La mort de la reine
Réflexions sur l’exécution de Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine, le 16 octobre 1793
The death of the queen: Reflections on Marie-Antoinette of Austria’s execution on 16 October 1793
p. 297-307
Résumés
La mort de la reine Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine est un événement à la fois bien connu et peu étudié. Les pièces de son procès ont été éditées depuis plus d’un siècle, cependant, l’histoire universitaire a quelque peu délaissé l’événement, peut-être apparemment trop évident. Cet article a pour but d’examiner cet épisode du point de vue politique, en plaçant au cœur de la réflexion le concept de réginicide, assassinat ou exécution d’une reine consort dans une monarchie héréditaire. Sont étudiées successivement les trois figures de Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine qui se détachent du procès : l’Autrichienne, la femme de pouvoir, le monstre. Toutes convergent et aboutissent à la condamnation de la princesse non comme simple criminelle, mais comme reine, pièce essentielle d’une monarchie absolue et héréditaire que l’on cherche à éradiquer. Le réginicide apparaît ainsi comme le parachèvement du régicide au temps des révolutions démocratiques.
Marie-Antoinette’s death is both well known and little studied. Archives of her trial were published at the end of the nineteenth century and many authors have made additions to this publication. However, only a few scholars have studied this event, perhaps because it is apparently too clear. This article aims to examine the death of Marie-Antoinette from a political point of view by focusing on the concept of reginicide, defined as the execution or the murder of a queen consort in a hereditary monarchy. Three figures of Marie-Antoinette emerge from the trial: the Austrian, the woman of power, and the monster. All these figures converged and led to the condemnation of Marie-Antoinette not as a mere criminal, but as a queen and an essential part of an absolute and hereditary monarchy that had to be destroyed. The reginicide made sense in the time of democratic revolutions because it completed the regicide.
Texte intégral
1L’exécution de Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine est un événement très commenté par les contemporains et factuellement bien connu des historiens. Les pièces des archives nationales concernant son emprisonnement, son procès et sa mort ont été éditées dès 1863 par Émile Campardon, et Gérard Walter a donné une nouvelle édition des actes du tribunal révolutionnaire pour le procès de Marie-Antoinette en 19931. Henri Wallon, dans son Histoire du tribunal révolutionnaire de Paris, a consacré un long chapitre à la reine dans lequel il complète les sources éditées par Campardon en s’appuyant sur Le Moniteur et sur Procès des Bourbons essentiellement2. Enfin, dans un livre récemment réédité, G. Lenôtre a compilé des extraits de mémoires et de journaux pour retracer les derniers instants de la reine3. Plusieurs ouvrages, destinés au grand public et publiés au moment du bicentenaire de la Révolution (ou de la mort de la reine), ont également traité de cet épisode de la vie de Marie-Antoinette4. Le sujet apparaît ainsi pratiquement clos, faute de véritable découverte possible en matière de sources. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’a guère été abordé spécifiquement par les chercheurs.
2Lynn Hunt fait exception dans un article qui a cependant déjà vingt ans5. S’intéressant au procès de la reine, elle montre comment celui-ci a été influencé dans ses attendus et ses interrogatoires par les pamphlets obscènes écrits contre Marie-Antoinette dans les années précédentes. Elle insiste sur la dimension de genre de ces attaques et considère qu’à travers la reine c’est l’intrusion de la femme dans la sphère politique que l’on cherche à empêcher et à condamner. La misogynie à l’œuvre chez les révolutionnaires est incontestable, et Marie-Antoinette en est bien victime. Il est cependant un autre angle sur lequel nous voudrions nous interroger, dans le prolongement de ces travaux, c’est celui de la valeur juridico-politique de la reine de France au moment du procès de Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine. Ne condamne-t-on que la femme qui n’est pas à sa place ou condamne-t-on à travers elle tout le système de la royauté ? Peut-on parler de « réginicide », pour reprendre un terme employé par Jean-François Gicquel, et, si oui, quel sens doit-on lui donner6 ? Du procès et des débats concernant le sort de la reine, on peut extraire trois figures de Marie-Antoinette qui chacune plonge ses racines dans un imaginaire politique préexistant : celle de l’Autrichienne, la princesse étrangère qui menace les intérêts des patriotes, celle de la femme de pouvoir que l’on s’efforce, sans vraiment, y parvenir à réduire au rôle de son sexe, celle du monstre enfin, expression de la dénaturation de l’image royale au cours de la révolution. C’est à la croisée de ces trois images que se dresse le portrait de la condamnée à mort et l’explication de la portée politique de la condamnation.
