Mort du roi et crise dynastique
La question de la continuité du pouvoir des Habsbourg aux Bourbons d’Espagne (1700)
The king’s death and dynastic crisis: Continuity of power from the Habsburgs to the Bourbons
p. 221-230
Résumés
À partir d’une cinquantaine d’oraisons funèbres prononcées à l’occasion de cérémonies de deuil orchestreés dans tous les royaumes de la monarchie espagnole, l’article étudie la crise ouverte par la mort sans héritiers de Charles II, qui désigne dans son testament le candidat Bourbon au détriment du Habsbourg de Vienne. Loin de se réduire à de la propagande, ce corpus comprend un grand nombre de sermons commandités par des autorités locales ou des institutions religieuses et dédiés à Philippe V, ayant vocation à renouer un pacte conditionnel avec la nouvelle équipe dirigeante, selon une dynamique du don et contre-don. Sous couvert d’éloges au défunt présenté en modèle au nouveau roi, le doute affleure parfois. Histoire locale et histoire globale se rejoignent ainsi dans des discours aux métaphores exubérantes, qui permettent d’appréhender la mort d’un souverain dans sa complexité.
Using fifty funeral orations delivered during the mourning ceremonies held throughout the kingdoms of the Spanish monarchy, this article investigates the crisis triggered by the death of the heirless King Charles II, who in his will chose the House of Bourbon over the House of Habsburg of Vienna to succeed him. Far from being mere propaganda, this corpus includes many sermons dedicated to Philip V that were solicited by local authorities or by religious institutions. These sermons aimed at renewing a conditional pact with the new ruling apparatus on the basis of a mutually beneficial relationship (antidora). Though the sermons are ripe with praise, with the deceased king being presented as a model to the new king, doubts occasionally surface. Local and global history come together in exuberant metaphors and colourful speeches, thereby allowing us to understand the death of a monarch in all its complexity.
Texte intégral
1Le 4 novembre 1700, Charles II s’éteignait au terme de quatre mois de douloureuse agonie. Les trente-cinq années que dura son règne, les puissances européennes ne cesssèrent de spéculer sur la mort de ce roi fin de race, aboulique et maladif, qualifié par ses propres sujets de mélancolique et d’ensorcelé1. Rendu stérile par la trop fréquente consanguinité de ses ascendants, Charles II s’était résolu, sous la pression de son entourage, à préparer sa succession. Mais le décès inattendu, en 1699, de Joseph-Ferdinand, arrière petit-fils de Philippe IV, dont la petite-fille avait été mariée à l’électeur de Bavière et candidat du consensus car issu d’une puissance mineure, laissait seules en lice la France et l’Autriche. Toutes deux pouvaient revendiquer l’héritage, en raison des mariages contractés depuis plusieurs générations par les Habsbourg de Madrid avec, d’une part, les Habsbourg de Vienne et, de l’autre, les Bourbons. Les incessantes cabales des partis autrichien et français pour incliner en leur faveur ce souverain versatile rendaient le jeu politique illisible. L’annonce du décès de Charles II et la lecture publique du testament, où il appelait le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, à lui succéder, furent immédiatement relayées par des missives adressées aux principales instances de la monarchie. Le traumatisme provoqué par cette mort pourtant si attendue fut à l’aune de ses enjeux, l’équilibre des puissances en Europe2. Entre l’acceptation de Versailles, le 16 novembre, et l’arrivée à Madrid du nouveau roi, s’ouvre une étrange période de deuil marquée par la réticence de certains secteurs de la population et de certains royaumes espagnols, ainsi que par l’incertitude entourant la réaction de l’Empereur et celle des puissances maritimes du nord de l’Europe craignant de voir la France et l’Espagne réunies sous un sceptre3. Le rituel des funérailles royales en fut altéré. Courant décembre, alors que les cataphalques se multipliaient dans les églises pour accueillir les processions des fidèles venus communier dans la douleur, les oraisons funèbres prononcées à la gloire du défunt résonnèrent d’échos dissonants4. C’est que les clercs héritaient d’une mission délicate. Il fallait autant magnifier un roi faible, ayant dirigé cahin-caha une monarchie en proie à d’insurmontables difficultés économiques et politiques, que convaincre les ouailles de la justesse du testament. L’émergence d’un courant francophile à l’extrême fin du xviie siècle, n’effaçait pas l’image d’agresseur que la belliqueuse puissance louis-quatorzienne s’était taillée, ni la peur que les modalités autoritaires de gouvernement des Bourbons suscitaient chez les défenseurs de la pluralité juridictionnelle d’une monarchie « composite », jaloux des libertés des royaumes5.
