Cinquième section. Les qualités littéraires de la rime
p. 160-184
Texte intégral
1Il est certes assez difficile de distinguer des propriétés acoustiques de la rime ce qui lui donne sa valeur esthétique, tellement les deux choses se confondent. Nous l'essaierons pourtant, sans dissimuler toutefois que sur certains points cette séparation est assez arbitraire, et en indiquant qu'on trouvera d'utiles compléments à cet exposé lorsqu'il sera question de la technique des fins de vers, ainsi que de leur ordre de succession et de leur richesse. On ne saurait nier en effet que la rime, sous certains de ses aspects, intéresse le style, et ce sont les questions qu'elle soulève à cet égard que nous nous proposons d'examiner.
2Tous les poètes sont convaincus que le choix des mots qui doivent se faire écho contribue pour une grande part à la beauté de l'expression. Certaines combinaisons paraissent plus heureuses que d'autres et révèlent un meilleur écrivain. Il y en a qui sont faibles et sans aucun mérite. D'autres ne trahissent aucune invention. La servitude à laquelle le versificateur est obligé de se soumettre n'est pas dépourvue de nombreux inconvénients; mais en revanche elle n'est pas sans présenter de considérables avantages. Le Moyen Âge, qui s'est abandonné à des recherches souvent puériles, n'a pas beaucoup discouru sur le profit qu'il pensait en tirer. Au contraire la Renaissance a envisagé la rime comme un moyen d'art et a énuméré les vertus qu'elle lui semblait posséder. J. Peletier du Mans déclare qu'elle donne à la poésie une grande partie de sa grâce et qu'elle lui apporte cette musique qui fait d'elle un chant, en quoi il paraît confondre la mélodie et l'harmonie. Par d'autres côtés pourtant son analyse est plus exacte. Il indique qu'elle a tout au moins pour office de distinguer le vers de la prose, qu'elle supplée aux mesures prosodiques des Grecs et des Latins et qu'elle donne à l'oreille contentement et plaisir1; surtout elle est la conscience et le tuteur de l'écrivain : « La difficulté de la rime sert expressément, pour longuement penser à bien faire »2. Il s'en fait le défenseur, contre des opposants qu'il ne nomme pas et dont il ne veut pas être : « Mais, dit-il3, pour répondre à l'objection que la rime empêche la collation d'une belle phrase, ou de quelque bonne sentence, j'ai l'opinion toute contraire, qu'elle est... cause qu'en pensant, il se présente à nous quelque bon dessein et quelque bonne ordonnance de propos. Et si ai toujours été d'avis que tant plus on pense à bien faire, et tant plus on fait bien : tant la longue méditation peut tout. Et certes il faut que je die cela de moi, que j'ai été celui qui plus a voulu rimer curieusement; et suis content de dire, superstitieusement. Mais n'est-ce que jamais propriété de rime ne me fit abandonner propriété ni de mots ni de sentences. J'entends toutes choses pareilles. Car, si j'ai été impropre ou en disposition ou en élocution, la curiosité de bien rimer ne me l'a point causé ». On peut rapprocher de cette opinion celle de Ronsard qui a vu, dans la nécessité de rimer, la source d'heureuses trouvailles et qui s'est exprimé en ces termes : « Telle contrainte en méditant et en repensant fait le plus souvent inventer d'excellentes conceptions, riches paroles et phrases élabourées »4.
3Il n'en est pas moins vrai que le poète doit lutter contre de redoutables obstacles. Ce sont ceux qu'indique Peletier et que Boileau s'est plaint de rencontrer sur sa route. Il ne faut pas que la rime nuise à la propriété des termes ni qu'elle blesse la raison. Il ne s'agit pas, à quelque prix que ce soit, de placer à la fin des vers des mots dont les sonorités s'accordent, mais au contraire de trouver ceux qui ne font pas de tort à la pensée, et même qui la mettent en valeur. La tâche est d'autant plus pénible que les pièges de la rime sont incessants :
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour là trouver, je travaille et je suc.
Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir,
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir. (Sat., II, 13-16)
4De là des malédictions :
Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
Et, donnant à ses maux une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la raison ! (ibid., 53-56)
5Concilier l'excellence de la rime avec les exigences du sens est un problème qu'on ne résout pas aisément. Souvent il y a conflit, et il faut savoir décider. Le plus avantageux, c'est de donner au sens le pas sur la rime, mais en concédant à celle-ci tout ce qu'il est possible de lui accorder. C'est la solution qu'envisage déjà Du Bellay dans la Deffence, quand il déclare que la rime doit être « reçue, non appelée », c'est-à-dire qu'on ne doit pas y étaler de vaines recherches. Il y revient encore dans un de ses sonnets :
Quant à moy, je ne veulx, pour un vers allonger,
M'accourcir le cerveau, ny pour polir ma ryme
Me consumer l'esprit d'une songneuse lime,
Frapper dessus ma table ou mes ongles ronger. (Regrets, II)
6Boileau est du même avis :
Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime :
L'un l'autre vainement ils semblent se haïr;
La rime est une esclave et ne veut qu'obéir ...
Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et loin de la gêner, la sert et l'enrichit.
(Art Poét., I, 27-34)
7Cela ne veut pas dire que les fins de vers seront sacrifiées de parti-pris. Tout au contraire, il est souhaitable que le poète y apporte quelque attention et qu'il y évite, autant qu'il lui sera possible, des malfaçons choquantes. Cependant, dans tous les cas, c'est la rime qui se trouvera dans une situation subordonnée. Telle est la doctrine de la Pléiade et du classicisme5. Elle s'oppose nettement aux idées directrices des Grands Rhétoriqueurs et, quoiqu'elle condamne théoriquement certaines homophonies obtenues sans aucune peine, elle oriente pratiquement les poètes vers la facilité.
8Il est trop certain que, pour le xvie et le xviie siècles, la beauté du vers ne réside pas principalement dans l'éclat des timbres qui se font écho, ni dans le pittoresque des mots qui se répondent. Malgré Ronsard et Peletier, dont les déclarations montrent de louables velléités, il faut bien reconnaître que la Renaissance, suivie en cela par les générations de poètes qui lui ont succédé, cherche à obtenir ses grands effets de style par d'autres moyens. Ronsard en fait l'aveu : « Toutefois, dit-il dans son Art poëtique, tu seras plus soigneux de la belle invention et des mots que de la rime, laquelle vient assez aisément d'elle-même, après quelque peu d'exercice et de labeur ». Comme l'essentiel pour l'écrivain est de ne pas « contreindre et gehinner sa diction », selon l'expression dont se sert Du Bellay, les négligences sont nombreuses. Même dans des poèmes lyriques, qui ne sont pas livrés aux caprices de la plume, les poètes n'hésitent pas à utiliser l'une auprès de l'autre deux rimes de même sonorité, dont la première est masculine et l'autre féminine, ou inversement. Ronsard en offre de nombreux exemples :
- En qui respandit le Ciel
Une musique immortelle,
Comblant leur bouche nouvelle
Du jus d'un attique miel. (Odes, I, B. de F., p. 86) - Pour prier Hymenée
De vouloir prendre à gré
Nostre chanson sonnée
Sur votre lit sacré.(ibid., IV, B. de F., p. 129) - Autour de Cassandre halenée,
De mes baisers tant bien donnez,
Vous trouverez la rose née
Et les œillets environnez
Des florettes ensanglantées,
D'Hyacinthe et d'Ajax, plantées
Près des lys sur sa bouche nez. (Oies retranchées, B. de F., p. 164)
9En voici d'autres de Baïf :
- Rien de plus grand tu ne dois querre
Qu'est le lieu qui le monde enserre,
Auquel se contient l'univers;
Et rien plus de beauté n'abonde,
Qu'en la grande beauté du monde
En soy beau, parfait et divers ... (Mimes, II, B. de F., p. 293) - Notre pauvre ame gît en la poudre couchée
Et la poitrine avons à la terre attachée.
