Albert le Grand, son célèbre maître ; l'avantage, plus précieux et révélateur est à Thomas. Sa masse de citations est la plus forte depuis des siècles et pour des siècles : cette attention précise et variée aux textes fait preuve pour l'historien. Une lancinante manie de citations sclérosées dénonce la basse scolastique de 1450 à 1850 et ce mépris est justifié. Il ne porte pas sur Thomas dont le bon escient n'enfile aucune morne litanie mais organise à l'inverse un texte de langage personnel où s'inaugure l'essai philosophique. Choisie au hasard, la multiplication sérielle des causes et des ordres18 repose sur une citation d'Augustin décomposée en trois péricopes dont les 46 mots rythment un exposé de 495 mots. Une allusion biblique et le langage du Lycée restent à deviner par le lecteur cultivé : il n'y a pas de charge freinant la pensée où émerge la succession lignage-cité-empire. Plus important encore, la vérité matérielle du texte est pour Thomas la base critique ; toute interprétation même traditionnelle et spirituelle est à distinguer comme interprétation. Ce concept règle du coup le rapport de l'historiographie de métier avec l'historiologie qu'on ne peut laisser entre toutes les mains : seule une science critique avérée permet de proposer des concepts sur l'évolution. C'est bien sa réplique de jeunesse à Guillaume qu'il a justifiée en son œuvre par la plus spectaculaire érudition sur de longs siècles.
10Les faux prophètes de ce temps affirmaient dans les deux camps la fin du monde pour 1260. Avec un toupet de même épaisseur, en 1256, Thomas la refusa et ne fut pas cru, même après cette année che fu gioacchimita19. Les spirituels franciscains ne lui ont jamais pardonné d'avoir dégonflé leur rêve. Le sens du présent et de l'avenir qu'ils offraient était puéril et celui de Thomas, original, était le premier d'une démarche rationalisée. Si la querelle de sa jeunesse lui mettait la puce à l'oreille, il a cependant repensé l'histoire par la cohérence de son système et non par hasard. Le concept de temps était rhétorique et romantique ; en l'exprimant parfaitement, Augustin y joint un grain de pessimisme plotinien : le temps est chute de l'être dans le devenir, moins-être. Aussi ce Père vénéré de l'Église latine affirme-t-il le fixisme et que les six jours de la création sont l'expression littéraire d'un moment unique20. Courageusement Thomas trouve chez Bède et Grégoire une conception évolutive et temporalisée de la Genèse et de l'univers. Pour être d'origine antique et différente de la nôtre, cette conception est neuve en sa claire affirmation et ouvre une continuité avec les discussions des xviiième et xixème siècles21. Ici ce concept de l'importance du temps est lié à la métaphysique d'Aristote, à la potentialité de la matière actuée par la forme. Thomas pousse l'hylémorphisme au-delà de toute antiquité jusqu'à lui faire signifier toute la temporalité du fieri22. Menant plus avant qu'Aristote le langage péripatéticien de l'abstraction fondée, il utilise les civilisations méditerranéennes plus qu'il n'en dépend. Sa grammaire sémiologique ne répète pas mais innove et sur un métier ancien, il tisse une nouvelle robe à la pensée ; il ne pratique aucune renaissance et façonne une naissance. La tradition judéochrétienne du Dieu vivant, incarné, mort et ressuscité lui ouvre mieux que le Lycée la route de la temporalité concrète et de son historiologie. Aucun Philon, aucun prophète, aucun Père n'avait réussi cette intuition neuve. Thomas façonne le mystère chrétien à la grammaire grecque en un moule qui n'est qu'à lui.
