De la Méditerranée familière aux horizons lointains
Évolutions et permanences des pratiques maritimes des Tropéziens de la fin du xviiie au début du xxe siècle
p. 133-149
Texte intégral
On y voit sur les pavés des rues, briller comme des perles des écailles de sardines, et le long des murs du port le peuple boiteux et paralysé des vieux marins qui se chauffe au soleil sur les bancs de pierre. Ils parlent de temps en temps des navigations passées et de ceux qu’ils ont connus jadis, des grands-pères de ces gamins qui courent là-bas. Leurs visages et leurs mains sont ridés, tannés, brunis, séchés par les vents, les fatigues, les embruns, les chaleurs de l’équateur et les glaces des mers du Nord, car ils ont vu, en rodant par les océans, les dessus et les dessous du monde, et l’envers de toutes les terres et de toutes les latitudes1.
1Ces quelques mots de Guy de Maupassant de passage à Saint-Tropez lors d’une croisière laissent entrevoir une pratique de la mer bien différente de celle de l’Ancien Régime. À cette époque la Méditerranée représentait le cadre familier de navigation des Tropéziens. Les marins évoqués par Maupassant passaient en revanche régulièrement, pour la plupart d’entre eux, le détroit de Gibraltar ou le canal de Suez. Mais ces hommes qui naviguèrent au long cours qui les a interrogés ? Qui a noté leurs récits de voyages ? Personne n’a songé à recueillir les souvenirs de navigations des marins tropéziens de leur vivant, excepté Jean Saccone qui enregistra son grand-père, le commandant Albert Roubaud, au début des années 1960. Pourtant, si certains marins n’aimaient pas parler, de nombreux autres racontaient avec plaisir et, sans doute, nostalgie et fierté leurs voyages. Il est probable que l’on écoutait plus à l’époque ceux qui partaient vers des terres lointaines que ceux qui voyageaient à la côte comme caboteur ou borneur. Il n’était ainsi pas difficile de trouver quelques marins pour vous conter leurs histoires extraordinaires. Le capitaine Elzéar Peironet, né en 1818 et breveté capitaine au long cours en 1844, avait tiré son bateau à terre sous l’ormeau des Lices et aimait conter ses voyages, ses aventures de marin et ses invitations chez Béhanzin, futur roi d’Abomey. C’était avant 1881, date du décès de ce capitaine2. D’autres capitaines se retrouvaient à l’ombre des platanes de la place des Lices qu’ils arpentaient de long en large en se remémorant tel ou tel voyage3. Gilbert Buti rappelle les mots du Tropézien Claude-Honoré Antiboul écrits en 1839. Ce magistrat qui avait été marin dans sa jeunesse raconte :
Mais comme un penchant irrésistible me portait à me faire marin, je négligeais le latin pour m’appliquer particulièrement aux sciences exactes… La nature, en me créant m’avait prodigué toutes les faveurs avec une santé de fer qui m’a fait résister à la peste en Afrique, à la fièvre jaune à Saint-Domingue, au scorbut qui m’a fait grâce de la vie mais m’a emporté toutes les dents, enfin au choléra à Paris… Aussi étais-je recherché par la haute société qui se plaisait à m’entendre raconter mes voyages et surtout mes aventures avec des dames turques, grecques et maltaises4.
2Maupassant hélas, n’a pas raconté leurs histoires. Et rares sont les Tropéziens à avoir mis sur papier leurs souvenirs disparus à jamais. Le capitaine Joseph Marie Coccoz fait allusion dans un écrit du début du xxe siècle à un ouvrage dénommé Les marins de Saint-Tropez. À ce jour, il n’a pas été encore retrouvé, pas plus que l’ouvrage de Claude-Honoré Antiboul, Voyages et aventures d’un jeune marin ou les écrits autobiographiques du matelot Casimir Henricy5. Nous avons cependant retrouvé les mémoires des capitaines Justin Cérisola et Louis Richaud. Le premier écrivit aux services de l’État afin de voir reconnu le temps qu’il avait passé au sein de la Marine de guerre et le second avait tellement eu de difficultés pour devenir capitaine qu’il mit sur papier son histoire, essentiellement sa jeunesse et le temps où il avait suivi les cours de l’école d’hydrographie. Il inscrivit en haut de chaque page : « ne pas jeter ». Une partie de ses mémoires se trouve aujourd’hui dans le musée d’Histoire maritime de la Citadelle. Mais que d’histoires perdues ! Annibal Bérard ne relata pas ses rencontres avec le célèbre explorateur Richard Burton. Donat Lautier ne rédigea pas ses mésaventures. Il avait été fait prisonnier au moment de l’expédition d’Égypte. Il fut vendu à un arabe qui l’emmena dans le désert. Pendant douze ans, il vécut avec les touaregs du Sahara. Quant à Philippe Lombard, devenu capitaine au long cours en 1816, il avait eu l’occasion, lors de l’un de ses voyages dans l’océan Indien, de se rendre dans la mer Rouge et de visiter La Mecque. Les exemples pourraient être multipliés à l’envi. Et les vies de matelots ne sont pas moins dignes d’intérêt. Il y a ceux qui participèrent au retour des cendres de Napoléon 1er, ceux qui participèrent à la bataille de Navarin, dernière grande bataille de la marine à voile, ceux qui étaient présents à Trafalgar, Aboukir, à la Chesapeake, ceux qui accompagnèrent Dumont d’Urville jusque dans les mers australes. Le maire de Saint-Tropez, Alban Martin de Roquebrune, écrit à la fin de sa vie qu’il était fier lors de ses premières bravades, dans les années 1830, de défiler au côté des anciens d’Aboukir, de Navarin et d’Alger. Pensons à Ignace Bancala, Tropézien dont la famille était originaire de l’île toscane de Giglio. Né en 1784, il participa en 1805 à la bataille de Trafalgar, sur le Berwick, vaisseau sur lequel périt le capitaine de frégate Tropez Guichard (une rue de Saint-Tropez porte son nom). Le 1er novembre 1815, le bureau de l’Inscription maritime de Saint-Tropez achevait de dresser la liste des noms des marins du quartier portés disparus. Il est écrit à la suite de son nom : « on le croit mort ». En fait, il n’en était rien. Fait prisonnier, il fut relâché après dix ans de captivité. On retrouve ainsi sa trace à Saint-Tropez, où il se marie en 1820 et décède en 1872, à l’âge de 87 ans. Il eut six enfants. Il est l’un des cents Tropéziens, anciens combattants des guerres de la Révolution et de l’Empire encore en vie en 1857, à recevoir la médaille de Sainte-Hélène. Cent hommes qui auraient pu encore raconter leur expérience 42 ans après la fin du Premier Empire, pour qu’on la couche sur papier. Il n’en fut rien… Il y eut pourtant un temps où l’on connaissait l’importance de cette communauté de marins. Roger Vercel, l’un des grands auteurs de romans maritimes de la première moitié du siècle rend discrètement hommage dans l’un de ses romans à Léon Ignace Gardanne, le recordman de la traversée entre l’Angleterre et le Chili en 56 jours, passant le cap Horn en 1903 d’Est en Ouest, autrement dit dans le sens le plus défavorable. Édouard Peisson, autre grand auteur de romans maritimes de cette même époque, rend lui aussi hommage aux marins tropéziens en faisant de trois d’entre eux les héros de son roman, Le passage de la ligne, paru en 1935. Il écrit :
Il parla tout d’abord de Saint-Tropez d’où Rey [le capitaine] et lui [le second], étaient originaires. Rey appartenait à une véritable dynastie de capitaines au long cours. Ses arrière-grands-pères, ses grands-pères avaient été des sortes de gentilshommes marins, tous commandants de voiliers, qui avaient commercé souvent pour leur propre compte en Méditerranée alors que ces voyages, en raison des pirates, étaient de véritables expéditions. S’ils n’avaient pas amassé une fortune, ils avaient transmis à leurs descendants une tradition de la mer bien particulière. Aucun autre métier que celui de commandant de navire ne pouvait être envisagé pour les enfants mâles. Quant aux filles, toutes devenaient femmes de commandants de navires.
