Le chevalier errant dans la littérature arthurienne. Recherches sur les raisons du départ et de l’errance
p. 289-311
Texte intégral
1Le chevalier errant est une des créations les plus fascinantes de la littérature médiévale. A lui seul, ce personnage est un sujet immense qui appelle encore bien des recherches1. Dans cette représentation littéraire qui a duré des siècles, il est difficile de faire le départ entre l’imaginaire et la réalité vécue, entre le mythe et l’histoire2. Poésie et vérité, Dichtung und Wahrheit se mêlent inextricablement. Au plan de l’éthique le système des vertus chevaleresques a suscité, tout particulièrement en Allemagne, des interprétations divergentes3.Sur l’histoire littéraire du thème, sur les coutumes et les rites des chevauchées, sur les routes fréquentées et les lieux traversés, sur les étapes et l’hospitalité, on manque encore d’une synthèse de qualité4.
2Mais pour comprendre vraiment le personnage il importe de saisir les raisons du départ et de l’errance. Pourquoi partir et s’arracher aux tranquilles plaisirs d’une vie sédentaire ? Baudelaire nous dit Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent/Pour partir5. Pour le chevalier le voyage est-il un cheminement incertain et sans but ou bien possède-t-il un objectif précis et un sens profond ? Répond-il à une exigence intérieure ? Là chevalier errant a-t-il entendu une voix, un appel qui monte du fond de lui-même ?
I Le déplacement comme procédé littéraire
3A la question "Pourquoi partir ?" on peut faire mie première réponse. Les romans de chevalerie ressortissent au genre des récits d’aventures. Or les événements imprévus, les péripéties mouvementées ne surviennent guère lorsqu’on reste frileusement cloîtré entre quatre murs. En revanche, le voyage multiplie les rencontres et favorise les aventures. L’imprévu surgit toujours au milieu du chemin. Il suffisait de passer sur la route.
4Tous les écrivains savent que dans les récits d’aventures le déplacement du personnage principal est une nécessité technique. Homère fait d’Ulysse un errant dans l’Odyssée. Apulée, dans ses Métamorphoses, lance Lucius sur les routes. Pour les besoins de l’action combien de héros ne cessent de cheminer ! Guzman d’Alfarache, Pablo de Ségovie "vagabond exemplaire et miroir des filous", Moll Flanders et Tom Jones, le bachelier Gil Blas de Santillane qui chemine d’Oviédo à Salamanque…
5Les héros de contes populaires ne tiennent jamais en place. Bien des textes celtiques comme la Navigation de Maelduin, la Navigation de Bran, les Enfances de Cuchulainn, les Enfances de Finn, le roman de Kulhwch et Olwen le montrent clairement. Mais il ne faut pas se hâter de dire avec J. Marx que le chevalier errant est un legs du monde celtique6. Voir dans le départ en aventures un effet obligé de la geis, c’est oublier que le déplacement du héros est un motif traditionnel du folklore. On le trouve dans tous les temps et dans tous les pays. Le premier des Contes populaires de Lorraine recueillis par E. Cosquin, l’histoire de Jean de l’Ours, en est une illustration7. Vladimir Propp, se fonde sur le recueil russe d’Afanassiev et non sur des matériaux celtiques, pour affirmer que l’éloignement d’un personnage, traduisons le départ, est un début très habituel dans les contes merveilleux8.
6On pourrait donc soutenir, de prime abord, que le chevalier errant appartient à la vaste tribu des héros vagabonds de contes populaires. Peu importe que l’auteur justifie ou non son départ, qu’il le lance en quête d’une personne ou d’une chose ou bien, qu’il le fasse partir par hasard. De toute façon, le départ et le cheminement incessant du héros tiennent à un fait de technique littéraire. Le protagoniste doit courir le monde pour aller au-devant des aventures. Le départ est un moyen, l’aventure une fin. Le conteur a besoin d’un héros qui se déplace. Le déplacement n’est-il point la solution la plus économique pour lier et enchaîner les aventures ?
II Le déplacement comme moyen de vivre
7Cette explication purement formelle reste toutefois insuffisante. Les personnages de fiction gardent toujours une certaine épaisseur charnelle. Ils ne sont pas complètement désincarnés. On s’est donc demandé si pour des chevaliers démunis de ressources l’errance n’était pas un indispensable moyen de subsistance.
