Chapitre III. L'ordre de succession des timbres et l'entrelacement des rimes
p. 261-266
Texte intégral
1Cette question a déjà été traitée à propos du Moyen Âge. On n'y saurait ajouter, pour la période présentement étudiée, qu'un petit nombre de remarques.
2La rime continue, c'est-à-dire celle qui se répète sans aucun changement d'un bout à l'autre d'une même pièce, n'est pas du tout en usage. Le goût de la Pléiade, orienté vers la variété, lui est hostile, et celui du classicisme, qui a de l'aversion pour toutes les acrobaties métriques, ne lui est pas favorable. On peut d'ailleurs observer qu'elle n'offrirait qu'un intérêt très limité et qu'elle ne pourrait trouver son emploi que dans des poèmes de peu d'étendue, ou dans des fragments de poèmes, car on a vite épuisé la liste de tous les mots qui possèdent la même terminaison. Si cependant quelques-unes de ces listes sont assez longues, comme celle des finales en -ion ou en -té, on tombe dans des épreuves de virtuosité qui deviennent des écueils contre lesquels les poètes n'ont guère envie d'aller briser leur frêle nacelle. Le xviiie siècle pratiquera volontiers ces exercices, et on en connaît quelques exemples au XIXe. Ce sont des défis plaisants ou des jeux exceptionnels que leurs auteurs, généralement, n'ont pas renouvelés. Dans la période qui va de 1550 à 1715, je n'ai rencontré qu'une seule de ces fantaisies, qui vont mal avec la gravité de l'art classique. Le morceau dont il s'agit se trouve dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont; Neptune y exprime son indignation contre les Fleuves qui ont refusé de lui obéir :
Plus haut encore on murmura.
Le dieu lors en furie entra,
Son trident par trois fois serra,
Et trois fois par le Styx jura :
Quoi donc ? ici l'on osera
Dire hardiment ce qu'on voudra ?
Chaque petit dieu glosera
Sur ce que Neptune fera ?
Ver Dio questo non sarà,
Chacun d'eux s'en repentira
Et pareil traitement aura;
Car deux fois par jour on verra
Qu'à sa source on retournera,
Et deux fois mon courroux finira.
Mais plus loin que pas un ira
Celui qui pour son malheur a
Causé tout ce désordre-là;
Et cet exemple durera
Tant que Neptune regnera.
3J'ignore si quelque autre ”métromane”, au temps des majestueuses perruques classiques, s'est risqué à ce divertissement d'écolier.
4La rime plate est au contraire extrêmement répandue. Elle occupe le premier rang dans la nomenclature de Sebillet1, qui la spécialise et la réserve à certains genres, en général à des genres sérieux. À son avis, elle convient pour l'élégie et l'épître, où elle s'est longtemps maintenue; mais elle est bonne pour la complainte, l'énigme, le coq à l'âne et le blason; on peut s'en servir également dans l'églogue, où elle subit pourtant la concurrence de la rime croisée; il faut la préférer à d'autres combinaisons dans la farce et dans les pièces imitées de la comédie latine. Cependant, à l'époque où écrit Sebillet, Jodelle n'a pas encore écrit sa Cléopâtre, ni Ronsard sa Franciade, c'est-à-dire que la rime plate n'a pas encore opéré toutes ses conquêtes. Celles-ci sont les plus importantes, et naturellement les traités du xviie siècle en tiennent le plus grand compte. Du Gardin réserve à la rime plate les poèmes écrits en alexandrins, en d'autres termes l'épopée, la tragédie, l'églogue, la satire et la comédie et il l'admet dans l'élégie en décasyllabes, pour laquelle on peut aussi faire appel soit à l'alexandrin, soit à des strophes en rimes croisées. Richelet et le P. Mourgues accordent à la rime plate le poème épique, la tragédie, la comédie, l'élégie, l'églogue et la satire; les poètes de leur époque se conforment rigoureusement à ces indications; les exemples contraires sont en effet très rares : on en compte quelques-uns au théâtre, l'Amphitryon de Molière, l'Agésilas de Corneille, et les tragédies destinées à être mises en musique. Comme ces exceptions ont déjà été signalées, il est inutile d'y revenir.
