Préface
p. 9-14
Texte intégral
1Dans l'historiographie actuelle du Moyen Age, Michel-Marie Dufeil occupe une place singulière. Par sa carrière comme par son œuvre. Sa carrière s'est déroulée à cheval, si j'ose dire, entre l'Afrique noire et la France. Le professeur a l'Université Paul Valéry de Montpellier n'a pas oublié le professeur à l'Université de Brazzaville (qui avait déjà enseigné au Vietnam et à Alger) et, sans mélanger les sociétés ni les époques, Michel-Marie Dufeil a porté un même intérêt à la société congolaise contemporaine et ancienne, et à la société de la Chrétienté européenne médiévale. Mais le recueil d'articles qu'on va lire ne concerne que cette dernière. L'éditeur et l'auteur ont voulu donner à l'ouvrage une très forte cohérence. Homme d'un grand livre, sa thèse, Guillaume de Saint-Amour et la Polémique universitaire parisienne, 1250-1259, soutenue en Sorbonne et publiée par les Editions A. et J. Picard en 1972, Michel-Marie Dufeil a surtout donné le résultat de ses recherches et de ses réflexions dans des articles, des communications à des colloques et autres textes courts. Il faut remercier le CUER-MA d'éditer l'ensemble de ces publications éparses et souvent difficiles à trouver qui s'ordonnent autour d'un même milieu et des mêmes problèmes que ceux abordés dans la thèse : l'Université de Paris, les idées et les mentalités au milieu du xiiième siècle autour de deux hommes, l'un célèbre, Thomas d'Aquin, l'autre, son principal adversaire, aujourd'hui oublié sinon des spécialistes, Guillaume de Saint Amour, protagonistes du grand conflit qui opposa, dans les années 50 du xiiième siècle, certains maîtres séculiers de l'Université de Paris aux maîtres appartenant aux nouveaux ordres Mendiants, Dominicains et Franciscains. C'est un conflit essentiel pour l'histoire intellectuelle et sociale de l'Occident. Or, ses enjeux les plus importants dans la longue durée de la pensée occidentale se dissimulent plus ou moins dans le déroulement complexe de conflits pour initiés, dans les replis de textes scolastiques difficiles, rébarbatifs, éloignés de nos tournures d'esprit modernes.
2Il fallait pour en saisir et en exposer clairement la signification et la portée une familiarité érudite avec la littérature scolastique, avec les arcanes de la théologie, une bonne connaissance de l'histoire générale, un souci de la longue durée et un intérêt pour les problèmes du présent capable de respecter la spécificité des sociétés et des époques, beaucoup de patience et de hardiesse. Michel-Marie Dufeil était l'historien qu'il fallait à un tel sujet, à une telle entreprise. Ce livre nous donne enfin, dans toute sa richesse, ses explorations dans toute leur étendue et toute leur profondeur.
3Ceci dit je ne cache pas que je ne suis pas toujours d'accord avec Michel-Marie Dufeil et je vais dire pourquoi. Je l'ai déjà dit en diverses occasions, Dufeil le sait et il a lui-même souhaité que j'écrive cette brève préface. On voit ici toute la générosité d'un esprit qui, tels les théologiens qu'il a étudiés, ne fuit pas les controverses, y montre sincérité, intrépidité et ténacité. Ses conceptions sont assez intéressantes pour qu'on les prenne toujours au sérieux et que, même quand on ne les adopte pas, on en apprécie la qualité. Michel-Marie Dufeil c'est, dans sa personne, comme dans son œuvre, un tempérament, un caractère. Cela vaut la peine d'être salué.
4Je ne peux même pas esquisser dans la brièveté d'une préface le conflit dont Michel-Marie Dufeil a fait le centre de sa réflexion historique. Au départ c'est une lutte corporatiste entre universitaires doublée d'une querelle de théologiens. L'Université de Paris, la seconde après Bologne à s'être organisée sur le modèle corporatif, s'est donnée des institutions au début du xiiième siècle après le grand foisonnement scolaire urbain du xiième siècle. Elle possède les quatre facultés (mais la faculté de droit canonique n'a pas à côté d'elle de faculté de droit civil, celle-ci lui ayant été refusée par le pape) mais sa réputation, rapidement glorieuse, vient de sa suprématie dans le domaine du plus haut savoir, la théologie.