2Les sermons prononcés lors des funérailles et imprimés quelques mois plus tard, assortis d’un riche paratexte relatant les circonstances du décès et le détail des cérémonies, constituent un précieux corpus pour étudier la crise ouverte par la mort du souverain. L’analyse d’une cinquantaine de ces écrits, dont une part importante est dédiée à Philippe V, montre comment les tenants du testament « inventent » une continuité dans la tranmission du pouvoir afin de mieux le justifier. Toutefois, cette unanimité tient du leurre. D’abord parce que, dans le souci même d’éradiquer les doutes de leurs contemporains, ces écrits les laissent filtrer. Surtout, parce que les oraisons n’ont rien de simples relais d’une propagande émanant du « haut » en direction du « bas ». Une fraction importante du corpus, commanditée par des autorités locales ou par certaines institutions religieuses et dédiées à Philippe V, a plutôt vocation à renouer un pacte conditionnel avec la nouvelle équipe dirigeante, selon un processus de négociation fondé sur la dynamique du don et du contre-don. Sous couvert d’éloges au Habsbourg défunt, présenté en modèle au nouveau roi, la critique affleure parfois. Ces textes s’inscrivent donc dans la tradition des sermons politiques où l’habileté rhétorique des clercs les autorisait à stigmatiser certains personnages de la cour ou à réprimander le souverain6.
3 La crise ouverte par la mort sans héritier du souverain transparaît d’abord dans l’acharnement des clercs à démontrer la continuité du pouvoir des Habsbourg aux Bourbons. Raisonnement généalogique ou juridique, pédagogie de la métaphore, arguments d’autorité ou langage de la foi et de l’émotion, tout est bon pour couper court au désarroi d’une population déjà ébranlée par les incessants malheurs du règne de Charles II (deuils répétés dans la famille royale, incendies, sècheresses, épidémies, défaites militaires, etc.)7. Les prédicateurs réalisent la gageure d’inviter les fidèles à la contrition tout en conjurant l’idée que le décès du Habsbourg ouvrirait un nouveau cycle de calamités, à la manière des plaies d’Égypte. L’Espagne ne serait pas en proie au courroux divin, car la mort de Charles, ce roi-Christ, aurait racheté les péchés de ses sujets8. Pas plus qu’elle ne serait orpheline, en raison des liens de parenté qui rattachent les deux dynasties. Les sermons funèbres retracent minutieusement la généalogie de Philippe V en insistant sur son ascendance Habsbourg. Le duc d’Anjou n’est-il pas petit-fils et l’arrière petit-fils des infantes espagnoles Marie-Thérèse et Anne d’Autriche ? D’aucuns remontent jusqu’à Adam et Ève, afin de multiplier les connexions entre les deux rameaux issus d’une même branche. Joseph Gómez de la Parra présente Philippe V comme le 131e petit-fils d’Adam, le 36e fils de Sigisbert et de Brunehilde de la Maison d’Autriche, le 13e petit-fils de Rodolphe, premier Habsbourg à être Empereur, le 6e de Philippe Ier, premier Habsbourg roi d’Espagne, le 16e de Saint Ferdinand de Castille et le 14e d’Isabelle de Portugal, etc.9. La liste s’allonge sur plusieurs pages, misant sur la force de l’accumulation.
4L’onomastique fournit un autre point d’ancrage du Bourbon dans la parentèle de Charles II. Les Espagnols croyaient en la prédestination des noms et associaient fréquemment des homonymes sous le mode du patronage ou de la réincarnation. Ainsi en va-t-il de Charles V pour Charles II. En 1700, le patronyme du Bourbon permettait d’en faire un nouveau Philippe IV, voire un autre Philippe II. L’espoir d’une régénérescence de l’Espagne sous la houlette d’un roi énergique incite les clercs à compléter les oraisons funèbres par l’évocation du puissant Louis XIV, présenté comme un double de Philippe II, dont le petit-fils serait le prolongement et la synthèse10.
