Pierre Giot. Un capitaine marin entre mer et fleuve
p. 41-52
Texte intégral
Navigations et manœuvres sur le Rhône et en mer
Généralités sur les navigations
1Les comptes de l’allège Sainte-Anne (1784-1802)98 nous apprennent que le temps de rotation pour des transports commerciaux entre Arles et les ports comme Marseille, Toulon, Fréjus et Nice pouvait être très important, parfois un mois ou plus était nécessaire pour la réalisation d’un contrat de nolis99. De plus, les allèges remontent assez souvent vides, c’est à dire sur lest100.
2La navigation s’accomplit le long des côtes et, surtout pour les patrons étrangers, on loue un pilote pour descendre ou pour remonter le Rhône.
Pendant la belle saison, lorsque le vent du Nord-Ouest souffle plusieurs jours consécutifs, un certain nombre de navires à destination d’Arles achèvent leurs opérations de commerce dans les divers ports de la côte de Provence et se tiennent prêts à partir au premier vent de sud-est. Le nombre de navires en départ de ces ports augmente à mesure que le vent contraire continue plus longtemps de sorte qu’il n’est point rare de voir quarante ou cinquante navires remontant le Rhône et se rendant à Arles en un seul jour. Parmi ce nombre, il en est qui sont chargés et d’autres en lest. Ceux en lest ayant la marche supérieure sur les chargés, arrivant par conséquent toujours les premiers pourraient prendre le pilote avant les chargés. Le nombre de pilotes étant fixé à vingt-quatre il est évident que les navires en lest absorberaient le personnel des pilotes si on leur imposait l’obligation d’en prendre101…
3« Un voyage de Marseille à Arles ou d’Arles à Marseille dure quelques fois 30, 40 jours pendant la saison d’hiver102… », en raison de fréquents engorgements des passes de l’embouchure du Rhône. Ces importants délais de rotation auxquels il faut ajouter la nécessité de trouver du fret, tenaient compte, dans le temps prévu ou possible, de la saison, de la variation des vents et de la puissance du Rhône. Il arrive parfois que le temps de voyage soit considérablement plus élevé en raison précisément d’un vent contraire persistant.
4Le mistral ou des vents de secteur nord ou nord-ouest étaient indispensables pour accomplir la route du levant ; a contrario, ceux de secteur sud à est étaient nécessaires pour effectuer le voyage de retour. « Tous les vents depuis le N-E jusqu’au S-O favorisent la navigation de Marseille à l’embouchure du Rhône et ceux qui soufflent en sens contraire sont favorables pour le retour. Pour peu qu’ils soient frais, les navires n’emploient pas plus de cinq heures pour achever cette route103 ». Ceci explique, avec les périodes d’attente pour les nolis, l’amplitude des délais de voyage.
5L’exploitation commerciale des allèges était basée sur la répartition de parts, les quirats, au nombre de vingt-quatre. Le patron de l’allège était généralement l’un de ces armateurs possesseur de quirats. Les comptes étaient faits au retour de chaque voyage ; les dépenses étaient déduites des nolis et la somme restante était partagée en deux : une première moitié servait à rémunérer les membres de l’équipage selon leur qualification et le patron touchait sur cette somme une demi-part de ce qui revenait à un « matelot à part entière », c’est-à-dire le plus qualifié. L’autre demi-part du patron était prélevée sur la seconde moitié de ce que la barque avait gagné au voyage ; après déduction des réparations éventuelles sur celle-ci (radoub, remplacement de matériel…) et le versement de la seconde demi-part du patron, la somme restante était partagée entre les quirataires au prorata du nombre de quirats qu’ils possédaient. Le patron gagnait donc la même chose qu’un matelot qualifié mais ce qui les différenciait financièrement, c’était, d’une part, les revenus que le patron retirait des quirats qu’il possédait, ce qui était fréquemment le cas104 et, d’autre part, la faculté qu’il avait de charger et de négocier des marchandises pour son compte.
Navigation sur le fleuve
6À toute époque la navigation dans le delta du Rhône s’est trouvée confrontée aux difficultés d’accès aux embouchures. L’important alluvionnement provoqué par les transports de matériaux en suspension a, en effet, généré quantité de bancs de sable créant ainsi de nombreux obstacles préjudiciables à la navigation.