5Cependant, à la même époque, apparaissent deux nouveaux ordres religieux, celui des Frères Prêcheurs qui recevront l'appellation de Dominicains du nom de leur fondateur espagnol Saint Dominique (ou, à Paris, Jacobins, du nom de leur couvent, Saint Jacques), celui des Frères Mineurs ou, du nom de leur fondateur italien Saint François d'Assise, Franciscains (ou encore à cause de la corde à nœuds dont ils se ceignaient, Cordeliers). Rejetant la tradition monastique ces religieux ne sont pas des moines, mais des frères, ne vivent pas dans la solitude mais dans des couvents dans les villes, refusent toute propriété foncière et, de façon générale, toute forme féodale de pouvoir et de biens. Face aux progrès de l'économie monétaire et à la consolidation des hiérarchies sociales, ils célèbrent et pratiquent la pauvreté et l'humilité. Vivant de dons et d'aumônes, ils sont appelés frères Mendiants. Le grand instrument de leur apostolat c'est, avec l'exemple de leur mode de vie, la prédication. Pour nourrir cette prédication ils estiment très vite (après, toutefois, des hésitations et des débats chez les Franciscains car Saint François, mort en 1226, se méfiait du savoir source selon lui de possession et de pouvoir, d'inégalité) qu'ils doivent acquérir une solide instruction. Et ce savoir ils doivent le répercuter sur les laïcs par leurs sermons, sur les clercs dans leurs leçons et leurs livres. Ils fondent des écoles à usage interne dans leurs ordres mais cherchent à s'introduire dans ces nouveaux foyers prestigieux que sont les universités et d'abord, à Paris, phare de l'enseignement théologique. Ils obtiennent bientôt pour chacun des deux ordres une chaire. Les maîtres qui les occupent sont de grande qualité et le succès de la nouveauté de leur enseignement est grand. Les étudiants affluent vers eux. La jalousie des autres maîtres, des séculiers, est d'autant plus grande que les maîtres mendiants ont refusé de se joindre à la grande grève des maîtres et étudiants de l'Université de Paris en 1129-1131, grève dirigée contre la police royale, et même les Dominicains en ont profité pour obtenir une seconde chaire.
6Ce qui mettra définitivement le feu aux poudres c'est, dans les années quarante, la prétention des Franciscains à obtenir eux aussi une seconde chaire. Le conflit prit un aspect aigu à partir de 1250. En 1253 l'Université, soutenue par l'évêque de Paris, Guillaume d'Auvergne, interdit aux Mendiants d'avoir plus d'une chaire par ordre.
7Le parti des maîtres mendiants eut deux chefs illustres, le dominicain saint Thomas d'Aquin et le franciscain saint Bonaventure. Le chef du parti universitaire fut le maître séculier Guillaume de Saint Amour. Bien oublié aujourd'hui, il fut pourtant une star lui aussi des milieux universitaires en son temps et sa mémoire devrait être assurée par les deux poèmes qu'écrivit à chaud en 1257 et 1258 Rutebeuf, ennemi acharné des Mendiants : Le dit de Maître Guillaume de Saint Amour et la Complainte de Maître Guillaume de Saint Amour. C'est sur l'affrontement de Thomas d'Aquin et de Guillaume que Michel-Marie Dufeil a centré son étude du conflit à l'Université de Paris.
8Le conflit sur les chaires se double d'une querelle doctrinale et Guillaume de Saint Amour attaqua les fondements même de l'existence, de l'idéal et de la vie des Mendiants.