8Une interprétation assez simple a été présentée autrefois par G. Groeber : à ses yeux les chevaliers errants auraient été au début des pillards9. Il est bien vrai que l’on trouve çà et là dans les textes des chevaliers robeors. Le roman d’Erec et Enide nous en montre à deux reprises, et Chrétien nous dit roberie querant aloient (2927). On pourrait citer d’autres exemples10 et rappeler des pages terribles d’A. Luchaire sur "la féodalité pillarde et sanguinaire"11. Mais les documents littéraires ne justifient nullement l’hypothèse fragile du critique allemand. Il serait singulier que des voleurs et des bandits de grand chemin fussent les premiers et uniques modèles de l’errance. Après tout, s’il y avait des malfaiteurs sur les routes, on devait y rencontrer aussi des gendarmes et des justiciers !
9S’il faut laisser de côté à la fois les gendarmes et les voleurs, peut-on identifier les chevaliers errants avec les mercenaires qui mettent leur épée au service d’un seigneur. Chez Marie de France Eliduc traverse la mer et gagne la Grande-Bretagne pour devenir un soudeier (339). Même chose pour Milon : Milun eissi fors de sa tere/En soudees pur sun pris quere (121-22). Le héros du Tristan de Béroul songe un instant à cette vie de baroudeur (2177-76). Mais les différences entre le chevalier errant et le soudoier sont éclatantes : l’un est libre, l’autre à la solde d’un puissant ; le premier circule à sa guise, le second fait figure de soldat recruté pour un temps défini et pour une mission bien délimitée. Comment pourrait-on les confondre ?
10Sans s’identifier absolument au mercenaire, le chevalier errant serait peut-être un homme sans fortune, sans fief et sans femme, contraint à se déplacer pour vivre. On reconnaît là une explication sociologique qu’E. Koehler a été le premier à avancer. La petite noblesse perdrait toute fonction et s’appauvrirait en temps de paix : elle serait donc condamnée à mener une existence errante"12. A cette explication matérialiste de l’histoire J. Le Goff a donné sa caution13.Malgré l’immense talent d’Erich Koehler., il est difficile d’accepter une telle interprétation. Aucune preuve historique ne nous est apportée sur la gêne ou le dénuement des chevaliers errants. Quant aux textes littéraires, ils ne nous montrent nullement que les héros se déplacent parce qu’ils sont sans ressources. Erec, le premier des chevaliers errants, est fils de roi. Il en va de même pour Cligès et Yvain, comme pour le prestigieux Lancelot d’après le Lanzelet et le Lancelot en prose. La plupart de nos héros appartiennent à de hauts lignages et ne courent point les tournois pour gagner leur vie. Si les questions d’argent ne traversent jamais leur esprit, c’est apparemment qu’ils ont des revenus suffisants ! On ne saurait s’en étonner si l’on se souvient que les dédicataires connus des romans de chevalerie appartiennent tous à la haute noblesse.
11Il est trop habile de dire que la réalité médiévale a été transposée, déformée, sublimée par l’art. Quand, en amont et en aval, les preuves font défaut, il est vain de parler de transfert poétique ou de sublimation. A en croire E. Koehler, les besoins, les tensions et les aspirations de la petite noblesse seraient à l’origine de la chevalerie errante et aussi de l’amour courtois. Malheureusement, les chevaliers errants ne sont nullement les prolétaires de l’aristocratie, et l’on ne voit trace, dans nos textes, des prétendues tensions à désamorcer. Il faut donc penser que le départ du chevalier ne tient guère à des causes matérielles et économiques, du moins dans les œuvres littéraires.
12L’errance serait-elle alors une entreprise matrimoniale, une quête de l’épouse ? Il est bien vrai que le mariage met souvent un terme aux aventures du héros. Parfois le protagoniste trouve en même temps un fief et un cœur. Le héros du Bel Inconnu épouse Blonde Esmerée et devient roi de Galles (6241-46). Le héros du roman de Durmart obtient la main de la reine d’Irlande (14989-90). Nombreux sont les récits qui s’achèvent sur des épousailles : Fergus, Yder, Jaufré, le Chevalier aux deux épées. Mais il faut se garder de croire que le chevalier errant est simplement un célibataire qui part à la recherche d’une compagne. Certains, comme Guigamar ou Lanval, trouvent une amie sans l’avoir cherchée. D’autres n’hésitent pas à quitter la belle qui voudrait les retenir et poursuivent encore leurs chevauchées : Yvain se sépare de Laudine et Perceval de Blanchefleur. Quelques héros prestigieux, tels Gauvain, Lancelot, Galehaut, Bohort, restent des célibataires endurcis. Le mariage, qui sert de dénouement traditionnel aux contes populaires, n’est pas le but avoué ou secret du départ en aventurée. Quand on part, on ne pense pas encore à s’établir !
