Chapitre I. La fin de l'assonance et des végétations médiévales
p. 235-245
Texte intégral
1C'est la Pléiade qui a réglé l'économie de la rime moderne, tout au moins depuis 1550 jusqu'au Parnasse. Les poètes de la Renaissance — qui pourtant ont quelquefois cultivé le vers blanc dont l'histoire sera faite à une autre place — ont en général rejeté les homophonies insuffisantes. Ils ont également renoncé à écrire de ces poèmes informes où la verve comique de quelques-uns avait pris plaisir à entasser des finales désaccordées. La Baguenaude1, qui n'admettait tout au plus que quelques vagues rappels de sons, et qui passait déjà au xve siècle pour un jeu très grossier, disparaît sans esprit de retour. Pasquier2 en cite encore un exemple :
Qui veut très-bien plumer son coq,
Bouter le faut en un houzeaux.
Qui boute sa teste en un sac,
l ne voit guere par les trous :
Sergens prennent gens par le nez,
Et moustarde par les deux bras.
2Cela n'a, dit-il, « ni rithme ni raison ». Quant à la vieille assonance, on la rencontre quelquefois encore dans certaines œuvres négligées où elle se mélange avec de véritables rimes. A. Brun3 en a relevé quelques exemples dans les vers gnomiques d'un humble provincial, qui écrivait dans le Midi en 1545 et qui alors n'était certes pas au courant des règles de la technique la plus moderne. L'assonance se survit surtout dans la poésie populaire, comme dans le Noël suivant, qui date du xvie siècle :
Graces nous fault rendre
Aux trois Roys aussi
Qui des lieux estranges,
Noël accompli,
Sont venus par bande
Voir le doux Jesus
Pour lui faire offrande
Et humble salut.4
3Elle ne jouera plus aucun rôle dans la littérature proprement dite jusqu'à l'époque contemporaine.
4Les poètes de la Renaissance, non contents de se montrer hostiles aux rimes insuffisantes, se sont également détournés de celles qui étaient surabondantes ou qui réclamaient des artifices exagérés, souvent aux dépens du sens. Il suffit de les examiner une à une pour constater qu'elles passent très rapidement de mode et qu'elles tendent à se réduire à l'état de simples souvenirs. Elles continueront de figurer dans les manuels de versification, mais comme pièces de musée et pour éclairer les lecteurs qui auront la fantaisie de feuilleter d'anciens ouvrages. Au contraire, personne ne les proposera plus comme des modèles qu'on doive imiter. Il est facile de suivre les étapes de leur déclin dans les œuvres des différents critiques qui traiteront de la versification française jusqu'à la fin du règne de Louis XIV.
5Nous laisserons pour le moment de côté la rime léonine, devenue la rime riche, contre laquelle personne n'a pris position. Mais la rime équivoque, avec ses jeux de mots parfois très cherchés, et qui exige de la part du poète des efforts considérables, ne peut se maintenir. On a déjà commencé à y renoncer quand écrit Sebillet. Il ne manifeste à son égard aucun dédain; il reconnaît qu'elle frappe fortement l'oreille et qu'elle est élégante, il se rend compte sans doute qu'elle retient l'esprit par son ingéniosité et qu'elle a le mérite de l'imprévu; mais il indique qu'elle est peu employée parce qu'elle impose aux poètes des efforts trop pénibles, ce que répétera une quarantaine d'années plus tard De Laudun d'Aigaliers : « La première, dit celui-ci5, plus excellente et moins usitée pour estre la plus difficile, est l'équivoque, qui est lorsqu'un mot de deux, trois ou quatre syllabes rime et symbolise à la fin d'un vers, lorsqu'il y a plusieurs dictions, ce qui se monstre et apprent facilement. Par exemple, comme en mon livre des Melanges, il y a une epistre à Damoiselle Claire Delaudun, ma tante :
Pour declarer mon vouloir, ô ma tante
Et sur quel point j'ai ors mis mon attente ... »
6En 1572, A. Du Verdier publie Les Omonimes, satire des mœurs corrum-vues de ce siecle, poème qui brille par la grande quantité de rimes équivoques qui y sont contenues :
- L'homme, ouvrage de Dieu, dès le jour qu'il nasquit
En ce monde vivant, rien que peine n'acquit. - La mort vint par peché sur les enfants d'Adam
Generalement nez pour soubmis estre à dam.
