La mort de Murat et la promotion romanesque d’une légitimité politique nationale
The death of Murat and the romantic promotion of a national political legitimacy
p. 231-240
Résumés
L’article revient sur la mort de Joachim Murat, fils d’aubergiste français, général fidèle de Napoléon et héros de ses guerres de conquête, propulsé roi de Naples de 1808 à 1815. L’article documente et analyse le moment de sa mort, fusillé, et les conditions de production puis de diffusion d’une légende héroïque autour de son exécution. Il montre comment cette mort romanesque a pu être reçue, en fonction des moments et des récepteurs de cette histoire, entre dénigrement du passé impérial et usages politiques mystificateurs, notamment lors du Risorgimento.
This article looks back on the death of Joachim Murat, the son of a French innkeeper, a loyal general to Napoleon and a hero of his wars of conquest, who was propelled to the position of King of Naples from 1808 to 1815. The article documents and analyzes the moment of his death by firing squad and the conditions by which a heroic legend surrounding his execution was produced and then disseminated. It shows how, depending on the moment and the reception of the story, this romantic death provoked either denigration of the imperial past or mystificatory political usages, notably during the Risorgimento.
Texte intégral
1« Sauvez la tête, visez au cœur1 ! » Pietro Colletta embellissait la réalité lorsqu’il attribua en 1820 cette formule à Joachim Murat, commandant lui-même le peloton chargé de son exécution. Général napolitain libéral, proche de Murat lorsque celui-ci régnait à Naples de 1808 à 1815, Colletta était le premier à faire le récit de la mort de ce fils d’aubergiste du Lot auquel la Révolution et un bon sens des opportunités politiques avaient permis de devenir général, que la bravoure et la fidélité à Napoléon avaient élevé au rang de maréchal, et que le mariage avec Caroline Bonaparte avait placé sur le trône de Naples. La formule de Colletta eut beaucoup de succès. Bien qu’inventée, elle fut presque systématiquement reprise. Lorsqu’il publia sa biographie de Murat en 1828, Léonard Gallois – traducteur de Colletta – l’orna seulement de deux gravures : un portrait du roi de Naples et une représentation du dernier instant de Murat accompagnée en légende des mots de Colletta2. La raison de ce succès est à rechercher dans l’adéquation entre cette expression et l’image que l’on pouvait avoir de Murat. Celle d’un personnage romanesque, dont l’itinéraire personnel avait été celui « d’un homme né dans la classe la plus modeste de la société, et qui, en peu d’années, fut soldat, général, grand-duc, roi, fugitif et supplicié3 ». Elle correspondait également à l’image qu’il s’était lui-même construite de général aussi téméraire que soucieux de son paraître, aussi vaillant qu’attaché aux boucles de ses cheveux, au brun de ses moustaches et à la richesse de ses uniformes de « roi d’opéra-comique empanaché4 ». Elle paraissait enfin fidèle à sa réputation d’homme de cœur plus que de tête. Un homme, selon Lamartine, dont l’« esprit, quoique de feu, avait peu de lumière5 ». Or la mort de Joachim Murat contribua à figer cette image.