L’Autrichienne
3L’un des fers de lance de l’accusation contre Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine devant le tribunal révolutionnaire est le reproche d’avoir toujours servi les intérêts de l’Autriche, son pays d’origine, avant ceux de la France, sa patrie d’adoption et celle de ses enfants. Le déficit de l’État serait dû aux sommes faramineuses qu’elle aurait versées à son frère, l’empereur, avant même la Révolution. Elle aurait ensuite poussé Louis XVI à déclarer la guerre dans l’espoir de voir la France révolutionnaire anéantie, aurait tout fait pour empêcher les mesures de salut public et aurait enfin communiqué les plans des armées françaises aux coalisés. Ces accusations, de fait, n’étaient pas tout à fait sans fondement7. Cependant, ce ne sont pas les preuves de la trahison qui guident Fouquier-Tinville, mais une austrophobie partagée par la majorité des montagnards et une grande partie des Français et dont la reine a été la victime depuis son arrivée en France.
4Comme toutes les reines de France, Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine était une reine consort comme la majorité d’entre elles, elle était une reine étrangère, mais plus que toutes les autres, elle a souffert de son statut d’étrangère. Son mariage avec le futur Louis XVI en 1770 avait pour but de consolider l’alliance avec l’Autriche, alliance très critiquée en France, car elle paraissait trop favorable à l’Autriche, d’une part, et qu’elle allait à l’encontre d’une rivalité entre les maisons de France et de Habsbourg qui avait près de trois siècles, d’autre part. En outre, contrairement aux traditions françaises, Marie-Antoinette a gardé des liens forts avec sa famille d’origine, ce qui a entretenu la suspicion à son égard. Aux yeux de l’opinion, la reine de France n’est jamais apparue comme complètement française8. L’entrée en guerre contre l’Autriche au mois d’avril 1792 a accru encore l’animosité envers cette princesse accusée d’être à la tête d’un comité autrichien destiné à vendre la France à l’Autriche9.
5Cependant, après l’exécution de Louis XVI, l’appartenance de Marie-Antoinette à la maison d’Autriche apparaît d’abord comme une opportunité à exploiter : elle est en effet un otage de valeur à partir du moment où l’on envisage de négocier avec la coalition. Le terme d’otage appliqué à la famille royale apparaît très tôt. D’abord, on le trouve dans la presse radicale lors du départ de Mesdames Tantes en 179110, puis il est employé successivement par la Commune et l’Assemblée législative au cours de l’été 179211. Il repose sur l’idée qu’il y a une « fraternité royale », une tendance naturelle des princes européens à s’entraider en vertu des liens de parenté et des pratiques souveraines qui les unissent12. L’élargissement de la coalition après la mort de Louis XVI et les difficultés des troupes françaises amènent le ministre des affaires étrangères, Lebrun, et le premier comité de salut public sous la houlette de Danton, à chercher à faire de la reine une monnaie d’échange. Il s’agit d’ouvrir des négociations avec l’Autriche pour faire éclater la coalition et libérer l’étau dans lequel la France se trouve prise13. Ce choix présuppose que le gouvernement autrichien met la protection d’une archiduchesse au-dessus de son désir d’expansion, ce qui était vraisemblablement surestimer l’intérêt de l’empereur pour sa tante14.
6À la fin du mois d’avril 1793, le général Dampierre, qui commande sur le front belge, propose, au nom du comité de salut public, au prince de Cobourg, qui commande les troupes de la coalition, d’échanger la famille royale contre les députés livrés par Dumouriez au moment de sa trahison du mois d’avril et un armistice général15. Les négociations ayant échoué, le comité de salut public essaie une méthode détournée en ayant recours à l’intermédiaire des États italiens, étroitement alliés à l’Autriche et encore neutres16. Plusieurs ambassadeurs sont dépêchés en Italie à la fin du printemps 1793. Deux d’entre eux, Charles-Louis Huguet de Sémonville, qui doit passer par Florence avant de prendre son poste à Constantinople, et Hugues-Bernard Maret, qui part pour Naples mais doit d’abord se rendre à Venise et Florence, sont autorisés officieusement à proposer la libération de la famille royale contre une alliance en bonne et due forme. Le projet échoue une fois encore : Maret et Sémonville sont capturés par les Autrichiens, qui refusent de reconnaître leur qualité d’ambassadeurs17.