7Ces tignes (du grec θιζ), entraves permanentes au trafic fluvio-maritime, ont, de surcroît, le fâcheux inconvénient de changer et modifier sans cesse les chenaux d’entrée du fleuve. Ces parages, réputés pour leurs difficultés d’accès, furent donc mentionnés très tôt dans l’histoire et parfois décrits pour souligner leurs dangers, dans l’Antiquité par Strabon notamment105. Si l’on excepte l’activité fort mal connue des Fosses Mariennes, un canal de navigation court-circuitant l’obstacle des embouchures dans l’Antiquité, les difficultés des échanges par la voie fluvio-maritime restèrent à peu près les mêmes depuis le haut Moyen Âge jusqu’à la mise en service du canal d’Arles à Bouc en 1834.
8En fait, on se préoccupa dès le xiie siècle et, très certainement avant, des difficultés d’accès de la mer au fleuve. Les statuts de la ville d’Arles, rédigés entre 1150 et 1202, sont à cet égard explicites car ils mentionnent expressément la nécessité d’accorder des secours aux navires échoués ou en difficulté aux embouchures106.
9C’est en 1570 qu’est officiellement instituée aux « gras » la mise en place d’un corps de baliseurs chargés du marquage des voies d’accès107. Malgré cet important effort (sondes régulières, mise en place de bigues de signalisation, barils flottants servant au balisage, prise en charge des navires sortants et entrants), le chapitre des pertes par fortune de mer resta particulièrement lourd pour les équipages venus des côtes ligure, provençale et languedocienne, sans oublier les naufrages des navires effectuant en principe une route hauturière, venus s’échouer sur les tignes par vents de secteur sud à est suite à des erreurs de navigation ou d’avaries diverses108.
10À partir du milieu du xviie siècle, la mise en chantier de cartes hydrographiques aurait dû permettre de mieux connaître les variations des rivages camarguais, ce qui n’a pas été le cas. Un enseignement auprès des patrons arlésiens fut même institué, ce qui n’empêcha pas les sinistres de se poursuivre à un rythme particulièrement élevé. Ce n’est qu’au moment du changement de cours du fleuve en 1711 et de sa mise en place dans une certaine régularité (le cours du Grand Rhône actuel), que l’on peut reconnaître une relative courbe descendante dans le nombre de naufrages relevés sur le littoral de la Camargue pour les navires entrant ou sortant du fleuve. Il faut cependant attendre 1835, date d’édification du phare de Faraman (suivi de ceux de la Gacholle et de Beauduc) et de la mise en place d’un balisage vraiment efficace, pour constater que le nombre de pertes s’amenuise considérablement.
11Giot ne livre que peu d’informations sur la navigation fluviale à proprement parler, hors les difficultés récurrentes qu’il rencontre à l’embouchure allant jusqu’à causer la perte du navire. La navigation sur le fleuve pour les tartanes et allèges s’effectue à la voile en ayant le bénéfice d’un vent portant à la remonte comme à la descise : de secteur sud à est pour la remonte et du vent de secteur nord, nord-ouest pour la descise. Lors de cette dernière, les arrêts se font dans les mas bordant le fleuve pour effectuer des transbordements, généralement de blé, parfois de sel ou de légumes. La remonte se fait, semble-t-il, souvent sur lest car il y a relativement moins de chargements vers l’amont que vers l’aval ; Giot ne fait mention que deux fois de cargaisons à la montée : il s’agit de sel pour Tarascon où doit s’effectuer une rupture de charge109.
12En navigation, on évite le louvoiement : effectivement, tirer des bords sur un fleuve de largeur variable, semé de bancs de sable peut provoquer des échouages ; il faut donc nécessairement attendre un vent portant d’où, bien souvent, de longs délais en attente de bonnes conditions météorologiques110. Les contraintes hydrologiques – celles antérieures aux aménagements de la deuxième moitié du xixe siècle – sont aussi importantes. En période d’étiage, les risques de s’encaler sont bien réels car les tirants d’eau peuvent changer dans les chenaux formés dans le cours principal où la pente n’est pas très importante ; le Rhône, par transport d’alluvions en amont et en aval d’Arles, crée des bancs de sable ou de gravier et produit ce que l’on appelle un cours en tresses, particulièrement visible à la fin du xviiie siècle111. À l’opposé, lors des périodes de crues, le courant est accentué et la rencontre de bois flottants ou, en hiver, de glaces peut occasionner des dégâts et il est quasi impossible de pratiquer une remonte.