Leve toi; secour nous; te prenne volonté
Nous venir racheter par ta grande bonté. (Psaumes, B. de F., p. 334)
10Ces négligences se perpétueront au cours du xviie siècle6, mais se cantonneront de plus en plus dans les genres inférieurs. Elles seront pourtant encore si fréquentes que Richelet en 1672 jugera à propos de les mentionner et de les interdire.
11On doit en rapprocher des rimes comme les suivantes, où l'on voit les mêmes adjectifs former deux rimes consécutives, la première fois sous leur forme féminine, la seconde fois sous leur forme masculine :
Et pour moy langoureuse
Il te face amoureuse,
Comme il m'a langoureux
Pour toy fait amoureux. (Baïf, B. de F., p. 151)
12Ailleurs, ce sont les mêmes verbes qui se suivent, mais à des temps différents :
- « Compagnes, sus, aidez moy à monter,
Je le veux bien la premiere donter. »
Ces mots finis, sur le dos elle monte
De ce toreau, non sçachant qu'elle donte
Le dos courbé sous soy premierement
D'un qui la doit donter bien autrement. (Id., B. de F., p. 82) - Ainsi Venus depitée
Ses amoureaux irrita :
Soudain la bande irritée
Contre moy se depita (Id., ibid., p. 107)
13Ce qui disparaît peu à peu à partir de 1550, c'est la rime d'un mot avec lui-même, assez fréquente pendant tout le Moyen Âge. On en relève encore quelques cas. Baïf, dans sa traduction du Brave, a écrit :
Et comme celuy fou seroit
Qui de son gré se jetteroit
Dans les cachos des malheureux
Ainsi seroit trop malheureux
Trop malheureux et moins que sage,
Qui entreroit au mariage. (B. de F., p. 223)
14Il unit de même suget : suget, comme Ronsard termes : termes et hyme-née : hymenée. A. Herting a compté chez Jodelle six cas semblables. On en rencontre encore quelques-uns au xviie siècle. C'est Malherbe lui-même qui a écrit :
Quittez la demeure où vous êtes,
Je suis plus rocher que vous n'êtes. (XLIII)
15Le P. Mourgues7 condamne chez Sarrasin les vers suivants :
Ainsi l'entens-je, et sans doute toi-même
De prime abord l'as entendu de même.
16« Un même mot répété à la fin de deux vers, remarque-t-il, ne fait point rime s'il y est pris dans la même signification ». Et il dit aussi, à propos du même poète : « l'on trouve encore qu'il s'est trop permis, quand il a employé deux fois dans une balade le mot de sentir, quoique dans deux sens assez différens :
Le gouteux qui sa goûte sent...
Autour de l'un toujours on sent
Vieil oint, emplâtre ou médecine. »
17Ici cependant une certaine tolérance est admise. On accepte qu'un même mot puisse être placé à la fin de deux vers consécutifs, quand sa signification varie de l'un à l'autre. C'est là une vieille tradition, renforcée par l'autorité de Sebillet8, et que le classicisme n'osera pas abolir. Maurice Scève sans doute outrepasse ce que l'usage lui concède lorsqu'il joint le participe desvoyé, servant d'épithète, avec la forme verbale ayant des-voyé. Mais il n'est pas interdit d'associer le substantif point avec la particule point, qui sert à renforcer la négation, comme l'ont fait Ronsard et tous les poètes qui sont venus après lui. Du Bellay, selon l'opinion la plus autorisée, ne commet aucune faute quand il écrit, dans le Poëte courtisan :
Le presenter au Roy, et dire qu'il fait bien
Et qu'il a merité qu'on luy face du bien (B. de F., p. 122)
18Le P. Mourgues9 cite en les approuvant les exemples ci-dessous :
- Chevaux aislez ne se rencontrent pas
A point nommé comme chevaux de pas. (Benserade) - Tel que vous me voyez, Monsieur icy present
M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent10. (Racine, Plaideurs). - Vous voyez devant vous mon adverse partie.
Parbleu ! je me veux mettre aussi de la partie. (Id., ibid.) - Adieu, mais s'il vous plaît, quel est cet enfant-là ?
C'est ma fille, Monsieur. — Hé tôt rappelez-la.11 (Id., ibid.) - Ah ! s'il vous avait dit, ma Princesse, à quel point ...
Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ? (Id., Britannicus) - Elle est à bien prier exacte au dernier point,
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point. (Molière, Mis.)
19Il y ajoute une observation assez subtile qui est celle-ci : « Il faut remarquer ces paroles de la règle : des significations assez différentes, car je soutiens, par exemple, ne rimeroit point avec soutiens, l'un et l'autre étant pris dans sa signification naturelle, quoique dans l'un elle soit ver-balle et dans l'autre substantive ». Seul le P. Buffier aura l'audace d'écrire que ces rimes ont quelque chose de plat et de lâche; mais il ne sera pas écouté.
20Les rimes faciles et les rimes banales sont les écueils que n'ont su éviter ni les poètes de la Renaissance, ni ceux du classicisme. Le Moyen Âge, qui ne s'était pas montré très scrupuleux, avait pourtant inventé la plaisante équivoque, dans laquelle il avait déployé une ingéniosité prodigieuse, et qui lui avait procuré d'étonnantes trouvailles. Mais c'était la seule fantaisie qu'il se fût permise, en dehors bien entendu des longues homophonies léonines et hyperléonines pour lesquelles il n'était pas besoin d'un matériel très compliqué. Quant au reste, il usait volontiers de vocables ternes et mornes qui lui permettaient de remplir sans peine ses fins de vers. Au xve siècle l'invasion de nombreux mots savants avait accru la quantité des termes décolorés que la langue offrait aux besoins des poètes. C'est avec une véritable allégresse que les Règles de la seconde Rhetorique, vers 1430, dressent fièrement la liste des substantifs en -ion, dont la plupart sont naturalisés de fraîche date. Elles les classent d'après leur lettre initiale. Commencent par E, emulacion, evocacion, engression, egression, esti-macion, extimation, emolucion, esmolucion, ebulation, ebreacion, enar-racion, expiracion, espiracion, effreacion, effusion, epaccion, evapora-cion, exempcion, excepcion, egrotation, encorporacion, evasion; commencent par M , mutilacion, murmuracion, margoulacion, multiplica-cion, mendencion, monestacion, moracion, mocion, monstracion, moni-cion, mencion, miseracion, mixtion, mutacion : tout l'alphabet y passe, ce qui fait des masses de mots dépourvus de toute valeur colorée et qui n'intéresseront pas l'oreille. L'équivoque mise à part, les Grands Rhéto-riqueurs avaient rimé fort médiocrement, sans nulle recherche verbale. On en jugera par un seul exemple, qu'on peut considérer comme le type de ce qui suffit aux poètes de cette école. Ce sont les fins de vers, strophe par strophe, d'un Rondeau double redoublé de G. Cretin : Eternité : Trinité : celle : universelle : unité — Dignité : sollemnité : jouvencelle : conseil — Déité : humanité : estincelle : ancelle : dité : conseil — Indamnité : limité : elle: conseil — Maternité: virginité: pucelle : scelle: importunité : conseil — Verité : auctorité : cele : conseil — Divinité : infinité : chancelle : precelle : equalité : conseil.
