Mémoire toponymique des soldats de la guerre de 14-18
p. 261-273
Texte intégral
1Pour rendre hommage à Jean-Marie Guillon à qui me lient tant de souvenirs de collaboration amicale dans le domaine de la toponymie urbaine, il m’a paru intéressant de m’insérer, comme beaucoup d’autres actuellement, dans le grand courant de la commémoration du centenaire de la guerre de 14-18, afin d’y rechercher quelle trace les combattants de cette guerre ont laissée dans les noms des voies urbaines de nos communes (odonymes). Il est évident qu’un article ne peut suffire à traiter cette question… Je me contenterai d’ouvrir quelques pistes, de noter quelques singularités, en privilégiant les dénominations des artères urbaines (des villes ou des villages), mais en tenant compte aussi dans une certaine mesure des autres lieux de mémoire tels que les monuments commémoratifs, les établissements scolaires, les équipements culturels ou sportifs…
2D’une façon générale, la mémoire toponymique de la guerre de 14-18 est surtout marquée en France, comme celle de 1939-1945, par le souvenir des grands chefs, militaires et politiques : en particulier Foch (1134 noms de rues), Joffre (668) et Clemenceau (1 095), des pays alliés et de leurs dirigeants et des événements considérés comme majeurs, tels que la bataille de Verdun (2 030), celle de la Marne dans une bien plus faible mesure (263), l’Yser, la Somme… et bien sûr la fin du conflit, le 11 novembre 1918 (1169), dont le 8 mai 1945 sera la réplique, mais avec deux fois plus d’attestations (2 414), vingt-sept ans plus tard1.
Commémoration globale et générique
Les monuments aux morts
3La mémoire publique des combattants proprement dits de la Grande Guerre, simples soldats ou officiers, c’est bien entendu avant tout leur présence sur les monuments aux morts, qui dans toutes les communes de France témoignent d’une façon saisissante de l’ampleur de la saignée que cette guerre a opérée sur la jeunesse française. L’exposition photographique qui a eu lieu à Arles en cet été 2014, résultat provisoire d’un recensement photographique de tous les monuments français placé sous la responsabilité de Raymond Depardon, a bien révélé la forte implantation de ces monuments sur l’ensemble du territoire, leur puissance évocatrice et en même temps leur étonnante diversité. Mais il ne s’agit pas ici de toponymie ou d’odonymie. La commémoration du sacrifice des soldats inscrits sur ces monuments, ceux de 14-18 et ceux de 39-45, est assurée d’une façon collective, globalisée, et surtout elle n’est pas associée à des espaces particuliers de la commune : le monument, situé généralement sur une place centrale, est unique, même si dans les grandes villes il peut y en avoir plusieurs, de telle sorte qu’il n’y a qu’une localisation pour tous les enfants de la commune que l’on a voulu honorer.
Les unités militaires
4La commémoration toponymique des combattants peut être à caractère générique et donc abstrait, quand dans une commune, pour chacune des deux guerres, on choisit de rendre hommage à des unités militaires : divisions, corps d’armée, régiments et non pas à des individus, les hommes qui composent ces unités… Ainsi pour la guerre de 14-18, la place de la Division de Fer à Nancy, la rue du 125e RI à Poitiers, la rue du 501e à Tours2… et bien sûr en Provence les rues, avenues, places, ronds-points du XVe Corps, en souvenir et en réparation des accusations injustes de désertion portées en août 1914 contre ce corps d’armée recruté en Provence3.
5Parfois dans ce type d’appellation émerge une référence aux hommes – abstraite elle aussi, mais évocatrice d’une action ou d’une situation particulière. C’est par exemple le cas pour la rue des Combattants Volontaires du 152e RI à Aurillac, appelée ainsi en 1980, ou encore des Soldats du XVe Corps à Pierrefeu (Var). Ce procédé dénominatif peut être aussi employé avec des noms de bataille : on citera en particulier la rue des Défenseurs de Verdun à Nogent-sur-Marne, l’avenue Ceux de Verdun à Tourrette (06)4.
Les Poilus
6Mais l’appellation générique qui est la plus connue et qui en même temps est la plus chargée d’affectivité est celle des Poilus ou du Poilu. Elle apparaît à des dates diverses dans les délibérations des conseils municipaux, parfois très tôt comme à Lyon, où la place des Poilus date du 22 novembre 1915 par exemple, mais plus souvent peu après la guerre : ainsi, en 1918 à Aix-en-Provence5, Grenoble, en 1919 à Saint-Girons, en 1920 à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis)…, mais seulement en 1949 à Marseille pour l’avenue des Poilus6.