3Peu de capitaines ont donc écrit et l’historien ne dispose finalement que de très peu de sources écrites émanant des marins eux-mêmes. On remarquera que le xixe siècle et le début du xxe siècle n’apportent pas plus de sources directes que les deux siècles précédents étudiés par Gilbert Buti.
4Le chercheur doit donc mettre à profit les sources officielles. Celles conservées au Service historique de la Défense nous offrent ces documents essentiels que sont les registres matricules des gens de mer, les registres de désarmements et les matricules des bâtiments. À cela s’ajoute les actes dispersés dans les archives notariales, pour l’essentiel consultables aux archives départementales, et les fonds de certains armements conservés à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille. Ces sources sont connues et l’on remarquera qu’elles sont, pour le xixe siècle, similaires à celles qui sont utilisées pour écrire l’histoire du siècle précédent. S’y ajoutent cependant pour la période contemporaine les recensements, la presse toujours riche d’informations, le fonds important des ex-voto conservé dans de nombreux sanctuaires provençaux et les nombreuses revues scientifiques qui apparaissent en grand nombre durant la période qui nous intéresse.
5Les travaux de Gilbert Buti ont démontré la vitalité des marins de Saint-Tropez présents dans toute la Méditerranée durant l’Ancien Régime. Avec l’ouverture de Marseille sur le monde à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, les Tropéziens à l’instar des autres marins provençaux, furent de plus en plus nombreux à fréquenter des océans et des littoraux qui leur étaient dans un premier temps peu familiers. Ces voyages au long cours vers les ports et mouillages atlantiques, indiens puis pacifiques, plus spectaculaires et exotiques que le petit et grand cabotage de Méditerranée, ont bien souvent capté toute l’attention des chercheurs. Pour autant, la Méditerranée n’est-t-elle pas restée l’aire privilégiée des voyages des marins de la cité du Bailli ? Les lignes qui suivent proposent de dresser une première image des évolutions et des mutations des pratiques maritimes des marins tropéziens au xixe siècle et au début du siècle suivant. Il s’agit au-delà des événements exceptionnels et remarquables que nous venons d’évoquer, de tenter de cerner le quotidien des marins tropéziens à l’époque contemporaine, dans la lignée des importants travaux menés par Gilbert Buti pour la période moderne.
Le lent déclin des marins au commerce
6Malgré de considérables changements d’usages, Saint-Tropez demeure aujourd’hui encore une ville portuaire dont l’économie est largement tournée vers la mer. Les loisirs balnéaires y occupent une part économique tout aussi importante que la plaisance6. Les premiers relèvent d’une activité de masse, la plaisance restant le privilège d’un petit nombre d’individus. Les bâtiments qui constituent cette flotte, aux côtés des « bateaux promenades » qui sillonnent le golfe en été, sont désormais infiniment plus nombreux que les rares embarcations de pêche, presque entièrement dévolues à l’approvisionnement des proches restaurants. Les bateaux de commerce ont déserté le port. Quelques « marins de commerce » subsistent cependant encore, côtoyant des skippers, un officier de la marine de guerre et diverses professions qui maintiennent une activité de réparation navale. Mais ces maigres effectifs qui mériteraient un comptage précis n’ont rien à voir avec ceux du passé. On est loin des 852 gens de mer identifiés en 1788, chiffre qui marque sans doute un pic pour Saint-Tropez7. Ce constat appelle une interrogation. Le désintérêt de la population tropézienne pour les professions maritimes s’est-il installé de façon progressive, ou a-t-il présenté un caractère soudain comme on a pu le constater pour les chantiers navals provençaux dans les années 18608 ?
7Les recensements constituent une bonne source pour mesurer l’évolution d’une population maritime locale même si leur analyse doit toujours être abordée avec de réelles précautions. On peut en effet être sans nouvelle de marins que l’on recense tant qu’un tribunal d’instance ne les a pas déclarés morts ou disparus ou qu’un acte de décès établi dans un port proche ou lointain, n’a communiqué la fatale nouvelle auprès de la mairie, un secrétaire s’empressant alors de transcrire l’acte sur les registres de la commune. Cette dernière pratique, qui devient fréquente à partir de la décennie 1820, permet de relever sur les registres municipaux quelque 800 noms de marins décédés hors de la commune. Le cadre légal de ces décès, intervenus sur toutes les mers du monde, se répartit équitablement entre les services de l’État et ceux de la marine marchande. Ce recours aux registres municipaux évidemment absents de la période moderne représente une opportunité supplémentaire pour l’historien contemporanéiste. L’analyse des recensements permet de dégager quelques grandes tendances.