13De toutes ces contraintes, Giot ne parle pas si ce n’est, dans le Livre de bord, où il mentionne quelques échouages dont il parvient à se dégager112 et les attentes aux embouchures à proximité de lieux-dits habités par les pêcheurs et les baliseurs.
Manœuvres de sorties et d’entrées aux embouchures
14À la mi-décembre 1792, après que Pierre Giot ait fait état de ses premiers déboires à la suite de la perte de la Marie-Françoise pillée et coulée et qu’il ait fait construire un nouveau bateau, il descend le fleuve chargé de légumes afin de rejoindre Martigues. Arrivé près de l’embouchure au niveau du tey de Roustan il rencontre cinq allèges occupés à se touer sur leurs ancres afin de sortir du gras113. Cette manoeuvre habituelle consistait à porter une ancre au devant du navire avec le barquet (l’annexe du navire) et en virant l’aussière au cabestan (un gros câble frappé sur l’ancre, tourné sur un gros treuil vertical installé sur le pont du navire en arrière du mât) se hâler afin de dégager le navire de la barre d’alluvions l’empêchant de gagner des eaux plus profondes.
15Un peu plus tard, Giot fait état d’une manoeuvre similaire mais celle-ci s’effectue à la sortie du port de Marseille par vent contraire (ouest petit frais). « Je travaillois à me touer pour sortir hors de la chaîne » explique-t-il, en notant un incident qui survient pendant l’opération de halage : la maillette (le cordage reliant le bateau à une ancre ou bien à un coffre immergé portant une bouée) s’étant prise dans le gouvernail d’une des barques présentes, il fut nécessaire de la faire sauter afin de se dégager114. Le touage est une manoeuvre courante mais pénible, souvent pratiquée que ce soit à l’embouchure du fleuve ou bien à la sortie des ports, ou même parfois en remonte du fleuve en l’absence de vent favorable.
16En août 1799, avec la Marie-Thérèse, il est à nouveau obligé de se touer sur une ancre pour se dégager de la barre située à l’intérieur du gras. Au dehors, la mer et le vent fort le contraignent à aller se mettre à un mouillage d’attente devant le port de Bouc puis, le vent et la mer s’étant calmés (mais toujours au S-O), à revenir vers le gras où l’eau était montée (« la plaine commençait à monter ») ce qui lui permet de récupérer, à l’aide de sa chaloupe, un bateau vraisemblablement laissé sur place en attente de remorquage115. Un mois plus tard, Giot note qu’il rejoint le gras en deux étapes, sans doute en attente du vent de S-O qui fait augmenter la mer à l’embouchure peu profonde (« la plaine venoit en montant ») ce qui lui facilite le franchissement de la barre116.
17Il est nécessaire de faire des choix dans les chenaux de sortie du gras ; en décembre 1799, Giot emprunte celui du Levant mais un échouage l’oblige, à l’aide de six hommes montés dans une barque, à alléger la Marie-Thérèse de soixante balles de haricots dans une autre barque qu’il tire en remorque117.
18Les entrées dans le Rhône paraissent ne poser aucun problème à Giot, car tout au long de son propos il ne fait état d’aucune difficulté, jusqu’à l’échouage de la Marie-Thérèse le 11 mars 1 800 sur lequel il fait d’ailleurs silence et que l’on ne connait que grâce à l’insertion dans le manuscrit du Journal du rapport des douanes118.
Navigation sur le canal du Midi
19Lorsque le 25 octobre 1793 Giot, venant de Port de Bouc, rejoint Aigues-Mortes par la mer, il s’amarre à la tour de Constance et utilise sa chaloupe (seul ou avec son frère) pour rejoindre Saint-Gilles en une journée à la rame. Le lendemain, il gagne le mas de Borel en amont sur le Petit Rhône où il retrouve sa femme. Le retour à Aigues-Mortes, comme l’aller, se fait en deux étapes et en deux journées119.