7On recense au total 161 attestations de cet odonyme dans les voies urbaines françaises, dont 144 pour le pluriel et 17 pour le singulier7. Cela peut paraître considérable, si on compare ce chiffre à celui des autres toponymes génériques, dont on vient de parler, qui sont très ponctuels et très localisés. Parfois cette appellation est accompagnée d’un déterminant qui n’apporte pas grand-chose quand il s’agit par exemple de la rue des Poilus de 14-18 à Ploermel (56) ou Bordeaux, rue du Poilu 14-18 à Pons (17), rue des Poilus de la Grande Guerre au Cateau-Cambrésis. Mais le déterminant peut créer une légère résonance patriotique, comme pour la Place du Poilu de France, aux Sables-d’Olonne, ou référer à des engagements militaires précis : rue des Poilus de Verdun, à La Capelle, dans l’Aisne, rue des Poilus d’Orient à Caen et Chalon-sur-Saône, rond-point des Poilus d’Orient à Pouilly-en-Auxois. Enfin il peut nous mettre sur le chemin de l’individualisation : l’impasse des Trois Poilus à Marseille (5e) se rapporte à des soldats que l’on ne nomme pas, mais que les usagers peuvent identifier, au moins au moment de la création du toponyme, tandis que la place du Poilu Léon Roux à Montmaur dans les Hautes-Alpes est parfaitement explicite.
8La carte ci-après montre comment sont répartis ces noms sur le territoire français (DOM et TOM non compris8). Comme on peut s’y attendre, les attestations sont rares ou absentes dans les zones les moins peuplées : centre de la France en particulier. On peut malgré tout s’en étonner, en raison du lourd tribut humain imposé par cette guerre aux communes rurales. Mais en dépouillant la liste des données de La Poste, on observe que c’est surtout dans de petites communes qu’apparaît cette appellation de Poilu(s) : on n’en trouve aucun exemple à Paris, Lille, Montpellier, Toulon… À Marseille il est caractéristique que ce soit la rue centrale de l’ancien village des Olives, intégré au territoire de la cité phocéenne, qui soit devenue l’avenue des Poilus. Malgré tout il est intéressant de constater une forte présence du toponyme dans deux régions :
le département du Nord, avec 20 attestations, est évidemment le département le plus peuplé de France, mais aussi l’un de ceux qui ont été le plus touchés par la guerre.
les trois départements méditerranéens, Bouches-du-Rhône, Var, Alpes-Maritimes, ont respectivement 15 attestations (dont 4 à Marseille), 10 et 10 (2 à Nice).
9Certes, ces trois départements sont peuplés par rapport à ceux de la Provence intérieure et d’autres régions, mais cela n’explique pas entièrement l’importance du score. Faut-il y voir un effet du mouvement de mobilisation provoqué en Provence par l’affront infligé aux soldats du XVe Corps ? Cela est possible, mais bien incertain.

10En tout cas on remarquera que, même si les communes des zones de combats ont bien propagé dans l’ensemble l’image du Poilu dans leurs voies urbaines, le Nord bien sûr, mais aussi à un degré moindre le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Meuse, la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin, cela s’est fait avant tout le long des frontières d’État actuelles. Plus à l’arrière, des départements qui ont été tout autant sinon plus des théâtres d’opérations militaires, comme les Vosges, la Marne, la Haute-Marne, la Meurthe-et-Moselle ne connaissent aucun toponyme avec les Poilus ou le Poilu. Petite énigme que je laisse le soin aux historiens de résoudre… Mais il faut probablement relativiser cette question. Car en définitive la place des Poilus dans la toponymie urbaine est assez faible. La grande majorité des départements français, soit 75 sur 96 (DOM non compris) ne nous fournissent aucun exemple des Poilus ou seulement un ou deux.
11Il semble pourtant que ce nom de poilu ait été très populaire pendant et après la guerre. On le voit un peu avec ces noms de voies urbaines. Et il faudrait y ajouter les monuments aux morts consacrés explicitement aux Poilus qu’a bien mis en valeur l’exposition d’Arles : par exemple « Le Poilu victorieux », œuvre du sculpteur Eugène Bernet datant de 1920 et reproduite par beaucoup de monuments aux morts, ou encore », « Le Poilu l’arme au pied » d’Étienne Camus, « Le Poilu brandissant un drapeau »…
12Un peu d’histoire du lexique est nécessaire pour y voir plus clair. On sait qu’Honoré de Balzac emploie ce mot en 1833, dans Le Médecin de campagne, avec le sens de « courageux » (TLF) et qu’à la fin du siècle il fait déjà partie de l’argot militaire, pour désigner un « homme (brave), un gars qui n’a pas froid aux yeux9 ». Dans les années d’avant la guerre poilu, à Paris principalement, pouvait se rapporter simplement à un « homme », le soldat étant appelé troufion10. Dès le mois d’août 1914, le mot est « usuel et général… surtout aux troupes d’Afrique, aux fantassins coloniaux et aux Parisiens ».
