La « géographie » dans le Liber de Guillaume de Boldensele, pèlerin de Terre Sainte – 1336
p. 25-40
Texte intégral
1C’est dans les récits de voyage que, dès le début du siècle, le Professeur Beazley proposait de découvrir "l’aurore" de la Géographie. Je voudrais vous présenter quelques recherches que j’ai faites a propos d’un récit de pèlerinage du xive siècle, le Liber de quibusdam ultramarinis partibus de Guillaume de Boldensele, dans le cadre du Centre de recherches pour l’Histoire de la Géographie que dirige a l’Université de Paris IV Monsieur le Professeur Mollat.
2Aurore de la Géographie, car, on le sait, la Géographie n’existe pas à la période médiévale. Le mot est apparu seulement en 1510, et celui de géographe en 1557, au sens de l’homme qui dresse des cartes.
3Cependant, si l’on s’accorde avec la définition du Père de Dainville, "la Géographie est en définitive une certaine manière d’être assailli par la terre, envahi par la mer, séparé par la distance, dominé par la montagne"1, alors on peut dire que, comme le prince a précédé partout la principauté, le géographe a précédé la constitution de la géographie en science autonome.
4Autant que dans les traités théoriques des hommes de cabinet, par exemple le Traité de la Sphère de Sacrobosco, on trouve cette Géographie dans les ouvrages des hommes de plein air, des voyageurs, dont les récits se multiplient a partir au xiiie siècle en réponse a la curiosité grandissante de leurs contemporains pour un monde dont les limites reculaient chaque jour.
5Ces voyageurs sont, pour une très large part, des pèlerins et ceci pose un problème, Le pèlerin n’est-il pas en effet un homme habité tout au long de son cheminement par une pensée, presque une présence, celle du saint lieu vers lequel il se dirige ? Dans ce monde ainsi orienté, ce ne sont pas les pays qu’il traverse qui l’intéressent, mais plutôt sa marche, celle qui donnera tout son poids à son arrivée au sanctuaire. La disproportion que l’on peut constater à cet égard dans tous ces récits entre les quelques pages consacrées à l’itinéraire et les longues descriptions de Jérusalem et des lieux saints est très éloquente.
6Cependant le pèlerin est géographe malgré lui. Si nous ouvrons le livre de Guillaume de Boldensele, dès les premières pages il nous dit s’être embarqué à Noli sur la Méditerranée, et explique à ce propos que cette mer est ainsi nommée parce qu’elle est au milieu des trois principales parties du monde, l’Europe à l’Ouest et au Nord, l’Asie à l’Est, l’Afrique au Sud, que par un de ses bras elle atteint l’Espagne et s’unit ainsi au grand Océan qui entoure le monde, tandis que l’autre bras, le bras Saint George, aboutit à la Mer du Pont, la grande mer sans île.2
7On voit donc qu’une lecture attentive d’un livre de pèlerinage permet de récolter finalement une assez bonne mesure de renseignements intéressants.
8Quelques mots d’abord pour présenter l’auteur et son œuvre. Le Liber de quibusdam ultramarinis partibus a été rédigé en 1336-la date est donnée dans le texte-par un dominicain du Couvent Saint Paul de Minden, Guillaume de Boldensele. La personnalité de ce religieux a intrigué les chercheurs car il écrit sous le nom de sa Mère et en changeant même son prénom. Il semble que la lumière soit à peu près faite sur lui : il appartient par sa Mère à une famille nobiliaire célèbre mais en train de décliner, par son Père à une famille de ministériaux, elle en pleine ascension sociale.
9Son pelerinage est un pélerinage pénitentiel qui lui fut imposé par Jean XXII à Avignon, en raison de son "apostasie". Il avait en effet quitté son couvent, on ne sait si c’est en raison des perturbations entraînées par le schisme impérial de Louis de Bavière, ou à cause des difficultes religieuses, querelles entre laxistes et rigoristes, partisans et adversiares des béghards, qui troublèrent alors les couvents des Mendiants surtout en Allemagne.