20Ayant trouvé à s’affréter pour un transport de sel sur le canal avec en remorque un savoyardot (une barque de charge), il procède au démâtage de son navire et à la mise à terre du gréement. La navigation du canal, ponctué de ponts et d’écluses, s’effectuait nécessairement au halage par traction humaine ou animale, Giot ne le précise pas, mais le texte de son Journal nous permet de savoir que l’équipage du Saint-Pierre est constitué de lui-même et de son frère dans un premier temps, frère qui est remplacé après son départ par un jeune matelot. Le tirage depuis le chemin à terre pouvait vraisemblablement être pratiqué par un seul homme, à la maille et à l’ense120, l’autre restant à la barre. De retour à Aigues-Mortes, il regrée son bateau pour effectuer des voyages d’Arles à Marseille121.
Navigation maritime
21Une fois le bâtiment sorti de l’embouchure du Rhône, pouvait commencer la navigation maritime vers Port de Bouc, Marseille, Toulon et au-delà selon les nolis. Cette navigation se faisait parfois en convoi, par nécessité pratique et aussi par obligation. La nécessité pouvait être justifiée, lorsqu’un vent favorable, au portant, facilitait le passage des embouchures sans trop de difficulté, par le souci de bénéficier de la solidarité des autres mariniers (ce qui n’est évidemment pas le cas pour Giot en décembre 1792)122. Mais l’obligation de naviguer en convoi relevait, en principe, de motifs de sécurité en raison de la présence, à partir de 1793, de la flotte britannique croisant sur les côtes provençales. Dans la réalité, cette navigation en convoi n’assurait pas une garantie formelle en cas d’attaque, les responsables des navires d’escorte n’osant pas affronter un ennemi efficace, motivé et mieux armé123.
22Lorsque vers le 3 mai 1800, Giot entreprit seul de sortir du port de Bouc pour se rendre à Toulon, il faillit se faire prendre par une frégate britannique en embuscade près des calanques de Marseille ; la relation qu’il fait de l’incident montre la maitrise et l’impunité dont jouissaient les Anglais face à la faiblesse des défenses côtières124.
23De toute évidence, Giot attend autant que possible de bonnes conditions pour faire route et disposer d’un vent portant mais les vents changent, il lui faut louvoyer, tirer des bords pour tacher d’avancer un peu, puis il est nécessaire de se mettre à l’abri dans le port le plus proche car la mer se creuse et devient dure pour l’allège Marie-Thérèse ou le bisque Saint-Pierre.
24Les conditions de vie à la mer sont difficiles même s’il ne s’agit que de navigation de petit cabotage. Du reste, comme pour marquer la dureté de l’épreuve, Giot déclare à plusieurs reprises à la fin d’un voyage, de retour au port d’Arles : « Au nom de Dieu soit fini le xeme voyage, avons restoit x jours125 ». Assez curieusement, si Giot emploie systématiquement le nous pour mentionner l’équipage, il ne fait jamais état d’un rôle, tout juste sait-on qu’il y a au moins un mousse à bord de la Marie-Thérèse en août 1799, ce qui est notoirement insuffisant pour manœuvrer un allége126. En réalité, il y a cinq personnes à bord le 11 mars 1800 lors de l’échouage de ce navire127. Début juin 1802, contraint de vendre le bisque la Vierge du Puy, il licencie son seul matelot nommé Charbert128.
25Dans le Livre de bord, des détails sont souvent donnés quant aux conditions météorologiques rencontrées : direction et force du vent, état de la mer, brouillard, pluie... Les localisations topographiques ainsi que les mouillages et les ports fréquentés sont aussi indiqués. De même, les manœuvres effectuées, les changements de voiles, prises de ris et certains incidents sont brièvement relatés : voiles déchirées, échouages et dégagements, mise à l’eau de l’annexe et prise en remorque du navire en cas d’absence de vent, parfois même des rencontres en mer et dans les ports d’autres patrons dont Giot se tient généralement prudemment à l’écart, instruit par le mauvais sort que certains lui ont réservé, ainsi qu’il le relate dans son Journal.
Les bâtiments
Tartanes et allèges
26En 1781, l’érudit arlésien Pierre Véran proposait une définition des tartanes et des allèges d’Arles :
Tartane : c’est une barque ronde dont on se sert sur la Méditerranée et notamment à Arles qui ne porte qu’un arbre de mestre ou grand mât et un mât de misaine. Lorsqu’il fait beau sa voile est à un tiers de point mais dans le gros temps on fait usage d’un treou de fortune. Sa longueur est d’environ 38 pieds, sa largeur 15, son creux 9. Elle est montée ordinairement à Arles de 5 à 6 hommes129.