13À partir de 1915 le mot est consacré par l’usage pour désigner le « soldat combattant », par opposition aux « embusqués » et bien entendu aux civils. Comme le dit encore G. Esnault, dans l’été 1915 il est « universalisé par les journaux et les permissionnaires ». Le succès en est assuré, tant sur le front qu’à l’intérieur : il entre dans le titre de plusieurs journaux des combattants des tranchées, comme par exemple L’Indiscret des Poilus, Le Poilu du 37, le Canard Poilu (créé en février 1915), La vie poilusienne…11. Mais plusieurs témoignages nous apprennent aussi que ce nom « récupéré » par les civils n’était pas toujours bien perçu par les soldats eux-mêmes. Henry Bordeaux écrit par exemple :
Pourquoi diable à l’intérieur les appelle-t-on les poilus ? Ici le mot ne plaît à personne. On est poilu quand on ne peut pas être autrement, dans les mauvais jours, les jours tragiques, qui deviennent ensuite les grands jours12.
14Et le linguiste Albert Dauzat au terme de son enquête auprès des officiers et soldats, constate avec étonnement, en 1918, que « poilu [a été] mis à l’index par… les poilus eux-mêmes, parce qu’il était devenu trop « civelot » [= civil] au moment où il retournait aux origines ». Alors cela explique peut-être en partie les réticences qu’il y a pu avoir après la guerre pour généraliser ce nom de Poilu dans la toponymie des communes de France.
Commémoration individualisée
15À première vue on a envie de dire que la commémoration individualisée des combattants de la guerre de 14-18 en toponymie urbaine, doit être plus faible, quantitativement, que celle des combattants de 39-45, et cela pour deux raisons essentielles. D’abord, comme on l’a vu, les noms des soldats morts pour la France figurent déjà dans chaque commune sur le monument aux morts, ce qui pourrait être un frein à une autre forme de reconnaissance dans l’espace public de la commune. Ensuite la guerre de 39-45 a généré deux autres catégories de héros ou de victimes pouvant bénéficier d’une reconnaissance individualisée :
les résistants, qui, souvent considérés comme les libérateurs de la commune ou de la région, ont fait l’objet d’un hommage toponymique spécifique plus parfois que les grandes figures nationales ;
les victimes des camps de concentration, qui pouvaient être en même temps des résistants, sans doute moins honorés que les résistants, en raison de la difficulté bien connue de communiquer la terrible expérience des camps, mais tout de même bien présents aujourd’hui dans les appellations de voies urbaines.
16Malgré tout il n’est pas sûr que les soldats de la Grande Guerre aient autant de retard toponymique qu’on l’imagine sur leurs cadets de la Deuxième Guerre mondiale. On en parle sans doute moins, parce que, morts ou survivants, ils appartiennent, dans beaucoup de communes, à une longue cohorte, quelque peu indistincte, d’hommes également marqués par le conflit : du même coup on est moins attentif à leur présence sur une plaque de rue. Il est certain que des recherches systématiques seraient à mener pour rétablir un certain équilibre.
17En attendant, la collecte que l’on peut faire aujourd’hui, d’une façon un peu empirique, n’est pas dépourvue d’intérêt. Beaucoup de communes ont participé à ce type d’hommage aux soldats de 14-18. Certes, elles n’ont pas toutes eu le même empressement que la petite ville d’Oraison, dans les Alpes-de-Haute-Provence, dont le Conseil municipal a décidé le 31 juillet 1921 de donner un nom de rue à 70 héros de la commune morts pour la France pendant la guerre13 ! Il s’agit d’un exemple qui semble unique et donc peu significatif. Le plus souvent, quand on décide d’honorer de cette façon des enfants du pays, cela se fait à l’unité ou parfois un peu plus. Mais il faut distinguer plusieurs cas de figure.