21La Pléiade, qui chasse l'équivoque par réaction contre ses prédécesseurs, hérite de ce capital et s'en contente. Elle en reconnaît bien la mauvaise qualité, ainsi qu'on a pu le constater par les déclarations de Ronsard et par celles de J. Peletier du Mans. Mais elle ne fait guère effort pour l'améliorer. Au début du xviie siècle, P. de Deimier12 énumère toute espèce de rimes insipides, desirer : adorer — aime : sème — enrichir : raffraichir — reclame : renflame — choisir : saisir — souspire : respire — desir : loisir — patience : science — teste : feste — beauté : loyauté — gloire : victoire — fleurs : pleurs — cieux : Dieux — eternellement : esgalement — nullement : facilement — bravement : souëvement — constamment : parfaitement — sagement : largement — fleurie : guerie — rigoureux : amoureux — hardie : agrandie — enflamé : entamé — odorante : flairante — foudroyant : ondoyant — victorieux : glorieux. Il se rend compte qu'un poète sévère pourrait trouver mieux, cependant il est d'avis que tous ces mots sont bons à la rime, qu'ils sont « non moins propres que nécessaires ». On sait d'autre part que la conception d'un art difficile s'est imposée très vivement à l'esprit de Malherbe. Il a protesté contre les rimes faciles. Voici à ce sujet ce que nous rapporte Racan : « La raison qu'il disoit pourquoi il falloit plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avoient de la convenance, est que l'on trouvoit de plus beaux vers en les rapprochant qu'en rimant ceux qui avoient presque une même signification, et s'étudioit fort à chercher des rimes rares et steriles, sur la créance qu'il avoit qu'elles lui faisoient produire quelques nouvelles pensées, outre qu'il disoit que cela sentoit un grand poëte de tenter les rimes difficiles qui n'avoient point encore été rimées »13. C'est en somme le point de vue de J. Péletier. A son tour Boileau s'élèvera contre des faiblesses trop souvent constatées :
Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffrait une froide épithète,
Je ferais comme un autre, et, sans chercher si loin,
J'aurais toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louais Philis en miracles feconde,
Je trouverais bientôt : a nulle autre seconde;
Si je voulais vanter un objet non pareil.
Je mettrais à l'instant : plus beau que le soleil;
Enfin, parlant toujours d'astres et de merveilles.
De chefs-d'œuvre des cieux, de beautés sans pareilles.
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrais aisément, sans genie et sans art,
Et transportant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièce Malherbe. (Sat., II, v. 33-46)
22Cependant pourquoi les poètes renonceraient-ils à ces rimes sans originalité, faites de termes qui s'attirent mutuellement et qui se rejoignent avec persistance depuis des siècles ? Tout le monde en a l'habitude et pendant tout le xvie siècle elles ont profité de la force que leur donnait la tradition. Marot et ses élèves ne les ont pas rejetées. À leur tour Ronsard et ses amis les ont accueillies avec une fâcheuse indulgence. Maurice Scève associe lame : flamme, benin : feminin. On rencontre chez Ronsard ame : dame, vie : envie, montagnes : campagnes, humains : mains, guerrier : laurier, tresor : or, gloire : memoire, gloire : victoire, terre : guerre, cœur : vainqueur; chez Du Bellay cœur : vainqueur, memoire : gloire, flamme : femme, arriere : priere, ennuis : nuicts, peine : vaine; chez Baïf terre : guerre, campagnes : montagnes, vie : envie, flame : dame, victoire : gloire, gloire : memoire, toyle : voyle, temogne : besogne, dieux : cieux, pas : trespas, plaisir : desir, jour : amour, dure : sure, dû : perdu, courage : orage, eau : beau; chez d'Aubigné inhumaine : peine, femmes : flammes, pain : faim, terre : guerre, vengeur : cœur, ames : dames, cœur : douleur. Ce ne sont là que quelques échantillons de ces rimes banales, qu'on retrouve chez tous les poètes de la Renaissance et qu'ils répètent à satiété. Malherbe, si diligent à blâmer les fautes quand elles ont été commises par les autres, se hâte au contraire d'en rabattre quand il s'agit de lui-même. Il ne laisse en effet rien perdre des provisions accumulées par ses prédécesseurs, même quand elles se sont gâtées au cours des temps : terre : guerre, main : humain, vie : envie, ombre : sombre, gloire : mémoire, soleil : pareil, ondes : profondes sont des assemblages qui lui restent familiers. Dans ces conditions, les critiques ne réussissent guère à obtenir le résultat cherché. Il en est d'ailleurs qui à cet égard font preuve d'une certaine mollesse et qui, si on les en pressait, abandonneraient sans doute le point de vue qu'ils défendent : « C'est aussi une négligence, écrit P. Richelet14, que d'employer des rimes communes et faciles à trouver, comme montagnes : campagnes et autres pareilles. Malherbe ne vouloit pas qu'on rimast ces mots, mais quelquefois l'exactitude de Malherbe alloit jusques à l'excès ». On ne peut donc s'étonner que les versificateurs du xviie siècle en prennent à leur aise avec les prescriptions des théoriciens. Au point de vue doctrinal, les uns et les autres sont d'accord, mais, dans la pratique, les premiers, dès que l'occasion s'en présente, préfèrent leur commodité.
23Au premier chant de l'Art poétique, Boileau a accouplé devoir : pouvoir, basse : grace, provinces : princes, courage : ouvrage, qui ne brillent pas précisément par leur nouveauté, pas plus qu'envie : vie, voir : savoir, pas : appas, cœur : vainqueur, grâces : basses, feux : aveux, âme : flamme, femme : flamme, bien : rien, qu'on peut lire au milieu de beaucoup d'autres d'aussi mince valeur au quatrième acte du Misanthrope, et qui se sont perpétuées jusqu'à notre époque15.
24À côté de la banalité, il faut mentionner la facilité, qui consiste à unir des mots dont la désinence est très courante et remplit de longues colonnes dans les dictionnaires de rimes. Ce sont des substantifs, en général abstraits, ou des adjectifs, parfois unis les uns aux autres; ce sont aussi des verbes que leurs terminaisons flexionnelles permettent de rapprocher sans effort, ou encore des adverbes, parfois des pronoms. On relève dans la Délie de Maurice Scève perseverance : souffrance, florissantes : fletrissantes, briefvement : griefvement, pitoyable : incroyable, paisible : possible, favorable : inexorable, argument : instrument : resolument, barbouil-loit : bouilloit : chatouilloit, evidence : providence : residence, etc; dans Ronsard, je vous voy : je vous oy, France : espérance, plaines : fontaines, variable : imployable, son : chanson, receu : aperceu, beau : renouveau, seriez : auriez, couleurs : fleurs, vanter : chanter, librement : seulement, etc.; dans Du Bellay apperçois : vois, heritage : jardinage, soigneuse : sommeilleuse, trouvé : esprouvé, hautement : seulement, façonne : donne, pasture : nourriture, pluvieuse : ocieuse, croissant : verdissant, achetoit : doutoit, fourni : desgarni, valeur : couleur, tenoit : tournoit, cognoissance : naissance, etc.; dans Baïf, naturel : corporel, precieuse : heureuse, amiables : venerables, effroyable : exorable, chaleureux : amoureux, accordance : cadance, parfaitement : longuement, prenoit : contenoit, remuant : ruant, fleurissoit : jouissoit, etc.; dans Boileau, au premier chant de l'Art poëtique, excellents : talents, insensée : pensée, rives : plaintives, publique : critique, captif : rétif, périlleuse : épineuse, clairement : aisément, odieux : harmonieux, inflexible : paisible, haïr : obéir, repolissez : effacez, flatter : réciter, blesse : tendresse, etc.; dans Molière, au quatrième acte du Misanthrope, cœur : meilleur, parente : constante, singulier : particulier, capable : comparable, dire : écrire, souffrez : offrez, parler : rappeler, feindre : craindre, dit : suffit, sacrifice : injustice, occurrence : répugnance, châtiments : ressentiments, côté : sincérité, nature : aventure, tous : vous, assurément : autrement, grossières : lumières, infidèle : elle, tendresse : intéresse, etc. Pour résumer par un exemple la médiocrité de rime des poèmes de la Pléiade ou des poèmes classiques, il suffit de transcrire les fins de vers de l'un d'eux, pris comme type de tous les autres; le début de la Responce de Ronsard au roi Charles IX fournit la succession suivante : jour : retour — sortie : partie — passé : laissé — rose : esclose — ainsi : aussi — estofées : trofées — cours : jours — années : retournées — éternité : infinité — ressemblent : s'assemblent — souffreteux: ceux — demesurée: durée — trespas : là-bas — âge : rage — convoitise : attise — raison : grison — venerable : table — puissant : obeissant — françoises : noises — plantureux : heureux — nature : avanture — fait : imparfait — sagesse : vieillesse, etc. Il est inutile d'aller plus loin. À peine y peut-on trouver une association estofées : trofées qui sort un peu de l'ordinaire. Tout le reste est sans couleur, inapte à piquer la curiosité de l'oreille ou à forcer l'attention de l'esprit.