27En fait, il est nécessaire de préciser que ce navire à gréement latin et à quille, dont l’attestation est formelle dans la fin du xvie siècle, est répandu en Méditerranée occidentale tant en Provence qu’en Italie et en Catalogne. Navire ponté, son usage est essentiellement destiné au commerce régional mais aussi vers des destinations plus lointaines comme la Méditerranée orientale et les Echelles du Levant. Certaines d’entre elles sont parfois armées en guerre en soutien des flottes militaires.
Allège : c’est une barque plate dont on se sert à Arles pour faire les voyages de Marseille et Toulon. Elle est mâtée comme la tartane, sa longueur est à peu près la même, ainsi que sa largeur et son creux [Véran, dans cette définition, oublie la principale différence entre tartane et allège, qui est le fond plat de ce dernier]. Elle ne demande pas un plus fort équipage que la tartane130.
28Attesté depuis le Moyen Âge (xive siècle), l’allège d’Arles n’a connu, depuis les premiers documents un tant soit peu détaillés du xviie siècle (prix-faits, inventaires) jusqu’à sa disparition dans la deuxième moitié du xixe siècle, que relativement peu de transformations autant que les textes, l’iconographie, les maquettes, l’essentiel de la documentation connue, le laissent supposer131. Jean Guimet note :
Les bâtiments que l’on emploie pour faire le cabotage de Marseille à Arles sont les tartanes et les allèges. Les tartanes portent depuis 24 jusqu’à 60 tonneaux et les allèges depuis 50 jusqu’à 130 ; ces derniers navires sont plats par dessous, ce qui les rend susceptibles de porter des charges plus considérables, prendre moins d’eau et de courir moins de risques lorsqu’ils échouent. Une de tartane de 60 tonneaux est ordinairement montée de 5 hommes et un allège de 100 tonneaux n’en a pas davantage ; il est donc plus économe de n’employer pour ce cabotage que des allèges […]. Un allège du port de 120 à 130 tonneaux a 24 m de longueur de quille et 33 de longueur totale, depuis l’extrémité de l’alette jusqu’à celle de la flèche ou bertelot132, 7 m de largeur au ventre et environ 4 m de hauteur de quille à la couverte ; il tire près de 2 m d’eau lorsqu’il est chargé133.
29Les premières représentations d’allège connues remontent au début du xviie siècle et montrent le résultat d’une adaptation technique, à partir d’un savoir faire éprouvé, aux réalités changeantes justifiées par morphologie du Bas-Rhône134. L’allège d’Arles, tout comme la tartane, est un navire polyvalent chargé d’acheminer dans le cadre d’une assez courte navigation côtière diverses marchandises, bois pour la construction navale (mâts et antennes mis en pontées) ou sous forme de radeaux en remorque, de pondéreux comme pierres de Beaucaire et de Fontvieille (cayrons), céréales, sel, foin de Crau, vin, métaux destinés à la refonte... Le transport de passagers, notamment de troupes, était également pratiqué135. Ses capacités de charge et son faible tirant d’eau faisaient C’est la publication de l’amiral Pâris, Souvenirs de marine, édité à Paris en 1882-1908, qui fournit la première édition d’un plan d’allège136. Établi par Victor Jouvin, constructeur à Marseille, daté de 1840, il donne les différentes vues conformes à la réalisation d’un navire de 23 m de longueur137. Ce plan est pour l’instant le seul connu. En effet, au moins jusque vers la fin du xixe siècle, l’habitude de dresser des plans pour la fabrication de navires usuels ou du moins de ceux qui ne participent pas directement de la construction à usage militaire ou du grand commerce n’est pas entrée dans les mœurs des constructeurs. Ceux-ci fabriquent d’après la tradition transmise de maître à apprenti, suivant en cela certains préceptes et habitudes acquis au long des générations. C’est ce qu’explique Jules Vence dans son traité de Construction et manoeuvre des bateaux et embarcations à voilure latine publié en 1897 :
Les constructeurs habituels de ces bateaux [ceux en usage sur les côtes de Provence] ne dressent pas de plans de forme et ne font aucun tracé en grandeur d’exécution. Ils débitent leur membrure au moyen d’un seul gabarit qui est le gabarit du maître couple. Ce procédé est désigné sous le nom de gabarit de saint Joseph138…
30Les chantiers navals d’allèges et de tartanes se situaient sur le Rhône ou dans sa proximité, nous savons que Condrieu, Beaucaire, Tarascon, Arles, Martigues, Marseille en construisaient139.