Les soldats « ordinaires »
18Il arrive parfois que l’hommage toponymique s’adresse à de simples soldats, des soldats « ordinaires » morts à la guerre ou lui ayant survécu, mais ne possédant pas, semble-t-il, un autre titre de gloire. Ainsi en était-il à Marseille des Trois Poilus, restés anonymes, ou de la rue des Quatre Fils à Paris (3e), créée en 1919, dont on sait tout de même qu’il s’agissait des quatre frères Peignot morts pour la France14. Il en est de même pour la place du Poilu Léon Roux de Montmaur (05), qui évoque un soldat valeureux mort en 1916 à Nieuport.
19La mémoire peut prendre appui sur d’autres éléments biographiques ou sur quelques singularités. À Yquebeuf en Seine-Maritime, le chemin Émile Carrel rappelle le souvenir d’un « combattant de la guerre de 14 », qui habita dans ce chemin, qui survécut à la guerre et eut tout de même l’honneur d’être porte-drapeau des anciens combattants. À Saulieu, en Côte-d’Or, le soldat Charles Collenot, mort en 1961, a donné son nom à la rue dans laquelle il est né, mais on s’est souvenu aussi que ce soldat héroïque avait servi de modèle pour le monument aux morts de Saulieu. Quant à Léon Fontaine, qui dispose d’une rue à Étampes-sur-Marne depuis le 29 octobre 2013, il s’agit d’un soldat, originaire de la Manche, qui a été trouvé mort sur le territoire de la commune le 31 mai 1918.
Les fusillés pour l’exemple
20Parmi ces soldats de « base », il faut faire une place à part à ceux qui, « fusillés pour l’exemple » pendant la guerre, ont pu être réhabilités. On les connaît mieux depuis quelques années et on se rend compte que la volonté de réintégrer ces victimes de l’injustice militaire dans la mémoire collective a été à l’origine d’actes symboliques forts, ici ou là : cérémonies d’hommage, recherche et publications, inscription sur les monuments aux morts et tout particulièrement une reconnaissance formalisée et personnalisée par l’attribution de leur nom à une voie urbaine15.
21C’est ainsi que le chasseur alpin Auguste Odde, membre du XVe Corps provençal, est fusillé pour l’exemple le 19 septembre 1914. Réhabilité en 1919, il a droit à un nom de rue en 1923 dans sa ville natale Six-Fours, la rue du Chasseur Odde, qui deviendra la rue du chasseur à pied Odde en 199816.
22Dans plusieurs cas, l’opinion a été d’autant plus sensible que l’on percevait que l’injustice avait frappé un groupe de soldats de la même unité, choisis d’une façon arbitraire et également fusillés. La reconnaissance manifestée au groupe peut alors prendre la forme d’une commémoration semi-générique. C’est le cas par exemple des Martyrs de Vingré : six camarades, un caporal et cinq soldats, originaires de la Loire et de l’Allier, qui combattant près de Vingré furent fusillés le 4 décembre 1914 et réhabilités le 29 janvier 1921. La ville de Saint-Étienne (Loire) fit en 1922 de la rue Saint-Jacques la rue des Réhabilités de Vingré, qui, redevenue Saint-Jacques sous Vichy en 1942, sera finalement appelée rue des Martyrs de Vingré en 1945. Mais on a aussi une rue de Vingré à Vichy depuis 1925, une rue des Martyrs de Vingré à Boën (Loire), une place des Martyrs de Vingré à Ambierle, datant de la fin des années 1970, une rue Pierre Gay, à Tréteau (Allier) dont était originaire l’un des fusillés, un boulevard de Vingré, loin de là, à Cuxac dans l’Aude, et assez récemment en 2012 une rue des Martyrs de Vingré à Riorges, proche de Roanne. Un monument à Riom, sur les lieux mêmes de la réhabilitation rappelle la mémoire de ces six victimes.
23Un autre cas similaire est celui des quatre caporaux de Souain, Louis Girard, Lucien Lechat, Louis Lefoulon, Théophile Maupas, fusillés le 17 mars 1915 et réhabilités encore collectivement le 3 mars 193417. Une stèle fut érigée en leur mémoire à Sartilly (Manche). Mais deux d’entre eux ont bénéficié d’un hommage toponymique individualisé, plutôt tardif : Louis Girard à Aubervilliers, d’où il était originaire, en 2011, et surtout Théophile Maupas dont l’image a probablement été valorisée par la lutte acharnée menée par son épouse Blanche pour obtenir la réhabilitation. Toujours est-il que le caporal Maupas18 a été honoré d’un nom de voie urbaine dans cinq communes : quatre de la Manche, dont il était originaire, Cherbourg-Octeville, Bréhal en 1970, Sartilly en 1994, Le Chefresne en 2002 et une à Villeurbanne (Isère, à cette époque) en 1932 déjà, pour une voie d’un nouveau lotissement.