10La critique interne du texte permet de situer son pèlerinage entre le printemps 1334 et l’automne 1335. D’après ce que nous savons de son passage au couvent de Minden, Boldensele avait alors une trentaine d’années.
11Le récit de son voyage lui fut demandé par le Cardinal Elie de Talleyrand Périgord, un des personnages marquants de la Cour d’Avignon, lettré ami de Pétrarque, très intéressé par les missions vers l’Asie que la Papauté organisait alors, et donc curieux de s’instruire sur les terres d’outremer.
12Ce récit connut un succès assez notable ; il en reste encore 27 manuscrits des XIVe et XVe siècles, et, dès 1351, Frère Jean Le long d’Ypres le traduisit en français en même temps que d’autres récits de voyageurs célèbres, Ricoldo de Montecroce, Oderic de Pordenone. Il demeure de cette traduction plusieurs manuscrits, dont le plus célèbre est celui qui se trouve dans le fameux Livre des Merveilles à la Bibliothèque Nationale de Paris. Cette traduction contemporaine est intéressante parce qu’elle permet des comparaisons en particulier entre le vocabulaire géographique français et le vocabulaire géographique latin au milieu du xiv siècle.
13C’est du vocabulaire en effet qu’il convient de partir pour étudier l’œuvre de Boldensele sous l’angle géographique.
14Dans son ouvrage sur. Le Langage des Géographes, le Père de Dainville a établi une classification que j’ai utilisée. Il propose trois grandes rubriques :
- Géographie astronomique : monde, ciel, terre…
- Géographie naturelle, où les termes sont classés en quatre groupes : climatologie, hydrographie, potamologie, formes de terrain
- Géographie politique, en distinguant les noms de lieux et ceux des divisions politiques. Mais le père de Dainville s’est borné au relevé des seuls substantifs. J’ai inclus dans ma recherche les verbes et les adjectifs. Il m’a semblé qu’on aboutissait ainsi a une meilleure approche de la pensée géographique, four prendre un exemple, en potamologie, le relevé des seuls noms fera apparaître : rivière, torrent, ruisseau celui des verbes et adjectifs tels que naître, se mêler, courir, décroître, large, profond, montrera le souci de définir le cours du fleuve, d’observer les variations de son débit.
15Cette étude du vocabulaire analyse évidemment non seulement les termes, mais leurs relations entre eux, le champ dans lequel ils sont employés. Elle permet ainsi de dégager des notions géographiques. Mais ceci est évidemment insuffisant, après avoir taillé, il faut savoir recoudre et rassembler les principaux passages où l’auteur s’est exprime en géographe, les rapprocher de ce que nous pouvons connaître de sa culture, de ses sources, les comparer avec d’autres passages analogues d’auteurs contemporains. Ainsi se dessinent peu à peu les contours de la science géographique du pélerin, dans de qu’elle a de commun avec celle des autres écrivains de son temps et dans ce qu’elle a d’original, ainsi apparaît peu a peu une "image du menace", comme on disait alors.
16C’est à la quête de cette image dans le Liber de Boldensele que je vous convie.
17Au départ, il faut compter, ce n’est guère amusant à faire, ce l’est encore moins à entendre. Je dirai donc très rapidement que toutes les catégories déterminées plus haut sont présentes dans l’ouvrage. La moins bien pourvue est la Géographie astronomique avec 10 termes employés 50 fois.
18Il y a ensuite à peu près équilibre entre les diverses parties de la Géographie naturelle, sauf la climatologie, 24 termes, 45 emplois, alors qu’on trouve 32 termes et 134 emplois en hydrographie 32 termes et 111 emplois en potamologie 44 termes et 175 emplois pour les formes du terrain.
19En Géographie politique,
2025 termes, 293 emplois pour les lieux
2112 termes, 96 emplois pour les divisions.
22Ces chiffres appellent quelques remarques. La place modeste tenue par la Géographie astronomique est normale puisqu’il s’agit d’un récit de voyage. Quant à la Géographie politique, elle occupe à peu près autant de place dans les préoccupations de l’auteur que la Géographie naturelle, 389 emplois au total, contre 466.