9En 1256 Guillaume publie, en deux rédactions successives, un traité à allure de pamphlet De Periculis novissimorum temporum ("Les dangers de la fin du monde"), attaque en règle en apparence contre les moines en général, mais en fait contre des religieux qui ressemblent aux frères Mendiants comme deux gouttes d'eau. Hypocrites et vicieux, ils sont rongés par quatorze péchés. Alors que les moines sont exclus de la hiérarchie modelée sur les hiérarchies angéliques (on lira ici un article sur la notion de "Ierarchie" à l'époque), qu'ils n'ont jamais eu droit au sacerdoce ni au ministère, on a vu apparaître de faux frères prêchant un évangile éternel devant remplacer l'évangile du Christ (un franciscain italien, étudiant en théologie à Paris, avait récemment publié une Introduction à l'Evangile éternel qui diffusait les idées hérétiques de Joachim de Flore et qui fut immédiatement condamnée par une commission de cardinaux et de théologiens), ce sont de faux prédicateurs qui séduisent les fidèles rusés et avides d'argent ; ils détruisent la paix chez les hommes et les familles, pénètrent les consciences par séduction comme le voleur qui n'entre pas dans la bergerie par la porte, ils détournent les fidèles de leurs vrais pasteurs. Enfin Guillaume condamne avec violence la mendicité : moines et frères ne sont que des oisifs qui vivent aux crochets d'autrui au lieu de travailler de leurs mains, le travail sous diverses formes (y compris par sous-entendu la forme universitaire) étant la loi de l'humanité et de la société.
10Ces idées se heurtèrent évidemment à l'hostilité de la Papauté protectrice des Ordres Mendiants qui étaient devenus sa fidèle milice et qui se livraient dans la nouvelle société issue du grand essor de l'Occident depuis l'An Mille à un travail d'aggiornamento et d'apostolat d'une grande efficacité, en particulier à l'égard de la nouvelle société urbaine : laïcs, bourgeois, marchands, intellectuels et par l'habile encadrement des nouvelles croyances et des nouvelles pratiques religieuses : culte mariai, croyance au Purgatoire, confréries, comportements funéraires, confession, culte eucharistique, lutte contre l'usure et appropriation de l'Inquisition. L'attitude de l'Eglise fut volontiers suivie par le roi de France : Saint Louis, tout entouré de Frères Mendiants, imbu de dévotion mendiante, appliqua dans toute sa rigueur la condamnation de Guillaume de Saint Amour à l'exil (Michel-Marie Dufeil consacre ici un bel article à l'attitude du roi dans cette affaire). Rutebeuf lui reprocha vivement de s'être fait contre maître Guillaume le serviteur obéissant du pape et des Mendiants.
11Même si Michel-Marie Dufeil justifie sa position par des analyses fouillées et par des perspectives éclairantes et passionnantes, il réduit lui-même l'interprétation de ce conflit, en effet essentiel, à une explication toute manichéenne où il semble avoir adopté, quoiqu'il en ait, le ton sans nuances et apocalyptique de son ennemi détesté : Guillaume de Saint Amour, car celui-ci n'est, comme le dit le titre d'un des articles de ce livre, qu'un "réactionnaire". Et l'article biographique et doctrinal ici repris qu'il lui a consacré se termine par ce jugement sans appel : "il est vain de tenter une synthèse des motivations de Guillaume, il est impossible de définir sa doctrine parce qu'il n'en a aucune". En face au contraire, ses adversaires ont toutes les vertus et représentent l'avenir. C'est le titre de l'article qui veut donner la clé de l'affaire : "Signification historique de la querelle des Mendiants : ils sont le progrès au xiiième siècle". Quant à saint Thomas, le porte-parole et le héros du camp mendiant, c'est un génie universel qui en toutes choses est stupéfiant d'intelligence, de vérité et d'innovation.
12A l'évidence ce manichéisme est bien outré, l'utilisation des concepts de "réactionnaire" et de "progressiste" pour cette époque et ce milieu me semble bien anachronique et les Mendiants n'ont pas été les anges du progrès rêvé par Michel-Marie Dufeil. Certes on ne peut comparer le niveau intellectuel d'un Thomas d'Aquin, un des plus grands esprits du "rationalisme" (cette "raison" ne plaisait pas à Guillaume de Saint Amour) scolastique et d'un Guillaume de Saint Amour modeste théologien traditionnel (plus que "réactionnaire"), héritier de la méthode des "autorités" et de la polémique "apocalyptique". Sans aucun doute, le milieu qui par ses nouveautés de méthode et de contenu enthousiasme les étudiants et qui cherche le mieux à comprendre la société environnante pour mieux la contrôler et la conduire, c'est le milieu mendiant. Mais, même s'il n'a été mu que par des motivations de jalousie et d'agressivité (la psychologie individuelle me paraît peu intéressante, c'est la mentalité collective qui s'exprime en dehors des motivations particulières qui doit retenir l'historien), Guillaume de Saint Amour et le groupe dont il est le porte-parole (et qu'on n'a pas cherché à étudier - à l'exception, bien insuffisante, d'un Rutebeuf) ont, fût-ce par intérêt matériel, bien mis en valeur certaines ambiguités et contradictions des Mendiants.