24Il y a enfin les quatre fusillés de Flirey : Félix Baudy, Francis Fontanaud, Antoine Morange, Jean-Henri Prébost, originaires de la Creuse, de la Haute-Vienne, de la Charente et travaillant avant la guerre à Lyon et Villeurbanne. Trois d’entre eux militaient à la CGT, les deux maçons de la Creuse, Baudy et Prébost, et le caporal Morange qui était employé des tramways, ce qui semble avoir pesé lourd dans leur condamnation à mort. Fusillés en avril 1915, ils furent réhabilités le 3 mars 1934 seulement. Mais dès le 26 août 1932 le conseil municipal de Villeurbanne décidait que le Caporal Morange aurait sa rue, comme le caporal Maupas (voir ci-dessus), dans le lotissement communal de Bel Air. Il sera le seul des quatre fusillés de Flirey à recevoir un hommage toponymique.
25La moisson toponymique n’est finalement pas très grande pour ces victimes de l’arbitraire des tribunaux militaires, qui ont pourtant suscité une émotion assez forte. L’audience dans l’opinion nationale, souvent tardive, n’est pas forcément un gage de reconnaissance toponymique. Cela est particulièrement vrai pour le « soldat qui dit non », Baptiste Deschamps : accusé de simulation de blessure, il fut d’abord envoyé au bagne algérien, fut réformé au bout de six mois, refusa ensuite le traitement d’électrothérapie du Dr Deschamps, avec qui il eut un pugilat, fut traduit devant le Conseil de guerre et finalement condamné à six mois de prison avec sursis, ce qui apparut comme une vraie victoire et un précédent pour la reconnaissance de la dignité du soldat. Baptiste Deschamps n’eut droit à aucun nom de rue, même dans sa petite ville natale de Smarves (Vienne)19.
Le « premier soldat de France »
26Dans un autre genre, voici l’exemple d’un soldat qui bénéficia, pendant un certain temps, d’une célébrité réelle. Il avait failli être fusillé pour l’exemple en 1917, lors de la bataille du Chemin des Dames, mais, sauvé in extremis par l’intervention de l’officier à qui il avait sauvé la vie, il continua le combat. Il s’agit bien sûr d’Albert Séverin Roche, chasseur du 27e B.C.A., qui accumula les exploits militaires avant et après sa condamnation et qui fut, on le sait, déclaré solennellement « premier soldat de France » par Foch à Strasbourg en novembre 1918. Il mourut d’un accident le 15 avril 1939 à Sorgues (Vaucluse)20. Mais, malgré cette consécration nationale et même internationale, puisqu’il fut invité à la table du roi Georges V à Londres, A.S. Roche n’a pas eu de consécration toponymique nationale. En 1971 la commune de Réauville (Drôme) où il est né, lui a tout de même élevé une stèle, en face de sa maison natale, sur un espace périphérique qui reçut le nom de place Albert Séverin Roche. Mais rien d’autre ailleurs.

Stèle Albert Séverin Roche, Réauville (Drôme).
Photo J.-C. Bouvier.
Les écrivains
27La qualité d’écrivain a pu jouer un rôle dans cette reconnaissance toponymique. Il y a d’abord ceux qui se sont fait connaître uniquement par le récit de leur expérience de la guerre. C’est le cas bien connu du caporal Louis Barthas, tonnelier à Peyriac-Minervois, mort en 1952, qui participa à quelques-unes des plus grandes batailles de la guerre : Verdun, la Somme, le Chemin des Dames et relata son expérience de la guerre dans des carnets publiés après sa mort en 1977 par l’éditeur Maspero sous le titre Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-18 dont le retentissement fut important21. Mais il n’a reçu qu’un nom de rue : à Peyriac, son village natal, dans les années 198022.
28Mais ce sont surtout des lettrés, auteurs souvent de plusieurs ouvrages et généralement officiers, dont on trouve la trace toponymique. Ainsi en est-il du sous-lieutenant d’origine auvergnate Émile Clermont, tué le 5 mars 1916 à Maisons-en-Champagne. Ancien élève de l’École normale supérieure, il est l’auteur de plusieurs essais et romans remarqués. Une rue lui a été attribuée à Saint-Étienne et à Montaigu-le-Blin (Allier), berceau de sa famille maternelle. De même le capitaine Charles Delvert, défenseur du fort de Vaux en 1916, blessé à quatre reprises, mort en 1940, était d’origine très simple (fils d’un cordonnier), comme le précédent, mais ancien élève lui aussi de l’ENS, professeur d’histoire, il fut aussi un écrivain : d’abord les Carnets d’un fantassin publiés après la guerre, mais aussi des pièces de théâtre et des romans23. Une rue porte son nom aujourd’hui à Verdun.