25Qu'on le remarque bien : dans les séries qui s'offrent aux poètes, si nombreux que soient les mots qui y figurent, il est presque toujours possible de découvrir quelque combinaison pittoresque, en faisant appel à des termes concrets et expressifs. Il est évident que plaine et pleine est de la dernière banalité: mais plaine et marjolaine, plaine et fredaine, pleine et capitaine sont des rimes beaucoup moins usées. Or Ronsard et ses amis, tout comme les classiques l'ont fait après eux, courent au plus pressé, et c'est à pleine : plaine que vont tous leurs suffrages. De même il vaut mieux unir deux mots de nature différente, substantif et adjectif, adverbe et substantif, verbe et adjectif, plutôt que deux substantifs, deux verbes, deux adverbes; écrire : pire, qui n'a rien d'extraordinaire, est préférable à écrire : lire. Mais on n'a pas l'air de s'en douter : des 116 rimes qui composent les 232 alexandrins du premier chant de l'Art poétique de Boileau, 70 assemblent des mots de même nature. Il est très visible que la facilité attire les poètes. Un détail le montrera. Supposons que le sens amène le substantif rossignol à la fin d'un vers, ce qui éveille aussitôt des images sylvestres. Quel mot pourra-t-on bien lui apparier ? Ronsard se tire d'affaire en écrivant rossignolets : bois verdelets; on trouve ailleurs la coudrette : vermeillette, pucelette : maigrelette, alouette : mignonnette, grassette : maigrette etc, ce qui simplifie beaucoup la besogne du versificateur et ne fatigue pas son imagination. Baïf écrit main rosine : voisine, Meline : coraline, nicettes : sagettes, ruisselet : doucelet etc. Il y en a autant chez tous les poètes, jusqu'à brebiettes : infectes qu'on trouve chez d'Aubigné, tandis que brebis ne pourrait rimer avec ce dernier adjectif. Voilà qui explique en partie la vogue de ces dérivés et de ces diminutifs dont la Renaissance a fait une si ample consommation. Cependant, quand la mode les aura retranchés de la langue poétique, la condition de la rime n'en sera guère améliorée.
26On sait ce que les romantiques ont fait rendre aux sonorités pittoresques des noms propres. Au contraire l'école de Ronsard et les classiques n'ont pas su en user. Deimier16 a énuméré un certain nombre de combinaisons possibles, Italien : Idallien, Romain : Germain, Egyptien : Cynthien, Latin : Grenatin, François : Escossois, Genois : Lyonnois, Barbares : Tar-tares, Troglodites : Scythes, Renée : Enée, Augustin : Constantin, Chry-sostome : Hierosme, Roland : Ligoland, Morgand : Argand, Renaud : Arnaud, Raymond : Fleurimond. Il les a approuvées. Mais Malherbe, l'ennemi des rimes faciles, les a interdites, bien qu'il ait lui-même uni More : Bosphore. « Il ne vouloit pas, nous rapporte Racan17, qu'on rimast les noms propres les uns contre les autres, comme Thessalie et Italie, Castille et Bastille, Alexandre et Lysandre ». En fait tous ces assemblages ne valaient pas grand'chose. Il y avait mieux, mais un mieux qu'on ne sut pas découvrir. En particulier on aurait pu s'aviser d'apparier un substantif ordinaire ou un adjectif avec un nom propre, ce qui aurait fourni bien des accords. On en rencontre quelquefois, mais pas souvent. Par exemple on trouve chez Ronsard petitz : Bethis, grace : Thrace, Anjou : sous le jou(g), Bourgueil : œil, hache : Andromache, Calliope : trope, Cal-liope : crope, Europe : trope, or : Nestor, Briseis : trahis, belle : La Rochelle, folle : Bartolle; chez Du Bellay, Athènes : hautaines, capitaines : Demosthenes, encore : More, Pallas : prelats; chez Baïf, élite : Hip-polyte, menton : Cupidon, poitrine : Meline, Orleans : ans, Tahureau : tombeau, Clain : soudain, mot : Nicot; chez d'Aubigné, clef : Wiclef, treuve : Askeuve, Eleazars : vieillards, Antechrist : escrit, Phalaris : cris, besongne : Poulongne. Mais on se rend compte que ces rimes n'ont pas fait l'objet d'une recherche spéciale et que les poètes n'ont pour elles aucune prédilection marquée, sans doute parce qu'elles leur donnaient trop de peine. Boileau, au premier chant de son Art poétique, ne nous en présente que 6 sur 116, Faret : cabaret, Italie : folie, frein : Tabarin, bouffon : Typhon, Pont-neuf : Brébeuf, France : cadence; ce sont certainement les meilleures de ces 232 alexandrins, mais il n'a pas l'air de s'en être aperçu18.
27On peut se demander par quelle aberration les poètes classiques, dans leurs œuvres didactiques et leurs tragédies, ou d'une façon générale dans tous les grands genres, n'ont pas apporté plus de soin au choix de leurs rimes, pourquoi ils leur ont donné une tonalité si inexpressive et si grise, comme si c'était là un ornement indigne de leurs soins, un accessoire d'importance secondaire qui, si on lui avait voulu donner trop d'éclat, aurait fait tort à l'idée. Aucun critique ne nous a renseigné à ce sujet. Cependant il est manifeste que les fins de vers pittoresques, faites de mots concrets et colorés, se rencontrent surtout dans les zones basses de la littérature, là où ne sévit pas le préjugé de la noblesse et de la décence. Certes ce n'est pas un fait constant. Mais enfin, s'il y a quelque part au xviie siècle des rimes libres, originales et bien sonnantes, qui n'aient pas l'air du déjà vu et qui intéressent l'oreille, c'est chez les satiriques, les comiques et les burlesques qu'on a des chances de les découvrir, ainsi que dans certains poèmes dont la seule raison d'être réside dans les feux d'artifice verbaux qui terminent leurs vers. Parfois l'effort ne se soutient pas; parfois au contraire il s'étend sur toute la longueur d'une tirade, et c'est assurément là que les romantiques ont trouvé les modèles dont ils se sont inspirés.
28Les auteurs de satires, si nombreux entre 1600 et 1650, présentent à cet égard quelques morceaux intéressants. En voici un exemple, tiré des Exercices de ce temps, de Robert Angot de l'Eperonnière. Il s'agit d'une dame qui raconte les faveurs dont elle a été l'objet de la part d'un financier :
Un jour, me venant voir, il mit sous ma courtine
Un beau manchon fourré d'une marte subline.
Tout l'hyver je l'ay mis, et m'en parois au bal;
Il servoit de faveur pour courre au Carneval.
Maintenant qu'il fait chaud je le trouve inutile,
Et veux qu'en coussinets il serve à l'Evangile.
Je veux parer l'Autel et montrer en tout lieu
N'avoir autre dessein que de servir à Dieu :
J'ay du satin à fleurs, des velours à ramage,
D'Ariston à la turque, et par mon bon mesnage
J'ay force point couppé, dentelles, passemens,
Clinquant d'or et d'argent de divers vestemens
Qui m'ont long-temps servy, chacun selon la mode,
Desquels l'on peut parer mainte riche custode,
Faire des contr'autels, robbes de pouppelots.
