L’œuvre exquise, René Allio et Marseille
p. 325-329
Texte intégral
1René Allio a tissé avec sa ville natale, Marseille, un lien cinématographique singulier. Le 3 juin 1965, assis sur la terrasse de la maison de tournage du film La Vieille dame indigne1, chemin de la Nerthe à l’Estaque, il confie à la journaliste de l’émission régionale « De soleil et d’amour » son souhait de
faire un film avec les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse marseillaise. Cette histoire tout à coup était le caillou qui tombait dans la mare et qui faisait des ronds, qui faisait remonter toutes les choses à la surface.
2 Près de quarante ans plus tard, la boucle est bouclée lorsqu’il réalise Marseille ou la vieille ville indigne2. Avec ce film, Allio paraphrase le titre de son premier long métrage et achève ainsi son Retour à Marseille3. Ce documentaire dépasse largement la mise en récit d’un rapport personnel à la ville pour brosser la palette des imaginaires collectifs de Marseille, sans cesse réinventés. Porté par le contexte international du processus d’Oslo, exercice d’écriture cinématographique ambitieux qui s’apparente à une réflexion de synthèse scientifique, le film s’interroge sur un avenir urbain incertain et les velléités méditerranéennes de Marseille.
3 L’Heure exquise 4 se glisse entre ces deux moments, au détour des années 1980. Allio cherche déplace son regard vers les marges de la ville, revient sur les pas et déambulations de cette petite veuve indigne, aux allures fragiles, quittant l’Estaque pour découvrir le port, la Canebière et les grands magasins du centre. Les quartiers périphériques de L’Heure exquise ont accueilli les ancêtres du réalisateur et une branche de sa famille d’origine piémontaise : des Italiens comme tant d’autres, venus grossir la main-d’œuvre étrangère dès le xixe siècle, des ouvriers des usines des faubourgs de la Belle-de-Mai, de Mempenti ou du Roucas Blanc5. Allio est attentif à la topographie de la ville, se plaît à parcourir chaque recoin des quartiers de son enfance, ces rues qui montent et qui descendent et qui prennent parfois – au gré de ses rêveries – des allures de San Francisco. S’il est une figure qu’il affectionne pour Marseille, c’est bien celle du Labyrinthe6 : « Si toute la ville est un labyrinthe, alors Marseille est la ville par excellence. » Dans ce documentaire autobiographique, cette « exploration sentimentale » où la voix du cinéaste surgit d’un au-delà pour se souvenir de ceux qui ont perdu leur existence et leur histoire7, le goût des paysages entre nature et urbanisme, les caresses des panoramiques qui frôlent les toits des maisons ou l’enchevêtrement des ruelles, fabriquent visuellement le roman familial d’Allio. Son récit, recomposé à l’aune des traces revenues de l’enfance, rend hommage au couple formé par ses parents et à leur plaisir de fredonner les airs de l’opérette de Frantz Lehar, La Veuve joyeuse. En 1979, il écrit ce souvenir dans ces Carnets :
Je me souviens, un matin d’avant le tournage, comme j’allais en voiture jusqu’au Parc Borély pour y marcher, courir, d’avoir entendu sur France Musique un morceau de La Veuve joyeuse : L’heure exquise. Et tout ce contexte sentimental de retour à Marseille, de l’émotion qui m’a étreint en entendant ce morceau parce qu’il me faisait à la fois penser à mon père et à ma mère jeunes8.
4Il lui aura fallu du temps, écrit-il, pour dépasser une certaine honte qu’il éprouvait des années durant lesquelles en écoutant l’opérette populaire marseillaise. L’Heure exquise fouille les moindres détails du quotidien qui s’entrelacent comme des signes perdus au fond de la mémoire, scrute les visages figés de quelques photographies pâlies pour sauver de l’oubli des « histoires vraies d’anonymes », des vies de « pauvres », d’« émigrés » qui un jour s’effaceront.
5Si Allio ne renie pas un certain héritage du cinéma méridional, de Pagnol à Carpita9 – selon les ambitions du Centre Méditerranéen de Création Cinématographique (CMCC) de Fontblanche – il convoque cependant un regard bien singulier sur Marseille et invente un rythme filmique déambulatoire, tout particulièrement lors de la reconstitution de la descente en tramway dans L’Heure exquise. Cette narration urbaine se cristallisait déjà quelques années plus tôt lors du tournage de Retour à Marseille10 :
C’est une histoire qui se passe dans Marseille où j’ai plein de souvenirs, de choses ressenties, un goût et un amour pour cette ville. On ne nous montre jamais le Marseille des ports, des quartiers, tous ces quartiers qui ont des noms de saints, sainte Marthe, saint Joseph, saint Henri. Ou bien on regarde le ciel, ou bien on regarde la mer, des quartiers avec un urbanisme bien particulier, une géographie bien particulière.