5Le nom de rime croisée doit être réservé à la combinaison abab, selon la définition qu'en donne Sebillet. Cependant cette dénomination est parfois accordée à ce qu'on appelle généralement la rime embrassée, du type abba, et la confusion a persisté jusqu'à notre époque : les rimes croisées, déclare en effet Aubertin2, « présentent alternativement un vers masculin et un vers féminin ... On ”donne encore ce nom à deux rimes masculines séparées par deux rimes féminines suivies, ou réciproquement ». D'ailleurs la terminologie de Sebillet lui-même prête à la critique, puisqu'il appelle rime meslée3la combinaison abba qu'on avait appelée souvent au xve siècle rime desjoincte ou disparse, et à laquelle nous donnons le nom de rime embrassée. Celle-ci sera à peu près obligatoire dans les quatrains du sonnet, et Sebillet la recommande également dans les couplets des divers rondeaux, où elle peut s'adjoindre aussi d'autres formations, tout comme le fait le sonnet dans ses tercets. Aux rimes croisées ou embrassées appartiennent, selon Richelet et le P. Mourgues4 tous les genres qui n'exigent pas la rime plate, à l'exception de ceux qui emploient le vers libre : donc l'ode, le sonnet, le rondeau, la ballade, le chant royal, les stances, les épigrammes admettent l'une ou l'autre de ces successions, parfois l'une et l'autre dans une succession bien réglée.
6Quand il y a retour ou continuation des mêmes rimes, on les appelle rimes redoublées. On rencontre souvent ce redoublement dans les pièces lyriques. Claude de Boissière a même proposé, mais sans succès, la formule aababb pour la farce. On en a fait un grand usage dans les genres faciles, dans les opéras, dans les chœurs de tragédies, quand les sentiments manifestaient une certaine expansion. Naturellement La Fontaine, dans ses Fables, a eu parfois recours à ces rimes; en voici deux exemples :
- Un rat des plus petits voyait un éléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
De la bête de haut parage
Qui marchait à gros équipage.
Sur l'animal à triple étage
Une sultane de renom,
Son chien, son chat et sa guenon, Son perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S'en allait en pélerinage. (VIII, 15) - Quiconque avec elle naîtra,
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu'au bout contredira,
Et, s'il peut, encor par delà. (III, 16)
7Enfin on réserve généralement aujourd'hui le nom de rimes mêlées aux combinaisons qui sont en usage dans les vers libres : il date de leur apparition dans notre littérature. Le mot a reçu cette application dès le xviie siècle. Il y a rimes mêlées, dit le P. Mourgues5, « lorsque dans le mélange des vers on ne garde d'autre règle que celle de ne pas mettre de suite plus de deux masculins ou plus de deux féminins, de laquelle même quelques-uns se dispensent ». Elles conviennent aux fables, aux madrigaux et aux chansons. « On emploie depuis peu cette derniere ordonnance, qui est peu poëtique, remarque le même auteur, dans l'idylle, dans quelques pièces de théâtre, comme on a fait dans l'Amphitryon, dans les opera, et dans tout ce qui est fait pour être chanté ». Les rimes redoublées se rencontrent fréquemment parmi les rimes mêlées, et c'est de ce dernier système, on le sait, que relèvent les chœurs d'Esther et d'Athalie, de Racine, ainsi que les Fables et les Contes de La Fontaine. Celui-ci en a même fait usage dans des pièces isométriques qu'on rencontre ça et là, dispersées dans ces deux recueils6. En voici un exemple :
Grace aux filles de Memoire,
J'ai chanté des animaux;
Peut-être d'autres héros
M'auraient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages.
Les bêtes, à qui mieux mieux
Y font divers personnages,
Les uns fous, les autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs.
Tout homme ment, dit le sage.