Les bateaux
31Sous cette dénomination générique, on rencontre ce qui, pour la marine arlésienne, consiste en petits navires de capacité de charge nettement limitée par rapport aux tartanes et allèges, capacité ne dépassant que peu souvent les 20 tonneaux.
Les navires de Pierre Giot
32Pierre Giot, dans son récit-Journal et dans le Livre de bord, mentionne divers navires et embarcations qu’il commande ou utilise à divers moments. À la suite de la perte de sa tartane Marie-Françoise coulée le 26 mars 1792, il fait construire pendant l’été 1793 « à neuf » à Trinquetaille par un constructeur d’Arles, maître Blanc, un bateau qu’il ne nomme pas, du port de 12 tonneaux. Il perdra ce bateau lors d’un échouage à l’embouchure du Rhône le 14 février 1793140.
33En juillet 1793, il fait à nouveau construire, à Martigues (par Maître Calaman) cette fois, un autre bateau semblable à un bateau-bœuf portant le nom de Saint-Pierre141. À des fins d’économie, il récupère le gréement sur un pinque catalan naufragé près du Tampan142. Le Saint-Pierre est lancé le 1er août143. Après avoir rejoint Aigues-Mortes, le 6 janvier 1794 le bateau est démâté et sert de penelle de charge faisant la preuve de son adaptabilité pour naviguer sur le canal du Midi jusqu’à Toulouse144. Le 12 février 1795, le Saint-Pierre est regréé et effectue des rotations de blé pour Marseille145. Le frère de Pierre, Jean-Pierre, le prend en main dans le mois d’octobre et navigue sur le littoral du coté d’Antibes146.
34En août 1797, Pierre Giot « patronise » à nouveau le Saint-Pierre jusqu’au début janvier 1799147 puis il dirige la construction d’un allège, la Marie-Thérèse, d’un port de 85 tonneaux148. Sous son commandement, le 11 mars 1800, l’allège s’échoue à l’embouchure du Rhône149; dégagée par la suite, il le conduit jusqu’à mi-avril 1801, date où il est vendu150. En juillet de cette même année, il achète à Martigues un petit bisque, la Vierge du Puy, du port de 28 tonneaux construit à partir des éléments d’un navire génois naufragé151. Son armement médiocre, coûteux en entretien, l’incite à le vendre au moment fâcheux où les affaires reprennent avec la rupture de la paix avec l’Angleterre152.
35Se trouvant alors sans navire, il est obligé de se mettre au service de divers armateurs153.
Notes de bas de page
98 BMA, ms 467. Livre de comptes de l’allège Sainte-Anne.
99 En 1706, un transport de foin pour Antibes est mentionné dans AMA, EE 6 fo 58. Sept livres de comptes d’allèges et autres navires d’Arles, entre 1746 et 1779, mentionnent également ce type de fret (ADBdR, 39 E 56 à 63). L’allège Sainte-Anne mentionnée ci-dessus, effectue, en prairial an II (juin 1794), un transport de foin pour Nice (BMA, ms 467 fo 105).
100 Le délestage du lest était effectué par des femmes et des filles ; il servait à renforcer les berges du Rhône : AMA, CC 816, quatorze billets de paiement en 1788. Une strophe d’un poème en occitan intitulé, la Fume de Bon, évoque ce travail, Michel de Truchet, Cansouns provençales vo lesirs de Me Miqueou de Truchet, Paris, Moreau, 1827, p. 133.
101 Frédéric Billot, Observations pour le corps des pilotes d’Arles, Arles, Imp. H. Dumas et Daure, 1855, p. 9.
102 Honoré Clair, Recherches sur l’état ancien des embouchures du Rhône, Arles, Imprimerie D. Garcin, 1843, p. 14.
103 Pons-Joseph Bernard, Premiers discours sur les moyens les plus propres à vaincre les obstacles que le Rhône oppose au cabotage entre Arles et Marseille et à empêcher qu’il ne s’en forme à nouveau, Marseille, Mossy, 1779, p. 8.
