Introduction
p. 5-8
Texte intégral
1« La mort n’est qu’accessoirement naturelle, elle est surtout politique », écrit Emmanuel Taieb1. C’est d’autant plus vrai que le présent volume entend s’intéresser à la « mort du Prince ». Le titre exige une courte explication. Par « mort », on entend non seulement les morts naturelles (biologiques) mais aussi les décès « accidentels », de la mauvaise chute à la « mise à mort », depuis l’assassinat jusqu’à l’exécution capitale. Par « prince », toute personne, homme ou femme, légitime ou non, possédant la souveraineté ou exerçant de facto le pouvoir : rois et reines, dictateurs, tyrans obscurs ou despotes éclairés, ministres et hommes d’État, généraux d’opérette ou non. En un mot, les détenteurs du pouvoir.
2Cette volonté d’étudier de concerve des morts princières dans des sociétés démocratiques et non démocratiques est ici assumée dans une visée heuristique : il s’agit de se demander ce que le principe de légitimité du « prince » (Dieu, la coutume, la force, l’hérédité, le peuple, etc.) entraîne, à sa mort, quant aux réactions, publiques ou privées des différents acteurs de la société, aux représentations officielles qui en sont données, et à la crise politique, potentielle ou effective, qui entoure le décès.
3Plusieurs questions se sont posées autour de trois critères de réflexions.
4 La mort sociale : un intérêt particulier a été ici porté aux représentations et aux pratiques liées à la mort du prince au sein même du corps social. À la mort du prince « vue d’en bas » en un mot, bien que notre point de vue ait englobé aussi les réactions de la Cour, des dignitaires ou des fonctionnaires, qui légitiment le prince et que le prince légitime. Bruits, rumeurs, inquiétudes, pleurs ou, à l’inverse, réjouissances, ports de vêtements ou de symboles spécifiques, prises d’armes, activité épistolaire, manifestations spontanées ou stipendiées. Quelles sont les premières réactions des diverses classes, des divers partis, des diverses générations qui composent la société ? Quels sont les gestes de l’immédiat « après-mort » ? Lamentations de pleureuses, concerts de klaxons, fermeture des commerces, mise en berne des drapeaux, décrochage ou affichage de portraits etc., peut-on faire la part de la sincérité, de la coutume et de la contrainte, de la tradition et de l’innovation dans ces diverses manifestations ? Cherche-t-on à voir ou à toucher le corps du « prince » mort, à se rendre sur sa tombe et quels sont les effets espérés d’une telle proximité ? Comment cette mort, essentiellement politique, fait-elle irruption dans l’espace de l’intimité, dans les écrits du for privé et comment, en retour, de nombreux acteurs privés font-ils irruption dans l’espace public à l’occasion de la mort du prince ?
5Une attention spécifique a été prêtée aux supports où se dit comme aux canaux par lesquels s’apprend et se diffuse la « nouvelle » de la mort du prince : bouche à oreille, ouï-dire, livres de compte, journaux, correspondances privées, livres d’histoire mais aussi gravures, peintures voire films. Si les textes sont essentiels, les représentations figurées ont été aussi à l’honneur. Que dit-on de la mort du prince dans ces divers supports, plus ou moins publics, et que peut-on observer des mutations en passant d’un support à l’autre, d’une réaction « à chaud » à des représentations plus élaborées ? Se fait jour ici la volonté de distinguer des espaces sociaux où se formule la mort du prince en présentant les diverses sources d’une telle enquête. Et de comprendre les réactions sociales à la mort du prince, la façon dont elles sont tolérées, suscitées ou réprimées en fonction de la nature du régime, présent et à venir.
6 La mort officielle, les représentations officielles de la mort du Prince : plus classique, ce questionnement problématique n’en demeure pas moins essentiel. Il s’est agi d’enquêter sur les funérailles, les cérémonies, laïques et/ou religieuses, sur les discours officiels et sur les personnes qui ordonnent ces pratiques. Quels sont les lieux (pièces de l’exposition du corps, chapelles, églises, rues, villes) valorisés et négligés par ces cérémonies, par les parcours qu’elles empruntent dans la ville et quel est le discours proféré par ce choix des espaces de la mort du prince ? Cette topographie sélective a été complétée par une attention fine portée à la matérialité funèbre : lit et décor mortuaires, iconographie funéraire, effigies, mobilier, vêtements, techniques d’embaumement et d’exposition du corps, interventions médicales, objets liturgiques mais aussi objets « causes » du décès (poignards, pistolets, balles, fioles de poison) qui sont d’autant plus importants que la place de l’expertise, de l’autopsie et des discours médicaux s’accroît dans la société.