7Mais A. Du Verdier est un retardataire. Il y avait encore un certain nombre d'équivoques dans la Délie de M. Scève, chasteté : chaste esté; le toucher: tout cher; ores le tout il lustre: illustre; sa lyre: toute l'ire; melancolie : mon col lye; fascherie : fasché rie; volage : fol aage; dire : d'ire; d'eulx : je me deulx; mortel : par la mort tel. Il y en avait à plus forte raison chez Marot. J. Peletier ne les rejette pas absolument. Mais il y en a beaucoup moins chez Ronsard, dont les Poésies choisies éditées par Becq de Fouquières ne présentent que devant : de vent. Elles ont été expressément condamnées par Du Bellay dans sa Deffence et Illustration6, et l'on peut dire que tous les poètes de la Pléiade n'y ont vu qu'une complication inutile, en vertu de ce précepte tout général que leur a donné leur chef dans son Art poétique7 : « Tu seras plus songneux de la belle invention et des motz que de la ryme, laquelle vient assez aisément d'elle-mesme après quelque peu d'exercice et de labeur ». Bien que B. Aneau, pour contredire à Du Bellay, les ait prises sous sa protection, on voit clairement, par le texte de De Laudun, qu'à la fin du xvie siècle, elles ne sont plus qu'une curiosité.
8Parmi les rimes chères aux Grands Rhétoriqueurs, il en est que les critiques de la Renaissance prennent le parti d'ignorer, ou pour lesquels ils marquent une aversion décidée. Il ne s'agit point de s'arrêter ici à la rime senée, qui est l'ancienne allitération initiale du Moyen Âge, mais étendue à tout le vers, et qui relève de l'harmonie poétique. Cependant il est très visible que la rime rétrograde leur fait l'effet d'une puérilité sans aucune portée. Seul E. Pasquier, que les difficultés verbales intéressent, s'y attarde encore. Au contraire Sebillet déclare qu'elle n'offre plus le moindre attrait8. « La dernière, écrit De Laudun9, est la retrograde, qui se dict lettre par lettre a rebours, de laquelle je n'ay point veu d'autheurs qui en ayent usé, pour n'estre pas en usage. J'en donnerai un exemple en latin qui pourra donner à cognoistre quelle peut estre la françoise :
Roma tibi subito motibus ibit amor. »
9Le Palinod est mentionné par Sebillet10, qui est le dernier à le faire, et qui l'assimile à la rime en kyrielle, dont Le Jardin de Plaisance, P. Fabri et Gracien du Pont l'avaient distingué. Mais la kyrielle est confondue par lui avec le refrain, qui revient au bout de chaque couplet dans les poèmes à forme fixe, tandis que la kyrielle avait pour caractéristique de reparaître sans place déterminée dans des poèmes non strophiques. De Laudun d'Aigaliers lui aussi appelle de ce nom le refrain : « Il y a, dit-il, plusieurs figures de rime qui, pour leur difference, ont plusieurs noms. La premiere est la kyrielle, de laquelle, en la fin de chacun couplet, un mesme vers est tousjours repeté, comme celle que j'ay faict expressément :
Mignonne, n'ayez en horreur
La volonté d'un serviteur;
Aymez celuy qui vous honore.
Cognoissant quelle grant faveur
Vous recevrez de luy encore,
Aymez celuy qui vous honore.