104 Environ 6 % des patrons n’avaient aucune part dans l’armement du bâtiment qu’ils commandaient. Sur le salaire et les revenus du patron : Patricia Payn-Echalier, Les marins d’Arles à l’époque moderne, Aix-en-Provence, PUP, 2007, p. 156-162.
105 Strabon, Géographie, IV, 1, 8.
106 Charles Barthélémy Joseph Giraud, Essai sur l’histoire du droit français au Moyen Âge, Paris, Videcoq-Leipzig, Léopold Michelsen, 1846, II, § 105, 144, p. 224, 234.
107 AMA, EE 17 f° 2-6 Lettres du roi Charles IX autorisant le sieur Brouard, garde des signaux des gras d’Enfer et de Passon, de percevoir 18 deniers par 100 quintaux du chargement des navires pénétrant dans le fleuve.
108 Albert Illouze, Contribution à l’histoire des naufrages. Epaves de Camargue. D’Aigues-Mortes à Fos sur Mer, du xve au xixe siècle, Nîmes, Notre Dame, 1988, 163 p. ; Luc Long, « Inventaire des épaves de Camargue, de l’Espiguette au Grand Rhône. Des cargaisons de fer de l’Antiquité aux gisements du xixe siècle. Leur contribution à l’étude du paléorivage », Crau, Alpilles, Camargue. Histoire et Archéologie, Arles, Groupe archéologique arlésien, 1997, p. 59-115.
109 Livre de bord f° 56 v°, 64 v°.
110 Lors d’un projet de descente depuis Arles vers Marseille, un seul cas de tentative de louvoiement par vent contraire est mentionné dans une relation de voyage, celle de Thomas Platter en 1596 : au bout de deux heures le patron de la barque renonce finalement pour revenir sur Arles (Emmanuel Le Roy Ladurie, éd., Le voyage de Thomas Platter 1595-1599 le siècle des Platter, Paris, 2000, t. II, p. 188). Entre le 5 et le 18 septembre 1800, Giot est obligé d’attendre douze jours un vent favorable, Livre de bord f° 62 v°. Sur l’attente aux embouchures : Patricia Payn-Echalier, Les marins d’Arles à l’époque moderne…, op. cit., p. 119-120.
111 Gilles Arnaud-Fassetta, Quatre mille ans d’histoire hydrologique dans le delta du Rhône (de l’Âge du Bronze au siècle du Nucléaire), Paris, Grafiegéo, Prodig, 2000, p. 136-137. Voir également : Georges Pichard, Emeline Roucaute, « Sept siècles d’histoire hydroclimatique du Rhône, d’Orange à la mer (1300-2000), climats, crues, inondations », Méditerranée, hors série, 2014, 192 p.
112 Livre de bord f° 56 v°.
113 Journal f° 3 v°, 4. Giot emploie le terme de dégrager pour la sortie du fleuve, pour y pénétrer celui d’engrager, Journal f° 4 v°, Livre de bord f° 62, 64.
114 Journal f° 10 r°-v°.
115 Livre de bord f° 54.
116 Livre de bord f° 55 v°.
117 Livre de bord f° 57 r°-v°.
118 BMA, ms 2394, f° 50.
119 Journal f° 19 v°.
120 Journal f° 22-26. La maille est le cordage de traction, l’ense une sorte de baudrier sur lequel est capelée la maille, d’après Jacques Rossiaud, Dictionnaire du Rhône médiéval, Identités et langages, savoirs et techniques des hommes du fleuve (1300-1550), t. II, Grenoble, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 2002, p. 124 et 193.
121 Journal f° 26 r°-v°.
122 Décembre 1792, Journal f° 4, 13 février 1793, 4 v°, Livre de bord f° 65 v°.
123 Livre de bord f° 58 v°, 67 v°.
124 Livre de bord f° 58-59 v°.
125 Livre de bord f° 55 v°, 56, 62 v°, 63 v°, 64 r°-v°, 65 V°, 66 r°-v°, 68, 70 r°-v°, 72 v°.
126 Livre de bord f° 54 : 5 à 6 hommes sont nécessaires.
127 BMA, ms 2394 f° 50.
128 Livre de bord f° 73 v°.
129 Pierre Véran, BMA, ms 766 Mélanges curieux et utiles fo 152-153.
130 Ibid.
131 À ce jour, les recherches archéologiques subaquatiques dans le Rhône n’ont pas permis de retrouver d’épaves de la période moderne.