Chasubles et rideaux, cimarres d'angelots,
Tablettes, coussinet, pieces devotieuses,
Et cent œuvres pieux d'ames religieuses. (Seconde satyre, 245-262)
29Ici la verdeur de la langue entraîne avec elle la virtuosité des rimes, dont presque aucune n'est banale.
30Il en est de même chez beaucoup de poètes comiques. Chez Corneille, il est vrai, rares sont les passages qui témoignent de quelque recherche pittoresque. Ses fins de vers, dans la Veuve, la Galerie du Palais ou la Place Royale, diffèrent assez peu de ce qu'elles sont dans le Cid où trop souvent cœur fait écho à vainqueur, lauriers à guerriers, actions à nations, invincible à impossible, bien que, parmi ses tragédies, celle-ci soit encore à cet égard la moins médiocre. Mais il y a, dans l'Illusion comique, un passage qui montre de quoi il était capable, s'il eût voulu s'en donner la peine :
Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur;
Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d'exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres que ceux d'un père.
Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin;
Et, pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi.
Là, comme on vit d'esprit, il en vécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secretaire.
Après, montant d'état, il fut clerc d'un notaire.
Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime, et l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements;
Il se hasarda même à faire des romans,
Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua des chapelets de baume,
Vendit du mithridate en maître opérateur,
Revint dans le Palais et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre et Gusman ne prirent tant de formes.
C'était là pour Dorante un honnête entretien. (I,3)
31Scarron, qu'il écrive des poèmes burlesques ou des comédies, se montre tout aussi habile dans l'art d'assembler des rimes. On en jugera par ce fragment d'une scène de Don Japhet d'Arménie où il ne se montre pas inférieur au Corneille de l'Illusion comique :
Don Rodrigue
J'embrasse vos genoux.
Don Japhet
Eh ! je vous en dispense !
Sacrifice chez moi vaut moins qu'obéissance ...
Pascal, Roc, Foncaral, et vous, bailli d'Orgas,
Suivez-moi, toutefois ... Non, ne me suivez pas ...
Ou bien, suivez-moi donc ... Et vous, ô beauté fière !
Votre oncle va vous faire agir d'autre manière;
Il sait combien par moi on peut être anobli.
Votre incivilité méritoit un oubli;
Mais je pardonne tout à cause de votre âge :
La cour vous ôtera bientôt l'air du village.
Oh ! que joints par l'hymen nous aurons de Japhets,
Et de corps et d'esprit également bien faits !...
Je vous ai déjà dit, Monsieur mon secretaire,
De ne l'approcher point : vous n'en voulez rien faire.
Vous me l'aviez bien dit, vous êtes factoton,
Et vous ne valez rien sous ce noir hoqueton ...
Et vous qui l'écoutez, madame Léonore,
Vous ne valez pas mieux ... Et vous, monsieur, encore,
Qui devriez à partir être plus diligent,
Homme fait comme vous ne vaut pas grand argent. (II, 5)
32C'est à cette tradition que se rattache Racine dans sa comédie des Plaideurs, dont les rimes ont une liberté d'allure qu'on chercherait en vain dans Andromaque et dans les pièces qui ont suivi. Boileau a félicité Molière de son habileté :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher. (Sat., II, 8)
33Cependant les rimes de Tartuffe ou du Misanthrope sont tout aussi insipides que celles des tragédies contemporaines. Au contraire, lorsque le grand comique redescend vers la farce, il a parfois d'heureuses trouvailles. Certaines tirades de l'Etourdi, qui est une œuvre de jeunesse, font preuve d'une dextérité tout à fait remarquable. On en jugera par le passage suivant, où il a fort bien tiré parti des noms propres et des mots rares :
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti
Et s'appelait alors Zanobio Ruberti...
Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a,
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace ...
Maintenant vous serez un marchand d'Arménie
Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie.
Si j'ai plutôt qu'aucun un tel moyen trouvé
Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé,
C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Pour être à leur famille à point nommé rendus
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus. (IV, 1)
34Il y a là une curiosité verbale, une aisance et un brillant qui satisfont notre sensibilité moderne. Regnard, par endroits, déploie dans ces jeux de rimes un talent qui faisait l'admiration de V. Hugo :
J'ai servi volontaire un an dans la marine;
Et, me sentant le coeur enclin à la rapine,
Après avoir été dix-huit mois flibustier,
Un mien parent me fit apprenti maltôtier.
J'ai porté le mousquet en Flandre, en Allemagne,
Et j'étais miquelet dans les guerres d'Espagne ...
Les Ardennes m'ont vu soutenir tout le feu
Et batailler un jour contre le parti bleu.
J'ai, dans le Milanais, payé de ma personne;
Savez-vous bien, Monsieur, que j'étais dans Crémone ?
(Folies Am., I, 5)
35Ces vers, qui attestent un tour de main surprenant, sont encore dépassés par les suivants :
Il entre dans mon art quelque peu de magie.
Avec trois mots, qu'un Juif m'apprit en Arabie,
Je guéris une fois l'infante du Congo,
Qui vraiment avait bien un autre vertigo ...
Je voudrais qu'à la fois vous fussiez maniaque,
Atrabilaire, fou, même hypocondriaque,
Pour avoir le plaisir de vous rendre demain
Sage comme je suis, et de corps aussi sain. (ibid., III, 8)
36Enfin les rimes rares, à l'époque classique, se sont réfugiées dans les bouts-rimés, que nous retrouverons ailleurs. On sait en quoi consistait ce jeu d'esprit, qui connut une vogue extraordinaire. On proposait à un poète, pour un sujet donné, un certain nombre de mots qui s'accordaient deux à deux par les timbres de leurs syllabes finales. Ces mots, par leur sens, étaient aussi éloignés que possible l'un de l'autre et il fallait faire un vers pour chacun d'eux. Plus ils étaient rares, plus grande était la difficulté. Ce fut, croit-on, le prince de Condé qui proposa à Molière le lot suivant : grenouille, hypocras, fatras, quenouille, chatouille, platras, Cou-tras, barbouille, cagot, magot, danse, chardonneret, manse, guilleret, tout juste de quoi écrire un sonnet. Ce furent les Bouts rimés commandés sur le Bel Air :
Que vous m'embarrassez avec votre grenouille,
Qui traîne à ses talons le doux mot d'hypocras !
Je hais des bouts-rimés le puéril fatras
Et tiens qu'il vaudrait mieux filer une quenouille.
La gloire du bel air n'a rien qui me chatouille;
Vous m'assommez l'esprit avec un gros platras,
Et je tiens heureux ceux qui sont morts à Coutras,
Voyant tout le papier qu'en sonnets on barbouille.
M'accable derechef la haine du cagot,
Plus méchant mille fois que n'est un vieux magot,
Plutôt qu'un bout-rimé me fasse entrer en danse !
Je vous le chante clair, comme un chardonneret;
Au bout de l'univers je fuis dans une manse.
Adieu, grand prince, adieu; tenez-vous guilleret.
37Dans des poèmes de cette sorte, la rime, par définition, doit être curieuse. Mais tous les cas qui viennent d'être énumérés ne sont que des exceptions dans la littérature classique, qui dédaigne des agréments aussi trompeurs.