13Sur la valorisation du travail, Michel-Marie Dufeil m'a déjà répondu (article Guillaume de Saint Amour) que Guillaume se moquait bien du mouvement urbain ouvrier et bourgeois et pensait que l'élite sociale ne devait pas travailler. Encore une fois ses motivations ne m'importent pas. Ce qui me semble intéressant c'est que sa polémique, à un niveau purement intellectuel et non directement social, a souligné les ambiguités de l'idéal de la mendicité et de la pauvreté volontaire, révélatrices des contradictions de l'idéologie du travail au milieu du xiiième siècle. Thomas d'Aquin n'arrive d'ailleurs pas à dissimuler son embarras à ce sujet, et ne s'en tire qu'en élargissant tellement la notion de travail (ou plutôt, ce qui en tient lieu, car le concept n'existe pas encore) qu'il la vide de tout contenu efficace aussi intellectuellement que concrètement. Sans Guillaume de Saint Amour cette "crise de l'idéologie du travail" serait moins bien perceptible.
14Je n'évoquerai qu'une autre contradiction des Mendiants révélée par le conflit. Ils n'ont fourni aucune réponse - sinon en s'imposant pour un temps dans les universités, d'abord en y apportant l'aiguillon des innovations intellectuelles mais ensuite pour y renforcer le poids de la domination cléricale et ecclésiastique - à la question très pertinente : peut-on appartenir à une corporation telle qu'une université et en même temps à un ordre religieux ? Leur présence a bloqué des évolutions possibles. Avec des motivations sans doute plus intéressées, le parti de Guillaume de Saint Amour a bien posé un problème que les universités ont retrouvé plus tard. Et peut-on circonscrire la signification du conflit au niveau supérieur mais mince de la théologie ?
15Par-delà ces doutes sur le bien fondé de l'absence de nuances dans la thèse centrale de Michel-Marie Dufeil, il me faut pour terminer souligner la richesse, l'originalité, la pertinence des nombreuses enquêtes que sa curiosité historique a menées sur le milieu universitaire parisien au milieu du xiiième siècle et sur l'univers de Thomas d'Aquin.
16J'admire le souci qu'il a eu de porter sur la théologie et un théologien un regard d'historien et le zèle perspicace avec lequel il a cherché à définir "le concept d'histoire chez Thomas d'Aquin", sa "découverte de l'historicité", sa volonté (peut-être ici encore pourrait-on nuancer en ayant recours aux travaux de Bernard Guenée et de ses élèves) de le présenter comme une "rupture dans l'épistémologie de l'histoire" et le très suggestif essai sur "trois sens de l'histoire affrontés vers 1250-1260". Saluons cette belle démarche d'un historien à la recherche du fonctionnement historique de l'idée d'histoire.
17Enfin je pense que les lecteurs de ce beau livre seront comme moi sensibles à ces enquêtes sur des champs historiques où le théologique, l'intellectuel, le symbolique, l'imaginaire, le sensible s'unissent avec beaucoup de bonheur et pour notre bonheur - toujours sur une riche base érudite : le vin, l'antiquité, la prophétie, le miroir et la spéculation, l'originale méthode d'approche d'une œuvre d'art comme le retable du Couronnement de la Vierge d'Enguerrand Quarton, l'amour, l'univers, l'eau, la lumière et la couleur dans un trajet intercontinental, l'imago, le bonheur (mais le Moyen Age connut-il le bonheur ?) et toujours, chère obsession, l'Orient, ce qui se lève.
18Homme de passion, Michel-Marie Dufeil est toujours, même dans ses excès, passionnant. L'homme et l'historien en lui ont le don de faire naître ou d'aviver la passion de l'histoire.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003