5Certains sermons tentent d’apaiser les réticences que suscite la perspective d’une greffe étrangère. À côté des tirades exhortant les fidèles à pleurer un roi-martyr trop tôt sacrifié pour racheter leurs péchés11, ils ménagent une place au récit de l’accueil triomphal réservé par les Espagnols à Philippe V à chaque étape de son voyage vers Madrid. La liesse des Espagnols témoignerait de leur amour pour le Bourbon ainsi « adopté » par son peuple ainsi que de l’aptitude du nouveau roi à réarticuler le corps sociopolitique autour de sa personne. L’inversion des signes de la douleur suscitée par la mort de Charles, transmuée en soulagement et en joie résulterait de cette heureuse communion, signe de la naturalisation spontanée de Philippe V. L’expression récurrence de cette métamorphose des affects dans les titres mêmes des sermons ne laisse pas de frapper12. Il est symptomatique que la célébration du deuil du Habsbourg ait été momentanément interrompue pour célébrer le dix-septième anniversaire du Bourbon, le 19 décembre 170013, et que l’église de Notre-Dame d’Atocha ait résonné d’un Te Deum pour l’occasion14.
6La peinture des scènes de joie suscitée par la venue de Philippe V forme souvent le substrat d’une théorie politique selon laquelle le roi est le père de ses sujets indépendemment de son lieu de naissance. Contrairement aux particuliers qui suivent la voie de la nature, les rois sont des êtres politiques dévoués au bien de leur royaume. Selon Miguel Pérez, Charles est donc un roi « ange » et non un roi « national ». Étouffant l’appel de la nature qui l’inclinait à choisir un Habsbourg de Vienne pour successeur, il écoute sa raison et désigne le Bourbon. Cette « fécondité d’âme » uniquement soucieuse du bien du royaume rachèterait la « stérilité du corps15 ». Forts de ce constat, nos auteurs opposent procréation naturelle et procréation civile et politique. Philippe V est créé en tant que fils par le testament de Charles16. Il naît une seconde fois et son « trône est [son] berceau », de sorte que « les rois prennent la nationalité de la couronne17 ».
7Les concepts d’« âme génitrice » et de « mort féconde » ne trouvent leur effectivité qu’une fois prouvée la justesse du testament, reflet de l’âme royale18. Pour ce faire, les clercs présentent un « miroir du prince » dépeignant les vertus cardinales et théologales du défunt. L’accent est opportunément placé sur l’indéfectible amour de Charles pour ses sujets, fil conducteur de ses actes jusqu’au seuil de la mort, ainsi que sur sa piété19. L’excellence du choix du Habsbourg en découle, car, mû par la quête du bien commun, il ne peut qu’être inspiré par Dieu20. Bernardino de Madrid orne son sermon funèbre d’une citation aprocryphe du roi justifiant son testament :
Pour l’amour que je dois à Dieu, à mon propre salut, à mes sujets et à la conservation de ces royaumes, je fais le sacrifice de ma plus grande résignation à la volonté divine21.
8L’excellence du testament résiste en outre à l’épreuve des faits. Les perfections morales et politiques du nouveau Philippe V, qui laissent augurer un règne heureux, en témoignent. Les panégyriques de Charles II et de son héritier, parfaitement solidaires, dressent l’inventaire des mêmes vertus, invitant les Espagnols à retrouver une figure dans l’autre dans un hypnotique jeu de miroirs. Cette insistance sur les similitudes instaure un continuum qui gomme les aspérités du contexte de la succession22. Car la situation internationale apparaît plus que tendue23. Néanmoins, prises dans cette herméneutique, les difficultés que traverse une monarchie espagnole, désormais puissance subalterne, deviennent un argument supplémentaire à mettre au crédit de l’excellence du testament. En effet, la présence d’un Bourbon à Madrid apporte le gage d’une paix perpétuelle avec la France, jusque-là mortelle et écrasante ennemie24. Par ailleurs, le choix du candidat bourbon exprime le refus d’un dépeçage de la monarchie entre les prétendants rivaux, dans la mesure où l’on estimait – le cardinal Portocarrero, fer de lance du parti français, en tête-que seul un descendant de Louis XIV pourrait maintenir la cohésion des royaumes. Charles II s’assimile alors à un nouveau roi Salomon et le respect de l’intégrité du corps de la monarchie fournit la preuve de la justesse de sa décision et de l’amour suprême qu’il voue, en père, à ses sujets, semblable à celui de cette mère prête à renoncer à son fils pour ne pas le voir trancher en deux25. On le voit, la realpolitik s’invite fréquemment dans les élégiaques envolées des funérailles du dernier Habsbourg.