7Marie-Antoinette bénéficie ainsi d’un sursis de plusieurs mois, parce que sa valeur comme archiduchesse d’Autriche l’emporte sur toute autre considération. Les changements politiques de l’été 1793 mettent fin à ce répit. Lebrun est pris dans la proscription girondine du mois de juin. Au cours du mois de juillet, la composition du comité de salut public change. Danton en sort et Robespierre y entre, y exerçant rapidement une influence prépondérante. L’idée de faire éclater la coalition n’est cependant pas immédiatement écartée, et il est possible que la décision de transférer Marie-Antoinette à la Conciergerie le 1er août soit une ultime tentative de forcer la main de l’Autriche tout en donnant le change à une opinion sans-culotte qui réclame avec de plus en plus de virulence la tête de la reine18.
8En effet, si la reine est transférée à la Conciergerie le 2 août, il s’écoule encore près de deux mois avant son jugement. Le 19 août, Fouquier-Tinville se plaint à la Convention de ne pas avoir reçu les pièces nécessaires pour dresser l’acte d’accusation19. On charge le comité de sûreté générale de les lui faire parvenir. Le 25 août, nouvelle lettre de Fouquier-Tinville, qui n’obtient pas plus de succès que la précédente. Le 3 octobre, la Convention décide de la mise en jugement sans délai de Marie-Antoinette, ce qui pousse, deux jours plus tard, Fouquier-Tinville à demander de nouveau les pièces nécessaires au président de la Convention20. La lenteur du comité de sûreté générale ne laisse de surprendre, et il est difficile d’envisager qu’elle soit autre chose que volontaire. Les contacts n’étaient alors pas rompus avec la Toscane, et un émissaire du comité de salut public est encore à Florence le 7 octobre21. Il est possible que l’idée de Danton ait été poursuivie, même si nous n’en avons pas trace. Fouquier-Tinville obtient enfin les pièces nécessaires le 11 octobre 1793.
9La reine n’a alors plus valeur d’otage, et le réseau dynastique qui aurait permis de la sauver devient une circonstance aggravante. Derrière les accusations plus ou moins fantasmatiques du réquisitoire, c’est certes l’étranger honni qui est dénoncé, mais aussi le système dynastique européen. Alors que les alliances avec des princesses étrangères étaient une norme qui faisait de l’Europe des rois une Europe de frères, on dénonce le danger qu’elles représentent pour les nations, puisqu’elles font monter sur le trône des étrangères qui ne sont là que pour servir leur famille et anéantir la France22. C’est toute l’Europe des rois, cosmopolite et placée au-dessus des peuples qui est ainsi mise en accusation au moment même où la politique étrangère de la France prend un tour plus agressif à l’égard des coalisés23.
La reine est une femme presque comme les autres
10Le rapport que Jean Mailhe présente au nom du comité de législation à la Convention le 7 novembre 1792 pour trancher la question de savoir si Louis XVI doit être ou non jugé, se termine sur le sort à réserver au reste de la famille royale :
Je n’ai rien dit de Marie-Antoinette. Elle n’est point dans le décret qui a commandé le rapport que je vous fais au nom du comité ; elle ne devait ni ne pouvait y être. D’où lui serait venu le droit de faire confondre sa cause avec celle de Louis XVI ? La tête des femmes qui portaient le nom de reine de France a-telle jamais été plus inviolable ou plus sacrée que celle de la foule des rebelles ou des conspirateurs ? Quand vous vous occuperez d’elle, vous examinerez s’il y a lieu de la décréter d’accusation, et ce n’est que devant les tribunaux ordinaires que votre décret pourra être envoyé24.
