Chapitre II. La rime riche et la rime pauvre
p. 247-259
Texte intégral
1Le terme de rime ”léonine” disparaît complètement au xvie siècle, et fait place à celui de rime ”riche”, que nous possédons encore, et qui devient d'un emploi courant. On le trouve chez Sebillet : « La seconde espece de ryme, dit-il1, est appelée riche, à cause de son abondance et plenitude ». On lit d'autre part ces vers dans les Ruisseaux de Fontaine de Charles Fontaine :
Aussi nul bon esprit ne nie
Que la rime riche et fluente
(Mais de bon sens, sus tout, fournie)
L'oreille et le cœur ne contente.
2De la même dénomination font usage Du Bellay, Ronsard, J. Peletier du Mans, Le Gaynard dans la préface de son Promptuaire d'unisons, A. Fouquelin, de Laudun d'Aigaliers. A plus forte raison en est-il ainsi au xviie siècle, où tous les traités font la distinction entre la rime ”riche” et celle qui ne l'est pas. Il est infiniment probable qu'un contemporain de Malherbe, même Malherbe lui-même, ne connaissait plus l'ancienne appellation et aurait manifesté quelque surprise à qui s'en serait servi devant lui.
3La rime riche est universellement célébrée par tous les critiques comme le comble de la perfection dès l'instant que l'équivoque cesse de plaire. Sebillet ne la place encore qu'au second rang parce que sa brillante rivale n'a pas encore perdu tout crédit. Mais dans la suite elle va jouir d'un prestige qui durera pendant des siècles. On célèbre à l'envi ses mérites pour les mêmes raisons qu'a invoquées Sebillet, mais en insistant plus qu'il ne l'a fait sur la valeur qu'on doit lui reconnaître. Du Bellay recommande aux poètes d'y appliquer tous leurs soins, en se gardant de la banalité : « Quant à la rythme, je suis bien d'opinion qu'elle soit riche, pource qu'elle nous est ce qu'est la quantité aux Grecs et Latins. Et bien que n'ayons cet usage de pieds comme eux, si est-ce que nous avons un certain nombre de syllabes en chacun genre de poëme, par lesquelles, comme par chaînons, le vers françois lié et enchaisné est contraint de se rendre en ceste estroite prison de rythme ... Quand je dy que la rythme doit estre riche, je n'entends qu'elle soit contrainte et semblable à celle d'aucuns, qui pensant avoir fait un grand chef d'oeuvre en françois, quand ils ont rymé un imminent et un eminent, un misericordieusement et un melodieusement, et autres de semblable farine, encore qu'il n'y ait sens ou raison qui vaille : mais la rythme de nostre poëte sera volontaire, non forcée : receue, non appellée; propre, non aliene; naturelle, non adoptive : bref, elle sera telle, que le vers tombant en icelle, ne contentera moins l'oreille que une bien amoureuse musique tombante en un bon et parfait accord »2. J. Peletier en est partisan : « Si on me dit, déclare-t-il3, que les rimes riches sont trop rares et qu'elles empêchent l'exécution d'un bon propos ou d'une belle maniere de parler, je pourrais repondre que les belles locutions aussi sont rares ». Ronsard se place au même point de vue que Du Bellay : pour lui aussi la bonne rime sert à marquer fortement l'individualité d'un vers, et ne peut jouer ce rôle que si elle possède une valeur acoustique suffisante. Dans son Art poëtique4, il demande pour les alexandrins « une ryme assez riche, afin que telle richesse empesche le stille de la prose, et qu'elle se garde tousjours dans les oreilles jusques à la fin de l'autre vers qui est long. Tu feras donc les plus parfaits et ne te contenteras point (comme la plus grande part de ceux de nostre temps, qui pensent, comme j'ay dit, avoir accomply je ne sçay quoy de grand, quand ils ont rymé de la prose en vers) : tu as desjà l'esprit assez bon, pour descouvrir tels versificateurs par leurs miserables escrits, et, par la connoissance des mauvais, faire jugement des bons ». Le Gaynard est d'avis que les vers « richement unisonans, outre les inventions gentilles, les dispozitions bien ordonnées, les locutions elegantes, et aultres ornemens et graces qui rendent un œuvre agreable, donnent au lecteur qui les prononce un extreme plaizir et parfaict contentement »5. Le concert d'éloges se poursuit tout au long du xviie siècle. Les critiques ne se relâchent un peu de leurs exigences théoriques que lorsqu'il s'agit de poèmes de longue haleine, où quelque tolérance est admise. Au contraire les pièces courtes doivent être d'autant plus soignées sous ce rapport : « Comme la rime, écrira Richelet en 16716, a une particuliere grace en notre poësie, il faut de plus, autant qu'on le peut, se servir de rimes riches. Dans les petits ouvrages surtout, il n'y en doit jamais avoir d'autres ».