9 Enfin, les clercs se prévalent d’une double tradition biblique et historique pour pointer les avantages d’une succession choisie sur une descendance engendrée. La louange de l’adoption d’un dauphin par l’empereur, pratique en vigueur chez les Romains26, constitue le symétrique de la déploration des malheurs des successions naturelles. De nombreux clercs rappellent que David sortit le royaume du chaos où l’avait plongé son père adoptif, Saül. D’autres dressent un parallèle entre Charles et Ezechias, deux souverains pieux, sans enfants et à l’article de la mort en leur trente-neuvième année. Si, contrairement à Charles, Ezechias gagna un sursis et put avoir une descendance, son fils Manassé fut une calamité pour ses sujets. Il n’en faut pas plus à Joseph Altamirano pour se féliciter de la stérilité du Habsbourg, sauveur de l’intégrité du royaume en le confiant à Philippe V, seul capable de le rendre à sa splendeur d’antan27.
10Les prédicateurs combattent également la crise ouverte par la mort du roi en jouant sur différents régimes de croyance. Dans un monde où la pensée analogique reste un pilier cognitif, la pédagogie de la comparaison naturalise le raisonnement en s’assimilant subrepticement à la métaphore. Les pouvoirs de l’image et sa charge poétique, directement en prise sur les sens, permettent de déployer, à travers le thème de la mort féconde, une imaginaire de la transmission ininterrompue.
11Le sermon de Joseph Gómez de la Parra l’illustre bien. Il choisit pour paradigme le grain de blé qui germe une fois enterré28. La céréale serait à la fois une métaphore du Christ, blé descendu du ciel et incarné dans le pain de l’hostie, et une métaphore de Charles avec qui il partage un grand nombre de caractéristiques. Comme le blé, Charles se tient droit vers le ciel car il est la colonne de la foi ; comme le blé qui meurt, Charles est rouge à l’extérieur et blanc à l’intérieur, rouge parce qu’il offre son sang en gage de charité et blanc parce qu’il est chaste et pur. Ces raisonnements tournent parfois à la métempsychose. Selon Juan de Lodeña, Charles II renaît en Philippe V, tel un Phénix. Alors que son corps mortel s’est consumé dans les flammes des cierges embrasant le castrum doloris, la plume du clerc convertit miraculeusement le bûcher-cataphalque en Alcazar céleste, digne réceptacle de l’âme immortelle du roi, qui redescend sur terre inspirer son successeur29.
12Renonçant à la force intuitive de l’image qui imprègne l’âme pour s’imprimer dans l’esprit, certains prédicateurs usent de l’argument d’autorité. Forts d’une conception non patrimoniale du royaume qui renvoie à son antécédence et sa prévalence sur le souverain, ils clament que les desseins de la Providence sont impénétrables et qu’il n’incombe pas aux humains de prendre position sur le testament. Dans cette veine, on peut retenir l’intransigeance de José de Madrid qui parle de « liberté despotique » de Dieu pour signifier que les sujets doivent inconditionnellement se résigner à la succession choisie des couronnes30.
13Enfin, des prédicateurs prient leurs fidèles de recevoir le testament comme un acte de foi. En somme, croire et non comprendre, en abandonnant son cœur à la décision d’un roi si aimant, si juste et si pieux, que seul Dieu put l’inspirer. Nicolas Truyols incarne ce pan du discours. Le testament serait « un mystère d’amour que le roi le plus aimant propose à la foi de ses sujets pour qu’ils le vénèrent, lui rendent un culte et lui obéissent31 ». Par amour, Charles sacrifie le sang d’Autriche, animé par la même pulsion sacrificielle que le Christ versant son sang pour racheter l’humanité. La conclusion est sans appel : « cela suffit pour que Philippe soit reconnu dépositaire de la couronne d’Espagne32 ». D’autres prédicateurs se prévalent du mystère de la Trinité pour rendre compte de la miraculeuse continuité des Habsbourg aux Bourbons. Barnabé Cazcarra rappelle ainsi que Dieu est une essence en trois personnes. Le fils est comme le père car il provient de son entendement (verbum per intellectionem procedit) et reçoit de son père le pouvoir, comme le verbe qui permet d’agir dans la sphère terrestre. De même pour Philippe et Charles qui sont une même essence en deux corps physiques distincts33.