11Pendant 12 à 15 siècles, l'essentialisme platonisant exprimait une conception abstraite de l'être et de la temporalité. A la chute de leur monde méditerranéen, les Pères se réfugièrent dans un refus du monde et du paganisme. Thomas s'exprime en un temps d'apogée où l'optimisme gothique pousse de tous côtés l'Europe neuve, sur la carte comme en techniques et idées, rendements, solutions et progrès. Aucune tentative pour fondre le logos d'Aristote au logos de saint Jean n'avait réussi avec cette perfection. Par dessus même le Jean qui perdit sa main à Dimasq pour avoir écrit contre un tyran23. Thomas en son premier ouvrage au temps même de la fameuse polémique en 1256, illustre irréfutablement son originalité décisive. Notre historiographie finira bien par apprendre que pour la première fois dans l'Histoire l'existence fut explicitement distinguée de l'essence et le réel concret mis à part de la logique. Sum qui sum Yahwe, Dieu révélé à Abraham et à Moïse au buisson ardent est l'Exister même. Les personnes humaines qu'il crée à son image au long de l'Histoire ne sont pas seulement individuées par leur matière comme 80 kg d'hydrocarbures, materia signala quantitate ; mais leur constitution formelle en tant que totalité personnelle est l'existence24 : l'homme est son propre réel. Aucune de ces modalités formelles ou angles logiques, lumen sub quo que multiplièrent les barbullamenta de la basse scolastique ne se présentent en cette vision simple et grandiose. Toute existence, sauf Dieu, est temporalisée et voilà qui fonde la réalité de l'Histoire et assure son caractère dominant. Philosophe de l'être (réel), Thomas est donc historien du devenir. S'il n'a pratiqué de l'historien de métier, en historiographie que les qualités de base, il en surplombe ici la réflexion, l'historiologie. Finie la considération des archétypes et des essences, la théo-philosophie de l''histoire. Une épistémologie moderne est née. La contemplation du sur-réel est le mystère de Dieu et de l'homme autour de l'homme-Dieu dans l'Histoire ; l'économie paulinienne du salut s'achève au sol même de l'univers et de la vie. L'autonomie des causes temporelles se développe face à un fixisme sacral oriental et dépasse le fieri logicien du Lycée. L'expression personnelle de la réalité temporelle, l'acte de l'homme laïque, non conforme à un archétype fixé, l'invention devient sa valeur et son mystère. Cette consistance autonome du monde profane scandalisa les contemporains apeurés des nouveautés qu'apporte successivement la temporalité comme la mort de l'empire (1250)25. Depuis que le génial fondateur Grégoire VII avait rendu à César seulement ce qui lui est dû, jamais théologien universitaire n'avait si bien statué de l'homme et de l'histoire.
12Il serait vain de nier le lien de cette activité originale avec le temps de notre maître et vain aussi de détecter un lien direct avec les historiens du temps. Joinville écrit au roi de Navarre26 pour présenter son œuvre en véracité exacte mais n'utilise le mot estore que pour l'anecdote incluse en une image peinte. Sa narration intelligente et claire de la bataille près Damiette est conforme à un siècle de réalisme qui est l'écologie mentale de Thomas et non son résultat. Historia retrouve ici son sens hérodotéen de témoignage, marque de génération et non influence de Thomas. Un siècle plus tard, Froissait en son prologue montre le caractère oral, dicté, impartial et exact (ne colourer non plus l'un que l'autre) de ce livre cronisiet et historiet, soit mis en ordre chronographique et réfléchi. C'est le temps où Thomas a marqué sa place, ce n'est pas sa marque. Au temps du progrès de l'histoire son rôle essentiel n'a été ni perçu ni direct. Un personnage de premier plan est cependant près de lui : frère Vincent de Beauvais27 du même couvent dominicain de Paris et bibliothécaire du roi si ami de l'Ordre de saint Dominique. Un certain tour de pensée dominicain universitaire en avance les rapproche ; la grande encyclopédie de Vincent, speculum pour arcïens est parallèle à l'encyclopédie de la Summa et pour la première fois titre après naturale et morale, speculum historiale. Même en y répétant Pierre le Mangeur et son histoire sainte de 50 ans déjà, on la dépasse de toute l'histoire de l'univers. Vincent traite de tout ce que l'on sait et renouvelle érudition et regard. Ses causes ne sont