6 L’Heure exquise ne peut se lire cependant sans un détour vers les années 1970-1980 qui inaugurent l’apparition du phénomène mémoriel en France11 et René Allio a su incarner cette quête nostalgique d’un monde à jamais perdu, du point de vue du cinéma. Ces années correspondent aussi à un moment de quête ethnographique et d’enquêtes orales auprès des témoins de l’histoire. René Allio, à sa façon, y participe. À l’écran, il aime donner la parole aux « Anciens » : Jean Maurel qui se souvient des revues de l’Alcazar dans les années 1920 ou Jean Allio, rencontré à Sainte-Marthe et dont le père avait aussi ses origines à Paesana dans le Piémont, comme le père du cinéaste. Ces années-là résonnent enfin comme un temps fort de l’histoire politique et culturelle à Marseille dont témoigne l’exposition emblématique L’Orient des Provençaux (1982-1983) qui connaît une ampleur internationale. Une exposition, soutenue par Gaston Deferre, souhaitait renouer avec les héritages historiques de la Méditerranée pour lutter contre un racisme en train de s’enraciner12. L’expérience filmique d’Allio était bien en prise avec la sensibilité des intellectuels du moment à Marseille, si bien qu’en 1989, lors de la parution d’un numéro de la revue Autrement, « Marseille, histoire de familles », Allio est déjà cité en référence par le sociologue Jean Viard :
Les « Babis », appelés par l’industrie de l’entre-deux-guerres s’accrochèrent à Saint-Louis et à Saint-Henri […] Ce monde ouvrier, vieux bastion communiste, est chanté avec tendresse par René Allio13.
7En 199414, le film Marseille ou la vieille ville indigne, par sa démarche et sa structuration, rompt avec la lecture très intimiste de L’Heure exquise. La mer Méditerranée y fait son entrée. On y découvre la rade de Marseille, les rochers frappés par l’écume, les îles du Frioul et le château d’If. À sa façon, Allio prend part aux discours de réenchantement de la ville. Le spectateur est amené à s’identifier à une découverte de Marseille par la mer, celle des Grecs, des marins, des voyageurs ou des réfugiés. Marseille est étudiée, montrée en coupe, stratigraphiée. Plusieurs acteurs, universitaires, politiques, artistes engagés (Émile Temime, historien des migrations ; Raymond Jean, ou Edmonde Charles-Roux, écrivains ; Bernard Morel, économiste ; les chanteurs du groupe de rap marseillais IAM…) se relaient pour comprendre la lente sédimentation de l’histoire, interroger les stéréotypes ou expliquer les projets urbanistiques à venir.
8Dans ses Carnets, le 2 août 1986, Allio écrit :
Le bon petit Henri. De crise en crise, qui m’étaient une façon d’approcher ce que j’ai toujours appelé mon accomplissement, je n’ai fait que vivre ma vie, comme tout le monde, en voulant seulement le faire avec lucidité, en la rationalisant, comme tout le monde. Et comme tout le monde, j’ai appris avec l’âge à la comprendre un peu mieux15.
9 Le bon petit Henri – un film qu’il ne réalisera jamais – est une sorte de fil rouge de son récit autobiographique, un scénario sans cesse réinventé, sans cesse réécrit qui pourrait s’apparenter à une allégorie de sa propre vie. Si le cinéaste s’est longuement interrogé sur la narration cinématographique des hommes dans l’histoire, l’histoire a toujours nourri les méandres de ses souvenirs et de ses doutes. Et Marseille, cette ville-labyrinthe, a certainement été le lien privilégié de la mise en cohérence de son histoire individuelle.
Notes de bas de page
1 La Vieille dame indigne, France, 1965, NB.
2 Marseille ou la vieille ville indigne, France, 1994, couleur.
3 Retour à Marseille, France, 1980, couleur.
4 L’Heure exquise, France, 1981, couleur.
5 Émile Temime (dir.), Migrances, Aix-en-Provence, Édisud, 5 volumes, 1989.
6 Katharina Bellan, « Marseille filmée, un amphithéâtre aveuglant », in Alain Brenas et Toufic El-Khoury, dir., La ville méditerranéenne au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2015.
7 Alain Bergala, « L’heure exquise. Le dur désir de durer », Cahiers du cinéma, 331, janvier 1982.
8 René Allio, Carnets, présentés par Arlette Farge, Lieu commun, 1991, p. 96.
9 Maryline Crivello, « Marseille au réel. Le Rendez-vous des quais de Paul Carpita (1953-1955) dans Images de la Provence. Les représentations iconographiques de la fin du Moyen-Âge à nos jours, PUP, Aix-en-Provence, 1999.
10 Entretien avec René Allio, « Les projets d’Allio », Fr3, 1979.
11 Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliances, La Découverte, Paris, 2013.
12 « L’Orient des Provençaux, un héritage sans lendemain ? », entretien avec Edmonde Charles-Roux. Propos recueillis par Thierry Fabre et Bernard Millet, La Pensée de Midi, Actes Sud, no 1, 2000, p. 100.
13 Jean Viard, « Elle », « Marseille. Histoire de famille », Revue Autrement, série Monde, no 36, février 1989, p. 13.
14 C’est en 1994, que Marseille rend hommage à René Allio avec une exposition de ses œuvres à la Vieille Charité.
15 René Allio, Carnets, op. cit., p. 226. Guy Gauthier, Les Chemins de René Allio, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Septième Art » no 98, 1993, 264 p. Sylvie Lindeperg, Myriam Tsikounas, Marguerite Vappereau (dir.), Les Histoires de René Allio, Rennes, PUR, 2013, 319 p.
Auteur
Aix-Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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