14Ces diverses argumentations n’étouffent nullement le malaise d’Espagnols sceptiques devant la lettre du testament et circonspects sur l’avenir de la monarchie. Les doutes filtrent jusque dans les modes d’exposition des sermons. Certains prédicateurs optent pour un dialogue fictif entre un porteur d’objections, assimilé à la « populace aveugle » qu’il s’agit de contrer, et le clerc incarnant la raison et la voix de Dieu. Nicolas Truyols énumère explicitement les points d’achoppement qui divisent la population : le statut d’étranger de Philippe V, la détestation de la France, l’attitude guerrière du roi Soleil, la peur de devenir un satellite de leur éternelle rivale34. Il répercute aussi le pessimisme des Espagnols, persuadés d’être prisonniers d’un cycle de calamités (crise économique, politique, deuils, perte de prestige dans le concert des nations, etc.) entamé sous Charles II, peut-être sous l’effet de l’ire divine, et appelé à durer35. Pour Pedro Reynosa, la mort du roi annonce un sinistre présage de guerre, le Habsbourg étant décédé en novembre, sous le signe du scorpion et dans la « maison de Mars36 ». Les rumeurs angoissées se sont aussi saisies de l’étrange compte-rendu de l’autopsie du corps du défunt. Une fraction de la population s’était effrayée de l’extrême petitesse du cœur de Charles II, qui paraissait consumé. Fallait-il en déduire que le roi était pusillanime ou qu’il n’aimait pas son peuple ? José de Madrid s’en offusque, dénonçant le manque de corrélation entre la taille du cœur et la qualité de l’individu. Il veut pour preuve que celui du cerf est très grand et celui du lion, petit37.
15Dans les sermons les plus engagés et les plus mobilisateurs, surgit l’éventualité d’une guerre provoquée par le bouleversement de l’équilibre européen induit par le testament. Barnabé Cazcarra qui dédie son sermon à Philippe V insiste, à son attention, sur l’importance de l’armée pour défendre la péninsule, érige Jules César en modèle et enjoint le nouveau roi d’être prudent, comme le serpent, et toujours en éveil, tel le lion : « tout le monde regarde les griffes du lion et compte ses proies. Tout le monde le surveille pour le vaincre par la ruse, n’ayant pu y parvenir par la force38 ». À la nécessité d’une puissante armée pour maintenir l’intégrité de la monarchie, d’autres ajoutent des conseils diplomatiques visant à prévenir le courroux de l’Empereur, prétendant malheureux à la succession, ou l’invitent à préserver la paix aussi longtemps que possible. C’est ainsi que José de Madrid suggère de marier le Bourbon avec une Habsbourg d’Autriche :
Maintenant que l’Espagne est unie à la France par des liens d’une ferme amitié, nous pouvons nous promettre, en accord avec la volonté du testament de notre défunt maître, que ces liens se prolongeront par des engagements nuptiaux avec la très auguste Maison d’Autriche, pour que soit assurée une concorde solide et universelle39.
16Enfin, une fraction des prédicateurs témoignent de réserves à l’égard du testament et donnent libre court au désespoir entraîné par la mort stérile de Charles. Tantôt les discours se concentrent sur la figure du dernier Habsbourg, roi-martyr dont il faut perpétuellement honorer la mémoire et celle de la Maison d’Autriche, sans pratiquement une allusion à son successeur, tantôt ils se complaisent à dérouler des visions de tempêtes et de chaos en signe de la crise inaugurée par la mort du roi et des épreuves qui attendent le frèle navire espagnol malmené par les flots40. L’oraison de Pedro de Reynosa se distingue entre toutes. Commandité pour commémorer l’année de deuil, par la reine-veuve, Mariana de Neubourg, dépitée par la désignation d’un Bourbon et inquiète pour son avenir ainsi que pour les liens futurs de l’Espagne avec l’Empire, ce texte représente fidèlement les vues du parti des opposants au testament. Non content d’appeler au recueillement dans le deuil et au repentir dans la nuit où l’Espagne se trouve désormais plongée, Reynosa décoche des flèches à l’encontre de la France : « Nombreux étaient les piques qui blessaient le cœur [de Charles] : la neige des Alpes brûlait dans le grand feu. Le voisinage élevée des Pyrénées lui donnait d’incessantes alarmes41 ». Le capucin parfait son tableau par un éloge appuyé à Mariana présentée comme l’éternel soutien du défunt à qui il aurait offert son cœur, expliquant ainsi l’atrophie de l’organe mentionnée dans l’autopsie et suggérant par là-même d’écouter la voix d’une reine si aimée et fidèle à son époux42.