2Car Murat meurt fusillé le 13 octobre 1815 au Pizzo, village de la côte occidentale de Calabre. Le 8 octobre, il y avait débarqué. Ses compagnons avaient crié « Vive le roi Joachim » mais la population, d’abord méfiante, s’était rapidement organisée et l’avait capturé. La commission militaire napolitaine estima qu’il « n’avait jamais abandonné ses projets sur le royaume6 », malgré sa défaite militaire contre les Autrichiens qui l’avait forcé à quitter Naples clandestinement le 19 mai 1815 et avait permis la restauration de Ferdinand IV, roi bourbon de Naples refugié en Sicile depuis la conquête du royaume par les troupes napoléoniennes en 1806. Comme d’autres, Murat avait tenté en 1814 de sauver son trône en se détachant de Napoléon et en s’alliant aux puissances coalisées. En 1815, inversement, tandis que Napoléon débarquait au Golfe de Juan, il avait pensé pouvoir conserver sa couronne napolitaine en se faisant le champion de l’indépendance et de l’unité italiennes au côté de Napoléon. Sa campagne s’acheva en une déroute à la bataille de Tolentino. Il se réfugia alors en Provence où il subit les persécutions des autorités bourboniennes restaurées. Sa tête mise à prix, Murat gagna clandestinement la Corse à la fin du mois d’août. Après quatre mois de fuite, il y imagina de reconquérir son royaume, à l’image de Napoléon. Embarqué le 28 septembre avec trois-cents volontaires, il n’en comptait plus qu’une trentaine lorsqu’il se retrouva face aux côtes calabraises. La tempête et les désertions avaient rendu désespérée une entreprise ambitieuse et risquée. Murat renonça. Résolu à accepter l’offre d’asile qui lui avait finalement été faite par Metternich, il faisait route vers Trieste lorsqu’il décida de mouiller au Pizzo le 8 octobre. Au moment de sa capture, Murat montra son passeport autrichien et affirma qu’il n’avait débarqué que pour se ravitailler et changer de bateau. La commission militaire refusa de le croire et le reconnut coupable d’avoir cherché « à organiser la guerre civile, en induisant les habitans à s’armer pour le soutenir ». Il fut immédiatement exécuté et Murat sembla un temps oublié. La nouvelle de sa mort se diffusa dans la presse durant la seconde moitié du mois d’octobre 1815. Concurrencée par d’autres événements, de la peste de Noja dans le royaume de Naples à la Terreur Blanche et à l’occupation en France, elle n’eut que peu d’échos immédiats. L’incrédulité sembla dominer dans un premier temps. « Ceux qui crurent à sa mort le pleurèrent amèrement – notait Colletta –, mais la majorité des Napolitains trompèrent leur douleur en ne voulant voir qu’un mensonge dans toute l’histoire du Pizzo7 ». En France, sa mort était encore « peu connue » en 1817, parce qu’elle avait « peu marqué l’Europe, dont les regards étaient encore fixés sur de plus grands événemens8 ».
3Pour cet homme qui avait si souvent trompé la mort, en Italie et en Égypte, en Russie et en Espagne, une telle fin pouvait paraître stupide, issue logique d’une entreprise insensée. Sa mort semblait confirmer que Murat ne pouvait redevenir roi, s’il l’avait jamais véritablement été. Pour les partisans des Bourbons (de Naples et de France), elle fut un nouveau signe de son illégitimité. Pour les autres, historiens napoléoniens notamment, elle fut une nouvelle preuve de sa stupidité. Sa mort était tragique ; elle offrait Murat à une exploitation romanesque en même temps qu’elle l’excluait du champ politique. C’est pourtant au-delà de la formule de Colletta et au-delà du romanesque qu’il importe d’aller. Sans être tout à fait écervelée, son entreprise malheureuse de 1815 ne doit-elle pas être lue comme une tentative – incertaine et inaboutie – de promotion d’une nouvelle forme de légitimité et d’une nouvelle conception de la monarchie9 ? Acteur politique que l’on s’efforçait de remémorer ou personnage romanesque, Murat fut au xixe siècle l’objet polémique de nombreuses publications. Qu’elles aient eu pour objectif de le dénigrer ou au contraire de l’héroïser, toutes témoignaient de l’importance politique d’un acteur dont l’opportunisme et la plasticité des opinions semblaient avoir été les caractéristiques mais que la mort tragique offrait à une exploitation politique. À Naples et en France, sa mort fit de Murat une référence plurielle et un ingrédient dans ce xixe siècle qui s’efforçait si constamment de construire une nouvelle forme politique dans le sillage des expérimentations révolutionnaires et impériales.