4À ceux qui pourraient nourrir quelques préventions à l'égard de cette belle rime, si ferme et si pleine, qui fait la parure des meilleurs vers, sous le prétexte qu'elle fait tort à la pensée et qu'on peut être tenté de lui sacrifier le sens, Deimier oppose des arguments énergiques. Il répond ainsi, sans nul doute, aux réserves qu'avait sous-entendues l'auteur de la Deffence et Illustration lorsqu'il avait conseillé l'emploi des rimes riches, pourvu qu'on en usât sans superstition. « Et de dire, remarque-t-il7, que c'est enclorre l'esprit dans un estuy, que de se lier à ces loix de rimes : c'est parler hors de terme : car toutes sortes de bons arts et sciences sont descrites et mesurées sous des reigles et observations par lesquelles ceux qui les suivent et practiquent exactement peuvêt arriver au rang des bons mais-tres, et non point en desdaignant le labeur et les reigles se voir toujours ravalé, d'estre du nombre de ces foibles esprits qui n'ont jamais cette belle ambition de faire naistre quelque chef d'ceuvre de leurs mains. Et puis d'avancer que de rechercher à faire la rime si riche, ce soit enfermer l'esprit dans un estuy : c'est tout au contraire, car au moyen de ceste observation l'esprit est plus libre, puis qu'avec l'amour et le soin qu'il aura de faire bien, ses especulations seront plus au large et plus agreables, veu l'affection qu'il aura en la perfection recherchée ... Ainsi donques l'observation de la richesse des rimes n'est pas l'exercice d'un superstitieux ».
5Pourtant il faut bien noter que le sens de cette expression de ”rime riche” a changé pendant la période que nous étudions présentement. Du Bellay n'en donne aucune définition. Ronsard attire l'attention du poète sur cette consonance qui intervient à la fin des vers, « laquelle je veux que tu observes tant aux masculins qu'aux feminins, de deux entieres et parfaites syllabes, ou pour le moins d'une aux masculins, pourveu qu'elle soit resonante et d'un son entier et parfait. Exemple des feminins, France, esperance, despence, negligence, familiere, fourmilliere, premiere, chere, mere. Exemple des masculins, surmonter, monter, douter, sauter, Jupiter »8. En ce passage il ne prononce pas le mot de ”rime riche”, un terme qu'il emploie cependant ailleurs, ainsi qu'on vient de le voir, mais sans dire ce qu'il faut entendre par là. Si l'on ouvre au contraire Sebillet, on rencontre chez lui d'intéressantes précisions. Il appelle ainsi la rime « de deuz ou plusieurs syllabes toutes pareilles, mais en divers mos ». À l'appui de sa définition, il cite un dizain qu'il emprunte à la Délie de Maurice Scève :
Pour esmouvoir le pur de la pensée
Et l'humble aussi de chaste affection,
Voye tes faitz, ô Dame dispensée,
A estre loin d'humaine infection.
Alors verras en sa perfection
Ton haut cœur saint lassus se transporter,
Et puis ça bas vertus luy apporter
Et l'ambrosie et le nectar des cieuz,
Comme j'en puy tesmoignage porter
Par jurement de ces miens propres yeuz.
6Puis il conclut ainsi : « Ceste sorte de ryme est souvent usurpée de Marot, Saingelais, Salel, Héroet, Scève : comme tu cognoistras lisant leurs œuvres. Aussi la dois tu servir et observer en composant le plus prés que tu pourras, comme la plus riche et la plus gracieuse après l'Equivoque »9. Le même exemple est reproduit par A. Fouquelin, avec cette explication : « Céte maniere de Paronomasie a grand usage en la poësie françoise, ou les poëtes usent souvent de céte sorte de Nombre, laquelle il appellent ryme riche, quand deux ou trois syllabes dernieres sont semblables en divers motz »10. Même exemple encore chez De Laudun d'Aigaliers, qui fait remarquer « l'abondance des syllabes symbolisantes » et ajoute que « cette sorte de ryme ... est quasi coutumierement faicte du simple avec son composé, comme il est aysé à voir »11.