23Si nous regardons maintenant les éléments de ce vocabulaire, nous sommes dès l’abord déconcertés.
24Un seul mot, mons, pour désigner aussi bien une chaîne de montagne, montes Libani, qu’un sommet isolé, Mons Thabor. Ce mot est employé pour toute élévation du sol, qu’il s’agisse de la hauteur qui porte la citadelle du Caire, des collines qui entourent Nazareth, ou du Mont Sinaï.
25Par contre 7 termes différents pour les différents aspects de la rencontre de la terre et de la mer : litus, ripa, riparia, gulfus, sinus, brachium, strictum. On regarde avec attention la ligne du rivage, les golfes, les bras de mer, les détroits.
26De même, s’il est question des rivuli du désert, de torrens pour le Cédron (mais c’est une réminiscence scripturaire), il n’y a en réalité qu’un seul mot, fluvius, pour désigner le cours d’eau, qu’il soit ruisseau, rivière ou fleuve. Mais il y a 15 verbes pour décrire le cours d’eau, comment il naît, grandit, court dans son lit, garde sa direction, se joint à d’autres, et enfin se jette dans la mer où il est admis et absorbé.
27Quant à la Géographie, elle offre un très riche éventail de termes : terra, provincia, regio, partes. Elle distingue entre la cité, civitas, le castrum fortifié, la villa, competens, et les petits casalia dans la campagne.
28Pauvreté d’un côté, exubérance Je l’autre, comment qualifier ce vocabulaire ?
29Autre aspect déconcertant, l’absence presque complète de ce qui traduirait un souci de compter, de mesurer, si étroitement lié pour nous à toute science. Le mot altitudo est employé une seule fois, et au sens de sommet. Le mot profunditas n’est utilisé qu’à propos de la sagesse divine, encore une réminiscence scripturaire. On ne rencontre, et c’est significatif, que des adjectifs, altus, pro-fundus, et jamais accompagnes de chiffres, mais seulement de qualificatifs : satis, bene, non multum.
30Et cependant, les chiffres ne sont pas absents : longueur et largeur de la Terre Sainte, pourtour de la Mer Morte, du lac de Tibériade ou de l’oasis de Damas, distance entre les villes… Il serait inexact de dire que Boldensele ne compte pas. Il le fait même avec un grand souci de précision, donnant de preference les distances en jours de marche ; on ne parcourt pas dix milles à la même vitesse dans les sables du désert ou sur la route côtière libanaise. Les montagnards savent bien encore de nos jours qu’une course s’évalue en heures de marche, non en kilomètres.
31Troisième remarque, la rareté des termes abstraits, qui montreraient qu’on est passé du particulier au général, qu’on a souci de présenter des phénomènes, de les expliquer. On ne les rencontre qu’à propos de la condensation : complexio, ardor solis, consumere, distillare, subtiliare, ingrossare… Partout ailleurs, le champ dans lequel sont employés les termes est uniquement descriptif. Le mot mons est à peu près toujours associé avec altus s’il s’agit d’une montagne ; sinon avec des qualificatifs tels que formosus, graciosus. La plaine est dite pulchra ou parvula. Le mot fluvius est présenté dans un ensemble de verbes qui parlent de son tracé ou de son action bienfaisante : orire, currere, irrigare, fecundare. Outre les termes désignant le rivage cités plus haut, on trouve en liaison avec mare °: magnum, largum, et des verbes tels que attingere, interjacere, separare.
32Si l’on tente un bilan, on peut donc dire que les notions de morphologie, d’hydrographie, de climatologie ne sont pas absentes au Liber de Boldensele, mais qu’elles sont à l’état d’ébauche. Une fois la description faite, l’auteur passe rarement à la quantification, à l’explication.