38On ne saurait prétendre cependant que le xviie siècle n'ait apporté aucune amélioration aux vieilles routines que suivaient obstinément les poètes. Ici encore se fit sentir l'action salutaire de Malherbe, bien qu'il n'ait pas remporté une victoire décisive. On sait qu'au Moyen Âge toutes les rimes étaient bonnes, pourvu que l'accord des timbres fût réalisé. Les plus communes étaient admises, même si elles unissaient des mots de sens voisins ou étroitement apparentés. Ni l'école de Marot, ni la Pléiade ne répudièrent ces mauvaises habitudes, qui fournissaient des fins de vers commodes, parce que les termes étroitement apparentés se présentaient sans effort à l'esprit. On trouve chez Maurice Scève extreme : supreme; chez Ronsard, toy : moy, je voy : j'aperçoy, dextre : senestre, pere : frere, fille: famille, mien : tien, pere : mere, reprint : tint, chesne : fresne, Clovis : Loys; chez Du Bellay, mere: pere, moy: soy, mer: ramer, cieux: dieux, moy : toy; chez Baïf, prendre : rendre, miennes : siennes, jeunesse : vieillesse, rebelle : cruelle, ardeur : cœur, mere : pere, lire : écrire; chez d'Aubigné, dextre : senestre, pain : faim, pere : mere. Deimier blâme les délicats qui veulent proscrire de pareilles rimes « veu que, pour le peu d'arguments dont ces opinions sont armées, les bons poetes les doivent rejecter et mespriser infiniement, comme une superstition qui se veut esta-blir et se faire reconnoistre dans le temple des Muses »19. Malherbe cependant combat cette indulgence : « Il ne vouloit pas aussi, raconte Racan20 en mentionnant des critiques dont il était lui-même l'objet, qu'il rimast les mots qui avoient quelque convenance, comme montagne et campagne, defense et offense, pere et mere, toi et moi ». Cependant on rencontre dans ses œuvres moi : toi, montagnes : campagnes, defense : offense. Ses interdictions n'ont pas empêché Boileau d'associer objet : sujet, bassesse : noblesse, pouvoir : devoir, barbarisme : solécisme, obscurcir : éclaircir, admirer : censurer, tout cela dans la seconde Satire; Molière n'a pas reculé, au quatrième acte du Misanthrope, devant dire : écrire, vengé : outragé, tous : vous, aimable : misérable, singulier : particulier; on peut se convaincre tous les jours que deux : dieux, prendre : rendre ont fait une belle carrière. Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'enseignement de Malherbe a rendu ces fautes moins courantes chez les poètes qui donnent quelque attention à leur style.
39Le Moyen Âge avait aussi manifesté une grande prédilection pour la rime des simples et des composés ou de deux composés différents, ce qui assurait à peu de frais des fins de vers léonines. Ces deux catégories sont encore très largement représentées dans les ouvrages du xvie siècle. À la première appartiennent les associations suivantes, qui ont Ronsard pour auteur: avallée : vallée, mettre: permettre, pris: je m'espris, lieu: milieu, chanter : enchanter, gendarmes : armes, ores : encores, adonques : onques, eschaufera : fera, armes : allarmes, forme : transforme, temps : printemps, parfait : fait, pieds : trepieds, entreprise : prise. Ni Du Bellay, ni Baïf, ni d'Aubigné ne se montrent plus scrupuleux; le premier écrit estonne : tonne, accorde : corde, doncques : oncques, temps : printemps, adoncq' : oncq', pris: surpris, fasche : desfasche, bissac : sac, encores : ores, posée : composée, sejour : jour; le second, pere : granpere, nom : renom, approche : proche, ennemy : amy, coup : tout à coup, avint : vint, pris : apris, pourmeine : meine, revivre : vivre, malheureux : heureux, armes: alarmes, batre : s'ébatre, tend: atend, arrive: rive, demi-ceint : ceint, aporte : je ne porte, repasser : passer, éclaire : claire, conduit : duit, pas : trespas, chanter : enchanter, faits : forfaits, faire : satisfaire, reprendre : prendre, faite : parfaite, retirent : tirent, encourent : courent; le troisième, part : depart, pas : trespas, temps : printemps, desordre : ordre, meschef : chef, terre : Angleterre.
40Les rimes de deux composés différents sont eux aussi d'une extrême fréquence. Il y en a des quantités dans la Délie de Maurice Scève. On relève chez Ronsard propose : dispose, parfait : contrefait, desormais : jamais, apprises : comprises, apprendre : reprendre, desfais : refais, accorder : encorder, chez Du Bellay, accorde : discorde, desormais : jamais, estraint : contraint, longtemps : passetemps, induire : deduire; chez Baïf, engarde : regarde, aprendre : comprendre, desormais : jamais, ebas : debas, reprise: entreprise, attendre: s'estendre, remettre: promettre, aporte : emporte, permet : commet, conceu : aperceu, despiteux : impiteux; chez d'Aubigné, ces fins de vers paraissent beaucoup plus rares : sauf erreur, on n'en rencontre pas dans les 1420 alexandrins qui composent le quatrième livre des Tragiques, ce qui ne veut pas dire que le reste de son œuvre n'en contienne pas.
41Th. Sebillet s'était encore montré très libéral : « Tu peux rimer bien et deuëment le simple contre le composé, combien que aucuns veuillent soutenir le contraire, mais sans apparence de raison ». Cependant Du Bellay, dans sa Deffence et Illustration, avait déjà protesté : « Ces equivoques doncques et ces simples, avait-il dit21, rymez avecques leurs composés, comme un baisser et abaisser, s'ils ne changent ou augmentent grandement la signification de leurs simples, me soyent chassés bien loing ». Cela ne l'avait pas empêché, lui et ses amis, de faire tout justement ce qu'il défendait, et tous les poètes de son temps avaient été coutumiers de pareilles associations, y compris Du Bartas, qui s'en était montré particulièrement prodigue22. Tout comme Sebillet, il ne parlait pourtant que de la première catégorie mentionnée ci-dessus, et c'est encore à elle que s'en tient Deimier en 1610 : « Il ne faut point rimer aussi, observa-t-il23, des mots simples avec leurs composez, comme par exemple ceux-cy pour tous les autres, humain : inhumain, mortel : immortel, fini : infini, fortune : infortune, avanture : mesavanture ». Il n'est d'ailleurs pas sûr que son interdiction fût limitée au cas qu'il envisage expressément. Quant à Malherbe, il rencontre chez Desportes force rimes qui unissent soit des simples et des composés, soit différents composés, et il les proscrit sans rémission : tour : retour, saillir : assaillir, armes : alarmes, cède : excède, vue : entrevue, pris : surpris ne trouvent pas grâce devant lui, non plus que admettre : commettre : promettre ou assemble : ensemble. Il reprochait à Racan les mêmes fautes : « Il le reprenoit aussi, peut-on lire dans la Vie de Malherbe24, de rimer le simple et le composé, comme temps et printemps, sejour et jour. Il ne vouloit point non plus que l'on rimast les mots qui derivoient les uns des autres, comme admettre, commettre et autres qu'il disoit qui dérivoient de mettre ... Et sur la fin il estoit devenu si rigide en ses rimes qu'il avoit mesme peine à souffrir que l'on rimast les verbes de la terminaison en -er qui avoient tant soit peu de convenance, comme abandonner, ordonner et pardonner, et disoit qu'ils venoient tous trois de donner ».