Les officiers et les notables
29Les officiers (autres que les grands chefs que nous avons évoqués au début) semblent effectivement avoir été mieux traités par la reconnaissance toponymique que les simples soldats, bien que ce soit d’une façon très locale.
30Cela est dû principalement à leur implication dans la vie économique, culturelle ou politique de la commune, avant ou après la guerre, et plus particulièrement à leur statut de notable local ou d’héritier de notable local. Ainsi à Romans (Drôme) le seul soldat de la guerre de 14-18 dont le nom figure sur une plaque de rue est un véritable héros de la guerre, le sous-lieutenant Louis Sauvajon, petit-fils d’un banquier local, tué en 1916 lors de la bataille de la Somme : la montée Louis Sauvajon se trouve à proximité de la banque familiale24.
31Le commandant Bernard Léandri, né à Penta-di-Casinca en Corse, est connu comme le Français le plus décoré de la guerre de 14-18, dans laquelle, dit-on, il a été blessé dix-sept fois. Mais il fut aussi après la guerre avocat à la Cour d’Appel de Paris jusqu’à sa mort en 1942. Reconnaissance militaire et reconnaissance civile semblent s’être conjuguées dans le processus qui a conduit à lui attribuer une rue à Paris (15e).
32Et cela est encore plus vrai quand ces officiers ont été maires de leur commune, comme par exemple le Docteur Achille Demars, maire de Saint-Thibault-des-Vignes (77) depuis 1896 : médecin-major pendant la guerre il est blessé en 1918 et meurt en 1919 : un monument lui est consacré à Saint-Thibault et une rue dans la commune voisine de Lagny-sur-Marne.
33D’autres ont exercé plusieurs mandats politiques et ont eu ainsi une audience plus large. Frédéric Chevillon était en 1914 maire d’Allauch et député radical des Bouches-du-Rhône. Parti pour la guerre comme seconde classe, en réaction aux accusations portées contre le XVe Corps, alors qu’il était exempté de guerre en raison de ses mandats électifs, devenu assez vite officier, il fut tué au Bois des Éparges en 1915. Dans les années qui suivirent la fin de la guerre le département l’honora de six noms de rues : à Allauch, Arles, Marseille (2), Plan-de-Cuques, La Pounche et d’une statue à Marseille25.
Les aviateurs
34S’il est une catégorie « privilégiée », ose-t-on dire, dans ces hommages toponymiques, c’est bien celle des aviateurs. La nouveauté des combats aériens et les exploits réalisés dans les airs dans des conditions très périlleuses ont fortement impressionné l’opinion française. Ces hommes, qui étaient le plus souvent des officiers, ont acquis un statut de héros légendaires, surtout lorsqu’ils étaient déclarés officiellement « as de l’aviation », c’est-à-dire après cinq victoires aériennes homologuées26.
35Bien sûr les plus grands succès ont été obtenus par les gloires nationales que furent Roland Garros, Georges Guynemer, René Fonck, Charles Nungesser et François Coli. Ils ne sont plus à présenter. Mais l’ampleur des hommages toponymiques qui leur ont été rendus sur tout le territoire français dépasse de très loin tout ce que nous avons pu observer jusqu’à maintenant.
36La palme revient à Georges Guynemer, mort au combat en 1917, qui reçoit 737 attestations de noms de voies urbaines, presque autant que Jean-Jacques Rousseau (771) et nettement plus que le général Joffre (668) !
37Vient ensuite Roland Garros, dont l’avion a été abattu en 1918. Il est connu du grand public pour sa première traversée de la Méditerranée le 23 septembre 1913 et plus encore sans doute par le stade de tennis parisien qui porte son nom. Tout cela lui vaut 282 attestations.
38Nungesser et Coli, héros des combats aériens, dont les noms sont associés l’un à l’autre dans 165 cas, en raison de leur disparition commune dans leur tentative de traversée de l’Atlantique nord, à bord de L’Oiseau bleu, le 8 mai 1927. Charles Nungesser, grand as de l’aviation, est nommé 94 fois tout seul et Coli 60, ce qui fait pour chacun d’entre eux, respectivement 257 et 221 attestations.