Dénigrement et remémoration. Murat dans l’Europe de Vienne et dans « l’ère des souvenirs impériaux »
4Paradoxalement, la mort de Murat constitua un élément embarrassant pour les autorités bourboniennes de Naples et leurs partisans européens. À Naples et ailleurs en Europe, en Angleterre notamment, cette exécution attira des critiques. Localement, les autorités napolitaines valorisèrent immédiatement cet épisode, attribuant des distinctions à la municipalité du Pizzo et une rente à Trenta-Capilli, le capitaine de gendarmerie qui avait organisé la population. En 1816, elles firent célébrer au Pizzo une messe commémorant l’événement, avec exposition du drapeau pris aux hommes de Murat en octobre 1815. En 1820, une statue de Ferdinand IV fut érigée pour célébrer la démonstration de fidélité des habitants du Pizzo au roi bourbon. Mais les autorités se sentirent également obligées de justifier leur décision. En décembre 1815, elles publièrent un article dans lequel elles expliquaient que « tous les cabinets de l’Europe » avaient « unanimement applaudi la sage conduite du gouvernement de S. M. (le roi de Naples) ». Elles prirent le soin de justifier l’exécution d’un homme dont l’existence ne pouvait « se concilier avec la sécurité et la paix publique », mettant en avant leur volonté d’éviter des Cent-Jours napolitains et un Waterloo italien. La justification était donc triple : diplomatique, par l’approbation des autres puissances européennes ; politique, par le souci de consolider l’œuvre de restauration des souverains légitimes et d’arrêter le cycle révolutionnaire ouvert en 1789 ; religieuse enfin, puisque l’exécution de Murat était présentée comme l’expression de la volonté de Dieu et « le bienfait de la divine Providence10 ». En accord avec leur conception du « sacrifice d’un seul homme pour en conserver des millions, et pour éloigner le retour des calamités qui ont effrayé la terre », et afin de mieux présenter le gouvernement de Ferdinand comme « paternel » malgré l’exécution qu’il venait d’ordonner, les autorités gracièrent les anciens compagnons de Murat.
5Dans le cadre plus large de la campagne de dénigrement du passé impérial, la mort de Murat fut utilisée pour légitimer, à Naples et en Europe, le mouvement contre-révolutionnaire de restauration, mais en sourdine. Elle ne fut qu’un argument de plus dans une campagne de presse commencée dès 1814. Alors que Murat, dernier vestige de l’Europe napoléonienne, entendait continuer à régner dans l’Europe du Congrès de Vienne, des auteurs légitimistes avait fait de Murat l’« usurpateur par excellence11. » Au nom de la légitimité et du bon sens, d’anciens officiers napoléoniens avaient incité Murat à renoncer à régner. « La pièce est finie », s’emportait à l’automne 1814 Jean Sarrazin, vieux rival de Murat au sein de l’armée française, plus tard passé à l’Angleterre et finalement rallié à Louis XVIII. « Qu’à l’imitation des acteurs tragiques, Murat se dépouille de ses habits royaux12. » Sa dernière entreprise et son échec furent aux yeux de ces auteurs les preuves supplémentaires tant de la dangerosité révolutionnaire de Murat, de l’ineptie de sa conception nationale et populaire de la légitimité monarchique, que de sa bêtise politique et de son manque absolu de soutien parmi les populations des Deux-Siciles. Certains cherchèrent à avilir encore Murat à travers le récit de sa mort. Louis-Marie Prudhomme, le fondateur en 1789 des Révolutions de Paris, ancien révolutionnaire devenu contre-révolutionnaire après Thermidor, se plaisait à affirmer que Murat, général intrépide et ancien jacobin, s’était senti mal devant son confesseur, et qu’il avait été fusillé évanoui sur une chaise13.