17Les sermons reflètent aussi des enjeux plus circonscrits et des préoccupations corporatistes. Ils deviennent alors les principaux vecteurs d’une négociation avec les nouvelles autorités en posant les conditions d’une fidélité renouvelée. Ces écrits proposent donc un regard oblique sur les conséquences de la mort du roi en signalant les attentes de pans entiers de la population encore dans l’expectative et révèlent toutes les nuances de la réception de la nouvelle. Les particularismes s’expriment ainsi sans ambages par la mise en scène des identités locales sous le jour le plus favorable afin de renouer le pacte de souveraineté en position de force. La dynamique de don et de contre-don y apparaît comme fondatrice de « l’amoureuse chaîne qui, par une douce violence emprisonne les âmes en les rendant esclaves consentantes43 ». Dans ce jeu subtil, le portait de Charles II joue un rôle crucial dans la mesure où les localités qui commanditent les sermons funèbres l’infléchissent à leur guise pour en faire un souverain idéal à leur convenance. De la sorte, elles enjoignent Philippe V à se conformer au modèle proposé, sous peine de rompre l’entente construite avec la lignée de ses prédécesseurs. Au-delà de l’éloge de la libéralité du Habsbourg, de son amour pour ses sujets et des liens privilégiés qu’il entretiendrait avec les corporations, royaumes et localités commanditaires des sermons, ces écrits laissent affleurer la crainte que le Bourbon ne règne pas « à l’espagnole », tout en s’efforçant d’en conjurer l’éventualité44. Le cas de Barcelone ne manque pas de frapper. D’après Rocaberti, un bon roi se doit de gouverner en Conseils et non « selon son bon plaisir » comme Louis XIV et surtout, il respecte les lois constitutionnelles du royaume45. Dans le même esprit, le couvent des mercédaires déchaussés de Madrid place au cœur de l’entente avec Philippe V le respect du culte marial du dogme de l’Immaculée Conception dont Charles II fut le fer de lance et que l’on sait mollement défendu par Louis XIV46.
18 Les oraisons funèbres du dernier Habsbourg permettent d’appréhender la mort d’un souverain dans toute sa complexité et jettent un éclairage cru sur les causes de la crise dynastique ainsi provoquée. Or, les inquiétudes qui parsèment le discours, fissurant une unanimité de façade, n’étaient pas vaines car la guerre éclate rapidement sous l’effet des provocations de Louis XIV. Le 1er février 1701, le roi Soleil reconnaît les droits de Philippe V à la couronne de France et, quelques jours plus tard, les troupes françaises occupent les places de la Barrière, à la frontière des Pays-Bas. Il n’en faut pas plus pour que l’Empereur, à la tête d’une Grande-Alliance comprenant la Grande-Bretagne, les Provinces-Unies et la Prusse ne défende manu militari les droits de son puîné à la succession espagnole. Lorsque cessent les hostilités en 1713-1714, les Bourbons sont certes bien implantés dans la péninsule ibérique, mais la monarchie composite est démantelée.
Notes de bas de page
1 Sur Charles II : Gabriel Maura, Vida y reynado de Carlos II, Madrid, Espasa Calpe, 1942 ; Jaime Contreras, Carlos II el rey hechizado, Madrid, Temas de hoy, 2003.
2 Sur le contexte international entourant la mort de Charles II et la question de la succession : Jean-Pierre Amalric, « L’Espagne à l’ombre de Louis XIV », dans José Alcalá-Zamora, Ernst Belenguer, coord., Calderón de la Barca y la España del barroco, Madrid, Centro de Estudios políticos y constitucionales, 2001, vol. II, p. 229-239 ; Marie-Françoise Macquart, L’Espagne de Charles II et la France, Toulouse, Presses du Mirail, 2000.