7Pour bien saisir la portée de ces définitions, il faut considérer ce que les critiques nous font savoir de la rime dont la valeur est à leurs yeux immédiatement inférieure à celle de la rime qu'ils appellent riche. Celle-là est la « rime d'une syllabe et demie », selon les termes dont se sert Sebillet. « La tierce espece, dit-il12, est celle qui n'ha que syllabe et demie de resemblance ». Ce qui fait la richesse de la rime, ce n'est donc pas, au contraire de ce que nous pensons aujourd'hui, la présence obligatoire de la consonne d'appui, mais le nombre des éléments qui composent l'homophonie terminale, avec privilège évident, ainsi que nous l'avons déjà fait ressortir13, pour la syllabe féminine par rapport à la masculine. On compte la syllabe finale, quelle qu'elle soit, pour une unité, et celle qui la précède, tonique ou non, pour une autre unité, qui se subdivise elle-même en deux moitiés, l'une constituée par la consonne qui la commence, l'autre par la voyelle dont celle-ci est suivie : chacune de ces moitiés est appelée demi-syllabe. Il résulte par conséquent de tout cela que, pendant la plus grande partie du xvie siècle, le terme de ”rime riche” désigne non pas encore ce que nous nommons ainsi, mais bien l'ancienne ”rime léonine”, qui a été débaptisée pour un motif que nous ne connaissons pas.
8C'est aux environs de 1600, selon toute apparence, que l'acception moderne semble avoir commencé à s'établir. On notera en effet que De Laudun d'Aigaliers14, tout en accordant lui aussi la troisième place (après l'équivoque et la riche) à la « rime d'une syllabe et demie », ne comprend plus bien ce que peut signifier cette ”demi-syllabe”, et la prend pour l'équivalent d'une syllabe féminine. Embarrassé par les exemples de Sebillet, il abandonne à ce moment son guide et donne alors, pour expliquer sa définition, ces deux vers de Desportes :
Que doit faire un amant comme moi miserable
Blessé dedans le cœur d'une plaie incurable.
9Pourtant cette homophonie, qui pour nous serait riche, ne l'est pas encore à ses yeux. Avec le P. Mourgues, nous voyons triompher la conception actuelle. On peut le déduire de la déclaration suivante : « Lorsque l'appui de la rime est une simple voyelle, et que cette voyelle est aussi la derniere du mot, la rime doit nécessairement être riche »15. Le P. Mourgues condamne donc il parla : il aima; charmé : forcé; ennemi : asservi; connu : rompu; il faudrait l'identité de la consonne qui précède la voyelle tonique, en d'autres termes quelque chose comme il aima : il estima; blessé : forcé; suivi : asservi; connu : revenu : la rime alors serait riche. Un autre texte du même auteur est pourtant plus clair encore : « Ce qui est fort à remarquer est que cet e (l'é fermé) rend un son extremement foible, et que, s'il n'est appuyé de quelques consonnes qui le précedent, il ne sauroit suffire pour la rime. Ainsi toutes les rimes qui appuient sur l'e fermé doivent être riches : comme bonté: beauté, berger: changer, etc. »16.
10On peut suivre les étapes de cette évolution de sens dans les livres de divers critiques, notamment de De Laudun d'Aigaliers et de Du Gardin, qui souvent restent vagues et font preuve d'une certaine confusion dans leurs idées. Il est un point cependant sur lequel tous sont d'accord, même quand le terme de ”rime riche” a pris sa nouvelle acception : c'est qu'il reste une différence entre les rimes masculines et les rimes féminines, et que certaines d'entre les premières, bien qu'elles soient fortifiées par la consonne d'appui, demeurent encore assez maigres. C'est à cette différence que se rapportent les exemples déjà signalés de P. Mourgues, d'où il ressort qu'une rime dite riche peut n'être considérée seulement que comme suffisante. D'autres l'ont pensé et écrit avant lui : « Si en toutes les autres terminaisons, déclare Lanoue à propos de l'e masculin17, c'est chose decente de conduire ses rimes par une mesme consonante, en ceste cy (outre la beauté), il est tellement necessaire, que qui le mettroit à nonchaloir, en pensant faire de la rime, feroit de la proze : car le son de cet e masculin est si foible de soy, que sans l'appuy d'une consonante il ne peut supporter la rêcontre d'un autre mot pour y rimer si sa rime ne luy est esgale en tout et par tout ». Cela revient à dire que -bé : -té n'est pas satisfaisant, et qu'il faut au moins -bé : -bé ou -té : -té.