39René Fonck, le premier des as français du point de vue quantitatif, mort en 1953 est assez loin derrière, avec 64 exemples. Sa gloire militaire a peut-être été éclipsée par le rôle politique qu’il a joué après la guerre et en particulier pendant la seconde guerre mondiale.
40Ce qui renforce l’importance de ces hommages, c’est que le nom de ces grands aviateurs a été parfois donné à des équipements collectifs : des établissements scolaires, comme par exemple l’école élémentaire René Fonck à Paris, l’école élémentaire Georges Guynemer à Hyères, le lycée des métiers d’art Guynemer à Uzès, des aérodromes ou aéroports tels que l’aérodrome et l’aéroclub G. Guynemer à Compiègne (où il vécut quelques années), l’aérodrome R. Fonck à Saint-Dié, l’aéroport de Valenciennes-Denain - Charles Nungesser, le stade Nungesser à Valenciennes devenu ensuite stade du Hainaut…
41Les autres grands as de l’aviation ont des scores bien plus modestes. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, le capitaine Georges Madon, le quatrième après Fonck, Guynemer, Nungesser, dans la liste des as donnée par Wikipedia, a une rue à Reims et une à Paris (18e), Maurice Boyau, le cinquième, mort au combat en 1918, avait été joueur de rugby à l’U.S. Dax et même capitaine de l’équipe de rugby de France, ce qui lui vaut l’avenue M. Boyau et le stade M. Boyau à Dax, mais aussi à Brétigny-sur-Orge (91) ; le lieutenant Michel Coiffard, le sixième, né à Nantes, tué le 28 octobre 1918, a une avenue à Nantes et une à Reims…
42Bien plus loin dans la liste, voici deux as français qui n’ont eu, semble-t-il, que le minimum de victoires requises, mais qui curieusement ont une assise toponymique sensiblement plus large que les trois précédents :
Adolphe Pégoud, né à Montferrat dans l’Isère, tué en 1915 : 19 attestations sûres, un stade et un gymnase à Grenoble, un musée à Montferrat, tout cela étant dû probablement en partie à la popularité de l’aviateur, spécialiste de la voltige aérienne et, dit-on, inventeur du looping avant la guerre ;
Eugène Gilbert, né à Riom, tué le 17 mai 1918 : une rue à Riom, Clermont-Ferrand et Vichy, une stèle à Brioude et un buste à Vichy.
43En dehors des as reconnus, il faudrait citer encore bien d’autres aviateurs qui ont participé brillamment aux combats aériens. Par exemple Marc Pourpe, grande figure de l’aviation avant la guerre, tué le 2 décembre 1914, honoré par une rue à Lorient, sa ville natale. Le capitaine Maurice Happe, le « diable rouge », commandant de l’escadrille de bombardement de Belfort en 1914, mort dans un accident d’avion en 1930 : une rue à son nom à Saint-Germain-en-Laye où il est né. Ou encore le commandant Abat, né à Arles (13), qui appartint à l’escadrille des Cigognes en 1914 et inventa un lance-obus qui équipa les avions français en 1915 : une rue à Arles en 1986 pour le centenaire de sa naissance27. Etc.
44Finalement on s’aperçoit que la liste des soldats de la guerre de 14-18 qui ont fait l’objet d’une distinction toponymique pourrait être interminable… Et c’est une conclusion qui ouvre sur la nécessité de conduire des recherches plus systématiques et approfondies que ce qui pouvait être fait ici. Mais aussi partielles et provisoires qu’elles soient, les analyses précédentes ont montré qu’il y avait de fortes disparités dans les formes prises par ces commémorations. Elles ont été collectives ou individualisées. Certains de ces soldats ont été reconnus très tôt, d’autres beaucoup plus tard, à l’occasion d’anniversaires par exemple, les uns couvrent l’espace national, les autres sont plutôt limités à leur commune d’origine et, entre ces deux cas de figure, des situations intermédiaires diverses. Des facteurs extérieurs au souvenir de la guerre peuvent également intervenir. Des différences d’ordre social, voire politique existent aussi dans les processus de célébration… Mais cela veut dire simplement que l’attribution de noms de rues ou d’espaces sociaux à d’anciens poilus ne déroge pas vraiment aux principes généraux de la toponymie urbaine. C’est l’un des volets du paysage toponymique des communes de France qui doit être vraiment pris en considération.