11Ainsi, dès avant le procès de Louis XVI, si l’on songe à juger la reine, on affirme en même temps qu’elle ne pourra pas être jugée selon les mêmes procédés que son époux, puisque son statut ne lui en donne pas droit. En réalité, le statut dont il est question, contrairement à ce qu’affirme Mailhe, n’est pas celui de l’Ancien Régime, mais celui de la Constitution de 1791. Dans la tradition absolutiste, la reine est un personnage sacré. Exclue de l’exercice du pouvoir, elle partage cependant avec le roi la dignité royale qui la place dans une sphère souveraine, à l’écart et au-dessus de ses sujets25. En revanche, la constitution de 1791 exclut les reines de toute prérogative politique, même honorifique. Marie-Antoinette n’est plus reine et ne porte aucun titre particulier, elle est l’épouse du roi et la mère de l’héritier présomptif26. Si, en cas de minorité, elle conserve la garde de son fils, elle ne peut être régente ; en outre, elle dépend entièrement du roi du point de vue financier27. Les constituants ont poussé jusqu’au bout une certaine logique de la loi salique : ne comptent dans l’État que les successeurs potentiels au trône, « les princes français ». Cette construction juridique, qui va à l’encontre de toute la construction absolutiste, n’allait pas sans ambiguïté tant que la monarchie restait héréditaire. Comme l’analyse avec finesse le journal radical Les Révolutions de Paris au début de l’année 1791, les liens du sang créent naturellement une famille royale :
Il résulte de ces principes que la famille royale est une caste séparée du souverain, choisie par lui, et du consentement libre de cette caste pour fournir un roi à l’État. Une corrélation positive est entre tous les membres de l’un et de l’autre sexe de cette caste, relativement à l’État. […]Tous sont liés par le sang, par l’intérêt, par leur état politique ; tous s’influencent réciproquement ou par leur autorité paternelle, ou par leur soumission filiale ou par leur amitié fraternelle. L’État ne peut être indifférent sur les affections de chacun d’eux, ni sans autorité sur une famille si importante : le roi des Français doit toujours en sortir. Cette illustre et haute prérogative doit soumettre cette caste à des lois spéciales, en ce qui concerne la relation du trône à l’État, de manière que ces lois puissent garantir aux Français non seulement la fidélité de leur roi mais celle de tous ceux de leur sang28.
12La conception qu’ont les radicaux du statut de la famille royale en monarchie constitutionnelle rejoint assez étonnamment celle développée sous l’Ancien Régime : le roi et sa famille forment une « caste » à part. En vertu de ce principe, la reine, même dépouillée de son prestige, même confinée aux soins de l’éducation de ses enfants, demeure un personnage qui se doit à l’État et rend compte au public. Elle n’a pas de pouvoir politique, mais pas non plus de vie privée.
13Cette conception ambivalente du rôle de la reine explique que les révolutionnaires balancent sans cesse entre la volonté de la traiter comme une particulière et la nécessité de la juger comme reine, comme la représentante d’un régime honni. Ainsi, quand Fouquier-Tinville demande à la Convention de rédiger l’acte d’accusation de Marie-Antoinette, Charlier lui répond que « Marie-Antoinette est une femme comme les autres ; il n’y a pas d’acte d’accusation à dresser contre elle29 ». En revanche, deux semaines auparavant, le décret lu à la Convention par Barrère le 1er août 1793 vise clairement la personne royale. En effet, le début du texte décrète des mesures de salut public pour lutter contre l’Angleterre, jusqu’à l’article 6 qui demande le jugement et le transfert à la Conciergerie de Marie-Antoinette. Les articles suivants règlent le sort des différents membres de la maison royale, et le texte se termine sur l’ordre de destruction des tombeaux de Saint-Denis le jour anniversaire du 10 août30. Le but du décret est de sauver la Révolution de tous ses ennemis au nombre desquels se trouve la maison de France tout entière. À ce titre, elle doit être éradiquée, Marie-Antoinette, « que l’on qualifiait autrefois31 » de reine France en premier lieu.
La reine monstrueuse
14« Quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ? » s’interroge Saint-Just au moment du jugement de Louis XVI, avant de déclarer que « la royauté est un crime éternel32 ». Si ce jugement concerne le roi qui seul « règne » véritablement, il est très vite étendu à la reine. Dès 1791, dans son célèbre pamphlet, Les Crimes des reines de France, Louise de Kéralio peut écrire :
Plusieurs de nos princes ont été puissamment secondés dans la carrière des forfaits par leurs mères ou leurs épouses ; en sorte que l’histoire, qui jusqu’ à présent n’est en effet que le récit des crimes des rois, ne serait pas complète si on n’y joignait les crimes des reines. […] Les reines qui ont tenu le sceptre en leur nom ne sont pas celles qui ont fait le plus de mal ; […] ce sont les épouses des rois qui toutes s’obstinèrent à se faire appeler reines, qui ont influé d’une manière toujours fâcheuse sur la destinées des empires et le bonheur des peuples ; elles commirent presque toutes les iniquités de la politique, et ce sont leurs maris qui en portent la peine au tribunal de l’histoire, comme on l’écrivait autrefois33.