S'il n'y mettait seulement
Que des gens de bas étage,
On pourrait aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes;
Mais que tous tant que nous sommes
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avait dit,
Je soutiendrais le contraire ... (Fables, IX, 1)
8Quel que soit l'arrangement choisi par les poètes, il y a certaines règles auxquelles ils doivent se conformer, mais qu'ils n'observent pas toujours. L'une d'elles veut que les mêmes timbres ne reparaissent pas à des intervalles trop rapprochés, précepte auquel souvent n'ont pas obéi Ronsard et les écrivains de la Pléiade qui, comme on l'a vu, se sont bien souvent permis de juxtaposer à la fin des vers des terminaisons masculines et féminines de même sonorité7. Il est également interdit de reprendre les mêmes mots à la rime dans un même poème, ce qui est considéré comme une négligence assez grave, sauf, bien entendu, dans les ouvrages de longue haleine. Malherbe poursuit chez Desportes ce retour à vingt-cinq et même à cinquante vers de distance. On s'accorde enfin à penser que deux vers qui riment ensemble ne doivent pas être trop éloignés l'un de l'autre. Ronsard avait écrit dans une ode de 1550 :
Quiconques ait mon livre pris,
Dorénavant soit-il épris
D'une fureur, tant qu'il lui semble
Voir au ciel deus souleils ensemble
Comme Penthée.
Au dos pour sa punition
Pense sans intermission
Une furie qui le suive :
Sa coulpe lui soit tant qu'il vive
Representée. (Odes, IV, 3)
9Un autre exemple de la même date est le suivant :
Tu me fuis d'une course viste,
Comme un fan qui les loup evite
Allant les mamelles chercher
De sa mere pour se cacher,
Sautelant de fraieur ce semble
Si un rameau le vient toucher :
Car pour le moindre bruit que face
D'un serpent la glissante trace,
Et de genoux, et de cueur tremble.
Mais ma vie, et mon ame ensemble
Ne laissent de suivre tes pas.
Comme un lion je ne cour pas
Apres toi pour te faire outrage.
Mai donc ma mignonne un peu bas
La cruauté de ton courage.
Et toi ja d'age pour m'atendre,
Laisse ta mere, et vien apprendre
Combien l'amour donne d'esbas. (Odes, IV, 8)
10Le poète a certainement eu conscience de la faute qu'il avait commise, car il a retranché de son œuvre ces deux pièces, la première en 1553, la seconde en 15788. « Il est raisonnable aussi qu'en toutes sortes de poëmes, écrit Deimier9, les rimes ne soient distinctes et separées que de deux autres pour le plus, et mesme que ces deux là soient d'une mesme livree entre elles, observant ainsi que jamais on ne treuve plus haut de deux vers qui servent de separation à deux autres qui ont les rimes de mesme couleur. Car il ne faut pas faire comme les Italiens et les Espagnols, qui au sixain du sonnet, font rimer le premier vers avec le cinquieme et le second avec le dernier, veu qu'ainsi on languit trop en l'attente de la rime qui doit suivre la precédente où elle respond, et que parmy la longueur de cet espoir, on oublie l'harmonie du premier vers, et que par ce moyen on ne treuve point de correspondance, ny de douceur en l'une, ny en l'autre rime ... On voit aussi que l'intervalle des rimes que je requiers icy a été observée par tous les poètes françois qui ont escrit depuis cent ans en ça, et mesme encore en la plus grade partie des œuvres des auteurs plus anciens ».
Notes de bas de page
1 Th. Sebillet, I, 7; II, 7; II, 8; II, 10.
2 Aubertin, p. 66.
3 Sebillet, II, 1; Gaiffe, p. 106; Du Gardin, Adresses, p. 117, emploie comme Sebillet l'expression de rime croisée pour désigner à la fois cette rime et la rime embrassée.
4 P. Richelet, 1672, p. 221; le P. Mourgues, 1724, p. 25.
5 Le P. Mourgues, 1724, p. 25.
6 J'y ajoute son Poème du Quinquina, où les rimes mêlées règnent partout, même dans les parties écrites en alexandrins.
7 On en trouve encore des exemples au xviie siècle, mais plus rarement chez les grands classiques; il y en a chez Racine.
8 P. Laumonier, p. 282.
9 Deimier, p. 305.
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