11Du Gardin, sur ce point, est entièrement d'accord avec Lanoue : « Charité contre aisné ne vont gueres, écrit-il18, né contre té. Il faut pour le moins contrerymer saincteté contre charité, ordonné contre aisné, té contre té, né contre né ». Au contraire du P. Mourgues, il est encore de ceux qui refusent le nom de riche aux rimes où l'é fermé est précédé d'une consonne d'appui : « La ryme riche, déclare-t-il19, se dict laquelle est plus que suffisante, partant elle doibt estre un peu plus que de terminaison virile, combien que la terminaison virile soit fort bonne ryme ... Les terminaisons simplement masculines, pour estre dictes riches, ne doivent point seulement avoir toute la derniere syllabe du vers precedent, comme avez veu en la Reigle, ains par dessus ce doivent pareillement avoir la voyelle de la penultieme et autres lettres suivantes ladicte voyelle en ladicte penultième ». Ceci en opposition avec les rimes féminines, qui, pour être riches « doivent avoir d'abondant entierement toute la penultieme contrerymée, non moins que la derniere ». Donc planté et acheté, pour citer ses exemples, ne méritent pas l'appellation de rime riche; il faut au contraire planté et santé; au féminin emprisonne : abandonne ne présentent qu'une rime suffisante, tandis qu'emprisonne : empoisonne, avec la consonne d'appui, est une homophonie qui dépasse le strict nécessaire.
12Ces observations nous permettent de passer maintenant à l'examen de ce que le xvie siècle appelait la ”rime d'une syllabe”, selon le terme dont se sert encore De Laudun d'Aigaliers. C'est la ”quarte espece” qu'il énumère, et il en donne comme exemple deux vers dont il est l'auteur :
Mets fin à tes soupirs, ne te voyant jamais,
Va — que de ton espoux jouyras desormais.
(Horace, IV, sc. dern.)
13Cette variété encore est excellente, selon le jugement de tous les critiques, mais seulement, comme le dit de Laudun, pour les finales masculines20. Elle possède d'ailleurs la consonne d'appui. Elle donnerait même toute satisfaction pour les finales en é fermé, si le grand nombre des terminaisons semblables ne faisait pas désirer, autant que possible, quelque chose de plus, sur quoi nous a renseignés Du Gardin.
14Au degré inférieur de l'échelle prend place la ”rime d'une demi-syllabe”, qui est la masculine sans consonne d'appui. D'un commun avis elle ne vaut rien, à quelques exceptions près qui seront précisées plus loin. C'est elle que condamnent Lanoue et Du Gardin, ainsi que Richelet et le P. Mourgues, qui ne veulent pas d'une association comme beauté : enflammé. On doit même étendre cette proscription aux rimes féminines où l'e muet suit immédiatement la tonique, ainsi qu'aux voyelles accentuées pures, même à celles qui sont suivies d'une consonne que certaines prononciations ne font plus sentir. Du Gardin, après avoir censuré planta : aima; hardy : amy; vaincu : perdu; jugés : plantés; chanter : aimer; promis : acquis; obtenir : souspir, s'exprime ainsi : « Toutefois aucuns usent de ces pauvres rymes, sans se servir de la consonante qui gouverne la voyelle a, e, i, u, et les demi syllabes ée, er doux, is et ir. Mais il vaut beaucoup mieux s'en abstenir, d'autant que la harmonie est mal fournie »21. D'une manière plus générale, Richelet déclare que, « dans les rimes masculines, la derniere syllabe des deux vers qui riment doit presque toujours se ressembler entierement : heureux et amoureux »22. Le P. Mourgues affirme qu'« il passe pour maxime que dans la poésie françoise il n'est point de rime à une seule lettre »; il blâme armée : domptée; forcez : charmez; connus : conceus; forcer : charmer, où il lui semble que l'accord des timbres se réduit à la seule voyelle tonique. Cependant les poètes n'obéissent pas toujours à ces préceptes. On rencontre en effet chez Ronsard peu : despieu; avoient eu : feu; chez Du Bellay, nue : veue, vie : Italie, beu : peu; chez Baïf, avertie : garnie. Le P. Mourgues a lui-même relevé frappée : tombée chez Racine; fumée : cheminée, Orphée : refermée chez Voiture; vie : perfidie, patrie : vie, tue : vue chez Corneille; grue : émue chez Benserade. Il est vrai pourtant que les écrivains du xvie et du xviie siècle évitent les rimes ”d'une demi syllabe” et qu'ils font effort pour faire précéder la voyelle tonique d'une consonne d'appui : ainsi des associations comme blesser : effacer, applaudie : perfidie, inventé : traité, toutes parfaitement correctes, abondent dans leurs vers, sans d'ailleurs que ceux-ci tirent de cette exactitude quelque force particulière ou quelque beauté certaine.