8Concernant les marins pratiquant le commerce maritime, les années 1770-1780 apparaissent donc comme une période d’apogée. La période révolutionnaire et impériale a déclenché un déclin. Les pertes dues à deux décennies de guerre et à l’impossibilité de poursuivre une activité maritime en toute sécurité durant l’Empire sont naturellement à l’origine de cette baisse. Mais le retour de la paix en 1815 et l’absence de guerre avec l’Angleterre au xixe siècle ne permettent pas à Saint-Tropez de retrouver les effectifs de la veille de la Révolution malgré une hausse sensible de sa population. En 1836, alors que la ville a gagné environ 650 habitants, on note une baisse du nombre de marins. Les chiffres de 1836 restent toutefois élevés. Si l’on y ajoute ceux de la pêche et de la construction navale en plein essor, sans oublier une bonne dizaine d’officiers de la Marine de guerre, on peut encore considérer que dans les années 1830, la population masculine de la ville est toujours majoritairement tournée vers la mer à l’image des générations précédentes. Le recensement de 1851 montre en revanche très nettement que la population masculine s’oriente durablement vers d’autres activités professionnelles que le commerce maritime. En un demi-siècle, c’est presque la moitié des marins qui a disparu. Ce constat marque-t-il un début de désintérêt pour la mer ? Les Tropéziens se tournent-ils vers des professions à terre, jadis occupées par des hommes venus des communes avoisinantes ou de régions parfois lointaines ? La lecture des archives permet de le penser. Nous avions été frappés, par exemple, par l’origine des aubergistes dans les années 1780. Il y avait notamment Mallet de Digne et Villarmé le Lyonnais. Il faudrait se livrer non pas à une analyse statistique des recensements mais à une étude socioprofessionnelle qui permettrait sans doute de saisir d’infimes variations, qui ajoutées les unes aux autres mettraient en évidence de profonds changements dans les choix professionnels des Tropéziens. Cette analyse permettrait sans doute de mettre aussi en évidence la hausse du nombre d’emplois dans d’autres activités telles que la construction navale. Cette baisse du nombre de marins trouve probablement son origine dans des causes locales, à un moment où Marseille voit son activité maritime croître de façon exponentielle, offrant ainsi des possibilités de naviguer pour tous ceux qui le désirent. Quelle qu’en soit la raison, cette tendance à la baisse du nombre de marins se confirme avec les chiffres de 1901, 1926 et de 1950. Il convient toutefois de saisir les rythmes propres à chaque activité maritime.
Le cabotage
9Il est admis que le cabotage décline avec le développement du réseau ferré et du réseau routier. Encore faut-il différencier le petit et le grand cabotage.
10L’usage de la caravane maritime qui ne reprend pas après le retour de la paix en 1815, ne signifie pas pour autant un abandon par les Tropéziens du grand cabotage à destination du bassin oriental de la Méditerranée ou des ports d’Afrique du Nord. Les mémoires statistiques montrent que les Provençaux en général et donc les Tropéziens en particulier, se rendent toujours en nombre au Levant et en mer Noire9. De même, le développement de nouvelles voies maritimes régulières avec l’Afrique du Nord après 1830, ne doit pas nous mener à effacer trop vite l’activité de grand cabotage par les Tropéziens, même si leur port n’est pas un point de départ pour cette destination. Les Tropéziens qui ne partent plus à la cueillette pratiquent avec plus d’intensité que par le passé les voyages en droiture. Mais à la même époque, c’est bien le petit cabotage qui occupe la majorité des Tropéziens. Gilbert Buti a bien montré comment, pour un port « coupé de la Provence intérieure par le massif des Maures et gêné par un médiocre réseau routier, le chemin de la mer est vital » pour Saint-Tropez au xviiie siècle. Ce dernier permet alors « d’acheminer des denrées de première nécessité… et participe en sens inverse à la diffusion des ressources du proche arrière-pays et des contrées maritimes voisines10 ». Qu’en est-il au siècle suivant ?
11Le premier changement réside dans le développement d’un réseau routier. Une route royale entre le fond du Golfe jusqu’à Hyères est créée dans les années 1840. Ce qui n’était qu’un chemin muletier devient une route carrossable11. Cette route qui vient s’ajouter à la seule voie carrossable que représente la route de la Garde-Freinet, est prolongée dans les années 1870-1880 par la route côtière de Sainte-Maxime à Saint-Raphaël12. Dans le même temps, Sainte-Maxime voit également l’aménagement d’une route en direction de l’intérieur du département, jusqu’au Muy. L’impact de ces nouvelles routes sur le petit cabotage est difficile à évaluer. À la même période, on note un fort développement du port de Sainte-Maxime grâce aux travaux entrepris par les Ponts et Chaussées, durant tout le siècle par des curages, un prolongement de la jetée, des quais et finalement un agrandissement du port durant la première moitié du xxe siècle13. En 1840, alors que le port de Saint-Tropez expédie 249 bâtiments, Sainte-Maxime note le départ de 127 unités, soit un tiers du cabotage expédié depuis le golfe de Saint-Tropez14. L’analyse du tonnage des navires fréquentant ces deux ports oblige à nuancer quelque peu ce constat. Sainte-Maxime arme pour 23 % de la capacité de transport, ce qui correspond à 29 % du volume de marchandises embarquées. Nous ne connaissons pas les chiffres des tonnages embarqués à Sainte-Maxime au cours du xviiie siècle15. Ce port connaît une réelle croissance au siècle suivant, sans doute facilitée par sa fonction de havre en cas de temps défavorable. Dans tous les cas, Saint-Tropez ne domine plus de façon écrasante le cabotage de son golfe même si nous savons qu’au siècle précédent les capitaines chargeaient déjà depuis Sainte-Maxime ou d’autres mouillages naturels comme celui de Bertaud au fond du golfe.
12Avec 249 expéditions en 1840, Saint-Tropez se place en deuxième position des ports varois, loin toutefois derrière Toulon qui note le départ de 687 bâtiments. Saint-Tropez expédie autant que Bandol (248 départs) et se place devant Antibes (214 sorties) et Cannes (206 départs). Mais de même que Sainte-Maxime développe son activité de cabotage, le quartier maritime de Saint-Tropez est également concurrencé par le port de Saint-Raphaël. Mouillage naturel régulièrement fréquenté avant la Révolution, Saint-Raphaël bénéficie au début de l’époque industrielle du développement d’infrastructures portuaires qui favorisent l’essor du cabotage depuis ce port. En 1840, cette place expédie 192 bâtiments, ce qui la place en sixième position des ports les plus actifs entre la frontière italienne et celle des Bouches-du-Rhône. L’essor du mouvement maritime de Saint-Raphaël est à mettre naturellement en relation avec l’essor de sa population16. Saint-Raphaël passe de 409 habitants en 1793 à 1 055 en 1856, 4 270 en 1896 pour atteindre 6 183 habitants en 1921. À noter également que ce lieu sert, au début du xxe siècle de port de départ pour la bauxite extraite dans la région de Brignoles. Sainte-Maxime reste plus stable. Sa population estimée à 964 habitants en 1800, passe à 1 020 habitants en 1896 pour atteindre seulement 1 503 habitants en 1921. La hausse de son mouvement maritime est donc avant tout due à l’aménagement progressif d’un petit port et au désenclavement du lieu, ce qui évite aux productions d’une partie du massif des Maures de devoir passer les marais de la Foux au fond du golfe. Il apparaît comme le port secondaire de Saint-Tropez. Les nouvelles règles administratives en vigueur depuis la Révolution, en retirant à Saint-Tropez sa fonction de lieu de chargement obligatoire pour les marchandises issues du golfe et de la presqu’île, expliquent aussi cette évolution.