13On pourrait appliquer en partie aux chevaliers errants des romans arthuriens les observations faites par G. Duby sur la classe d’âge des jeunes dans la société aristocratique14. A vrai dire, tous les héros de nos textes ne sont pas des jouvenceaux. Il a des hommes mûrs qui partent en aventure : Gauvain dans la seconde partie du Conte du Graal, le roi : Arthur au début du Perlesvaus, le roi Baudemagu dans la Queste15 Quand le roi Arthur décide de remplacer les compagnons de la Table Ronde morts au combat, il choisit par moitié des jouvenceaux, et par moitié des chevaliers anchiiens (Huth-Merlin, II, 169), auques d’aage (II, 170). Surtout, on ne rencontre quasiment pas dans nos romane les fils puînés, les cadets de famille, privée d’hoirie et obligés de courir les guerres ou les riches héritières, sur lesquels G. Duby attire l’attention. Mais un fait de grande importance mérite d’être mis en lumière : dans bien des textes le personnage principal qui décide de partir est un jeune homme. Il a un peu moins de vingt ans. Il est à l’âge de l’adoubement. Que ce soit Cligès, Tyolet ou Perceval, le héros du Bel Inconnu, du Lancelot en prose ou du Chevalier aux deux épées, partout les mêmes termes reviennent : vaslet, bachelier, jouvencel, ou bien chevalier nouvel "débutant"16. Le protagoniste est saisi à un tournant de sa vie : l’accession à la chevalerie, l’entrée dans le monde des adultes. Le départ en aventures serait-il un rite de passage, une coupure avec la famille et le passé, comme le service militaire dans les sociétés modernes17 ? Il se peut. Tient-il à la fougue, à l’ardeur, à l’impétuosité de la jeunesse ? La pétulance est la marque d’un âge de la vie18. Le départ répond assurément à un besoin de se dépenser, mais aussi de se dépasser et de s’affirmer. Nos héros sont à l’âge des longs espoirs et des vastes pensées. C’est au fond d’eux-mêmes qu’il faut chercher les vraies raisons de l’errance.
III Le déplacement comme recherche de soi
14Parmi les motivations psychologiques du départ, il en est une qu’on ne saurait totalement écarter : le plaisir du dépaysement et le goût du changement. En temps de paix le chevalier est un homme désœuvré. Pour échapper à l’inaction et à l’ennui, le voyage est un remède éprouvé. Certes, on ne saurait soutenir que les déplacements des chevaliers errants dans nos textes sont exactement des randonnées touristiques et des voyages d’agrément. Mais parfois l’absence de but, la libre allure, la disponibilité d’esprit du chevalier donnent à la chevauchée une allure de promenade. L’auteur du Perlesvaus nous dit e si ne plot mie as chevaliers tant la queste des aventures se il nes trovassent diverses (6617). Dans les déplacements que rien ne presse et qui vont au hasard, de côté et d’autre, il y a un peu le plaisir du divertissement, le charme du vagabondage, de l’évasion.
15Mais de plus hauts desseins habitent ceux qui partent. Pour tous les personnages, dans tous les textes, Yvain, Perlesvaus, le Lancelot en prose, la Queste du Saint Graal, le Chevalier aux deux épées, il est dit que les chevaliers partent
Por leur aventures trouver,
Pour eus connoistre et esprouver19.
16Ces mots d’aventure et d’esprouver qui reviennent avec insistance sont gros de signification : l’aventure fascine l’homme parce qu’elle est une rencontre aléatoire, chargée de mystère et de dangers, qui oblige à risquer sa vie et à se dépasser soi-même. Il y entre le goût du risque, le frisson délicieux de s’exposer au péril, mais aussi l’impérieux besoin d’acquérir la gloire. Dans nos romans les termes de los, pris, hounour apparaissent sans cesse. Le grand but de la vie errante, c’est bien la recherche de l’honneur. Entendons par là à la fois le désir de satisfaire le sentiment intérieur qui pousse l’homme à ne point démériter et l’envie de gagner ou de conserver l’estime des autres. Dignité personnelle et réputation sociale sont inextricablement mêlées.