10Mais on peut opposer à ce passage deux autres textes où De Laudun laisse apparaître à quel point ses idées sont incertaines, puisqu'il n'hésite pas, malgré la précédente définition, à identifier la kyrielle avec la rime enchaînée ou avec la rime annexée. Voici le premier : « Il y en a aussi d'autre qui s'appelle a conjugatis ou kyrielle, comme en ce quatrain :
Lorsqu'il te plaist resonner de ta lyre
L'ire se meut dans l'estomac armé,
Armant aussi le desireux de lire,
Y redoublant son vouloir desarmé. »
11Et voici le second : « La troisieme rime est dite annexée, que les Latins appellent a conjugatis »11. Cela signifie bien évidemment que De Laudun n'a pour lui-même l'usage ni de l'une ni de l'autre, qu'il se renseigne dans les livres, très rapidement, et qu'il rédige avec négligence, sans s'apercevoir que son exposé est quelque peu incohérent.
12Sur cette question des rimes qui relient la fin d'un vers au début du suivant, il arrive fréquemment que les traités du xvie siècle manquent de précision. Au xve siècle, l'appellation de fratrisée ou d'enchaînée désigne la rime qui se reproduit au début du vers suivant, comme dans cet exemple de Tabourot des Accords, où l'on relève d'ailleurs des équivoques12 :
Pour dire vray au temps qui court,
Cour est un perilleux passage,
Pas sage n'est qui va en Cour,
Court est son bien et avantage.
Avant âge ... etc.
13Cependant A. Fouquelin, en 1557, se sert du terme d'anadiplose, « nombre, dit-il13, par lequel un méme son est repeté à la fin du précedent vers et au commencement du suivant”, et il donne à ce propos quelques échantillons qu'il emprunte à Ronsard :
- Donques avare cesse,
Cesse, avare, et delaisse
Tant de biens amasser. - Tirant un gain de ton dommage,
Dommage que l'on ne sent point.
14Il en donne également un autre de Baïf :
Dedans cet œil, amour a mis sa flamme,
Flamme qui vient mes forces consommant
15Puis il ajoute : « En laquelle maniere de nombre, plusieurs motz peuvent estre repetez, comme aus autres cy devant expliquées. Tahureau en l'ode à Messieurs ses enfants :
Ne veuillés, heureuse jeunesse,
Refuser le jeune labeur,
Le jeune labeur, que j'adresse
Devers vostre jeune grandeur.
16Ronsard :
Et le plaisir qui ne se peut passer
De les songer, penser et repenser,
Songer, penser et repenser encore.
17Ce nombre est affecté par les poëtes en la rime qu'ils appellent fratrizée et annexée. Exemple de la fratrizée est en un epigramme de Marot :
Metz voile au vent, single vers nous, Charon,
Car on t'attent : et quand seras en toute ...
18Exemple de l'annexée est aux Chansons de ce même autheur :
Plaisir n'ai plus, mais vi en deconforf :
Fortune m'a remis en grand douleur. »
19Il ne prononce pas le mot d'enchaînée; mais sa définition n'en reste pas moins correcte : anadiplose est pour lui un terme général, qui enferme dans son acception la rime fratrizée et la rime annexée, quelque peu différentes l'une de l'autre.
20Cependant Sebillet a distingué la fratrisée de l'enchaînée14. La première, selon lui, est celle où le premier mot du second vers reproduit la rime de celui qui le précède, tandis que dans l'enchaînée le second vers commence par un mot qui appartient à la même famille que la rime du premier, et comporte ce qu'on appelle alors une gradation, selon le type :
Saincte equitaire ung diable prist,
En le prenant el le batist,
En le batant el l'enchaina,
En l'enchainant el l'entraina.
21Mais c'est justement à la rime enchaînée que Fabri, qui donne cet exemple, réserve le nom d'anadiplose15, en quoi Fouquelin ne s'accorde pas avec lui, tandis que De Laudun d'Aigaliers16fait d'anadiplose le synonyme de rime concaténée, tout en donnant au sujet de celle-ci un exemple de rime fratrisée ou enchaînée dont il est l'auteur :
Souvent j'ay abattu de ma main dompteresse
Dompteresse pour lors contre mes ennemis.