15L’influence des femmes de la famille royale, regardée comme un mal nécessaire, notamment par les Révolutions de Paris34, devient, sous la plume de Louise de Kéralio, nécessairement un mal, voire le mal absolu. Les crimes des reines sont le pendant des crimes des rois, mais la monstruosité de celles-ci est double : elles sont monstrueuses comme reines, mais aussi comme femmes, puisqu’elles sortent du rôle qui leur est socialement imparti.
16Cette monstruosité est dénoncée de maintes façons à travers des pamphlets, qui sont désormais bien étudiés, et les journaux35. Le Père Duchesne, en particulier, se fait une spécialité de réclamer à cor et à cris la tête de la « guenon » ou de la « louve » Capet dont l’animalisation quasi-systématique souligne la mise à l’écart de l’humanité. Les accusations contre Marie-Antoinette sont de deux ordres. Politiques tout d’abord : on l’accuse d’avoir « fait couler le sang de milliers de Français36 » en organisant la contre-révolution par la guerre étrangère et la guerre civile. L’épisode du banquet des gardes du corps à Versailles le 1er octobre 1789, la fuite du roi le 20 juin, la bataille des Tuileries le 10 août lui sont généralement imputés et se trouvent dans son acte d’accusation37. On attaque ensuite ses mœurs. On l’accuse d’avoir pris de nombreux amants parmi lesquels son beau-frère le comte d’Artois, Dillon, Coigny, mais aussi La Fayette et d’avoir également aimé les femmes, principalement la duchesse de Polignac. La tonalité de ces écrits est assez diverse, mais l’une de leur caractéristique est la contamination par la littérature pornographique : on ne se contente pas de dire, on montre, de manière plus ou moins crue. Les Amours de Charlot et Toinette appartient à la littérature érotique là où Le Bordel français est nettement plus ordurier38. Mais, dans tous les cas, grâce notamment au recours à l’estampe, l’image d’une reine dépravée et assoiffée sexuellement s’impose. Le phénomène est en effet loin d’être mineur tant par le nombre de pièces39 que par leur tirage. Les Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette d’Autriche, reine de France, ouvrage à tonalité politique plus que pornographique, est le plus diffusé. On compte environ 16 éditions différentes pour un tirage total estimé à 20 000 ou 30 000 exemplaires. Écrit en 1783, il attaque d’abord le système curial à travers la reine, mais sa réécriture au cours des événements révolutionnaires en fait un ouvrage à charge contre la monarchie, que condamnent les dépravations de la reine40.
17Marie-Antoinette est devenue une « reine de papier41 » à la fois un objet d’horreur et de fantasmes, et c’est ce mélange qui explique l’accusation d’inceste portée contre elle au cours de son procès. Hébert, substitut du procureur de la Commune, vient, en effet, témoigner à la barre que le jeune Louis-Charles accuse sa mère et sa tante de l’avoir fait coucher entre elles et de l’avoir obligé à avoir des relations sexuelles. Hébert précise que cette pratique avait sans doute pour but de corrompre l’esprit et le corps de l’enfant pour mieux le dominer42. Cette accusation est née sans doute par hasard. Le petit prince, âgé de sept ans, surpris à se masturber, grondé, s’est disculpé en accusant sa mère d’être à l’origine de cette pratique. Le fait en lui-même est banal. Plus étrange en revanche est l’idée d’inceste qui en est née, imaginée par Simon, le gardien de l’enfant, ou Hébert. En effet, l’inceste mère-fils est un impensé de la culture judiciaire jusqu’à la fin du xixe siècle. L’image de la mère et l’idée de la faiblesse féminine sont tellement prégnantes socialement que l’inceste féminin est un crime pratiquement inconcevable43. En revanche, l’inceste appartient à l’univers fantasmatique de la pornographie et à l’imaginaire historique : l’exemple d’Agrippine, cité par Fouquier-Tinville dans l’acte d’accusation44, est connu de tous les lettrés, et sans aucun doute d’Hébert. Cela signifie que la fiction l’emporte sur la réalité. La reine est si bien assimilée à un monstre lubrique que tout devient imaginable et possible tant sur le plan moral que politique. Mais, finalement, cette monstruosité n’est guère autre chose que le renversement de l’image de la reine offerte par la monarchie absolue : dans les deux cas la reine est un personnage placé hors du genre humain, dans une sphère à part. La royauté a ainsi engendré ses propres monstres.