13Le cadre de cet article nous empêche d’affiner cette analyse. Remarquons néanmoins qu’au xixe et au début du xxe siècle, Saint-Tropez, malgré l’essor d’autres ports, va conserver une place importante dans le réseau portuaire de distribution de marchandises. En 1933, la côte provençale (excepté Marseille et les ports du Bas-Rhône comme Saint-Louis ou Port-de-Bouc) présente un mouvement (entrées et sorties) de 358 776 tonnes. Nice arrive en première position avec 120 543 t. Cassis se place en deuxième position avec 78 565 t. et Saint-Tropez arrive en troisième position avec 70 126 t. Les quinze autres ports de cette côte provençale depuis l’Italie jusqu’à La Ciotat se partagent les 89 542 t. restantes17. Ainsi, durant l’entre-deux-guerres, la ville de Saint-Tropez, devenue l’un des plus importants ports de plaisance de la côte provençale, reste encore un port non négligeable dans l’activité de cabotage et ce, malgré la présence du chemin de fer et d’un réseau routier toujours plus développé. En attendant des études plus précises, il n’est pas interdit de penser que le vrai décrochage du port dans son activité de cabotage intervient pendant la Seconde Guerre mondiale. Au retour de la paix en 1944, c’est le camion plus que le train qui détrône définitivement le bateau.
14Pendant les décennies évoquées, que transportaient les capitaines ? La nature de ces cargaisons était-elle fondamentalement différente de celles étudiées par Gilbert Buti ? Lorsqu’ils ne naviguent pas sur lest, les caboteurs d’Ancien Régime transportent des produits variés. À l’arrivée, ils déchargent d’abord des produits alimentaires, à commencer par les céréales, même si certaines arrivaient par voie de terre depuis l’arrière-pays. On trouve aussi des fruits, de la viande, de l’huile d’olive. Les matériaux de construction représentent le deuxième type de marchandises les plus transportées vers Saint-Tropez. Bois de construction, pierres, pavés sont accompagnés de chaux et de plâtre. On relève ensuite un ensemble de produits difficiles à quantifier de par leur importance très réduite. Des poteries et tissus arrivaient régulièrement à Saint-Tropez18. Au départ du port, on retrouve toutes les grandes productions de Saint-Tropez et de ses environs à commencer par le bois, qu’il soit de construction ou de chauffage. N’oublions pas également le vin exporté en grande quantité et d’autres produits plus saisonniers comme les châtaignes et le liège.
15En 1840, les expéditions de Saint-Tropez sont destinées à tous les ports du littoral depuis Antibes jusqu’à Sète. On trouve dans ces chargements tout d’abord les bois dits communs, autrement dit de chauffage et de construction. Ils représentent suivant les données de l’enquête de 1840, 51 288 quintaux de marchandises (2 564 tonneaux) sur 59 161 expédiées (2 958 tx), soit 86 % du total expédié, essentiellement vers Marseille qui reçoit 73 % des exportations tropéziennes. Viennent ensuite les marrons et châtaignes, le poisson salé, les joncs et roseaux19. On est surpris de trouver la même année 1 527 quintaux de grains et farines (76,5 tx), soit plus que le poisson salé (1 463 quintaux cette année-là (73 tx). Les autres marchandises comptent pour seulement 1 474 quintaux (73,3 tx). L’absence de vin surprend. Peut-être est-il compté parmi les autres marchandises ? À moins que l’année 1839 n’ait été catastrophique ? Portant sur une brève période, les chiffres de 1840 ne sont pas représentatifs, le vin figurant habituellement parmi les exportations tropéziennes les plus importantes pour le siècle. Les chiffres de 1933 sont moins précis, mais l’auteur de l’étude relève que l’essentiel des expéditions tropéziennes est constitué de matériaux, sans doute du bois mais aussi du sable à destination de Toulon et Nice. Le commerce du sable était au début du xxe siècle une branche importante du cabotage tropézien. Les palaces de la Croisette à Cannes, les immeubles de la promenade des Anglais à Nice, sans oublier ceux de Toulon ou Monaco, sont en partie bâtis avec du sable de la presqu’île. Un descendant de lesteurs nous disait que selon le sens du vent, les tartanes partaient vers les Alpes-Maritimes ou vers Toulon20. Il disait aussi que le sable était chargé légalement au fond du Golfe et illégalement à Pampelonne. La lecture des manifestes de port conservés à Draguignan permet de connaître ce qui arrive à Saint-Tropez. On y retrouve les marchandises précédemment citées. Au plus, pouvons-nous y ajouter le ciment. Quant au vin, il semble représenter bien peu de choses cette année-là aussi. Une réalité qui trancherait avec les vieilles cartes postales qui montrent le port encombré de tonneaux au début de l’hiver. Les deux ne sont pas contradictoires, ces sources rappelant le rythme saisonnier du petit cabotage.
16L’image qui se dégage des quelques données énoncées ne reflète pas complètement le quotidien des capitaines au cabotage et de leur équipage. Un capitaine au cabotage d’un port ne navigue pas seulement depuis ou à destination de son lieu d’attache. L’affirmation n’est pas nouvelle depuis que Gilbert Buti à mis en exergue les deux types de cabotage que sont les navettes sur des lignes régulières, Saint-Tropez-Marseille par exemple, et les circuits plus complexes au cours desquels se multiplient les escales. Sur ce point, les archives de l’Inscription maritime de l’époque contemporaine ne sont guère plus parlantes que celles de l’Ancien Régime. Elles nous renseignent uniquement sur la durée de la campagne mais pas sur le nombre d’escales. Aussi, les archives privées peuvent être d’un grand secours. Encore faut-il pouvoir les localiser dans les familles. Les quelques investigations menées auprès de descendants de caboteurs annoncent des résultats prometteurs.
17Nous avons souhaité, à travers ce trop rapide tour d’horizon mettre en évidence les permanences d’une activité qui remonte à l’Antiquité. Cette « poussièrenavale », à la tête de laquelle se trouve la grande majorité des capitaines de Saint-Tropez, est bien la respiration d’un pays, celle qui relie et alimente tout un littoral et plus indirectement la Provence intérieure. Gilbert Buti rappelle que « le petit cabotage, qui n’a ni l’éclat, ni le prestige de la grande navigation, n’a guère retenu l’attention des chercheurs21. » Il a comblé ce manque pour l’Ancien Régime. La recherche attend que l’on s’intéresse maintenant aux derniers feux de cette activité. La qualité des archives familiales et administratives pourrait à ce titre révéler de belles surprises pour les chercheurs.