22Au contraire, pour Sebillet, la concaténée est celle où le dernier vers d'un couplet est répétitif au début du couplet suivant. La terminologie des critiques, ainsi que l'a fait ressortir F. Gaiffe, est donc extrêmement vague et contradictoire. On en a d'autres signes. De Laudun appelle fraternisée la rime enchaînée ou fratrisée, et d'autre part, en fait de rime enchaînée, il cite un cas d'annexée. Il emploie donc un mot pour l'autre, ce qui prouve bien que ses connaissances ne sont pas très précises. Tabourot17, en fait de vers couronnés transcrit un passage de Marot où les rimes ne sont pas couronnées mais enchaînées :
Dieu des Amans, d'amour me garde,
Me gardant donne moy bonheur,
Et me bien heurant prens ta darde,
En la prenant navre son cœur,
En le navrant me tiendra seur,
En seurté suivray l'accointance,
En l'accointant ton serviteur
En servant aura jouyssance.
23Quelques pages auparavant il a au contraire donné à des rimes couronnées le nom qui leur convient.
24Celles-ci font partie du groupe des rimes répétées à la fin d'un même vers. Elles ont perdu leur ancienne appellation de Rhetorique à double queue sous laquelle les avaient désignées certains traités du xve siècle. La définition de Sebillet est assez peu claire mais il l'illustre fort bien par des vers de Marot que cite lui aussi Tabourot des Accords :
La blanche colombelle belle
Dont je voy priant criant
25Couronnée, dit-il18, « est nommée la ryme en laquele ou l'une seule, ou les deux ou trois dernieres syllabes du carme faisans mot, ont esté aussy dernières de la diction precedente ». Même négligence chez De Laudun d'Aigaliers19, selon lequel cette appellation convient « lorsque la rime est de trois ou quatre syllabes ». En réalité c'est la double queue seule qui mérite ce nom. Fouquelin20 la décore du titre d'épizeuxe « que le François appelle couronnée », mais il en donne un exemple de Ronsard qui ne correspond pas exactement au type courant, parce que les mots répétés n'y sont pas juxtaposés :
C'est peché contre toy, c'est fureur,
c'est fureur De penser qu'il y ait des mondes hors du monde.
26La triple queue au contraire s'appelle emperiere, puisqu'elle est « à triple couronne" comme le dit fort bien Sebillet21 qui en cite cet exemple :
En grand remord, mort mord
Ceux qui parfais, fais, fais
Ont par effort, fort, fort
De clairs et frais, rais, rés.
27L'incertitude des dénominations remonte à une date assez ancienne. En effet Le Jardin de Plaisance désignait du nom de couronnée22 la rime couronnée annexée à laquelle Sebillet et Tabourot des Accords donnent ce titre exact, tandis que Fabri l'appelait couronnée plus basse. Elle résulte de la combinaison, à la fin du même vers, de la couronnée et de l'annexée. Voici l'exemple de Sebillet :
Les Princes sont aux grans cours couronnéz
Comtes ducz roys par leur droit nom nomméz
Leurs logis sont en bon ordre ordonnez,
Et du hautain leur renom renomméz ...
28C'est à la même famille de rimes qu'appartient la rime en écho. Elle se distingue de la couronnée par ce fait que la couronne, d'une ou deux syllabes formant mot, est rejetée hors du vers et constitue à elle seule un vers. Le xvie siècle s'est figuré qu'il en était l'inventeur et Pasquier attribue au poète néo-latin Jean Second le mérite de l'avoir créée. C'est là une erreur, car elle existait déjà au Moyen Âge. En voici un exemple de Gilles le Vinier :
Icelle est la tres mignote
Note
Qu'amour fait sçavoir;
Avoir
Qui peut belle amye
Mye
Nel doit refuser.