17Mais de quelle sorte de gloire s’agit-il ? Où le chevalier errant met-il son honneur ? La réponse ne fait aucun doute : s’il existe une aventure exaltante pour le chevalier, c’est assurément le combat où il faut allonger la lance et tirer l’épée. La caste guerrière des chevaliers fait de l’affrontement militaire le lieu privilégié de l’honneur Ainsi donc le chevalier part pour se battre et pour abattre des adversaires, qu’il en ait conscience ou non. Ne nous hâtons pas de dire qu’il est simplement un athlète qui place son honneur dans la force de ses muscles et dans l’adressa de ses bras. Dans les chevauchées solitaires on maîtrise la peur et l’angoisse, on expose sa vie chaque matin. Le départ en aventures implique un effort toujours soutenu, une tension et une émulation perpétuelles. On pourrait appliquer à la vie chevaleresque ce que Péguy disait de la guerre : elle "est fondée sur la compétition, sur la rivalité, sur la concurrence". Comme le montre le beau mot d’amender "progresser", si répandu dans nos textes (par ex. Lancelot en prose. III, 113 ; IV, 227, etc.), l’errant veut dépasser les autres et se surpasser lui-même. Aspiration pleine de grandeur ! On doit, toutefois, s’interroger sur le sens des combats qui emplissent les romans arthuriens. Les chevaliers errants se mettent-ils au service de nobles causes ? Assez souvent il en va ainsi. Le héros du Chevalier au lion défend la dame de Norison, sauve la pucelle des violences du méchant Harpin, vole au secours de Lunette, libère les pauvres ouvrières exploitées et les armes à la main, fait valoir les droits d’une héritière spoliée20. La fonction du chevalier errant, c’est d’être un redresseur de torts, un justicier. Il se fait le champion bénévole de tous ceux qui souffrent, et tout particulièrement des faibles et des femmes. Avec son intuition poétique Victor Hugo l’avait bien compris. Dans la Légende des siècles il évoque ainsi les paladins :
On disait : qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Ils sont
Ceux qui punissent, seux qui jugent, ceux qui vont.
(v.33-34)
18On en trouverait bien des illustrations dans nos textes. Un beau passage du Lancelot en prose rappelle que la mission du chevalier est d’être piteus sans vilonie, debonaire sans folonie, piteus envers les soufraitex et larges et appareillés de secoure les besoigneus, prés et apparelliés de confondre les robeors et les ochians, drois jugieres… (III, 114, 6-8). Dans un autre endroit du même roman, quand le roi Baudemagu veut le retenir, Lancelot lui répond : Vostre compaignie amaisse jou moult… Mais sachiés que jou sui plus a autrui c’a moi meismes (IV, 293, 21-23). Les chevaliers errants ont conscience d’être les protecteurs des faibles. Le héros du Tristan en prose déclare magnifiquement : Je sui chevalier errant. Et les chevaliers errans vont toutevoies cachant par le royaume de Logres et par estranges contrees aventures pour ce que ilz, a leur povoir et selon raison, doivent deffendre les foibles envers les forz, et maintenir loyauté ou que il viengnent21. Souvent la pratique s’accorde avec ces nobles principes. On part en aventures pour aller délivrer un compagnon, pour venger un parent ou un ami, pour secourir une pucelle22. Le départ alors est une quête fortement motivée. Il arrive même que le héros mette son épée au service de Dieu et combatte infidèles ou renégats. Il n’est nule si bele chevalerie come cele est crue l’on fait por la loi Deu essaucier, nous dit le héros du Perlesvaus (9060) (61) ! Il est exceptionnel pour le chevalier errant d’être un miles Christi, un soudeier Nostre Sire, comme dit l’auteur du Perlesvaus (5974). Normalement, c’est un gendarme mobile, un guerrier d’élite qui pourfend les félons, poursuit les méchants, abolit les males coutumes. Au sens plein du terme il incarne les forces de l’ordre. Dans un monde paisible il serait inutile. Dans un monde troublé il remplit une indispensable mission de libérateur, de pacificateur. Il est le combattant de la justice, le bras de Dieu. Ecoutons encore V. Hugo :
Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu,
Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu.