Bref panorama des autres activités maritimes de la cité
18Nous ne nous attarderons pas sur l’activité de construction navale largement étudiée par ailleurs22. Rappelons simplement que les activités de construction et de réparation navale sont en hausse au xixe siècle et à leur apogée vers 1850, avec environ 200 emplois directs et indirects. Saint-Tropez possède les chantiers traditionnels les plus actifs du littoral, avec ceux de Marseille. La crise des chantiers débute toutefois dans les années 1850 avec un début d’ouverture des marchés étrangers aux armateurs et négociants français. Le coup de grâce est donné en 1866 avec une disparition des droits de douane pour les navires achetés à l’étranger. Les chantiers traditionnels français en général et tropéziens en particuliers ne peuvent rivaliser avec des Italiens ou des Nord-Américains qui construisent moins chers. À partir des années 1870, sauf exception, les chantiers traditionnels ne construisent plus que de petits bateaux de pêche ou de plaisance, plus rarement de petits caboteurs, constructions qui échappent à la concurrence étrangère.
19La pêche tropézienne se porte bien au xixe siècle. Et l’arrêt des madragues tant décriées par les pêcheurs explique sans doute que les effectifs augmentent pour atteindre une centaine d’hommes au début du xxe siècle23. Alors que le nombre de patrons pêcheurs varie entre 11 et 27 pour le xviiie siècle, on dénombre 23 inscrits recensés en 1866 et 45 en 190624. Le déclin de la pêche intervient progressivement durant tout le xxe siècle. Il reste en ce début du xxie siècle moins de 10 pêcheurs à Saint-Tropez. L’ancestrale activité de petite pêche à la côte connaît de grandes mutations durant la première moitié du xxe siècle avec l’apparition du moteur qui remplace la voile, puis dans les années 1950 avec l’installation des treuils mécanisés pour remonter les prises et l’arrivée du nylon pour les filets.
20D’autres activités non maritimes, mais liées à la mer, doivent être évoquées. C’est le cas de la bouchonnerie qui connaît un essor au xixe siècle. Si l’activité est ancienne, elle a tendance à se concentrer de plus en plus à Saint-Tropez autour d’une organisation, notamment celle de la famille Barbier, qui relève plus de l’entreprise que de l’activité artisanale classique qui se déroulait dans un cadre souvent familial. L’installation de cette usine à Saint-Tropez s’explique par le fait que toute la production était exportée par voie de mer. L’ouverture d’une usine de câbles à la fin du siècle puis d’une usine des torpilles en 1912 élargit encore les possibilités d’emplois à terre25. On dénombre, par exemple, 368 Tropéziens travaillant à la construction des torpilles en 1926. C’est donc bien à une étude complète du tissu professionnel tropézien qu’il faudrait se livrer afin de saisir avec beaucoup plus de précisions que nous venons de le faire, les raisons de la baisse du nombre de marins au commerce et l’apparition de nouvelles activités toujours en lien avec la mer. À ces causes endogènes, il nous faudrait ajouter les causes exogènes dues aux difficultés rencontrées par le commerce maritime français toujours confronté à une concurrence étrangère de plus en plus forte à partir de la seconde moitié du xixe siècle.
21L’école d’hydrographie qui ouvre ses portes à Saint-Tropez en 1791 marque enfin le début de profondes évolutions dans le mode de formation des capitaines. À une formation pratique souvent acquise en famille au xviiie siècle, sanctionnée par le passage devant une commission de capitaines réunie par l’amirauté de la ville, succède un programme de formation contrôlé par l’État. Au xixe siècle, la surveillance des écoles est dans les attributions du préfet maritime ou de son délégué et du chef de division du littoral. Quant à l’administration et la police de ces établissements, elles sont confiées au commissariat de la marine. Les examens ont lieu une fois par an devant des examinateurs qui font le tour des écoles. Pour devenir capitaine, l’élève doit prouver d’une expérience d’au moins cinq années de navigation sur des bâtiments français. L’obtention du brevet se fait en deux temps. Le futur capitaine doit passer tout d’abord un examen pratique qui lui ouvre, en cas de succès, la possibilité de passer l’examen théorique. Nul ne peut devenir capitaine avant l’âge de 24 ans. Naturellement, le parcours de l’élève pour devenir capitaine évolue dans le temps, mais nous avons résumé ci-dessus les principales modalités pour obtenir le brevet. Ainsi, la formation permet notamment aux Tropéziens de se familiariser avec les machines à vapeur, avantage considérable pour ce petit port où dominent les voiliers de pêche ou de cabotage. Un paradoxe doit être relevé à propos de Saint-Tropez : l’école d’hydrographie, modeste, reçoit peu d’élèves chaque année, mais elle parvient à se maintenir jusqu’en 1914 malgré les fermetures d’écoles qui se succèdent au cours du siècle26. La pépinière de marin que constitue Saint-Tropez a sans doute joué un rôle important dans le maintien de cette école, de même que les communications difficiles de cette ville avec le reste de la Provence. Dans les années 1860, l’école d’hydrographie de Saint-Tropez accueille en moyenne une vingtaine d’élèves qui peuvent être répartis comme suit : pour l’examen pratique, six élèves suivent les leçons pour le long cours et trois pour le cabotage. Huit suivent les cours théoriques pour le long cours et quatre pour le cabotage. Il peut paraître paradoxal de noter que les élèves destinés au long cours sont plus nombreux que ceux pour le cabotage alors que les capitaines au cabotage de Saint-Tropez représentent près de 80 % des capitaines de la ville. Cela s’explique sans doute par le fait que l’école de Saint-Tropez attire des candidats au long cours au delà des limites de la ville ou du golfe, ce qui ne doit pas être le cas pour le cabotage. Quoi qu’il en soit, l’école reçoit peu d’élèves comparée à Toulon ou Marseille qui dans le même temps en accueillent respectivement 84 et 75 chaque année27. C’est toutefois plus que Nice, Bastia ou Narbonne.
22Gilbert Buti identifie 202 capitaines et patrons en 1788. Le chiffre n’a jamais été aussi élevé au xviiie siècle. Il a pratiquement triplé par rapport aux 70 capitaines recensés en 1701. Qu’en est-il des deux siècles suivants ?