Bibliographie
Sites web consultés
atilf.atilf.fr (Trésor de la langue française informatisé) (TDF)
www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv-fr/frarticle....fusilles-de-la-premiere-guerre-mondiale
fr.wikipedia.org/wiki/Liste _des_as_de_la_Premiere_Guerre_mondiale
www.faurillon.com/actu-562-a-etampes-sur-marne--la-rue-leon-fontaine
www.montmaur-voila.net/montmaur_14_18
pierre-collenot.pagesperso-orange.fr
www.corsematin.com/article/ces-heros-de-la-region--bastiaise-qui-ont-marque-la-guerre-de-14-18
lerizeplus.villeurbanne.fr/article… les-poilus-de-villeurbanne
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Bouvier, Les noms de rues disent la ville, Paris, Bonneton, 2007.
2 Jean-Claude Bouvier, op. cit., p. 148.
3 Maurice Mistre, La légende noire du 15e corps, Saint-Michel l’Observatoire, C’est-à-dire Éditions, 2009 ; Jean-Yves Le Naour, Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi, Paris, Vendémiaire, 2011.
4 Jean-Claude Bouvier, op. cit., p. 148.
5 Barbara Sanchez, « Récits de la rue et de la ville : Aix-en-Provence », dans Récit et toponymie, Rives nord-méditerranéennes 11, p. 91-103.
6 Adrien Blès, Dictionnaire historique des rues de Marseille, Marseille, Laffitte, 2001.
7 Je remercie une fois encore très vivement M. Gilles Aymard, du Service national de l’adresse situé à Libourne, d’avoir bien voulu m’envoyer les informations demandées sur les Poilus et un certain nombre d’autres noms cités ici.
8 Une recherche serait à faire sur la mémoire toponymique des soldats de la guerre de 14 de ces territoires, ainsi que des anciennes colonies françaises. On donnera simplement un exemple : à Papeete (Tahiti), existe une rue des Poilus tahitiens.
9 Gaston Esnault, Le poilu tel qu’il se parle, Paris, Bossard, 1919 : article Poilu.
10 Albert Dauzat, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des officiers, Paris, A. Colin, 1918, p. 51-52.
11 Stéphane Audoin-Rouzeau, Les combattants des tranchées à travers leurs journaux, Paris, Colin, 1986, p. 19-24.
12 Henry Bordeaux, Le Fort de Vaux, Paris, Plon, 1916, p. 92.
13 Claude Martel, « Aux grands hommes la cité reconnaissante ? La patrotoponymie dans les Alpes de Haute-Provence », dans La toponymie urbaine. Significations et enjeux, J.-C. Bouvier et J.-M. Guillon, dir., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 79.
14 Élise Julien, La mémoire de la guerre 1914-1933, Rennes, PUR, 2010, p. 238.
15 Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la grande guerre et la mémoire collective, Paris, O. Jacob, 1999 ; Jean-Yves Le Naour, Fusillés, Paris, Larousse, 2010.
16 Jean-Claude Bouvier, Jean-Marie Guillon, « Le panthéon provençal. Noms de rues et mise en scène du passé », dans Le nom propre a-t-il un sens ?, Aix-en-Provence, PUP, 2013, p. 382.
17 Guy Pedroncini, « La justice militaire et l’affaire des quatre caporaux de Souain », dans Revue historique de l’armée 2, 1973, p. 59-68.
18 Stéphane Audoin-Rouzeau, Cinq deuils de guerre 1914-1918, Paris, Noésis, 2001p. 208.
19 Jean-Yves Le Naour, Les soldats de la honte, Paris, Perrin 2013, p. 112-138.
20 Merckel Michel, « Albert Séverin Roche : l’anti-héros », L’Express hors-série, 2014, p. 162.
21 François Ischer, La Première Guerre mondiale au jour le jour, Paris, La Martinière, 2007, p. 19.
22 Je remercie M. Barthas, secrétaire de mairie de Peyriac, arrière-petit-fils de Louis Barthas pour les précisions qu’il m’a apportées.
23 François Ischer, op. cit., p. 28.
24 Je remercie l’historien Laurent Jacquot, de Romans, d’avoir attiré mon attention sur ce cas et de m’avoir donné les précisions nécessaires.
25 Annie Tuloup-Smith, Rues d’Arles qui êtes-vous ?, Arles, Amis du vieil Arles, 2001.
26 Lee Kenneth, La Première Guerre aérienne 1914-1918, Paris, Economica, 2005, p. 161-186.
27 Annie Tuloup-Smith, op. cit.
Auteur
Aix-Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008