Ils créaient dans la nuit ainsi que des lumières.
(Ibid., v. 17-19)
19Cependant, il faut bien reconnaître que cette belle justification de l’errance n’est pas valable dans tous les cas. Le chevalier errant ne part pas toujours pour défendre une noble cause. Parfois il court les routes parce qu’il a envie d’en découdre. Le premier venu devient alors un adversaire, et tous les prétextes sont bons pour dégainer23. Cette motivation frivole, ce goût du combat pour le combat, cette recherche de la vaine gloire ne s’étalent pas dans les romans de Chrétien de Troyes. Ils transparaissent, cependant, si l’on regarde les textes de près. Certes, Erec et Yvain ne font point figure d’agresseur. Ils se contentent de se défendre quand on les attaque. Mais ils ne refusent jamais le combat et ils ne se demandent pas ci l’affrontement est justifié. Lorsque Guivret le Petit s’élance vers lui, Erec accepte la joute, sans dire un mot, sans doute avec un secret plaisir :
Contre le chevalier s’esmuet
Qui de bataille le semont (3756-57).
20Ni Calogrenant ni Yvain ne s’excusent d’avoir involontairement causé du dommage à la demeure et à la forêt du chevalier de la fontaine. Ils écoutent silencieusement les plaintes très justifiées d’Esclados le Roux (491-516), tout heureux d’avoir un prétexte pour se mesurer avec 1’inconnu. Ainsi, malgré le grand art de Chrétien pour justifier les duels, on devine parfois que les chevauchées et les joutes tiennent à des ; motifs futiles, Déjà le ver est dans le fruit.
21Le caractère frivole des affrontements chevaleresques apparaît à plein dans les textes du xiiie siècle. Certes, il y a toujours des innocents à sauver et des coupables à châtier. Mais, à côté des prouesses pleinement justifiées, il est des combats déraisonnables et des exploits absurdes. Les grands rouans en prose, le Lancelot, le Tristan et plus encore, semble-t-il, Guiron le courtois, en offrent bien des exemples. Ainsi, partir en quête par simple curiosité, attaquer le premier venu sans chercher à connaître son identité, combattre sans cesse ni raison24. Une subtile perversion de l’idéal chevaleresque se glisse irrémédiablement et insidieusement dans nos textes. Le chevalier errant devient un spécialiste de la joute, un maniaque du duel, un virtuose, épris de numéros plus ou moins acrobatiques et plus ou moins périlleux. Le besoin de défier et de provoquer les passants traduit peut-être une certaine ardeur belliqueuse, mais surtout la sourde envie de se mettre en avant, de l’emporter sur les autres et d’en tirer des satisfactions d’amour-propre. Pour assouvir ce mauvais penchant, il suffit habituellement de trouver un adversaire, de le désarçonner et de le réduire à sa merci.
22On comprend dès lors les réactions de Dinadan qui refuse les combats absurdes dans le Tristan en prose25. Les critiques modernes se sont souvent mépris sur le comportement du personnage. Ils n’ont pas voulu donner raison à Dinadan, car c’eût été ouvrir une brèche dans les valeurs chevaleresques. E. Vinaver s’imagine donc que l’auteur du Tristan est un dialecticien pratiquant l’art de la disputatio : pour lui Dinadan jouerait le rôle de l’opposant, c’est-à-dire du poltron face au chevalier hardi26. A. Adler réduit Dinadan au personnage du beau couard, dont les discours osés resteraient de "pardonnables enfantillages"27. N’est-ce pas s’aveugler sur l’essentiel ? J’ai fait observer en 1969 que Dinadan est un esprit réaliste qui voit l’envers du décor et discerne la vanité ou la futilité des chevauchées prétendument héroïques. Tout en restant un chevalier errant, il n’a cure des horions inutiles et des joutes frivoles28.Au terne d’une analyse plus détaillée et fermement conduite, Mme E. Baumgartner aboutit aux mêmes conclusions29. A ses yeux, loin d’être un poltron, Dinadan est un héros lucide qui refuse les affrontements stériles ou meurtrier. Il est prêt à sacrifier sa vie pour défendre une juste cause, mais il ne veut pas l’exposer inconsidérément.