132 Alette, flèche ou bertelot : les alettes sont des fargues prolongées à la poupe en cul de poule de certains navires méditerranéens, felouques, chébecs, allèges. La flèche ou bertelot est le nom de l’éperon d’une tartane, pinque etc., formé d’un bout dehors et de deux lisses qui appuient sur son extrémité formant un triangle. L’espace entre les lisses et le bout dehors est garni de barrotins ou de lattes, d’après GNLO.
133 Jean Guimet, Mémoire sur les atterrissemens des bouches du Rhône, Marseille, Bertrand et Cie, 1798, p. 46-47.
134 Dessins d’allèges (détail) en attente sur le Rhône sur un plan topographique du lieu de Fume morte en Camargue daté de 1617 (AMA, 1 Fi 279). Plus tardivement (1679), les beaux dessins détaillés de Jean Jouve illustrent bien les caractéristiques particulières de ces navires (Éric Rieth, Michel Vergé Franceschi, Voiles et voiliers au temps de Louis XIV, Paris, Du May, 1992, p. 81).
135 On peut remarquer que le nom allège a aussi bien le genre masculin que féminin selon les textes.
136 Jean-Jérôme Baugean, Collection de toutes les espèces de bâtimens de guerre et de bâtimens marchands, Paris, 1814, rééd., Grenoble, Les 4 Seigneurs, 1971, p. 13, pl. LIV et Recueil de petites marines, Paris, Ostervald, 1817, réed., Douarnenez, Le Chasse Marée, 1987, p. 9. Baugean ne montre que des allèges gréés d’un seul arbre. Il semble que celui de trinquet (à l’avant) disparaisse de l’iconographie (et de la réalité ?) dans la fin du xviiie siècle. Cette réduction du gréement est peut-être due à une volonté de réduire les coûts d’équipage.
137 Amiral François Edmond Pâris, Souvenirs de marine : collection de plans ou dessins de navires et de bateaux anciens ou modernes existants ou disparus avec les éléments numériques nécessaires, 2 vol., Paris, Gauthier-Villars, 1882-1912, rééd., Grenoble, Les 4 Seigneurs, 1976.
138 Jules Vence, Construction et manoeuvre des bateaux et embarcations à voilure latines. Pêche, batelage, pilotage, plaisance, Paris, 1897, réed., Marseille, Lafitte, 1980, p. 10.
139 ADBdR 11 B 6 ; AMA BB 93 f° 286 v° ; BB 94 f° 558, 565 ; Frédéric Billot, Conseils à la marine d’Arles, Arles, H. Dumas, 1851, p. 44 ; Philippe Rigaud, « La construction navale dans le Bas Rhône. Les allèges d’Arles (xvie-xixe siècles) », Costruzioni navali in legno in Mediterraneo, Trieste, Lindt, 1998, p. 171-180.
140 Journal f° 4 v°-5 v°.
141 Journal f° 17 v°, le Saint-Pierre a une portée de 18 tonneaux (Journal fo 27). Bateau-bœuf : barque de pêche marchant en couple en tirant un gangui (une sorte de chalut).
142 Journal f° 6.
143 Journal f° 8.
144 Journal f° 21 v°.
145 Journal f° 26 v°.
146 Jean-Pierre dut prendre le Saint-Pierre en octobre (déduction d’après les indications du Journal f° 29, 32).
147 Journal f° 35.
148 Journal f° 35. On notera que le navire est armé d’un (petit) canon, BMA, ms 2394, f° 50.
149 BMA ms 2394, f° 50 (insertion du rapport des douanes par Émile Fassin, (annexe 7)).
150 Journal fo 35.
151 Livre de bord f°65, le terme bisque parait désigner un petit navire latin de construction martégale (mention en 1765, ADBdR 11 B 7).
152 Journal f° 35 v° ; Livre de bord f° 73 v°. L’état de guerre provoque l’augmentation du trafic surtout en direction de l’arsenal de Toulon.
153 Journal f° 36 (note 797) ; Livre de bord f° 73 v°.
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