23Si les guerres révolutionnaires et impériales amputent Saint-Tropez de près de 20 % de ses capitaines, les 164 capitaines relevés en 1819 sont nettement plus nombreux que les 109 identifiés en 1765. Le chiffre de 1866 est le même que celui de 1748. Mais le déclin de cette catégorie de gens de mer, amorcé dès les années 1830, ne semble pas pouvoir être enrayé par la présence de l’école d’hydrographie. Le chiffre tombe ainsi à 63 pour l’année 1896 tandis que la fermeture de l’école en 1914 accélère la disparition d’une élite maritime civile qui fit la renommée de Saint-Tropez pendant plus de quatre siècles. À ces raisons locales s’ajoute une tendance générale constatée pour l’ensemble du pays. En 1882, un recensement indique 4 160 capitaines au long cours français en exercice. En 1929, ils ne sont plus que 2 274 en service actif soit une baisse de 45,4 %. En 1967, le chiffre n’était plus que de 1 35028. Toutefois, la présence de l’usine des Torpilles à partir de 1912, constitue une nouvelle source d’emplois pour les bons élèves qui à la place d’une carrière de capitaine, optent pour une carrière d’ingénieur.
24Saint-Tropez étant avant tout un port de cabotage, il n’est donc pas étonnant que les capitaines au cabotage soient plus nombreux que les capitaines au long cours. Sur les 94 capitaines enregistrés au tribunal de commerce de la ville au milieu du xixe siècle, on compte 19 capitaines au long cours pour 75 capitaines au cabotage. On note toutefois des variations sur le siècle. Car si le nombre de capitaines au long cours apparaît stable avec 17 capitaines recensés en 1836, 22 en 1866 et 17 en 1896, celui des capitaines au cabotage va en déclinant : 106 sont enregistrés en 1836, chiffre qui tombe à 74 en 1866 avant de passer à 46 en 1896.
25L’existence de l’école d’hydrographie contribue donc à faire de Saint-Tropez au xixe siècle un des lieux de formation des capitaines de la marchande en France et à maintenir ainsi la notoriété de Saint-Tropez dans le monde maritime, malgré le déclin inévitable du nombre de ses gens de mer. C’est dans ce cadre là que se développe, pour les marins tropéziens, une nouvelle activité maritime, celle du long cours, qu’ils ne pratiquaient que très rarement à la fin du xviiie siècle.
Vers de nouveaux horizons
26L’histoire des capitaines au long cours de l’époque contemporaine attend ses chercheurs. L’inventaire des capitaines de Saint-Tropez révèle plusieurs centaines de noms qui sont autant de carrières et de vies à reconstituer. Les enjeux sont là aussi non négligeables. Il s’agit de pouvoir mesurer avec précision le passage de la voile à la vapeur, de mettre en évidence les temps de formation qui dépassent souvent l’obtention des brevets de capitaines au long cours. Un jeune capitaine breveté, par exemple, ne se retrouve jamais immédiatement commandant d’un paquebot ou d’un cargo des Messageries maritimes. Il est durant de longues années lieutenant, puis second avant d’obtenir peut-être un jour un commandement. De plus, dans cette grande compagnie, les capitaines de la marine marchande sont en concurrence avec les officiers de la Royale qui leur sont préférés. Il leur faudra attendre l’extrême fin du xixe siècle, voire le début du xxe siècle pour qu’ils puissent prendre la direction de grands paquebots sur les lignes les plus prestigieuses29. Pour les voyages au long cours, les liens avec Marseille sont encore plus nets que pour le cabotage. Ils sont en fait indispensables car sauf exception, en Provence, on ne part pas au long cours ailleurs que depuis Marseille. Ainsi se pose la question des réseaux, des liens invisibles qui relient les deux villes et plus précisément les capitaines tropéziens aux armateurs marseillais. La question se pose d’ailleurs avec les autres ports du littoral français méridional. Ainsi, les similitudes ou les différences seraient à mettre en évidence entre le cas tropézien et le cas agathois tant les capitaines de cette ville du Languedoc sont aussi très nombreux. Qui peut-on considérer comme capitaine au long cours de Saint-Tropez ? Cette formule a-t-elle une valeur administrative ? Le lieu de naissance est-il le seul facteur à prendre en compte ?
27Du point de vue de l’administration, un capitaine au long cours est inscrit dans un quartier. Nous pouvons ainsi considérer que tout capitaine inscrit au quartier maritime de Saint-Tropez peut-être retenu. La naissance ne joue donc aucun rôle discriminant. Cependant, il nous faut élargir notre champ d’investigation aux Tropéziens inscrits dans le quartier de Marseille par exemple car nous savons que certains, par commodité et peut être par goût, s’installèrent dans la cité phocéenne. Toutefois, nombreux sont ceux qui « demeurent à Saint-Tropez », et ceux qui se fixent à Marseille restent dans leur grande majorité inscrits à Saint-Tropez. Derrière cette expression de capitaines au long cours de Saint-Tropez se cache donc une origine géographique des capitaines qui dépasse le cadre géographique de la ville.
28Le dépouillement des registres de l’Inscription maritime de Saint-Tropez et de Marseille nous livre 321 noms de capitaines au long cours inscrits entre 1816 et les années 1920. Les trois quarts des capitaines sont originaires de la ville. Les autres communes du golfe ne constituent pas un grand réservoir de capitaines. On pourrait être finalement surpris de trouver près de 20 % de capitaines inscrits à Saint-Tropez et originaires de communes plus lointaines. Mais le chiffre est finalement logique. C’est l’école d’hydrographie qui joue à la fin du xixe siècle, grâce aux cours dispensés par l’illustre professeur Jean Réveille, un rôle attractif comme en témoigne l’arrivée à Saint-Tropez des trois frères Tivolle originaires de Toulon30.