15La règle dont il s'agit ici est dépourvue de rigueur pour plusieurs raisons. D'abord elle se fonde sur des connaissances phonétiques assez fausses et sur les illusions de la vue. C'est de la ”rime à une seule lettre”, on le remarquera, que ne veut pas Richelet, et non pas de la rime à un seul son, ce qui serait bien différent. Ses contemporains raisonnent comme lui. Selon Lancelot, il faut avoir égard à la plénitude du timbre; partant de ce principe, il autorise flambeau : fardeau23, sans s'apercevoir qu'il n'y a à la tonique qu'une seule voyelle précédée de consonnes différentes. « Nous avons dans notre langue, déclare de son côté le P. Mourgues24, des diphtongues et des triphtongues qui rendent un son fort plein, parce qu'il est composé de celui de deux ou trois voyelles. Et c'est pour cette raison que les mots terminez par ces sortes de voyelles liées riment fort bien ensemble, encore que les rimes n'y soient pas riches ». Il approuve donc nouveau : rideau, feu : desaveu : peu, associations qu'il a rencontrées dans l'Imitation de P. Corneille. Les rimes en -eu de Ronsard et de Du Bellay, précédemment citées, reposent sur la même impression visuelle. On en trouve des quantités de semblables non seulement chez les autres poètes de la Pléiade, mais encore chez ceux du xviie siècle.
16En outre le précepte donné par les critiques comporte, de leur aveu même, un certain nombre d'exceptions. La consonne d'appui n'est pas exigible, assurent les techniciens, toutes les fois que la voyelle tonique, au lieu d'être pure, est suivie d'une ou plusieurs consonnes. Alors, d'un commun accord, on juge que la syllabe de la rime est suffisamment pleine pour que l'oreille en retienne le son. Donc Lancelot autorise boulevars : rampars, univers : enfers, ce que fait également Richelet25. Des rimes semblables pullulent chez tous les poètes. Pour nous borner à quelques exemples, on trouve alors : accors, hazards : soldards chez Ronsard; encor : thresor, orgueil : appareil chez Du Bellay; soleil : vermeil, rigueur : douleur chez Baïf; serviteur : bonheur, extravagant : convaincant chez Molière; amours: discours, Pont-Neuf: Brébeuf chez Boileau. Un certain nombre de cas semblables s'expliquent d'ailleurs par la rareté des homophonies de même nature, une éventualité que mentionnent quelques critiques : « La rareté de certaines rimes, écrit Lancelot, fait qu'on se contente plus aisément, comme on rime soupir avec desir parce qu'il n'y a aucune rime en ir ». Richelet et De Chalons en font également l'observation. Freymond26 a noté qu'il en était déjà ainsi au Moyen Âge.
17On serait donc fondé à dire que ni le xvie siècle ni le xviie n'ont diminué les tolérances communément acceptées, si l'on faisait abstraction des rimes imparfaites. Mais pour celles-ci au contraire on voit se dessiner une vive réaction contre les libertés que s'étaient permises les anciens poètes, et elles disparaissent très rapidement. Du Gardin montre encore à leur égard une certaine indulgence. À propos d'associations comme barbe : arabe, douillet : julep, loup : trop, cocq : sot, sucre : sépulcre, temps : constant, il formule en effet l'observation suivante : « Cecy se faict principalement és mots desquels on n'a point grande abondance en pareille terminaison. Ou bien és mots, esquels aucunes lettres estant muettes, n'empeschent point la douceur de la ryme, comme douillet : julep, qui se peuvent prononcer ainsi : douillé : julé »27. On rencontre encore quelques exemples analogues dans les œuvres des écrivains de la Pléiade. Mais ils sont en contradiction avec la définition qu'a donnée Ronsard de la rime, qui doit être ”resonante” et ”parfaite”. On ne tarde pas à perdre l'habitude de ces à-peu-près plus ou moins ingénieux : à l'époque de Malherbe ils sont tellement sortis de l'usage qu'ils n'ont même laissé aucun souvenir.
18Une autre exception à la règle de la consonne d'appui, dans les finales masculines, est celle qui concerne les monosyllabes, pour les raisons de commodité qui ont déjà été signalées. Il s'agit là d'homophonies courantes depuis des siècles, et qu'aucun critique ne songe à interdire. Tous les spécialistes en effet ont grand soin de préciser que leur précepte n'a qu'une valeur générale et qu'en cette circonstance particulière il n'est pas applicable : « les monosyllabes sont fort privilégiés, dit Lancelot28, tant pour rimer ensemble qu'avec d'autres. Ainsi on rime loy, foy, etc., pas avec bas et combats, paix avec jamais ». Richelet de son côté écrit que « dans les monosyllabes, on ne prend pas garde de si près à la rime, puisqu'ils riment fort bien ensemble et avec des mots de plusieurs syllabes, comme loi rime avec foi; pas : bas : combats, paix : jamais; jour : amour, feu : jeu ». Ce sont là des rimes autorisées; le P. Mourgues les approuve également. Il suffit d'en signaler quelques-unes : je te voy : requoy; doy : moy; encor : d'or; pas: las chez Ronsard; moy: toy chez Du Bellay; poin : loin; loy : soy; pas : ebats; suis : puis chez Baïf; bras : bas; tous : genoux; logis : licts; feu : veu chez d'Aubigné; fais : jamais; dit : suffit; bout: tout; deux: vœux; croi : foi; aujourd'hui : lui chez Molière; françois : lois; exploits : bois chez Boileau, ceci sous réserve de particularités de graphie et de prononciation sur lesquelles il y aura lieu de revenir. Il est inutile de faire observer que nous sommes ici en pleine convention.