6Il semble pourtant qu’au dénigrement systématique on préféra bien vite un silence que les circonstances de la mort de Murat rendaient plus prudent. En France, une censure officielle et une prudente autocensure suffirent ainsi à faire taire, dans les premières années de règne de Louis XVIII, les voix discordantes ou au moins les expressions publiques de tristesse. Lorsque Gallois proposa en 1821 sa traduction de l’ouvrage de Colletta, il peina à trouver un éditeur, tant « le nom seul de l’usurpateur Murat effrayait » ses interlocuteurs qui tous craignaient d’être poursuivis. La commission de censure retarda ensuite la publication du livre avant de l’autoriser en interdisant toute réclame14. On peut cependant supposer que la nouvelle de la mort de Murat affecta nombre de ses anciens camarades ou soldats. Le fils de Carnot se souvenait d’avoir vu pleurer son père lorsque celui-ci avait appris la mort de Murat15. En 1821, Gallois décrivait sans doute l’évolution qui avait été celle d’une partie au moins de l’opinion d’une élite française depuis 1815. « Les Français, toujours généreux, n’avaient pu apprendre ses malheurs sans lui pardonner un moment d’erreur et de dépit ». « Ils se rappelèrent que Murat avait longtemps combattu les ennemis de la France ; […] de pareils souvenirs ne pouvaient s’effacer totalement de leur mémoire16. »
7À la compassion discrète et critique succéda un intérêt public dont on peut voir des indices dans la traduction quasi-immédiate de l’ouvrage de Colletta en 1821, ses éditions successives, la multiplication d’écrits sur la mort de Murat dès les années 1820, dont le témoignage du général Franceschetti (qui avait accompagné Murat au Pizzo) et la biographie de Gallois17. Ou encore dans le choix de Lardier, auteur à succès en 1826 des mémoires fictives d’un sergent en retraite, de placer l’entreprise calabraise de Murat parmi les chapitres les plus importants de la vie de Guillemard18. Cet intérêt se manifesta plus librement encore après la Révolution de Juillet. Dumas déclarait en 1839, en avant-propos du roman qu’il lui consacra, que les détails de la mort de Joachim « étaient toujours restés pour nous, sous la Restauration, couverts d’un voile que les susceptibilités royales, plus encore que la distance des lieux, rendaient difficile à soulever ». La Révolution de Juillet avait libéré la parole et bien qu’il affirmât que « l’ère des souvenirs impériaux était passée depuis que ces souvenirs avaient cessé d’être de l’opposition19 », l’existence même de son roman prouvait le contraire. Pour la génération des Lucien Leuwen, la mort de Murat devint un ingrédient littéraire. Murat fut un héros de Dumas en 1839 et le sujet de plusieurs pièces. S’appuyant sur les écrits de Macirone, Colletta et Franceschetti, mais également sur les mémoires fictives de Guillemard, ces auteurs s’attardaient tous sur sa mort. Pour la rendre plus dramatique, ils y ajoutaient du morbide (Dumas fait décapiter son cadavre afin que Ferdinand IV puisse conserver sa tête dans l’eau-de-vie), de la romance et beaucoup de trahison. Ils exploitèrent en particulier la thèse du guet-apens qui voulait que Murat ait été attiré dans un piège calabrais sciemment tendu par les autorités bourboniennes afin de l’éliminer, et dont le capitaine de la flottille – Barbara – aurait été un des principaux maillons. Forgée à Naples dès 1815, cette thèse se diffusa si bien qu’en 1835, lorsqu’il commit son attentat contre Louis-Philippe, on raconta sans fondement que Fieschi, qui avait servi dans l’armée de Murat, avait été un artisan du guet-apens, avait informé les autorités bourboniennes de ses projets de débarquement et mené Murat jusqu’au Pizzo20.
8Pour les auteurs de ces œuvres, le récit de la mort de Murat permettait de le réintégrer dans la « légende de Napoléon21 ». Son exécution faisait du traitre de 1814 un martyre de la cause bonapartiste, capturé en tentant d’imiter Napoléon. « Si Murat était mort en 1814 dans son lit, et avec la couronne des Deux-Siciles sur la tête, sa mort n’aurait été pleurée que par quelques courtisans. […] Mais Murat fut malheureux ; il expia cruellement sa faute22 ». La thèse du guet-apens participait de la même opération de réintégration. La trahison permettait d’expliquer cette entreprise insensée, d’ôter à Murat la responsabilité de son échec, et de faire oublier la réputation d’idiot politique que Napoléon lui-même avait contribué à forger, et que les auteurs légitimistes s’étaient plus à colporter. Dans la pièce de Laloue et Labrousse de 1841, c’est Barbara qui conduit Murat depuis Toulon, lui affirmant sans cesse que, s’il débarquait en Calabre, il y serait « reçu comme Napoléon quand il quitta l’Île d’Elbe23 ». Vantée en 1841 par Théophile Gautier comme l’un de ces « immenses mimodrames » dans lesquels on racontait alors, « à grands renforts de chevaux, de figurants et de décorations, les plus belles pages de notre histoire militaire » – et dont le Cirque-Olympique de Paris s’étaient fait la spécialité24 –, la pièce se terminait aux Champs-Élysées. Napoléon y est accueilli par les plus grands capitaines, de César à Turenne. Les maréchaux de l’Empire se prosternent tandis que Murat reste debout et à l’écart. Napoléon le rejoint, « le regarde avec amitié, et lui tend la main ; puis tous deux se jettent dans les bras l’un de l’autre25 ».