29Ce qu'il faut toutefois reconnaître, c'est qu'elle a été définie pour la première fois en 1539 par Gracien du Pont. Elle a été mentionnée par Th. Sebillet, par E. Pasquier et par Tabourot. Celui-ci, à l'appui de sa définition, a cité la pièce suivante de Du Bellay23, qui n'a pas récidivé et qui n'a pas eu beaucoup d'imitateurs :
Piteux Echo qui erres en ces bois,
Respons au son de ma piteuse voix :
D'où ay je peu ce grand mal concevoir,
Qui m'oste ainsi de raison le devoir ? De voir.
Qui est l'autheur de ces mots advenus ? Venus.
Comment en sont tous mes sens devenus ? Nuds.
Qu'estois je avant qu'entrer en ce passage ? Sage.
Et maintenant que sens je en mon courage ? Rage.
Qu'est-ce qu'aymer et s'en pleindre souvent ? Vent.
Que suis je donc lors que mon cœur en fend ? Enfant.
Qui est la fin de prison si obscure ? Cure.
Sent elle point la douleur qui me poind ? Point.
30E. Pasquier s'est efforcé de rivaliser en latin avec Jean Second. Les rimes en écho ne se rencontrent que très rarement au xviie siècle et au xviiie et sont alors condamnées en termes très vifs par les critiques. Elles feront une rentrée brillante dans les Odes et Ballades ainsi que dans le Cromwell de V. Hugo, mais ce succès n'aura aucun lendemain.
31On sait enfin que, dès l'époque de la poésie latine liturgique on avait essayé d'introduire la rime à la césure. De ce fait les césures pouvaient rimer entre elles, ou la césure avec la rime du même vers, ou la rime avec la césure du vers suivant. La première de ces combinaisons avait donné naissance aux vers « à plusieurs manières », qui pouvaient être lus d'un bout à l'autre, sans aucune interruption, ou bien les premiers hémistiches ensemble et les seconds hémistiches pareillement. La grande astuce avait été d'y ménager deux sens différents, qui se manifestaient à tour de rôle, au prix de quelques changements de ponctuation, selon le mode de lecture choisi. On en aura un exemple dans cette pièce que nous a transmise Tabourot :
Je ne veux plus – La Messe frequenter,
Pour mon repos – C'est chose bien louable;
Des Huguenots – Les presches escouter
Suivre l'abus, – C'est chose miserable.
Ores je voy – Combien est detestable
Cette finesse – En ce siecle mondain
Parquoy je doy – Voyant la saincte Table
Tenir la Messe – En horreur et desdain.
32L'accord de la césure avec la rime du même vers avait produit ce que les classiques ont appelé les vers ”léonins”. Si enfin la césure du second vers rimait avec la dernière syllabe du premier, on était en présence de la rime batelée. Elle avait joui d'une grande faveur. Marot ne l'avait pas dédaignée :
Quand Neptunus, puissant Dieu de la mer
Cessa d'armer carraques et galées ...24
33Mais déjà Sebillet déclare qu'elle a cessé de plaire. De Laudun d'Aiga-liers25 en donne encore un exemple, d'ailleurs assez mal choisi. Il est visible qu'elle ne suscite plus aucune espèce d'intérêt et qu'elle tombe sous le coup des prohibitions qui interdisent de placer des accords de timbres autre part qu'à la fin du vers.