19On ne saurait exiger non plus que la règle soit observée quand la voyelle tonique se trouve en hiatus avec une voyelle atone antécédente, car alors les poètes seraient obligés de renoncer à un trop grand nombre de rimes. Le Moyen Âge avait déjà usé de cette liberté que la plupart des critiques ne songent pas à abolir. Lorsqu'il parle de la couronne d'appui, Lancelot mentionne les mots qui en sont forcément dépourvus, comme crea, allia, créée, alliée : « de ces rimes, dit-il, la masculine ne vaut rien du tout, et la feminine n'est guère bonne ». Mais les autres métriciens ne sont pas aussi sévères. Du Gardin traite la question de la manière suivante : « Mais si ces a, é, i, és, er doux, is et ir font chacun à part soy la derniere syllabe sans estre gouvernée d'une consonante; telle cadêce est reputée comme virile. Par quoy elle peut estre contrerymée ... Il estudia, il planta ou il ayma sont bonnes rimes, comme institué, agilité; institués, aveuglés; clouer, chanter; Louis, submis, etc. Mais personne ne peut nier que estudia, edifia; institué, insinué; obey, eblouy; clouer, louër ne soient encores meilleures rymes »29. Le P. Mourgues donne comme exemple net : foët et admet l'exception, ce que fait lui aussi de Chalons. Ainsi Ronsard, dans la Franciade, a associé an et géan, et, dans les Mascarades, Briséis : trahis, Baïf, dans sa traduction des Psaumes, ebaï : Sinaï. On connaît d'autre part les vers de Racine :
Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphae. (Phèdre, I, 1)
20La rime d'une diphtongue contre deux voyelles en diérèse est un autre aspect du même cas. Si institués rime fort bien avec aveuglés, comme le veut Du Gardin, on ne voit pas pourquoi il serait interdit d'associer yeux avec victori-eux, pri-ere avec maniere. Sebillet ne montre aucune aversion à l'égard de ces rimes : « La diphtongue de deux lettres se ryme aussi élégamment contre soymesme diastolée, comme nïer contre prisonnier; sien contre ancien; rien contre terrien. Semblable élégance reçoit celle de trois lettres rymée contre soy dissoute, comme dieuz contre odieuz; piedz contre espïés; cieus contre gracïeux »30. Cependant les puristes sont d'un avis contraire: « On ne doit point rimer aussi Dieux avec radieux, écrit Deimier31, parce que Dieux est prononcé seulement avec une syllabe et radieux avec deux en sa moitié qui contient les mêmes une syllabe et radieux avec deux en sa moitié qui contient les mêmes lettres que Dieux ». De Malherbe, une seule remarque à ce sujet dans son Commentaire sur Desportes. C'est à propos de ces deux vers :
Et moi je montre mon li-en,
Heureuse marque de mon bien.
21À cet endroit il a noté : « Mal rimé, une syllabe sur deux ». Mais la sévérité des critiques se heurte à des habitudes séculaires auxquelles les poètes n'entendent pas renoncer. Ici encore ceux-ci ne sentent pas du tout la nécessité d'une consonne d'appui, ce qui rendrait leur tâche plus difficile. Chez tous, diphtongues en diérèse et diphtongue en synérèse vont ensemble, même chez Malherbe, beaucoup moins indulgent pour les autres que pour lui-même. Voici quelques exemples, parmi des centaines d'autres de Ronsard, yeux : delici-eux; ayeux : victori-eux; tienne : dori-enne; siennes : musici-ennes; déli-é : pié; si fier : desfi-er; de Du Bellay, cieux : préci-eux; graci-eux : lieux; curi-eux : dieux; yeux : ambiti-eux; deli-en : rien; de Baïf, dernier: cri-er; yeux: graci-eux; li-é: pié; cieux : audacieux; pluvi-eux : dieux; graci-eux : joyeux; mieux : graci-eux; de Desportes, pri-ère : prisonnière, yeux : victori-eux; de Malherbe, ambiti-eux : deux; yeux : delici-eux; de Maynard, pernici-eux : deux; caprici-eux : yeux; de Gombauld, lieux : ambiti-eux; lieux : envi-eux; de Malleville, melodi-eux : yeux, prisonniere : pri-ère; li-ens : reviens; de P. Corneille, justifi-é : pitié; meurtri-er : héritier; pri-ère : altière; patricienne : sienne; li-ens : biens; de Molière, odi-eux : yeux; prodigi-eux : yeux; spécifi-er : papier; de Racine, miens : indi-ens; siens : li-ens; dieux : furi-eux; lieux : ambiti-eux; mieux : injuri-eux; yeux : séditi-eux.