« La légitimité est une idée abstraite et contestée ». Usages politiques pluriels du souvenir de Murat
9L’intérêt pour Murat ne relevait cependant pas que d’un revival napoléonien, culturel et mémoriel, et les craintes des autorités sous la Restauration révélaient assez l’enjeu politique que Murat, plus qu’un autre grâce à sa mort, pouvait représenter. Murat se prêtait à une récupération politique. Bonapartiste bien sûr, dès les années de la Restauration mais plus encore sous le Second Empire26. Pendant les années d’ascension de Louis-Napoléon Bonaparte, Mathieu Galvani publia ainsi ses mémoires de l’expédition en Calabre de 1815. Il y reliait à travers lui – présent à Boulogne en 1840 comme il avait été présent au Pizzo – l’entreprise de 1815 et la seconde tentative de coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Au-delà des seuls cercles bonapartistes, la mort de Murat intéressait aussi tous les partisans d’une autre conception du pouvoir et de la légitimité monarchique. C’est à Colletta que l’on doit la transcription des propos par lesquels Murat aurait affirmé son statut royal au moment de mourir. Au rapporteur de la commission venu lui demander son identité, il lui fait répondre : « Je suis Joachim-Napoléon, roi des Deux-Siciles ». À l’officier désigné pour sa défense, il lui fait répliquer : « Ils ne sont point mes juges […] ; ils sont mes sujets, et il ne leur est point permis de juger leur souverain27 ». Or Colletta n’était pas présent. Les témoignages des officiers présents ne mentionnent pas une telle argumentation. Ils signalent même que Murat finit par demander à être défendu par Me Lauria de Naples28. Auraient-ils seulement pu retenir une telle déclaration ? Sans nécessairement trahir les propos de Murat, Colletta les a donc recomposés, choisissant d’insister sur son statut royal. Plus généralement, Colletta élimina de son récit toute trace de doute. Murat aurait débarqué avec la claire intention de soulever la population et de reconquérir son trône. Pourtant, des témoignages d’habitants du Pizzo décrivent, sur la place du village abandonnée par des habitants méfiants, un Murat allant lui-même au-devant des passants. « Il se présentait poliment et, de la façon la plus obligeante et tout en leur promettant de généreuses récompenses, il leur demandait s’ils accepteraient de l’aider, de lui fournir des vivres et de lui permettre de changer son bateau contre un autre, plus grand et plus solide29 ». Si Murat avait été animé par son projet de restauration lorsqu’il avait débarqué (ce qui n’est pas certain), il y avait probablement renoncé au moment de son arrestation et ne cessa de répéter cette version pendant sa captivité. Mais ces revirements embarrassaient Colleta ; il les supprima ou ne les vit pas. Sans doute entendait-il utiliser le souvenir de la mort de Murat pour soutenir une autre manière d’être roi. Parce qu’il associait la monarchie à la souveraineté de la nation, et parce qu’il fondait le pouvoir royal non pas sur la tradition et la religion mais sur l’assentiment et l’amour du peuple, parce que son projet inabouti de 1815 était bien celui d’une monarchie constitutionnelle et dotée d’un parlement, Murat était utile à toute la mouvance libérale du premier xixe siècle qui s’opposait aux monarchies restaurées à Vienne.