18Autrichienne, épouse du roi et monstre, les trois facettes de Marie-Antoinette dans le discours révolutionnaire s’articulent pour justifier sa condamnation à mort. En creux, se dessine le portrait de la reine de France selon les révolutionnaires : étrangère, elle est une menace permanente contre la patrie, un espion au service d’une autre puissance que même la maternité ne « francise » pas ; femme, elle use des artifices propres à son sexe afin de s’arroger un pouvoir auquel elle n’a pas droit ; princesse, elle appartient à une caste qui l’isole du peuple et opprime ce dernier depuis des siècles. La reine est donc l’ennemie du peuple et de la Révolution par essence et ne peut connaître d’autre sort que la mort. Marie-Antoinette est condamnée à ce titre. Cependant, en France, la reine n’est pas le roi, comme le soulignent à maintes reprises les révolutionnaires. Que ce soit au temps de l’absolutisme ou sous la constitution de 1791, elle n’exerce pas le pouvoir. La mort du roi libère le peuple en droit. La mort de la reine n’est que l’achèvement symbolique de celle du roi. Le régicide, meurtre du roi régnant se traduit immédiatement dans les institutions du pays : la mort d’Henri III entraîne un changement dynastique, la mort d’Henri IV, une régence, celle de Louis XVI parachève la création de la République. Le régicide est riche de potentiels changements. Le réginicide, mort de la reine consort, n’est que le reflet du régicide. Ses conséquences immédiates sont de moindre portée, puisque la reine peut être remplacée immédiatement sans atteinte au régime. Il n’a de sens que dans un système monarchique où la sacralité dynastique s’étend à l’épouse et à la famille du roi. Marie-Antoinette est le seul réginicide pour la France moderne et contemporaine45 ; il faudrait, pour affiner le concept, étendre l’étude géographiquement. Les morts de l’impératrice d’Autriche Élisabeth de Bavière, assassinée par un anarchiste serbe en 1898 ou de la tsarine Alexandra Feodorovna, exécutée par les révolutionnaires russes en 1918 nous font penser que le réginicide est propre au temps des révolutions démocratiques : c’est dans le cadre d’une lutte exacerbée entre les deux principes que sont la monarchie et la démocratie que la nécessité symbolique de tuer la reine se fait ressentir. Épouse du roi, mère de l’héritier du trône, elle incarne et assure la perpétuation d’un principe dynastique opposé à la liberté des peuples.
Notes de bas de page
1 Émile Campardon, Marie-Antoinette à la Conciergerie, Paris, Jules Gay, 1863 ; Gérard Walter, Le procès de Marie-Antoinette, Bruxelles, Complexe 1993.
2 Henri Wallon, Histoire du tribunal révolutionnaire de Paris, Paris, Hachette, 1880. Procès des Bourbons est un ouvrage contre-révolutionnaire de Pierre Turbat, publié pour la première fois en 1796 chez Lerouge, éditeur royaliste, réédité plusieurs fois ensuite, qui rassemble les pièces officielles parues dans les journaux aux moments des faits relatés.
3 G. Lenôtre, La captivité et la mort de Marie-Antoinette, Paris, Perrin, 1897. Réédité en 2012 sous le titre Marie-Antoinette. La captivité et la mort aux éditions Archeos. Pour être tout à fait complet, il faut ajouter le court ouvrage d’André Marty, La dernière année de Marie-Antoinette, Paris, A. Marty, 1907, qui publie des fac-similés d’estampes et de documents.
4 Arthur-Léon Imbert de Saint-Amand, La dernière année de Marie-Antoinette, Paris, Dentu, 1881 ; Gustave Gautherot, L’agonie de Marie-Antoinette, Tours, Mame et fils, 1914 ; François Macé de Lépinay, Marie-Antoinette, du Temple à la Conciergerie, Paris, Tallandier, 1989 ; André Castelot, Le procès de Marie-Antoinette, Paris, Perrin, 1993 ; Paul et Pierrette Girault de Coursac, La dernière année de Marie-Antoinette, Paris, François-Xavier de Guibert, 1993.