23Dans la littérature médiévale Dinadan n’est pas un personnage unique. Mme Baumgartner en a justement rapproché d’autres héros du Tristan en prose comme Kaherdin ou Lamorat30. 0n pourrait ajouter que dans une version particulière de Guiron le courtois – celle du manuscrit A2 – un personnage ironise également sur le curieux comportement des chevaliers errants :
24Et si avez entre vos, chevaliers erranz, une costume qi est ennueuse durement, qar se li uns de vos encontre l’autre, por qe vos soiez ambedui armé, tout le premier salu qe vos vos e.tredonez, si est cestui : "Gardez vos de moi, sire ci evalier, qe vos estes venuz a le joste !" Veez ore cum bel salu e cum bel acontement se funt li chevaliers errant qant il s’entrecontrent ! (§, 186)
25Des textes plus tardifs, comme Claris et Laris ou Escanor nous en offriraient d’autres exemples31. Ainsi, bien avant Cervantès, en plein âge d’or de la chevalerie, quelques esprits malicieux mettent en question les chevauchées des chevaliers errants et suggèrent avec le sourire qu’on trouve parfois sur les routes des fanatiques du combat singulier et des chasseurs de coquecigrues.
26A s’en tenir aux documents littéraires, il apparaît donc une pluralité de causes au départ des chevaliers. Les raisons présentées sont, au demeurant, complémentaires, et non contradictoires. Mais, malgré la complexité des motifs et l’ambiguïté de l’errance, un certain nombre de conclusions semblent devoir être tirées de l’analyse. Le chevalier errant n’est ni un instable ni un fugitif ni un vagabond sans feu ni lieu ni un maudit obligé de courir le monde comme le Juif errant32. Cédant au plaisir du risque et à l’appel de la gloire, il s’arrache à la tranquillité d’une vie sédentaire pour partir droit devant lui. Il brise net le fil des jours paisibles et des plaisirs médiocres pour aller vers de vastes horizons.
27Mais nos auteurs savent raison garder. Ils sentent que l’on se disperse et que l’on s’éparpille dans de perpétuels changements. Leurs héros ne veulent pas se couper du monde et rompre toutes attaches. Dans leur existence se mêlent à la fois la rupture avec la vie casanière où l’on se fixe et où l’on se fige et aussi le retour périodique et parfois définitif vers la communauté. Même si l’errance ne dure qu’un temps, même si elle prête à quelques outrances, elle conserve toujours dans nos textes une indéniable grandeur. Le chevalier errant n’a pas choisi en vain le risque, la liberté, la disponibilité, la générosité. Malgré nous, il nous interpelle. Comment rester insensible à cet appel qui Monte du fond des siècles ?
DISCUSSION
28Monsieur TAVERA Très intéressé par votre exposé, par tous ces "points d’interrogation" que vous choisisses de poser, plutôt que d’apporter quelque réponse catégorique. Cependant, ne trouve-t-on pas, dans un lointain passé, une réponse unitaire à toutes des questions ? Vous évoquiez le Lucius voyageur de l’Ane d’Or. Sans le roman gréco-latin, le voyage n’est-il pas déjà le grand procédé littéraire ? Ne trouve-t-on pas déjà les pillards, et l’amour, et l’épreuve et la recherche de soi ? Ervin ROHDB (Der Grieschische Roman und seine Vorlaüfer) voyait, dans une sorte de Mariage de l’épopée maritime (Odyssée, Argonautiques) et du "conte milésien" érotique, l’origine même du roman. Or, mutatis mutandis, ne trouve-t-on pas tout juste les mêmes composantes dans le roman de chevalerie ?
29Monsieur MENARD : Entre les romans grecs et byzantins, dont ROHDE a donné une solide étude, et les romans de la Table Ronde, les différences l’emportent sur les ressemblances. Le déplacement du protagoniste ne suffit pas pour parler de parenté. Lo voyage du héros est un éternel motif de conte populaire. Rien d’étonnant si en le trouve dans les contes milésiens se l’antiquité. En revanche, plusieurs éléments semblent essentiels dans les romans de chevalerie : l’errance délibérée et systématique, la recherche de la gloire dans les joutes et les combats singuliers, la noble ambition de remplir un rôle de libérateur et de justicier. Ils paraissent rarement réunis sans les œuvres antérieures au moyen âge. L’idéal chevaleresque pouvait-il exister avant l’âge de la chevalerie ?