pas dans l'imitation d'un passé même récent et encore enraciné en patristique et monastique. La vitesse de l'Histoire du développement universitaire fut alors considérable et les causes ne sont pas en lignée mais, marxiennement, dans le substrat concomitant. D'une amplitude modeste, cette épistémologie s'exprime pour la première fois et est comme un étage inférieur de la nouvelle mentalité thomasique. Vincent définit et discute temps et âges, les fait éclater, saute les empires, ouvre le futur et propose en filigrane un manuel nouveau28. Isidore et Bède n'y sont plus que des fiches, non des inspirations L'étude des calendriers, comparatiste, s'enracine dans une théorie de la lumière et du jour et le survol des âges dans un texte sur les siècles et la vie humaine. Réalisme inchoatif mais non rudimentaire Vincent vide le langage de ses citations et y glisse un classement neuf. Il place la fin du monde à la fin du naturale et encore à la fin du spirituale volontairement et s'y renvoie à lui-même car l'histoire est naturelle et la nature historique29. Péripatétisme percutant et parallèle à la vision thomasique. La science historienne est devenue miroir de l'Histoire dès les jours temporalisés de la création où la couleur vient de la lumière avant que l'on ne peigne les couleurs de la narration morale trouvées rhétoriquement par Thomas au livre de Job30 dans une commune attention textologique à la composition et au style. La double exploration de la fin des temps en principe et en narration, en matin et en soir est comme un rapport d'historiographie à une historiologie… Si Vincent n'est pas le miroir de l'intelligence thomasique, il se comporte comme un des premiers thomistes.
13Un autre historien, particulièrement moderne en exactitude et intelligence31 est précisément élève, ami et biographe de frère Thomas d'Aquin : Barthélémy de Lucques dénommé Ptolemeus a lucensis. Rationalisme et réalisme universitaire ont bien fait progresser l'histoire. Mais aucun ouvrage n'a exprimé la nouvelle épistémologie. Thomas est l'Europe et en a esquissé les contours de civilisation ; mais ses principes et dires furent incompris et l'on peut parler d'un échec du thomisme32. Il n'y a pas d'Europe thomiste comme il y a une Chine confucéenne : la liberté même qu'il exprime l'entraîne. Il y eut Oresme et Charles V et beaucoup d'autres, cet échec est relatif. Cependant aucun historien ne se réclame de Thomas dont l'altitude et la spécialisation sont parfois hors de portée. Les augustiniens avec Scot et l'irreuerabilis deceptor, William of Ockam, reprirent leur spiritualisme irréaliste et nominaliste qui aboutit aux négations du capitalisme à l'anglo-saxonne. Les six siècles d'après Thomas ne méritent pas une troisième partie ici car ils ne procèdent pas de lui en leur épistémologie.
Conclusion
14Quelques clarifications théoriques sur l'Histoire et l'histoire nous ont permis en un survol de montrer Thomas d'Aquin comme cassant une théologie désincarnée au profit d'une historiologie.
15Mais en somme cette science historienne reste à naître. Le cours d'une histoire chrétienne augustinisante avait repris, illustré par Pascal et Bossuet et se termine en ronron romantique épuisé que Gian-Battista Vico avait laïcisé. Il en sort, avec la révolution industrielle et l'individualisme idéel à la Kant une vision de l'histoire libérale dont Benedetto Croce est certes le plus vigoureux maître. Mais ce courant intellectuel ne satisfait pas à un monde réel. La révolte marxiste des opprimés et des peuples qui ne correspondent pas et ne veulent pas correspondre à la définition du xviiième siècle capitaliste le rappelle à propos. Ce courant puissant et qui renouvelle l'explication n'a cependant pas produit les libertés qu'il affirmait promettre et s'est enlisé dans de nouvelles contradictions. Ce triple échec contemporain est plus cuisant que celui du thomisme. Il est temps de construire une épistémologie correcte, prudente, scientifique. La révolution thomasique de 1256-72 y sera nécessaire. Pour repenser l'historiologie nous allons relire saint Thomas d'Aquin, balayer notre ombre de sa lumière.
Notes de bas de page
1 A. J. GREIMAS, Sémantique structurale 1966.EU 14, 860c.
2 H.I. MARROU, De la connaissance historique, 1956. EU 8, 441-43. B. GUENEE, Histoire et culture historique, 1980. Id. Politique et Histoire (recueil) 1981.