22Un autre cas, qui a suscité des controverses aussi vives, et sur lequel il convient de s'arrêter quelque peu, est celui où la rime réunit une voyelle pure et la même voyelle précédée d'une semi-consonne. Si l'on admet que bras peut rimer avec bas, ce qui est autorisé par les traités, il n'y a aucune raison valable pour interdire d'associer feu avec lieu, sans parler de toutes les rimes féminines dans lesquelles les syllabes toniques présentent la même combinaison. Or certains théoriciens s'y opposent, tandis que d'autres s'y montrent favorables. Sebillet approuve les poètes qui en usent ainsi : « Sans reprehension tu peuz rimer la diphtongue de deux lettres contre la simple lettre faisant mesme son, ou bien peu different, comme estre : congnoistre; terre : pierre; pénéide : vuide »32. Du Gardin en fait autant. Malherbe n'en dit rien, non plus que Deimier, peut-être parce qu'ils ont été très embarrassés pour prendre une décision, bien qu'ils inclinent toujours vers les solutions difficiles. Richelet prononce une condamnation, mais assez mollement. « Selon l'avis de quelques personnes que j'ai consultées, écrit-il33, on peut souffrir ces rimes de feu et de lieu, lorsqu'elles favorisent un beau sens; qu'elles conservent une belle façon de parler, et qu'elles se rencontrent dans un ouvrage d'haleine. D'autre pourtant qui se connoissent en poésie, les condamnent tout à fait. S'il m'est permis de dire mon sentiment, je serois aussi pour les condamner ». Le P. Mourgues, beaucoup plus sévère, juge que ces homophonies sont fautives. Mais il les interdit pour un motif qui surprend un peu. A l'en croire, « la raison de cette regle se prend de l'abondance des rimes de chacune de ces terminaisons ». Il assure qu'il n'y en a pas d'exemples dans Malherbe, Sarasin, Voiture, le P. Le Moyne, Corneille, Molière, Racine et Boileau, en quoi il se trompe certainement, du moins en ce qui concerne quelques-uns de ces auteurs. De plus, et par une singulière contradiction, il laisse toute liberté aux versificateurs dès qu'il s'agit de rimes féminines. Ainsi, selon lui, orageux et cieux ne peuvent aller ensemble, tandis que mère et lumiere sont excellents.
23Ici encore les poètes ne tiennent guère compte de ce qu'ont écrit les critiques. En grande majorité, ils se montrent peu disposés à changer quoi que ce soit à un état de choses qui dure depuis des siècles et qui leur donne satisfaction. Il suffit de se reporter à leurs ouvrages pour constater qu'ils ne se laissent pas intimider par de vaines prescriptions. On trouve chez Ronsard nege (neige): piege, chere: biere, reluire: lyre, asserre : lierre, construire : empire; chez Du Bellay, vuide : liquide, fievres : levres, cuivre : vivre; chez Baïf, conoistre : estre, amyable : durable, enserre : pierre; chez R. Belleau, mains : tesmoins, point : teint; chez Jodelle, cuitte : despite; frere : fiere; nuit : vit; chez d'Aubigné, excede : tiede, hebreu : Dieu, lieux : feux, pointes : esteintes; chez Desportes, retire : luire, pluie : vie, suivre : revivre; chez Ronsard, vivre : suivre; chez Mal-leville, Dieu : vœu, siege : privilege, reduitte : quitte; chez Corneille, tiede : cede, singulières : vulgaires, poursuivre : vivre; chez Racine, premiere : pere, niece : tendresse, suite : quitte, service : suisse; chez Boileau, insipide : vuide, chapitre : huître. La prédominance des rimes féminines, très manifeste dans les associations semblables, s'explique par le privilège général dont elles jouissent par rapport aux masculines : elles donnent aux poètes l'impression de quelque chose de plus étoffé. C'est cet état de fait que le P. Mourgues a traduit en une règle bien souvent violée.