5 Lynn Hunt, « The Many Bodies of Marie-Antoinette : Political Pornography and the Problem of the Feminine in the French Revolution », dans Marie-Antoinette, Writings on the Body of a Queen, New York et Londres, Routledge, 2003, p. 117-138.
6 Jean-François Gicquel, « Le réginicide, un grand tabou ou les diverses façons de tuer une reine de France sous les Capétiens », dans La Mort et le droit, Presses universitaires de Nancy, 2011, p. 165-206. L’auteur postule l’existence du réginicide, le meurtre de la reine, sans réellement dégager ce que seraient ses spécificités, notamment par rapport au régicide.
7 É. Campardon, Marie-Antoinette…, p. 84-85, p. 89. La reine avait en effet communiqué les plans des armées françaises à l’ennemi.
8 Sur toute cette question voir Thomas E. Kaiser, « Who’s Afraid of Marie-Antoinette ? Diplomacy, Austrophobia and the Queen », French History, vol. 14, n° 3, 09/2000, p. 241-271.
9 Sur « l’austrophobie » pendant la période révolutionnaire voir encore Thomas E. Kaiser, « From the Austrian Committee to the Foreign Plot : Marie-Antoinette, Austrophobia, and the Terror », French Historical Studies, vol. 26, 2003, n° 4, p. 579-618.
10 Les Révolutions de Paris, t. VIII, n° 85, p. 325.
11 Le Moniteur, 17 août 1792.
12 Hélène Becquet, « Une fraternité souveraine ? Le cas des exils des Bourbons », dans Exil et fraternité en Europe au xixe siècle, Catherine Brice et Sylvie Aprile (dir.), Bordeaux, éditions Bière, p. 131-142.
13 Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, 1887, t. 3, p. 423 ; Sydney Seymour Biro, The German Policy of revolutionary France, Harvard, 1957, t. 1, p. 166-168.
14 Toute une historiographie extrêmement germanophobe souligne que l’Autriche a abandonné Marie-Antoinette. Voir Claude de Rarécourt de la Vallée, comte de Pimodan, Le comte F.-C. de Mercy-Argenteau, ambassadeur impérial à Paris sous Louis XV et Louis XVI, Paris, Plon, 1911. Le gouvernement impérial n’a pas en effet fait de la délivrance de la reine une priorité, et n’avait de toute façon guère de moyens d’agir.
15 Archives Nationales K 164 dossier no11, Correspondance entre le prince de Metternich qui fait office de gouverneur des Pays-Bas autrichiens et le comte de Trautmannsdorff 23 avril 1793- 2 mai 1793 ; Alfred von Vivenot, Quellen zur Geschichte der deutschen Kaiserpolitik Österreichs während der französischen Revolutionskriege, Vienne, 1882, t. 3, p. 39, Lettre de François II au prince de Cobourg, sans date.
16 La reine des Deux-Siciles, Marie-Caroline, la duchesse de Parme, Marie-Amélie, le grand-duc de Toscane, Ferdinand III, le duc de Modène, Ferdinand, étaient les sœurs et les frères de Marie-Antoinette et l’Empereur François II était leur neveu.
17 A. Sorel, L’Europe et la révolution…, op. cit., p. 423-425 ; S. S. Biro, The German Policy…, op. cit., p. 172-173 ; Baron Ernouf, Maret, duc de Bassano, Paris, 1884, p. 149-157.
18 Thomas E. Kaiser, « From the Austrian Committe to the Foreign Plot : Marie-Antoinette, Austrophobia and the Terror », French Historical Studies, vol. 26, 2003 no4, p. 598-601.
19 Le Moniteur, 20 août 1793.
20 H. Wallon, Histoire du tribunal…, op. cit., p. 311-316.
21 A. Sorel, L’Europe et la Révolution française… ., op. cit., t. 3, p. 487-488.
22 T. E. Kaiser, « From the Austrian Committee… », p. 591. Thomas Kaiser souligne que cette remise en cause existe déjà chez certains auteurs comme Linguet avant la Révolution.