10Colletta publia son récit des derniers mois de la vie de Murat en 1820, alors qu’une révolution militaire lui avait permis de devenir ministre de la guerre de l’éphémère gouvernement constitutionnel napolitain. Sa publication s’inscrivait ainsi dans un travail de légitimation du nouveau régime par le rappel d’une autre conception du pouvoir monarchique. De manière identique, il faut comprendre la traduction immédiate en 1821 du texte Colletta par Gallois, bonapartiste libéral, comme une exploitation politique du souvenir de Murat dans la France de Louis XVIII. La censure légitimiste ne s’y trompa pas. Dans la réédition de 1823 de la traduction française de Colletta, elle supprima le passage où il expliquait que la légitimité était « une idée abstraite et contestée30 », suggérant que diverses formes de légitimité étaient possibles. « Voilà ce qui s’appelle de la doctrine ! », avait commenté, outré, Alphonse de Beauchamps pour mieux dénoncé l’hérésie révolutionnaire dont Murat avait été un représentant31.
11Mais parce qu’il avait été exécuté par un roi auquel il s’était substitué, Murat s’offrit également à une récupération républicaine sous la Monarchie de Juillet. Le roi Murat affaiblissait par sa mort l’institution monarchique elle-même. « Celui qui avilit un monarque – déplorait Colletta – ravale la monarchie32. » L’évocation de sa mort pouvait servir d’invitation à une remise en question de la monarchie en elle-même. Mais le fils d’aubergiste du Lot était aussi celui qui avait voulu défendre en 1814 l’idée qu’« il n’y a nulle part sur la terre une race exclusive des rois ». Bien qu’ayant été attaché à son statut de roi, Murat pouvait incarner les principes révolutionnaires de 1789 : l’égalité et la liberté. Bonapartiste libéral sous la Restauration, son admirateur et biographe, Léonard Gallois, devint d’ailleurs lui-même républicain après 1830. Les pièces de théâtre populaires représentées dans les années de la Monarchie de Juillet racontaient d’ailleurs moins l’histoire d’un roi déchu qui tenta de retrouver son trône que celle d’un fils d’aubergiste auquel la Révolution avait permis d’exploiter son talent et de devenir général, maréchal puis roi et que la mort avait ramené à son état de soldat. « C’est en soldat qu’il faut mourir », déclarait notamment en 1841 le Murat du Cirque-Olympique, semblable au Joachim de l’Ambigu-Comique de 1831. Les auteurs s’appuyaient sur le texte de Colletta mais, au lendemain de la Révolution de Juillet, leur Murat déclarait vouloir mourir en sauvant « la dignité d’un soldat » quand celui de Colletta voulait sauver en 1820 « la dignité royale33 ». « Il n’y a plus de roi ! il n’y a que Joachim Murat », affirmait en 1841 le héros de la pièce de Laloue et Labrousse au moment d’affronter le peloton.
Un martyr du Risorgimento. L’héritage politique de Murat et la leçon stratégique du Pizzo en Italie
12En Italie par ailleurs, Murat devint une référence politique qui traversa le siècle. Il servit de repère à toute une mouvance libérale qui entendait promouvoir, à Naples avant tout, une monarchie constitutionnelle et parlementaire, garante des libertés individuelles et fondée sur la souveraineté de la nation. La révolution napolitaine de 1820 fut ainsi menée par des officiers qui avaient bien souvent servi dans l’armée de Murat. Après le nouvel échec d’une monarchie constitutionnelle en 1849, un parti muratien se développa dans le midi d’Italie et parmi les exilés napolitains. Inspiré de l’entreprise du Pizzo, son projet était de débarquer un petit contingent de volontaires pour provoquer un soulèvement populaire et de former une colonne insurrectionnelle avec laquelle marcher sur Naples et renverser la monarchie des Bourbons. Le fils de Joachim, Lucien Murat, aurait alors pris la tête d’une monarchie libérale napolitaine, sur le modèle proposé en 1815 par son père, mais aussi celle du mouvement d’unification nationale.