24Si l'on cherche à discerner le sens des prescriptions des métriciens et à dégager l'esprit qui gouverne l'effort des poètes, on voit que la Renaissance et le classicisme, en ce qui concerne la rime, optent pour un régime moyen, qui marque une très visible réaction contre les habitudes du Moyen Âge. Si les accords de timbres fastueux, qui envahissaient peu à peu tout le vers, disparaissent pour ne retrouver quelque vogue qu'avec Th. de Banville et les virtuoses de l'époque parnassienne, les homophonies insuffisantes, à l'autre extrémité de l'échelle, sont également condamnées. Le goût public se prononce pour la rime riche, à l'exclusion de l'équivoque, qui réservait d'heureux effets de surprise et qui mettait en jeu toute l'ingéniosité des artistes, mais qui semble désormais trop artificielle et trop extérieure à ce qu'on doit considérer comme la poésie véritable, faite de mesure et de raison. La rime n'est plus l'élément dominant du vers, celui auquel on sacrifie tous les autres, au contraire de ce qu'avaient pensé les Grands Rhétoriqueurs :
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir. (Boileau, Art poët., I, 30)
25On la ramène à un rang très modeste. Mais on veut encore qu'il soit honorable, car elle a pour mission d'indiquer clairement à l'oreille la fin du vers, résultat qui est la conséquence de ses qualités acoustiques : la richesse qu'on exige d'elle n'est qu'une garantie d'audibilité certaine, un idéal auquel on doit tendre, un impératif théorique auquel le versificateur s'efforcera d'obéir, mais seulement quand il en aura la possibilité. Car des accords de timbres moins nourris peuvent aussi, du consentement même des critiques, produire une impression satisfaisante. Il s'agit tout simplement de déterminer ce qu'on croit strictement indispensable et de laisser aux poètes une certaine liberté en leur montrant la perfection à laquelle ils doivent tendre. Les poètes à leur tour ne protestent pas contre les règles, mais sont bien loin de toujours les observer. Lorsque les liens dans lesquels on veut les enserrer leur semblent insupportables, ils s'en dégagent sans faire d'esclandre et se réfugient dans une médiocrité encore très suffisante, ou même dans une pauvreté passagère, qu'ils acceptent sans déplaisir toutes les fois que l'expression de leur pensée y trouve un bénéfice. On ne peut que les en approuver.
Notes de bas de page
1 Th. Sebillet, I, 7. L'expression ”rime riche” se rencontre déjà au xve siècle.
2 Du Bellay, Deffence, II, 7.
3 J. Peletier, II, 1; Boulanger, p. 149. J. Peletier prend parti pour la rime riche avec plus d'ardeur que Du Bellay, à qui il a peut-être voulu répondre. A. Boulanger remarque que c'est lui qui a fait rimer misericordieusement et melodieusement.
4 Ronsard, éd. Laumonier-Lemerre, T. VII, p. 58.
5 Le Gaynard, Promptuaire d'unisons, préface.
6 Richelet, Versif. franç., p. 207.
7 P. de Deimier, p. 340.
8 Ronsard, éd. L.-L., T. VII, p. 54. Le Gaynard, dans la préface de son Promptuaire d'unisons, a retenu les formules de Ronsard: la rime, pour lui, est une « consonance ... qu'il faut observer tant aux masculins que aux vers feminins de deux entieres et parfaictes : ou pour le moins d'une aux masculins, pour-veu qu'elle soit rezo-nante, et d'un son entier et parfaict ». On notera que, parmi les exemples donnés par Ronsard, il y en a qui ne constituent pas ce que nous appelons aujourd'hui des rimes riches.
9 Sebillet, I, 7; Gaiffe, p. 64.
10 Fouquelin, p. 32.
11 De Laudun, I,12 et II, 16; Dedieu, p. 91.
12 Sebillet, id., ibid.
13 Cf. Moyen Âge, T. III.
14 De Laudun, I,12; Dedieu, p. 91.
15 Le P. Mourgues, 1724, p. 81.
16 Idem, ibid., p. 29.
17 Lanoue, Dictionnaire des Rimes françoises, p. 13.
18 Du Gardin, Adresses, p. 83.
19 Idem, ibid., p. 112-114.
20 De Laudun d'Aigaliers, I, 12; Dedieu, p. 92. Il fait remarquer que, si la rime est féminine, « il faut qu'elle aye deux syllabes ou au moins une et demie symbolisante ».
21 Du Gardin, Adresses, p. 85.
22 Richelet, cf. p. 190 sq.
23 Règles de la Poësie franç., II, 2.
24 Le P. Mourgues, 1724, p. 84.
25 Richelet, p. 192.
26 E. Freymond, Ueber den reichen Reim
27 Du Gardin, Adresses, p. 110.
28 Lancelot, Richelet, le P. Mourgues, L.c.
29 Du Gardin, Adresses, p. 86.
30 Th. Sebillet, I, 8; Gaiffe, p. 87.
31 Deimier, p. 322.
32 Th. Sebillet, I, 8; Gaiffe, p. 84.
33 Richelet, p. 192.
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