23 Avec l’arrivée au pouvoir du deuxième comité de salut public, on cesse d’envoyer des ambassadeurs à l’étranger, à l’exception des États-Unis et de la Suisse. La République française est ainsi quasi-isolée et n’a d’autre choix que de combattre jusqu’à la victoire. A. Sorel, L’Europe et la révolution française…, op. cit., t. 3, p. 524-530.
24 Le Moniteur universel, 9 novembre 1792.
25 Fanny Cosandey, La reine de France, symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000, p. 259-274.
26 « La Constitution de 1791 », dans Jacques Godechot, Les Constitutions de la France, Paris, 1995, Chapitre II Section III « De la famille du roi ».
27 Ibid. et Section II « De la régence ».
28 Les Révolutions de Paris, t. VIII, n° 85, p. 325.
29 Le Moniteur universel, 20 août 1793. La Convention devait dresser un acte d’accusation pour le tribunal révolutionnaire quand des députés étaient concernés.
30 Le Moniteur, 2 août 1793.
31 É. Campardon, Marie-Antoinette…, op. cit., p. 83.
32 Albert Soboul, Le Procès de Louis XVI, Paris, Gallimard, 1973, p. 74.
33 Louis Prudhomme [Louise de Kéralio sous le nom de], Les crimes des reines de France depuis le commencement de la Monarchie jusqu’à Marie-Antoinette, Paris, 1791, p. V-VII. La bibliothèque nationale conserve deux éditions de 1791, une de 1792 et une de 1793.
34 Les Révolutions de Paris publient le livre de Kéralio.
35 Sur les pamphlets contre Marie-Antoinette, outre les articles de Thomas Kaiser et Lynn Hunt déjà cités, voir principalement Hector Fleischmann, Les pamphlets libertins contre Marie-Antoinette d’après des documents nouveaux et des pamphlets tirés de l’Enfer de la Bibliothèque nationale, Paris, 1908, 315 p ; Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 1989 ; Jacques Revel, « Marie-Antoinette in Her Fictions : The Staging of Hatred », dans Fictions of the French Revolution, éd. Bernadette Fort, Evanston, Northwestern University Press, 1991, p. 111-130 ; Vivian R. Gruder, « The Question of Marie-Antoinette : the Queen and Public Opinion before Revolution », dans French History, vol 16, no3, septembre 2002, p. 269-298 ; Elizabeth Colwill « Pass a Woman, act like a Man : Marie-Antoinette as Tribade in the Pornography of French Revolution », p. 139-169 dans Dena Goodman éd., Marie-Antoinette. Writings on the Body of a Queen, New York et Londres, 2003 ; Simon Burrows, Blackmail, scandal, and revolution, London’s French Libellistes, 1758-1792, Manchester et New York, Manchester University Press, 2006.
36 Le Moniteur universel, 5 octobre 1793.
37 Par exemple Gouriet, Les crimes de Marie-Antoinette, veuve Capet, Paris, 1793 ; voir aussi L. Prudhomme, Les crimes…, op. cit., p. 330-343.
38 Les Amours de Charlot et Toinette, Paris, 1789 ; Le Bordel royal, Neuchâtel, 1872.
39 D’après Chantal Thomas, on en compte pas moins d’une vingtaine après 1789.
40 Antoine de Baecque, Le Corps de l’histoire, métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 71-73.
41 J. Revel, « Marie-Antoinette… », art. cit., p. 114.
42 É. Campardon, Marie-Antoinette…, op. cit., p. 284-285.
43 Fabienne Giuliani, « L’impossible crime. Imaginaire et pratique de l’inceste féminin dans la France du xixe siècle », dans Champ Pénal, vol. VIII, 2011, mis en ligne le 11 juin 2011, consulté le 13 août 2013.
44 É. Campardon, Marie-Antoinette…, op. cit., p. 82.
45 Nous mettons volontairement de côté le cas de Marie Stuart qui est reine régnante d’Ecosse. La France médiévale en compte au moins un, celui de Brunehaut, reine d’Austrasie. En 613, son supplice, d’une sauvagerie exceptionnelle, même au regard des critères de l’époque, orchestré soigneusement par son neveu Clotaire II s’apparente en réalité à la mise à mort d’un roi, donc à un régicide. Voir Bruno Dumézil, La reine Brunehaut, Paris, Fayard, 2008.
Auteur
École nationale des Chartes
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