Notes de bas de page
1 Le gros livre de L. Gautier, La chevalerie, Paris, 1882, se fonde sur des textes épiques et ne s’intéresse guère à l’errance. Les travaux de G. Cohen, Histoire de la chevalerie en France au Moyen Age, Paris, 1949, et de Charles Moorman, A Knight There Was, The Evolution of the Knight in Literature, Lexington, University of Kentucky Press, 1967 restent assez superficiels.
2 A des titres divers on peut utiliser Painter, William Karshal, Knight errant, Baron and Regent of England, Baltimoré, 1933 ; S. Painter, Brench. Chivalry, Chivalric Ideas and Practices in Medieval France, Baltimore, 1940 ; Ernst Rust, Die Erziehung des Ritters in der altfranzösischen Epik, Berlin, 1887 ; Stefanie Jauernick, Das theoretische Bild des Rittertums in der altfranzösischen Literatur, Göttingen, 1961 ; Martin de Riguer, Cavalleria fra realtà e letteratura nel quattrocento, Bari.1970. Le livre important d’Erich Koehler, Ideal und Wirklichkeit in der höfischen Epik, Tubigen, 1956 a été traduit en ; français sous le titre L’aventure chevaleresque, Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, 1974.
3 Cf. Gunter Eifler, Ritterliches Tugendsystem, Darmstadt, 1970.
4 Sur des points particuliers on peut consulter H. Oschinski, Der Ritter unterwegs und die Pflege der Gastfreundschaft in alten Frankreich, Halle, 1900 et Mariane Stauffer, Der ald, Zur Derstellung und Deutung der Nature im Mittelalter, Berne, 1959 (notamment le chapitre Die Wanderung, p. 127-39). Mme M. L. Chênerie prépare une thèse de doctorat sur le chevalier errant.
5 Le Voyage (Fleurs du Mal, CXXVI, 17-18).
6 Cf. La légende arthurienne et le Graal, Paris, 1951, p. 8l et surtout p. 314.
7 E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, Paris, 1886, t. I, conte n° 1. C’est le conte type n° 301 : cf. P. Delarue, Le conte populaire français, tome I, Paris, 1957, p. 108-133.
8 Cf. Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 36.
9 Grundriss der romanischen Philologie, II, 1, Strasbourg, 1902, p. 496.
10 Cf. Perlesvaus, .3595-3617, 4561-4676, 5560-5602 ; Fergus, 89-92 ; Gerbert de Montreuil, Continuation de Perceval, 15371-15615 ; Merveilles de Rigomer, 3620-3655 ; Livre d’Artus, 218-219.
11 A. Luchaire, La société française au temps de Philippe Auguste, Paris, 1909, p. 265-325.
12 L’aventure chevaleresque, Paris, 1974, p. 79.
13 Préface à L’aventure chevaleresque, p. xviii.
14 g. Duby, Au xiie siècle, Les jeunes dans la société aristocratique, Annales E.S.C., 1964, p. 635-846.
15 Conte du Graal, éd. W. Roach, 4813 et sqq. ; Perlesvaus, 183-566 ; Queste del Saint Graal, 27 et sqq.
16 Perceval est sans cesse appelé vaslet (126, 162, 169, etc.), Tyolet également (39, 113). Le héros du Chevalier aux deux épées est un vallés (1506) qui n’a pas plus ; de 22 ans (1511), celui du Bel Inconnu est un jonc baceler (293). Sur le mot de bachelier cf. J. Flori, Qu’est-ce qu’un bacheler ?, Romania, t. 96, 1975, p. 289-313. C’est à l’âge de 18 ans que le héros du Lancelot en prose devient chevalier (III, 111 et 122-127). Il est un vallés (III, 133, 1), un débutant dans la chevalerie, uns noviax chevaliers (III, 138, 5).
17 Sur les rites de passage cf. A. van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909, passim.
18 Philippe de Novarre fait de la turculence et de l’impétuosité le signe même de la jeunesse : cf. Les quatre Ages de l’homme, éd. E. de Fréville, Paris, 1888, SATF, p. 22 et 24. Après avoir constaté le dynamisme des jeunes, il donne aux jouvenceaux des conseils de moraliste et de père de famille : Li jone haut home… se doivent traveillier d’oneur conquerre por estre renomez de valor et por avoir les biens temporeus et les richesces et les heritages dont il puissent a honor vivre (p. 39).