34Il est utile, en terminant ce chapitre, de résumer l'évolution des idées pendant la période qui nous occupe. Sebillet, qui nourrit beaucoup d'estime pour la métrique de Marot, n'affiche encore aucun dédain à l'égard de ces curiosités techniques. Tout au plus peut-on remarquer qu'il les relègue à la fin de son livre et qu'il signale que les rimes rétrograde et batelée sortent de l'usage; à son avis l'équivoque souffre de la difficulté qu'elle présente, mais il trouve encore quelques mots pour en faire l'éloge. Tabourot des Accords et Pasquier ont eux aussi quelque complaisance pour ces merveilles de l'ingéniosité humaine, non sans se rendre compte qu'elles sont assez gênantes pour que l'inspiration d'un poète ne puisse s'en accommoder lorsqu'elle veut suivre son libre cours. On a déjà l'impression, en les lisant, qu'ils éprouvent à leur égard les sentiments d'un naturaliste qui contemple des échantillons rares. On peut en dire autant de De Laudun d'Aigaliers, chez qui l'on rencontre une véritable condamnation de ces recherches si vaines : « Ces rimes sont fort fascheuses et difficiles, dit-il à propos de l'enchaînée, qu'il appelle fraternisée; aussi ne sont elles gueres usitées. Je ne conseille pas à un bon esprit de s'y amuser, si ce n'est qu'il aye grand loisir ». Il n'en a guère qu'une connaissance de seconde main et s'inspire avec beaucoup d'inexactitude de Sebillet, auquel il s'est reporté. Presque tous ces critiques, on le sait déjà, confondent les diverses combinaisons l'une avec l'autre et font erreur sur le nom qui convient à chacune d'entre elles. Toutes se heurtent à l'hostilité évidente des poètes de la Pléiade. Il est très caractéristique que la Deffence et Illustration les passe sous silence, sauf la rime équivoque, expressément condamnée par Du Bellay. Ronsard n'en parle pas et n'en présente dans ses vers qu'un tout petit nombre, si dispersées qu'on ne peut les considérer comme un procédé habituel de sa technique. Elles disparaissent avec une telle rapidité qu'elles ne sont pas représentées chez Desportes, et que Malherbe n'a pu faire à leur sujet aucune observation.
35Cependant l'opposition doctrinale des critiques s'accroît encore au début du xviie siècle. Comme ils les trouvent décrites dans les traités de leurs prédécesseurs, ils se croient obligés de les mentionner à leur tour, mais ils ne les nomment que pour les interdire rigoureusement. Elles leur font l'effet de monstres effrayants et ridicules, preuves du détestable esprit ”gothique” qui sévissait au Moyen Âge. Deimier s'exprime sur le compte avec sévérité : « Le poëte ... sera aussi curieux de n'admettre jamais en sa fantaisie ces estranges et rudes manieres dont Marot, et quelques autres des plus anciens poëtes se sont servis parfois, lesquelles portent ces noms de retrograde, batelée, couronnée, annexée, emperiere, couronnée serrée, enchainée, fratrisée et concatenée »26 Tout cela est à ses yeux contraire à l'esprit français parce qu'entaché de bizarrerie. Du Gardin, volontiers archaïsant, n'a aucun amour particulier pour des vieilleries aussi déconcertantes. Il ne défend pas d'en user de loin en loin, par passe-temps, mais il en parle comme un homme à qui elles n'en imposent nullement : « Lesdicts Anciens ont aussi des autres sortes de rymailleries fort fantasticques, et contrainctes extremement. Telles sont la ryme qu'ils disent kirielle, conca-tenee, enchesnee, battelee, que je confond tout en un; en ceste rymaille, le mot de la ryme se reporte au vers suivant... Autre qu'ils nomment ryme senee ... Encores appellent ils une ryme couronnee et emperiere ». Trois exemples coupent ce texte, et Du Gardin passe aussitôt à un autre sujet, d'un intérêt qui lui semble moins douteux. Richelet se contente d'une simple énumération, avec la remarque que ces rimes étaient ”autrefois” en usage. Le P. Mourgues sait encore leurs noms : on les appelait enchaînée, concaténée, fratrisée, annexée, couronnée, en kyrielle, en écho, mais il n'éprouve à leur égard que la répulsion la plus complète : « Ce sont des termes inconnus, qui ne pourroient servir, s'ils étoient connus, qu'à nous faire mépriser le miserable goût de cette antiquité »27. Ainsi s'achève l'histoire des fantaisies les plus compliquées auxquelles se soient jamais soumis des poètes. L'enthousiasme a fait place à un total discrédit dont elles ne se relèveront jamais. Il est significatif que les Parnassiens eux-mêmes, si épris des difficultés de la versification, se borneront à pratiquer la vieille équivoque, mais n'oseront pas remettre en vigueur les autres combinaisons auxquelles les écrivains du Moyen Âge, surtout au xve siècle, avaient puérilement dépensé leurs efforts, en faisant appel à toutes les ressources de leur inépuisable et bien souvent prodigieuse ingéniosité.