13Parce qu’il avait voulu brandir en 1814 et 1815 l’étendard de l’unité, Murat devint en effet au cours du siècle une figure tutélaire – bien que critiquée – pour tous ceux qui furent les artisans du Risorgimento. Tolentino en devint la première bataille et Murat son martyre. Étudiée, son entreprise calabraise elle-même inspira celles, tout aussi malheureuses, des frères Bandiera en 1844 et de Carlo Pisacane en 1857. Pisacane, qui s’exprima à de nombreuses reprises sur le cas de Murat, pouvait-il ne pas penser au Pizzo à la veille de sa tentative de soulèvement dans le Midi d’Italie à la tête de trois-cents volontaires débarqués à Sapri ? Convaincu « qu’une impulsion énergique peut pousser les populations à tenter un mouvement décisif », il estimait que le moment était propice à « un coup de main en un point bien choisi et dans des circonstances favorables ». Avec un objectif politique bien différent, Pisacane espérait corriger les erreurs de Murat au Pizzo tout en reprenant à peu de choses près le plan d’action de celui-ci. Comment ne pas voir en creux l’aventure de Murat au Pizzo lorsque Pisacane écrivait dans son testament politique :
Je suis certain que si l’entreprise réussit, je serai applaudi par tous, et que si je succombe, le public me blâmera. On me dira fou, ambitieux, turbulent ; et ceux qui ne font rien de leur vie à part critiquer celles des autres examineront minutieusement la tentative, ils dévoileront mes erreurs, m’accuseront de ne pas avoir réussi par manque d’intelligence, de cœur ou d’énergie34…
14Les morts successives de Murat en 1815, du fiasco italien de mai à son exécution au Pizzo, permirent ainsi à Murat de devenir une référence pour le nouveau royaume d’Italie formé en 1860. Lorsque Garibaldi débarqua en Sicile et en Calabre, fédéra les partisans de l’unité et renversa le régime des Bourbons, on fit encore le rapprochement avec Murat35. Garibaldi réussissait en 1860 là où Murat avait échoué en 1815. Au Pizzo, un pharmacien libéral qui n’avait qu’une quinzaine d’années en 1815 dédicaça son récit de la mort de Murat à Garibaldi, libérateur des Napolitains qui « gisaient, opprimés de manière barbare, depuis quarante-cinq ans36 » – c’est-à-dire depuis la mort de Murat. Des garibaldiens, lui accrochant une corde au cou, renversaient la statue de Ferdinand IV érigée en 1820 pour célébrer la mort de Murat et la commune cessait de percevoir sa dotation annuelle37. Murat demeura ainsi à Naples et en Italie un champion et un martyre de l’unité nationale italienne et d’une monarchie constitutionnelle et libérale. En 1869, une pièce de théâtre représentée à Naples le faisait déclarer face au peloton qu’il mourait « condamné pour la plus juste, la plus sainte des causes, celle de la liberté de ce peuple38 ». Enfin, lorsqu’il commanda en 1888 huit statues d’anciens rois de Naples pour orner la façade du Palazzo Reale de Naples, le roi d’Italie fit placer Murat dans l’avant-dernière niche, juste avant la statue de Victor-Emmanuel, son père et premier roi d’Italie. Umberto I revendiquait ainsi l’héritage politique de Murat. En le représentant au moment de son exécution, pointant du doigt son cœur selon la version de Colletta, il choisissait d’en faire un martyre de l’Italie et de la cause du Risorgimento, celle de la nation, de l’unité et de la liberté.
Notes de bas de page
1 P. Colletta, Histoire des six derniers mois de la vie de Joachim Murat, Paris, L’Huillier, 1821 [1820], p. 138.
2 L. Gallois. Histoire de Joachim Murat, Paris, Schubert et Heideloff, 1828.
3 P. Colletta, op. cit., p. 1.
4 P. Larousse, « Murat », dans Grand dictionnaire universel du xixe siècle, vol. XI, Paris, Librairie Classique Larousse et Boyer, 1874, p. 697.
5 A. de Lamartine, « Murat », dans Civilisateurs et conquérants, vol. 2, Paris, Lacroix, 1865, p. 336.
6 Délibéré du conseil de guerre qui condamna Murat, daté du 13 octobre 1815.
7 P. Colletta, Storia del reame di Napoli, vol. 4, Naples, Libr. scientifica editrice, 1957 (1834), p. 53.
8 F. Macirone, Faits intéressans relatifs à la chute et à la mort de Joachim Murat, roi de Naples, Gand, Houdin, 1817, p. I.