42Ce qu'il y a de remarquable en cette affaire, c'est que les préceptes de Malherbe ne sont guère adoptés par les critiques qu'en ce qui concerne l'accord des simples et des composés, qui est généralement proscrit. « Plus est riche une ryme, écrit Du Gardin25, plus est-elle belle; pourveu qu'elle ne soit contrainte ny trop affectée. Partant il se faut garder de trop pedaniser, et de ne contrerymer que fort sobrement le composé contre le simple, sinon si le composé ne se ressentist quasi point de la signification du simple ». Richelet formule la même condamnation, qu'on retrouve chez de Chalons, puis encore chez A.-Ph. de la Croix26. Cependant les théoriciens ne renoncent pas de gaieté de cœur aux facilités traditionnelles, et l'on constate que la plupart veulent en sauver quelque chose. Il est notable que Du Gardin admet déjà des tempéraments à la règle. Or le P. Mourgues est encore beaucoup moins strict. « La rime du simple avec son composé, déclare-t-il27, n'est point reçue dans notre poésie, lorsque l'un et l'autre sont pris dans leur signification naturelle et non figurée ». Il censure donc les exemples suivants :
- Ah ! que dit-on de vous Seigneur ? nos ennemis
Vous comptent hautement au rang de leurs amis. (Alexandre) - Et de servir Sylla mieux que tous ses amis
Quand je lui veux pourtant faire des ennemis. (Sertorius)
43À son avis, des assemblages comme temps : printemps, jours : toujours, ne sont excusables que dans les chansonnettes et les rondeaux. Mais la rime du simple et du composé est au contraire reçue « lorsqu'ils ont par l'usage des significations assez différentes ». Il approuve donc :
- Ou querellant tout bas le ciel qu'elle regarde,
A la bête gémir d'un roi venu sans garde. (Boileau) - La satire ne sert qu'à rendre un fat illustre;
C'est une ombre au tableau qui lui donne du lustre (id.) - Comme on l'eut dit, autrefois on l'eut fait,
Quand nos pères vouloient peindre un amour parfait. (Benserade) - L'aîné les ayant pris et fait tous ses efforts,
Les rendit en disant : « Je les donne aux plus forts ». (La Fontaine)
44Sont ainsi déclarées bonnes les rimes Dieux : adieux (Racine, La Fontaine), défaite : faite (Sarrasin), commande : mande (id.), faite : satisfaite (Quinault), gage : engage (Racine), prenne : surprenne (id.), prendre : méprendre (id.), ressource : source (id.), tour : détour : retour (id.). « Quand l'idée, dit le critique28, que l'usage a attachée à deux termes, c'est-à-dire la manière de concevoir ce qu'ils signifient, laisse trop appercevoir la dépendance qu'ils ont l'un de l'autre, ils ne doivent pas être joints ensemble : cette vue étant desagreable en ce qu'elle fait comprendre que le poëte était travaillé de sécheresse, et que, manquant d'expressions ou de rimes, il a donné dans une manière de répetition ou de redite ». En vertu de ce principe, il condamne peut-être : être, toutefois : fois, conforme : forme, désarmée : armée, garderobe : robe, qui sont dans Racine, et semble : ressemble, qui appartient à Quinault. Mais à la vérité, on n'aperçoit pas qu'il y ait grande différence entre les rimes qu'il blâme et celles qu'il autorise. De la sorte on peut toujours discuter sur ce qui est bon ou mauvais, si bien que la prohibition n'empêche rien.
45Cependant le P. Mourgues, qui se souvient des préceptes de Malherbe, n'ose point passer sous silence la rime de divers composés d'un même mot simple. « La rime des composés ou dérivés devient fausse, déclare-t-il, lorsque les choses ou les actions qu'ils signifient ont un rapport trop sensible, ce qui arrive ordinairement lorsque les deux termes sont pris dans leur sens naturel ». En conséquence il rejette entrevoir : revoir, reporter : transporter, disparoître : reparoître, inscrire : souscrire, contour : retour, toutes combinaisons qu'il a relevées dans des auteurs dont il ne cite pas les noms. Mais il écrit au contraire que « la rime des divers composés d'un même verbe ou des différents dérivés d'une même racine, est reçue »29, ce qu'admet également Richelet, et il donne son estampille à abattre : combattre (Racine), satisfait : défait (id.), promettre : remettre (id.), demande : commande (Quinault), recourir : secourir (id.), remettre : permettre (Sarrasin), convient : appartient : retient : contient (id.), maintient : soutient (id.). De Châlons juge ces remarques si justes qu'il se contente de les reproduire30. Mais, ici encore, les rimes blâmées ne sont pas si différentes de celles qui sont approuvées qu'on ne puisse les confondre, si bien que l'interdiction prononcée par le P. Mourgues est dépourvue de toute rigueur.
46Pour être renseigné sur l'efficacité de ces défenses, il n'est rien de tel que de se reporter aux œuvres des poètes. Lierau a constaté que Maynard, Gombauld et Malleville riment volontiers le simple avec le composé, ou les composés entre eux et que, de tous les trois, c'est Maynard qui se montre le plus réservé. Corneille présente cède : succède, Dieu : adieu, dit : contredit, donner : ordonner, fait : satisfait, front : affront, jour : séjour, lié : allié, prix : mépris, semble : ressemble, jours : toujours, fait : bienfait, mais : jamais, temps : printemps, accès : succès, parjures : injures, discret : secret, commettre : remettre, réparer : séparer, satisfaire : défaire, séduire : produire, ici : voici, printemps : passe-temps, sujet : object. On a vu, d'après les exemples que donne le P. Mourgues, que Racine ne s'est pas interdit d'en faire autant. Toutefois, bien que Boileau ait écrit dans le Lutrin ces vers :
Je sais ce qu'un fermier doit nous rendre par an,
Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque;
Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque,
47on ne rencontre dans la seconde Satire que lieu : milieu qui blesse les règles de Malherbe et, dans le quatrième acte du Misanthrope, on ne trouve que reproche : approche, mépris : épris qui leur soient contraires. Donc si le bruit fait autour de ces rimes n'a pas réussi à les faire disparaître des œuvres écrites par les meilleurs poètes, il les a rendues pourtant beaucoup moins fréquentes. M. Souriau31 a remarqué qu'elles sont beaucoup plus rares chez Corneille après le Cid que dans ses premières productions.
48On ne saurait dire non plus que l'interdiction portée par Fabri contre les mots proclitiques placés à la rime n'ait obtenu aucun résultat. On n'a pas oublié que Froissart, parce qu'il y trouvait de l'imprévu et du piquant, en avait fait un très large emploi et qu'après lui elles avaient conservé une certaine vogue. Or, dès le début du xvie siècle, ces curiosités disparaissent de la haute poésie, et l'école de Ronsard y renonce complètement, en quoi elle sera suivie par le classicisme. On considère que de pareils déhanchements ne conviennent pas au beau style, et qu'il y a quelque chose de bas à terminer le vers par un mot insignifiant pour le sens, même quand il a une forme tonique : il faudra des centaines d'années avant que Banville et ses imitateurs essaient de remettre en honneur les rimes folles du temps passé. Cependant on continue d'en rencontrer quelques exemples dans les pièces familières et chez les auteurs de farces, même à l'époque où la littérature est courbée sous le sceptre de Boileau. Il y en a un certain nombre dans les poèmes burlesques et le théâtre de Scarron :
- Celui qui n'aime ici-bas rien
Que botte en tierce ou botte en quarte.
(Godelet ou le Maître Valet, IV, 2) - Courage, Don Juan ! Mais puis-je savoir d'où
Vous pouvez inférer que je ne sois pas sage ? (ibid., IV, 7) - Et lui faisois assez voir comme
Moi qui prends, je lui veux donner (ibid., V, 1)
49Le suivant a pour auteur Racine lui-même :
Je veux dire la brigue et l'innocence, car
D'un côté, le crédit du défunt m'épouvante. (Plaideurs, III, 3)
50Comme on s'en doute, ces contorsions amusantes ne peuvent avoir accès dans la grave tragédie ou dans l'ode lyrique.