3 M.M. DUFEIL, Profondeur de l'oralité africaine, Rivista intern. Storio-grafica 6 (1984), 92-118. Id. Afrique Taxinomie Historie, Cah. Congol. Anthrop. His.
4 EU 15, 314 ; 20, 1206 ; 8, 700 et Encyclopédie de l'Islam 3, 1968. EU 2, 202-04.
5 M. ZINCK, Subjectivité littéraire, PUF 1985. Cf. M. MOLINARI, présent colloque.
6 M.M. DUFEIL, Polémique universitaire, Paris 1252-59, Picard 1972.
7 Id. Evolution ou fixité, Rev. Sc. Phil. Théol. 55 (1971), 465-79.
8 1 a 10, 6 ; 66, 4 ad 3 + 500//. BUSA, Index Thomisticus, Fromann 49 vol.
9 M.M. DUFEIL, Oriens apud Thomam Senefiance 11 (1982), 165-76.
10 B. GUENEE, Histoire, 148 ; Daniel 149. (cf. supra n. 1).
11 G. Saint-Amour, de Periculis nouissimorum temporum c. 8 (Opera omnia éd. 1632).
12 Thomas d'Aq. Contra Impugnantes c. 24 (éd. Léonine 161-62).
13 Ps 88, 8-11. M. SECKLER, Das Heil in die Geschichte trad. Cerf 1967, 25, 47.
14 2a 2e 34, 1 a 2. BUSA, Apocrypha. GUENEE, Histoire 133-46 ; Politique 265-78.
15 In Dion 4, 9. 3a 45, 3 ad 2 ; 6 ad 3. 1a 77, 8 ad 1. Quodl 12, 11 ; 6, 19 ad ctc.
16 P. CHAUNU, Expansion européenne, 1. GUENEE, Hist. 363-67 ; Pol. 247.
A. GRANDSEN, Historical Writing in England 1974 II, 467 did not tranferd.
17 A. DONDAINE, Secrétaires de St. Thomas Roma 1956. M.M. DUFEIL, Polémique 253-60.
18 1a 105, 6. Interprétation la 1, 10 ad 3. M.M. DUFEIL, Imago, Amiens 1985.
19 R. MANSELLI, in Disciplinati, Perugia 99-108.
20 SECKLER (sup n. 13), 43-72. la 74, 2. M.M. DUFEIL, Gregorius apud Thomam CNRS 612.
21 J. RUFFIE, L'évol. de l'idée d'évolution Diogène 132, oct.-déc. 1985.
22 BUSA, aeternitas, causa, cursus, instans, modo, tempus…
23 J. NASRALLAH, St. Jean Damascène 1950. Patrologia graeca, 94-96.
24 Ex. 3, 14. 3a 77, 2 + 60//. 1 a 29, 1 ad 2 Indiuiduatio ; 3 ad 4 + 98// existentia.
25 1 a 1O5, 5 (autonomie du temporel). M.D. CHENU, St. Thomas d'Aquin.
26 Ed. NATALIS de WAILLY 1874, 788 ms BN Fr 12764. Bataille, 110-111.
27 P. NOVARINA, St. Thomas d'Aquin, 106. L, Ep. Froissart éd. Pléiade.
28 Speculum Naturale éd. xviième s. 1149-56 et fin. GUENEE, Hist. 26, 162 etc.
29 J. PAUL, Expression du temps chez st. Louis d'Anjou, Temps, Mémoire, Tradition (colloque des médiévistes SPHMAESP 1983), 21-41. Cf. ici, n. 28.
30 In Job 3, 1. BUSA dicere, fictio… Rapport réel/connu : dicitur accidere quando innotescat 3 a 13, 2 ad 1. CG 4, 8 + 67//. 1 a 56, 3 ; 86, 3 : matin/soir.
31 GUENEE, Politique, 328-29. P. NOVARINA, (sup n. 27) index.
32 R. A. GAUTHIER, Magnanimité 1951 conclusion. Oresme : GUENEE, Occident (Clio), 90.
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