7Les acteurs « officiels » de la mort du prince ont été étudiés : depuis les valets et serviteurs ou proches qui « découvrent » le défunt jusqu’aux porte-paroles officiels qui annoncent la mort, tout un monde défile au chevet du corps, selon une hiérarchie et un rythme spécifiques à chaque société et à chaque contexte politique : familiers, collaborateurs, prêtres ou religieux, médecins, embaumeurs, croque-morts, photographes, peintres etc. De la découverte du corps à l’« intronisation » du successeur en passant par l’organisation des funérailles, c’est ici toute la machinerie humaine de la mort du prince qui est démontée
8On s’est intéressé aussi à la façon dont la mort du souverain s’insère au cœur des institutions laïque et religieuse ; cette mort possible est-elle propice à la réflexion sur la légitimité de l’État (divinité ou sacralisation du prince, « deux corps du roi », décadences des Empires, etc.) ? Quelle est la part de coutume et de liberté, et dans quelles circonstances observe-t-on des innovations cérémonielles ou théoriques ? Rituels religieux et politiques marchent-ils toujours main dans la main ? L’enquête porte tout à la fois sur les théories et sur les pratiques officielles des funérailles et des gestes liés à la mort : sont-elles publiques ou privées, offertes au « peuple » ou célébrées en toute intimité ou même célébrées en cachette et qu’est-ce que ce moment dit de la relation entre cérémonial et pouvoir ? Quelles sont les « autorités » (religieuses, politiques, familiales ou filiales) autorisées à porter un discours légitime sur la mort du prince ? Quelles sont enfin les stratégies d’idéalisation ou à l’inverse, d’humanisation du défunt dans ces cérémonies du pouvoir, par lesquelles les « nouveaux occupants » doivent à la fois célébrer la mémoire du mort et assurer la continuité du pouvoir ?
9 La mort critique : enfin, parce que toute mort du souverain implique un questionnement sur la continuité du pouvoir, l’enquête s’est aussi portée sur le contexte de « crise », ouvert ou non, par le décès de l’homme de pouvoir. On le sait, la mort du souverain peut à la fois être cause et conséquence d’une révolution, d’une guerre civile ou d’un coup d’État militaire, notamment lorsque le principe d’unité qu’incarnait le « souverain » laisse place aux revendications multiples contenues jusque là. Cette mort peut donc ouvrir ou clôturer un moment de crise politique. Il s’est agi donc tout à la fois de s’intéresser aux mutations ou à la stabilité de la vie politique en amont et en aval de la mort du prince.
10On a pu alors poser la question de la nature de la mort et de celle du régime. Car le décès du prince, qu’il soit naturel, accidentel ou consécutif à un assassinat, est à l’évidence décisif pour saisir l’ouverture ou non d’une crise politique. À l’identique, que le régime soit monarchique, démocratique, héréditaire ou despotique change la donne quant aux potentialités « critiques » ouvertes par le décès du prince.
11Il a fallu donc présenter les « causes » de la mort : maladie (avouable ou non), âge, accident de chasse, fatalité, empoisonnement, assassinat, exécution capitale, tyrannicide, attentat, complot etc. À cette occasion, les « tentatives d’assassinat » ont été étudiées.
12Il s’est agi de traiter des discours sur les raisons de la mort : en fonction des contextes politiques mais aussi des époques, il peut en effet exister un fossé entre les raisons « réelles » et les représentations qu’on s’en fait ou qu’on en donne : y a-t-il censure, tabou, méconnaissance, embarras dans les explications, officielles et officieuses, fournies sur la mort du prince ? Quelle est la « belle mort » et la mort « honteuse » ? Quels sont les divers types de discours, officiels, religieux, médicaux, politiques, polémiques qui se pensent légitimes à justifier cette mort ; comment articuler la hiérarchie des nécrologues autorisés avec la nature du régime en place ou les ambitions de renouvellement aiguisées par ce récent décès ?
13 La question de l’« après » du pouvoir s’est ici révélée centrale : les conséquences de cette mort ont été étudiées de près. La mort du « souverain » était-elle attendue, espérée, préparée ou subite ? La succession était-elle d’emblée réglée ou s’est-elle annoncée problématique ? S’ouvre ici la question du discours des successeurs ou des prétendants au pouvoir sur leurs prédécesseurs : observe-t-on et à quel rythme des candidats à la succession ? La mort du prince ouvre-t-elle un espace critique, non seulement au sommet de l’État mais au sein de la société, capable d’opérer un renouvellement politique ? À l’inverse, la peur des représailles ou le respect dû aux morts l’emporte-t-il sur la possible dénonciation politique ?
14Ces diverses questions ont alimenté la recherche et l’analyse de nos contributeurs. Deux grands axes sont clairement apparus, que nous présentons comme les deux parties de notre ouvrage. Le premier est l’importance du rituel dans la mentalité collective. Le second est l’impact de la mort du prince, considéré sous deux angles, d’une part le poids de l’écriture, d’autre part le poids de l’événement. L’un ne va pas sans l’autre certes, mais certains articles témoignent d’un véritable façonnement idéologique des conséquences par les textes, qu’ils soient hagiographiques, rhétoriques, historiographiques. C’est pourquoi nous leur avons consacré une place particulière.
Notes de bas de page
1 Emmanuel Taieb, « Avant-propos : du biopouvoir au thanatopouvoir », Quaderni, 2006, vol. 62, p. 5-15.
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