51En somme, si l'on considère les prescriptions qui viennent d'être énumé-rées au sujet de la rime, ainsi que les applications qu'en ont faites les poètes, on voit que les unes et les autres intéressent le style et qu'elles sont en rapport étroit avec les règles générales de la rhétorique à laquelle s'était ralliée la Pléiade, corrigée, mais jusqu'à un certain point continuée par le classicisme. Tout le monde s'accorde à ne pas sacrifier les vers aux mots qui les terminent, à ne point rechercher dans les homophonies qui en signalent la fin les feux d'un clinquant trop vif, parce que des ornements fastueux et rares risquent de prendre le pas sur l'idée, qui doit demeurer prépondérante. C'est l'affaire des burlesques d'essayer de retenir l'attention par le pittoresque des mots, de vouloir frapper l'oreille par des sonorités brillantes ou étranges. Un véritable poète dédaigne ces jeux idolâtres. Il se contente de versifier avec soin, sans négligence ni monotonie. On l'invite à bien écrire, ce qui veut dire qu'il mettra de la variété dans ses rimes, et qu'il n'unira pas des termes qui appartiennent à la même famille, ou qui ont entre eux quelque relation de sens, car il doit au moins faire preuve d'une certaine habileté. Mais la recommandation qui lui est ainsi faite ne doit pas lui interdire d'user, le cas échéant, des associations dont tous ses prédécesseurs se sont servis, car ces associations sont bonnes si elles ne blessent pas les lois qui régissent l'accord des timbres, et si elles remplissent le rôle auquel elles sont destinées, qui est de marquer pour l'oreille que le vers est achevé. À peine lui conseille-t-on, d'un point de vue d'ailleurs assez théorique, de ne pas trop fouler les sentiers rebattus. Pourtant Boileau, qui se déclare l'adversaire des rimes toutes faites, est le premier à ne pas s'en priver, puisqu'au demeurant il faut rimer quand on arrive au bout d'un vers où l'on a dit ce qu'on avait à dire : préférer l'accessoire au principal serait pécher contre la raison.
52Le grand précepte qui domine l'esthétique de la rime est que les mêmes mots ne doivent pas y reparaître à de brefs intervalles, comme aussi bien les répétitions, sauf s'il s'agit de produire un effet particulier, sont condamnées dans le corps de la phrase. De là l'obligation, toutes les fois qu'il est possible, mais seulement autant qu'il est possible, de ne pas apparier un mot avec lui-même, ni les simples avec les composés, ni les composés entre eux, sans quoi le style manquerait de cette variété qui est indispensable à l'œuvre d'art. En vertu du même principe, il est bon de ne pas reprendre, avant qu'on en ait perdu le souvenir, des timbres qui ont déjà servi : « Quand on a une fois rimé sur une terminaison, dit le P. Mourgues32, on n'y doit revenir qu'après six vers, et encore davantage, si un même mot est employé dans les rimes ». Selon Richelet33, il ne faut pas répéter les mêmes termes à la fin des vers dans une pièce courte et, dans un grand poème, ce retour n'est autorisé qu'après trente ou quarante vers. Les préoccupations des critiques ne s'étendent pas au-delà. On peut trouver que leurs exigences sont minces, qu'ils n'ont su faire la part ni de la fantaisie ni de la couleur dans un phénomène que les poètes auraient pu, sans tomber dans la bizarrerie ou l'extravagance, exploiter d'une manière plus heureuse. On doit pourtant reconnaître que la rime, telle qu'elle a été alors organisée par les théoriciens, ne donnait un démenti à aucun des articles dont se composait leur doctrine littéraire : cette parfaite harmonie est un fait dont il faut tenir compte, et, en toute justice, on ne saurait leur reprocher qu'ils s'en soient tenus là.
Notes de bas de page
1 J. Peletier du Mans, II, 1; Boulanger, p. 147 sq.
2 Id., I,10; Boulanger, p. 141.
3 Id., II, 1; Boulanger, p. 150.
4 Ronsard, Préf. posthume de la Franciade.
5 On la retrouve chez Deimier, p. 297.
6 Malherbe n'en est pas exempt : cf. Ménage, Observations, p. 410; on en rencontre chez Racine et chez La Fontaine.
7 Le P. Mourgues, 1724, p. 4.
8 Th. Sebillet, I, 7, p. 71 : « Mais aussy regarde bien que tu ne tombes de là en une faute, qui est de mettre un mot rymant contre soy mesme, si d'adventure n'estoit diversifié par signification, ou partie d'oraison, comme si l'un fut nom, l'autre verbe ou adverbe, toutesfois soubs une mesme vois ».
9 Id., ibid., p. 7.
10 Le P. Mourgues ne remarque pas que ces deux mots n'ont pas la même étymologie.
11 Même observation. Voici des rimes formées d'un substantif et d'un verbe de même famille qui ont été relevées par G. Pellissier (p. 250) chez Du Bartas : mesure : mesure, force : force, demeure : demeure, peine : peine, triomphe : triomphe, forme : forme, etc..
12 Deimier, p. 337.
13 Racan, Vie de Malherbe, cf. Œuvres de Malherbe, éd. Lalanne, T. I, p. LXXXIII.
14 P. Richelet, 1672, p. 208.
15 Les exemples cités au cours de ce chapitre comme empruntés à Ronsard, Baïf et Du Bellay, sont extraits des Poésies choisies des deux premiers de ces poètes, et des Œuvres choisies du troisième, d'après les éditions de Becq de Fouquières. Pour Maurice Scève, il s'agit de la Délie; pour d'Aubigné, du livre IV des Tragiques. Pour Molière, j'ai dépouillé l'acte IV du Misanthrope; pour Boileau, le Chant I de l'Art poétique. J'ai également utilisé le livre de M. Souriau, qui a étudié les rimes de Malherbe (cf. d'autre part Groebedinkel), de Corneille, de Molière, de La Fontaine, de Boileau et de Racine.
16 Deimier, p. 329.
17 Racan, Vie de Malherbe, cf. Œuvres de Malherbe, éd. Lalanne, T. I, p. LXXXIII.
18 D'une manière générale, le classicisme se défie des noms propres, sauf quand ils possèdent une désinence courante, comme les noms de peuples en -ien, ou en -ais, ou en -ois, ou quand ils désignent des personnages ou des lieux connus de l'Antiquité, et qu'un long usage les a acclimatés. On lit dans l'avertissement du Nouveau Dictionnaire de Rimes de Frémont d'Ablancourt : « Je mets les noms propres qui sont connus en poësie, comme Parnasse, Venus, Medée, avec les plus beaux noms des arts et des sciences, qui peuvent entrer dans l'entretien ordinaire. Je mets quelquefois des noms propres, qui ne sont pas fort connus, mais je n'en use qu'aux endroits où il n'y a que tres peu de rime, comme à linge, je mets Thuringe, et quelquefois d'autres encore moins connus, comme avec poivre, je mets Moivre, quoique ce ne soit qu'un ruisseau ». En d'autres termes on n'admet la rareté, donc l'étrangeté, qu'en cas de force majeure et de pénurie.
19 Deimier, p. 329.
20 Racan, Vie de Malh., dans les Œuvres de Malherbe, éd. Lalanne, T. I, p. LXXXIII.
21 Th. Sebillet, Art poët., I, 7, p. 70; Du Bellay, Deffence, II, 7.
22 G. Pelissier (Vie et œuvres de D.B., p. 249) a cité ordre : desordre, mettre : permettre, montent : surmontent, poison : contrepoison, robe : garderobe, courbe : recourbe, hautecontre : bassecontre, amphitheatres : theatres, joint : desjoint, mesle : pesle-mesle, quelle : laquelle, forme : transforme, temps : passetemps, alentour : tour, attiltre : tiltre, Perigée : apogée, mijour : jour, gendarmes : armes, Ostrogoths : Visigoths, etc.
23 Deimier, p. 325.
24 Racan, Vie de Malh.; cf. Œuvres de Malh., éd. Lalanne, T. I, p. LXXXII.
25 Du Gardin, Addresses, p. 115.
26 Richelet, Versificat. fr., p. 208; de Chalons, p. 165; A.-Ph. de la Croix, 1694, p. 59.
27 Le P. Mourgues, 1724, p. 8-15.
28 Id., ibid., p. 15.
29 Id., ibid., p. 18 et 20. Cf. Richelet, Versificat. fr., 1671, p. 208.
30 De Chalons, p. 165.
31 M. Souriau, p. 170.
32 Le P. Mourgues, 1724, p. 21.
33 P. Richelet, 1671, p. 209.
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