19 Chevalier aux deux épées (117-118). Dans Yvain Calogrenant nous dit chercher Avanture por esprover/Ma proesce et mon hardement (362-63). Le héros du Perlesvaus veut esprover s’il a force ou chevalerie (2951). De même, un personnage de la Queste, le jeune Melyan, déclare ici porrai je esprover ma force et conoistre s’il avra en moi proesce ne hardement par quoi je doie avoir los de chevalerie (41, 10-12). On observera que l’aventure est liée au désir de se connaître soi-même, de connaître sa valeur et ses limites.
20 Cf. Yvain, 3138-3336, 3797-4306, 4307-4629, 5101-5705, 5918-6206.
21 C. N. f. fr. 335, f. 349. Le passage est cité par Mme Baumgartner, , Genève, 1975, p. 181. Le tristan en grese, Essai d’interprétation d’un roman médiéval
22 Le départ en aventures a souvent pour but de porter secours à une femme : Gauvain par délivrer la pucelle assiégée au lui de Montesclaire (Conte du Graal, 4706-720), Le Bel Inconnu offre spontanément son aide à la pucelle qui demande assistance (Bel Inconnu, 176-196), Lancelot s’élance au secours de la Dame de Mohaut (Lancelot en prose, III, 129), etc.
23 On pourrait appliquer à beaucoup de héros ce que dit un personnage de Guiron le courtois : Ainsi est entre vous, chevaliers errans, que quant vous venés entre autres chevaliers vous ne feites onques fors trouver achoison coment vous vous puissiés merler a cus (§, 97).
24 Cf. Lancelot en prose, III, 175 (Gauvain en quêt du chevalier qui a conquis la Douloureuse Garde) ; III, / 402 (combat de Gauvain et de Lancelot) ; III, 174 (combat de Lancelot contre celui qui préfère le mort au navré !.
25 Les passages les, plus significatifs ont été rassemblés tout récemment par Mme Baumgartner, Le Tristan en prose, Genève, 1975, p. 183-186. Au chevalier qui le provoque Dinadan répond Ne savriés vous en autre guise saluer chevalier errant fors que en disant "Gardés vous de moy : a jouster vous convient !" ? Que savés vous ore se je sui orendroit aaisiés de jouster ? (C. N. f. fr.. 335, f. 397).
26 E. Vinaver, Un chevalier errant à la recherche du monde, quelques remarques sur le caractère de Dinadan dans le "Tristan" en prose, Mélanges M. Delbouille, Liège, 1964, t. II, p. 677-686.
27 A. Adler, Dinadan, inquiétant ou rassurant ?, Mélanges R. Lejeune, Liège, 1969 t. II, p. 935-943.
28 Cf. Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age, Genève, 1969, p. 460.
29 Cf. op. cit., p. 182-187 et 252-259.
30 Op. cit., p. 187-188.
31 Dans Claris et Laris Dodinel refuse de combattre les chevalière qui le défient (26766-26901). Keu, après avoir chevauché une journée entière à travers les forêts, en plein hiver, sans boire ni manger, se voit obligé de passer la nuit en plein air, sur de la mousse. Il s’écrie alors : Or voi ge ien que il n’a en cest mont terrien/Si sote gent con chevalier,/Car querant vont lor encombrier./Qui plus veult monter en valor, /Plus li covient sofrir dolor./ Dehaiz ait ore tel maistrie/ Et sifaite chevalerie !/Ce meïsmes m’en tieng pour fox !/Tant en ai receü de cox/Ge n’ai membre qui ne s’en plaigne ! (10097-10107). Voir aussi Escanor, 11780 et sqq.
32 Le Juif Errant est l’image même de l’homme qu’une malédiction divine contraint à un déplacement incessant. Pour lui l’errance est un châtiment. Selon la légende, ce personnage aurait injurié et molesté le Christ le jour de la Passion. En réponse, le Christ lui aurait dit simplement : "Prends garde à ceci : je reposerai et tu chemineras". Depuis lors, le réprouvé marche et parcourt la terre, sans jamais pouvoir s’arrêter, dans dormir, pleurant, soupirant, faisant pénitence. Il marchera sans doute jusqu’à la fin du monde. Sur la légende du Juif errant cf. Charles Nisard. Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage, Paris, 1854, nouv. éd., 1968, p. 477-496. Sur la formation de la légende dans les temps modernes, et non au moyen âge, cf. G. Paris, Légendes du Moyen Age, Paris, 1903, p. 149-221.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne
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