29L’étude des capitaines de Saint-Tropez reste à écrire. Certains éléments peuvent cependant être mis en évidence. Marseille, principal port de départ pour les Tropéziens brevetés ne constitue pas cependant le seul point de rattachement des capitaines étudiés. Ces derniers n’ignorent pas les autres ports français. Le capitaine Camille part ainsi régulièrement au milieu du xixe siècle en Chine depuis Bordeaux à bord du trois-mâts Jules Dufaure. À la fin du xixe siècle, les capitaines cap-horniers Bonifay, Condroyer, Asteggiano, Icard, Gardanne qui travaillent pour les armements Brown et Corblet ou Bordes, embarquent depuis les ports de l’Atlantique ou de la Manche. Dans les années 1910-1920, les capitaines de transatlantiques comme Juham ou Amic partent du Havre à destination de New York. Il ne faut pas oublier également les capitaines qui sont stationnaires dans quelques coins du monde sur les lignes secondaires des grandes compagnies. C’est le cas par exemple du capitaine Marius Cérisola, stationnaire dans l’océan Indien pour le compte des Messageries maritimes ou de Juham dans les Caraïbes pour la Compagnie Générale transatlantique. Marseille reste cependant le port familier des capitaines au long cours tropéziens. À l’instar des capitaines des autres ports, on les retrouve employés par de nombreux négociants et armateurs marseillais ainsi que dans toutes les compagnies, qu’elles soient modestes ou prestigieuses. Il y a tout d’abord les capitaines au long cours qui font toute leur carrière en Méditerranée ou qui ne s’en éloignent guère. Ces derniers font du grand cabotage à destination du Levant, de la mer Noire ou de l’Afrique du Nord. Il en va ainsi de Tropez Allard qui fréquente, dans les années 1820-1830, le Levant à bord de bricks, ou de Jean-Baptiste Fabre qui, un siècle plus tard, dessert les ports d’Afrique du Nord pour la compagnie Paquet à bord de grands paquebots. Les ports de l’Ouest africain, des îles françaises de l’océan Indien tout comme ceux des Antilles, sont les premières destinations des capitaines tropéziens hors de Méditerranée dès le retour de la paix en 1815. Certains exercent leur activité dans le cadre d’un commerce légal et d’autres, dans le cadre de la traite illégale d’esclaves. Cette dernière activité ne doit pas être minimisée même si cela concerne peu de capitaines. Les noms des capitaines Gimbert, Daniel, Trullet, Talon, Revest sont associés à cette traite qui peut apparaître comme une solution de remplacement de la caravane maritime disparue. Le patronyme des Trullet n’est-il pas associé au commerce au Levant aux xviie et xviiie siècles ? Cette famille avait donné 15 capitaines caravaneurs. On retrouve à partir des années 1830, plusieurs capitaines associés à la création de comptoirs à la demande de négociants à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement. Il en est ainsi des capitaines Fabre et Baude dans le Golfe de Guinée. Employés par Victor Régis, ils participent à la mise en place du commerce des oléagineux. Le capitaine Bérard est un représentant fidèle pendant plus de 10 ans des maisons Rabaud frères puis Roux de Fraissinet à Zanzibar dans les années 1860. Il en est de même du capitaine Justin Cérisola à Madagascar dans les années 1870. D’autres fréquenteront assidûment les côtes d’Amérique du Sud à l’image du commandant Ribe au début du xxe siècle.
30Le grand changement concerne naturellement l’arrivée de la vapeur. Au delà d’un autre mode de vie à bord, la vapeur entraîne un changement notable pour les capitaines au long cours. Les navires, plus grands que les voiliers, nécessitent un état-major plus fourni. Ainsi, de nombreux capitaines brevetés passent la plus grande partie de leur carrière comme officiers, lieutenants ou seconds sans jamais pouvoir commander de tels navires. Entre les années 1850 et 1930, la compagnie des Messageries maritimes emploie plus d’une trentaine de capitaines originaires de Saint-Tropez. Il faudra attendre les années 1910 pour voir certains d’entre eux commander des cargos ou des paquebots. Les années 1910-1930 constituent bien un âge d’or pour les capitaines tropéziens. Nous les avons déjà cités : Juham et Amic commandent des transatlantiques pour la Compagnie Générale Transatlantique tout comme Marius Aubert qui a le privilège de commander le France IV, surnommé le Versailles des mers entre le Havre et New York. Les Messageries confient enfin pour leurs prestigieuses lignes d’océan Indien, d’Extrême-Orient ou d’Océanie, des commandements à Clarice, Quéirolo, Cérisola (Paul), Hermieu, Guérin ou Tivolle pour n’en citer que quelques-uns. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs capitaines terminent leur carrière comme capitaines d’armements. Nous n’en citerons qu’un, Auguste Bernardi, employé par l’Union Industrielle et maritime qui suivit la construction de navires charbonniers aux chantiers Davie-Shipbuilding de Lauzon au Canada. Il prit sa retraite en 1955 et fut l’un des derniers capitaines au long cours de Saint-Tropez en activité avec Marius Aubert.
31La vitalité marseillaise a bénéficié aux Tropéziens et notamment à ses capitaines. L’activité de la cité phocéenne a sans aucun doute ralenti la baisse continue du nombre de marins tropéziens durant la période qui a retenu notre attention. En effet, les capitaines de Saint-Tropez n’avaient pas trop de difficultés à faire embarquer sur les navires qu’ils commandaient des marins de leur ville pour un voyage au long cours. On assiste même à un phénomène inattendu. Certains pêcheurs embarquaient sur les paquebots durant l’hiver, période où les jours de mauvaise mer se multipliaient, les empêchant d’aller pêcher. Ce cas était loin d’être propre à Saint-Tropez. Mais plus généralement, sans même l’intervention des capitaines, les marins provençaux en général et tropéziens en particulier trouvaient sans trop de problème un embarquement dans le vieux port de Marseille ou à la Joliette. Il est certain que si les Tropéziens s’étaient contentés de pratiquer les activités de pêche et de cabotage depuis leur port, les effectifs en décroissance relevés seraient encore plus faibles. On comprend ainsi mieux les phrases d’Eugène Sue à propos du Saint-Tropez des années 1830 :
Tranquille et vieux port de Saint-Tropez, patrie d’un brave amiral, du noble Suffren ! Il ne te reste plus de ton ancienne splendeur que ces deux tours, rougies par un soleil ardent, crevassés, ruinées, mais parées de vertes couronnes de lierre et de guirlandes de convolvulus à fleurs bleues… Et toi aussi, l’on peut te plaindre, pauvre port de Saint-Tropez ! Car ce ne sont plus ces fringants navires aux banderoles écarlates qui mouillent dans tes eaux désertes ; non, c’est quelquefois un lourd bateau marchand, un maigre mystic ; et si par hasard, une mince goélette, au corsage étroit et serré comme une abeille, vient s’abattre à l’abri de ton môle, tout le bourg est en émoi31.