3 Philippe V quitte la cour de France le 4 décembre 1700 et arrive à Madrid le 22 janvier 1701.
4 Sur le rituel de la mort des rois d’Espagne voir : Javier Varela, La muerte del rey. El ceremonial funerario de la monarquía española, Madrid, Turner, 1990. Sur Charles II, voir : Juan Sánchez Belén, « La muerte os sienta tan bien, Magestad », dans Luis Ribot (dir.), Carlos II. El rey y su entorno cortesano, Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2009, p. 327-352.
5 Ricardo García Carcel, Rosa María Alabrús, España en 1700, ¿Austrias o Borbones ?, Madrid, Arlanza, 2001 ; Luis Ribot, El arte de gobernar, Madrid, Alianza, 2006. Pour le cas catalan, voir : Miguel Ángel Sabio Checa, « La imagen de Francia en Cataluña a finales del siglo XVII », Manuscrits, n° 6, 1987, p. 135-147.
6 Antonio Álvarez-Ossorio, « Facciones cortesanas y el arte del buen gobierno en los sermones predicados en la Capilla Real en tiempos de Carlos II », Criticón, n° 90, 2004, p. 99-123.
7 José de Madrid, Lamento de España afligida [...], Madrid, 1701, p. 18-19.
8 Joseph Montero, Oración funebre y llamentos verdaderos [...] a la muerte de nuetro católico rey y señor Carlos II…, Cadix, 1701, p. 20-23.
9 Joseph Gómez de la Parra, Grano de trigo fecundo de virtudes en la vida, fecundissimo por la sucessión en la muerte [...], La Puebla de los Ángeles, 1701, fol. 39 ro-vo.
10 Ibid., fol. 5 ro-vo.
11 Antonio Manuel Ignacio de Lodeña, Oración con que expresó su leal sentimiento el real colegio de San Felipe y Santiago [...] en las exequias de [...] Carlos II, Alcalá de Henares, 1700, p. 4.
12 Bernabé Cazcarra, Desgracia dichosa. Desdicha con dicha. Desconsuelo con consuelo. Lamentación de España en la muerte de [...] Carlos Segundo [...] y consuelo universal en el ascenso [...] de Felipe Quinto, Zaragoza, 1701 ; José Altamirano, España a un mismo tiempo afligida y consolada en la muerte de [...] Carlos II, Tayabas, 1702.
13 Gabriel Álvarez de Toledo Pellicer, Exórtase a España el que deje el llanto de la muerte del Rey [...] y celebre la venida de su sucesor [...], Madrid, 1701.
14 Crónica festiva de dos reinados en la Gaceta de Madrid (1700-1759), Margarita Torrione, éd., Paris, Ophrys, 1998, p. 27.
15 Miguel Pérez, Oración funebre en la real y solemnissima parentación al rey Carlos II, Salamanque, 1701, p. 22.
16 Nicolas Truyols recourt à une analogie pédagogique en attribuant les propos suivants à David : « Dieu m’a fait roi d’Israel et ce faisant, il m’a dit que j’étaits son fils et qu’il m’avait engendré tout comme il me faisait roi », Real pompa funeral, Mayorque, 1701, p. 76.
17 Ibid., p. 77 et p. 83.
18 Miguel Pérez, op. cit., p. 21.
19 Le thème piété austriaca, que Charles porte à sa perfection, est abondamment développé par les prédicateurs qui rappellent les faits remarquables de son règne (auto da fe de 1680, adoration continue du mystère de l’eucharistie, culte de l’Immaculée Conception, etc.) : Antonio Álvarez-Ossorio, « Virtud coronada : Carlos II y la Piedad de la Casa de Austria », dans Pablo Fernández Albaladejo, José Martínez Millán, coord., Política, religión e inquisición en la España moderna, 1996, p. 29-58.
20 Juan Pérez de Glastot, Llanto y regocijo, epicedio y aclamación en el fallecimiento de Carlos II [...], s.l., s.n., s.a., p. 3.