Notes de bas de page
1 Cf. E. Langlois, Recueil, p. 248 et 314. Les textes qu'il publie disent avant E. Pasquier que les Baguenaudes n'ont « ni rithme ni raison », expression que celui-ci leur a reprise.
2 E. Pasquier, Recherches, VII, 1.
3 A. Brun, Poésies gnomiques du xvie siècle, dans les Annales de la Faculté des Lettres d'Aix, 1934.
4 E. Pasquier, Recherches, VII, 1.
5 De Laudun d'Aigaliers, I, 12. Cf. Sebillet (I, 7; Gaiffe, p. 62), que De Laudun suit de très près.
6 Du Bellay, Deffence, II, 7.
7 Ronsard, Art poét., éd. L.-L., T. VII, p. 54.
8 Sebillet, II, 15; Gaiffe, p. 203.
9 De Laudun d'Aigaliers, II, 16; Dedieu, p. 112. Son exemple montre qu'il pense seulement à cette rime rétrograde qui se faisait lettre par lettre. Mais on sait déjà (cf. Moyen Âge, T. II, p. 161) qu'il en existait d'autres variétés, l'une articulée sur la syllabe, l'autre sur le mot. J. Dedieu, éditeur de De Laudun, dans une note qui concerne ce passage, rapporte que, selon Colletet, R. Belleau aurait composé trois sonnets où le retournement s'opérait mot par mot, mais qu'ils n'ont jamais été publiés. Le sonnet ainsi retourné a survécu, comme jeu d'esprit, jusqu'au milieu du xviie siècle.
10 Th. Sebillet, II, 15; Gaiffe, p. 194.
11 De Laudun, I,13 et II, 16; Dedieu, p. 93 et 110.
12 Tabourot des Accords, XX, p. 287. Cette espèce de rime n'exclut pas en effet l'équivoque. « Fratrisée, dit en effet Sebillet, est celle en laquéle les vers fraternisent de telle maniére que le dernier mot du Carme precédent est répété entier au com mencement du metre suivant, soif en equivoque, soit autrement ».
13 A. Fouquelin, p. 31.
14 Sebillet, II, 15; Gaiffe, p. 197-198.
15 Fabri, T. II, p. 42.
16 De Laudun d'Aigaliers, I,16.
17 Tabourot des Accords, p. 239 et 234.
18 Th. Sebillet, II, 15; Gaiffe, p. 199-200.
19 De Laudun d'Aigaliers, II, 16.
20 A. Fouquelin, p. 22.
21 Sebillet, p. 200.
22 La remarque en a été faite par F. Gaiffe dans son édition de Sebillet, p. 201, n. 2.
23 Du Bellay, éd. H. Chamard, T. II, p. 148. Cf. E. Pasquier, Recherches, VII, 12 et Tabourot, p. 234. Keuter, dans son article sur la métrique de Marot, s'est complètement mépris au sujet de la rime en écho, qu'il a confondue avec la rime équivoque.
24 Cité par Keuter.
25 De Laudun, II, 16; Dedieu, p. 112.
26 P. de Deimier, p. 314.
27 Le P. Mourgues, éd. de 1724, p. 251.
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