32Eugène Sue a bien senti qu’une page de l’histoire de la ville était en train de se tourner. Nous devons cependant nuancer son propos. Le célèbre romancier, amateur éclairé d’histoire maritime ne voyait pas tous ceux qui naviguaient sur toutes les mers du monde, pas plus qu’il ne voyait la vitalité des chantiers navals de la ville. Quoi qu’il en soit, le nombre important de capitaines au cabotage inscrits à Saint-Tropez démontre que les Tropéziens naviguaient essentiellement en Méditerranée. À l’instar de ce qui se passe dans les autres ports, Saint-Tropez connaît son dernier grand siècle de cabotage. L’activité qui résiste malgré une lente érosion, échappe même aux gens de passage avant qu’elle ne disparaisse réellement. Derrière une activité de cabotage qui persiste, le mythe du charmant petit port de pêche, activité qui se porte bien à la fin du xixe siècle, se profile. Une étude plus approfondie de cette thématique reste donc à faire. Celle-ci ne devra pas opposer marins au cabotage aux marins au long cours. La frontière est poreuse, nous l’avons indiqué pour les pêcheurs. C’est donc à une gigantesque tâche que nous invite cet article : celle de relever dans le détail les carrières de chacun des marins de la cité afin de dégager des pratiques et des habitudes que cachent trop souvent les événements exceptionnels révélés par les ex-voto ou quelques archives officielles ou familiales. Un travail immense donc, qui pourra s’appuyer sur la recherche majeure réalisée par Gilbert Buti à propos des marins tropéziens qui vécurent et naviguèrent au xviiie siècle. Là aussi, un travail long, souvent fastidieux, parfois interrompu par l’étudiant que j’étais alors, ou par la découverte d’un document exceptionnel qui le mena du chemin des archives qu’il emprunta maintes fois au magistral Chemins de la mer que nous connaissons tous.
Notes de bas de page
1 Guy de Maupassant, Sur l’eau, 1888, p. 87 pour l’édition de poche Pocket.
2 Le capitaine Joseph Coccoz a laissé quelques pages intitulées Capitaines au long cours de Saint-Tropez de 1750 à 1900. Ces notes précieuses, écrites au début du xxe siècle, nous renseignent, de manière souvent anecdotique, sur quelques marins issus de « familles éteintes ou disparues ».
3 L’anecdote est connue grâce à un dessin légendé fait sur le vif par un Tropézien (coll. privée).
4 Cité par Gilbert Buti dans Les Chemins de la mer. Un petit mort méditerranéen : Saint-Tropez (xviie-xviiie siècles), Rennes, PUR, 2010, p. 236.
5 Parcours étonnant que celui de ce matelot tropézien né en 1814 qui participa au voyage de l’Artémise avant de devenir journaliste, écrivain, homme politique et spirite à Paris à partir de 1840. Parmi ses nombreux ouvrages, remarquons sa participation à la publication de l’Album pittoresque d’un voyage autour du monde en 1883 avec Laplace et Pâris.
6 Gilbert Buti, « Voyages éphémères et mutation d’un espace marchand. Plaisance et plaisanciers à Saint-Tropez (1835-1913) », dans Laurent Tissot, dir., L’attrait d’ailleurs. Images, usages et espaces du voyage à l’époque contemporaine, Paris, CTHS, 2005.
7 Gilbert Buti, Les chemins de la mer, op. cit., p. 240.
8 Laurent Pavlidis, « Construction navale traditionnelle et mutations d’une production littorale en Provence (fin xviiie-début xxe siècle) », thèse de doctorat d’histoire dactylographiée, Aix-Marseille université, 2012.
9 Service historique de la Défense de Vincennes, Mémoires statistiques CC5 131 à CC5 151.
10 Gilbert Buti, Les chemins de la mer, op. cit., p. 321.
11 Laurence Couillault, La Citadelle de Saint-Tropez, Saint-Tropez, Capian, 1998, p. 67-68.
12 AD du Var, 2S 82 et 83.
13 AD du Var, 4S 44 à 46.
14 Administration des Douanes, Tableau général des mouvements du cabotage pendant l’année 1840, Paris, 1841.
15 N. Noyon, Statistiques du département du Var, Draguignan, Bernard, 1846, p. 44.
16 Tout comme celle de Fréjus.
17 A. Desaunais, « Le cabotage français en 1933 », Les Études rhodaniennes, vol. 13, n° 1, 1937, p. 63-68.
18 Gilbert Buti, Les chemins de la mer, op. cit., p. 336.
19 La canne de Provence Arundo donax était destinée à plusieurs utilisations. Elle entrait par exemple dans la confection des grandes bordigues de Martigues, voir Aubin-Louis Millin, Voyage dans le Midi, Paris, 1806, qui dit que les cannes viennent de Hyères, et donc peut-être de Saint-Tropez. Elles servaient aussi dans la confection des faux plafonds destinées à être plâtrées, comme à Marseille ou à Saint-Tropez au moins jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. La culture de la canne se poursuit de nos jours à Cogolin et Hyères, mais pour d’autres utilisations comme les anches d’instruments de musique.
20 Témoignage de Guy Rinaudeau, descendant de la famille de lesteurs Spicuzza.
21 Gilbert Buti, Les chemins de la mer, op. cit., p. 317.
22 Laurent Pavlidis, Les chantiers navals de Saint-Tropez au xixe siècle, Saint-Tropez, Patrimoine tropézien, 2012.
23 Gilbert Buti, « Madragues tropéziennes au xviie-xviiie siècle », dans Éric Barré, Élisabeth Ridel et André Zysberg, dir., Ils vivent avec le rivage. Pêche côtière et exploitation du littoral, CRHQ, Caen, 2000 ; Daniel Faget, « La dernière madrague à thons de Saint-Tropez : la madrague des Canebiers », Revue du Freinet, 2011, p. 23-31.
24 Gilbert Buti, Les chemins de la mer, op. cit., p. 276 pour le xviiie siècle, archives départementales du Var, 11M2/260 pour l’année 1866 et 11M2/263 pour l’année 1906.
25 Daniel Faget, Une usine à la plage, la câblerie tropézienne d’Alexandre Grammont (1892-1952), Saint-Tropez, Patrimoine tropézien, 2010.
26 Il existe également durant la première moitié du xixe siècle, des écoles d’hydrographie à Antibes, La Ciotat et Martigues. Elles apparaissent dans l’ordonnance royale du 7 août 1825 qui fixe à 44 le nombre d’écoles. Elles ne sont plus que 34 en 1873 et 19 en 1891, Guy Boistel, « De la suppression des écoles d’hydrographies aux écoles nationales de navigation maritime, 1870-1920. Cinquante années de flou pour l’enseignement maritime », La Revue maritime, n° 493, Paris, 2012, p. 14-17.
27 « Les écoles d’enseignement de la marine », Revue maritime et coloniale, tome vingtième, Paris, 1967, p. 831.
28 Informations communiquées par Jacques Traizet, ancien président d’honneur de l’amicale des capitaines au long cours.
29 Marie-Françoise Berneron-Couvenhes, Les Messageries maritimes. L’essor d’une grande compagnie de navigation française, 1851-1894, Paris, PUPS, 2007, p. 457 et suivantes.
30 Alexandre Pierre Louis né en 1857 et breveté en 1882, Joseph Marius Alexandre né en 1859 et breveté en 1883 et Marius Joseph Alexandre né en 1863 et breveté en 1889.
31 Eugène Sue, La Salamandre, chapitre 2, Paris, 1832.
Auteur
Chercheur associé, Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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