21 « Por el amor que debo a Dios, a mi propia salvación, a mis vasallos y a la conservación de estos dominios, hago el sacrificio de mi mayor resignación en la voluntad divina », Bernardino de Madrid, Oración funebre, Madrid, 1700, p. 24.
22 Francisco de Aguilar y Aragón, Sermón funebre en las reales exequias [...], Cadix, 1700, p. 14.
23 Juan de Lodeña, Avisos y desengaños de la muerte, consuelos y ejemplos de la vida de nuestro católico rey y monarca Carlos II, Alcalá de Henares, 1701, p. 27.
24 Barnabé Cazcarra, op. cit., p. 33-35 ; Nicolas Truyols, op. cit., p. 81 ; Pedro de Reynosa, Reales enternecidos ecos, ayes y suspiros de [...] la señora doña Mariana de Neoburg [...] en las solemnes exequias que celebró [...] a su difunto esposo el rey, Tolède, 1701, p. 9.
25 L’assertion fait bien sûr référence au jugement du roi Salomon départageant deux femmes revendiquant être la mère d’un même nourrisson : José de Haro, Oración funebre en las exequias [...] de Carlos II [...], Séville, 1701, p. 30-31.
26 Les exemples de Nerva et Trajan sont les plus fréquents.
27 José Altamirano, op. cit., p. 18.
28 Joseph Gómez de la Parra, op. cit.
29 Ibid.
30 José de Madrid, op. cit., p. 25-26.
31 « misterio de amor que para la veneración, el culto y la obediencia, el rey mas amante propone a la fe de sus vasallos ». Nicolas Truyols, op. cit., p. 60.
32 « Basta para que sea corona de España la corona de Felipe », ibid.
33 Bernabé Cazcarra, op. cit., p. 4-5 ; Juan de Lodeña, op. cit., p. 27.
34 Nicolas Truyols, op. cit., p. 76-82.
35 Ibid., p. 80.
36 Pedro de Reynosa, op. cit., p. 3.
37 José de Madrid, op. cit., p. 21.
38 « Todos le miran a las garras del león y le cuenta las presas. Todos le velan, por vencerle con el ingenio, no pudiendo con la fuerza », Barnabé Cazcarra, op. cit., p. 35.
39 « Ya España queda unida con Francia en vínculo de estrecha amistad y nos podemos prometer, supuesto el encargo que hizo en su testamento nuestro difunto dueño que ha de estenderse el mismo vínculo por nupciales tratados a la Augustissima Casa de Austria para que se assegure una universal y firme concordia », José de Madrid, op. cit., p. 27.
40 Pedro Scotti de Agoiz, El cenotafio, Madrid, 1700 ; Iacinto Alberch, Sermón funeral en las nobles exequias de [...] Carlos II, Barcelone, 1700.
41 « No faltaban aceros que le herrían el corazón : la nieve de los Alpes encendía en el grande fuego. La vencindad elevada de los Pirineos le daba mucho cuidado », Pedro de Reynosa, op. cit., fol. 10 ro.
42 Ibid., fol. 16 vo.
43 « Amorosa cadena que, con dulce violencia aprisiona los ánimos haciendo esclavitud gustosa », José Rocaberti, Lágrimas amantes de la la excelentissima ciudad de Barcelona…, Barcelone, 1701, p. 38.
44 Miguel Pérez, op. cit., p. 33-35.
45 José Rocaberti, op. cit., p. 48-49.
46 « Si Charles aimait Marie avec ferveur, alors Philippe sera aussi très dévôt pour cette Dame. Si Charles vénère autant le Très Saint Sacrement, Philippe doit le vénérer de la même façon », [ « Si Carlos era amantissimo de Maria, Felipe será tambien devotissimo de esta Señora. Si Carlos venera tanto el Santissimo Sacramento, Felipe le ha de venerar del mismo modo »], Manuel de la Madre de Dios, Víctimas del agradecimiento (…), Madrid, 1701, p. 40. Sur l’attitude de Louis XIV par rapport à l’Immaculée Conception et à l’aide que lui demanda Charles pour appuyer sa demande de définition du dogme auprès de la papauté voir : Antonio Álvarez-Ossorio, « La piedad de Carlos II », dans Luis Ribot (dir.), Carlos II, op. cit., p. 157-160.
Auteur
Université de Nice Sophia Antipolis, CMMC, EA 1193
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