9 R. De Lorenzo, Murat, Rome, Salerno Ed., 2011, p. 331-333.
10 Il Giornale delle Due Sicilie le 2/12/1815, article reproduit dans « Procès de Murat (Joachim-Napoléon), roi de Naples », in Causes politiques célèbres du dix-neuvième siècle, vol. 3, Paris, Langlois, 1827, p. 63-64.
11 R. De Lorenzo, op. cit., p. 325.
12 J. Sarrazin, Défense des Bourbons de Naples contre les panégyristes de l’usurpateur Murat, Paris, Dentu, 1815, p. 3 et 25.
13 L. M. Prudhomme, L’Europe tourmentée par la Révolution en France, Paris, Pélicier, 1815, p. 606-609.
14 L. Gallois, préface à P. Colletta, Op. cit., 1821, p. X-XVI.
15 H. Carnot, Mémoires sur Carnot par son fils, vol. 2, Paris, Pagnerre, 1863, p. 567.
16 L. Gallois, « Avis du traducteur », dans P. Colletta, Sur la catastrophe de l’ex-roi de Naples Joachim Murat, Paris, Ponthieu, 1823, p. II-III.
17 D. C., Franceschetti, Mémoires sur les événemens qui ont précédé la mort de Joachim Ier, roi des Deux-Siciles, Paris, Badouin, 1826. L. Gallois, Histoire de Joachim Murat, Paris, Schubert & Heideloff, 1828.
18 R. Guillemard, Mémoires de Robert Guillemard, sergent en retraite, Paris, Delaforest, 1826.
19 A. Dumas, Murat, Paris, Gaittet, 1861 (1839), p. 2.
20 Anonyme, Histoire authentique et complète du Corse Fieschi, dit Gérard, auteur de l’assassinat commis, le 28 juillet 1835, Paris, 1835.
21 S. Hazareesingh, La légende de Napoléon, Paris, Tallandier, 2005.
22 L. Gallois, « Avis du traducteur », dans P. Colletta, Sur la catastrophe de l’ex-roi de Naples Joachim Murat, Paris, Ponthieu, 1823, p. IX.
23 F. Labrousse et F. Laloue, Murat, trois actes, quatorze tableaux, Paris, Marchant, 1841, p. 40.
24 T. Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Paris, Édition Hetzel, 1859, p. 174-179.
25 F. Labrousse et F. Laloue, Op. cit., p. 48.
26 E. Gervais, Histoire. Mort du roi Murat, Villeneuve, Duteis, 1859.
27 P. Colletta, Op. cit., 1821, p. 119.
28 Pasquale Bottazzi, « Cenno storico », cité dans A. Pappalardo, Le roi Joachim Napoléon est au Pizzo, Paris, Société des écrivains, 2006, p. 129.
29 « La narrazione di Antonino Condoleo », dans G. Gasparri, La fine di un re. Murat al Pizzo, Monteleone, Passafaro, 1894, p. 37.
30 P. Colletta, op. cit., 1821, p. 111.
31 A. de Beauchamp, Un Mot sur un livre intitulé : « Les six derniers Mois de la vie de Joachim Murat », Paris, Librairie grecque-latine-française, 1821, p, 8.
32 P. Colletta, op. cit., 1821, p. 111.
33 B. Antier-Cevrillon, A. de Comberousse et T. Nezel, Joachim Murat, drame historique en quatre actes, Paris, Quoy, 1831, p. 90.
34 C. Pisacane, « Il testamento politico », dans La rivoluzione, édité par Aldo Romano, Pise, Aonia, 2011, p. 133.
35 M. Ducamp, « L’expédition de Garibaldi dans les Deux-Siciles. Souvenirs et impressions personnelles (II) », Revue des Deux Mondes, 01/04/1861, p. 621.
36 « La narrazione di Antonino Condoleo », art. cit, 1894, p. 22.
37 G. Gasparri, op. cit., p. 209.
38 D. Jaccarino, Gioacchino Murat dramma storico in 4 atti, Naples, Baldi, 1869, p. 41.
Auteur
Aix-Marseille Université, CNRS, Telemme UMR 7303
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