33Il est bien évident qu’un récit de voyage est avant tout descriptif. Cependant, Boldensele ne dédaigne pas de parler en homme de science. Si, cessant de tenter de forcer les secrets de sa pensée par ces investigations dans son vocabulaire, nous le lisons, tout simplement, nous constatons que les passages où il pose des questions et tente d’y repondre sont ceux qui traitent du climat : "Parum pluit in Egipto quia regio multum de se sicca est et fortis ardor solis consumit humores super eam faciliter elevatos"3
34Pourquoi ce ciel immuablement clair, vision étonnante pour un homme des plaines d’Allemagne du Word sur lesquelles voyagent tant de nuages. Il faut un quia, et c’est dans Vincent de Beauvais qu’il le trouve, sa réponse reproduit presque mot pour mot un passage du Livre IV du Speculum naturale.
35Il y a un autre passage sur les phénomènes climatiques, il s’agit d’une longue explication de la condensation, tirée cette fois d’Albert le Grand, du Liber Mineralium et du Liber Meteorum. Mais il ne s’agit qu’indirectement de géographie. Boldensele veut confondre les "simples" qui croient que les colonnes de marbre de la chapelle Sainte Hélène au Saint Sépulcre pleurent continuellement la mort du Christ, alors que, selon ses propres ter mes : "Ubi natura sufficit non est ad miraculum recurrendum."4
36Malgré cette vision scientifique des choses, Boldensele, dans tout le reste de son Liber se contente de regarder et de décrire. Regard aigu, descriptions précises, si on les compare avec celles de tel ou tel de ses contemporains.
37Le Mont Carmel, par exemple, est dessiné avec beaucoup de justesse : "Prope Accon, vix ad quatuor milliaria supra mare a dextris est mons Carmelus non multum altus, oblongus, desuper planus, multum speciosus et fertilis."5
38Dans les autres récits de pélerinage, on voit le Carmel servir simplement de support à une citation du chapitre 35 d’Isaïe sur la beauté du Carmel et du Saron ou à l’évocation d’Elie.
39De même, s’il n’a que le mot mons pour parler du Liban, Boldensele réussit cependant à suggérer l’image d’une chaîne : "Veni ad montes Liban gratiosos qui in longum protenduntur de septentrione versus austrum."6Tandis que l’on voit bien le Mont Sinaï et la montagne Sainte Catherine se dresser comme deux sommets isolés, "valle profunda media existante."7
40On trouverait des exemples analogues en descendant dans la plaine. Boldensele en définit avec soin la configuration ; "Est autem Nazareth in valle parvula gratiosa montibus undique circumclusa."8
41"Processi versus Berutum… transita valle Bokar… inter montes hinc inde protensa."9
42Soulignons encore une fois l’originalité de tels passages. Au Sinaï, Jacques de Vérone, moine augustin, pélerin en 1335, définit le mont comme "maximus et altissimus"10et énumère aussitôt les indulgences que l’on acquiert en en faisant l’ascension. La plaine de Galilée est dite seulement "ditissima"11
43Ludolph de Sudheim, un compatriote de Boldensele, pélerin en 1336 s’intéresse à propos des monts du Liban aux évêques de rite latin qui y vivent : "Item in montem Libani sunt villa et casalia infinita et multi episcopatus ritu latinorum viventes."12
44On voit donc ce qu’a de nouveau le regard porté par Boldensele sur le paysage qu’il decouvre. Mieux, il est capable de présenter de façon synthétique, presque cartographique, l’ensemble d’un pays. Il faut citer ici sa description de l’Égypte : "Fluvius igitur paradisi novam Babiloniam praeterfluens ac terram Egipti irrigans et fecundans, et omnibus bonis habundare faciens, Gyon in Genesi appellatur. Quidam tamen dicunt quod Gyon et Phison in superioribus Ethiopie conjungantur et sic conjuncti unum alveum contineant et conservant. Insulas tamen plures in Egipto habet predictus fluvius uberrimas et deliciosas, divisus et iterum recollectus in Mare Mediterraneum in partes divisus incidit prope Alexandriam civitatem de qua fecimus superius mentionem… Et sciendum quod Egyptus oblonga patria est et in aliquibus stricta propter desertum siccum latera ipsius ambiens et comprimens de cujus natura et ipsa Egypta est, nisi quod in quantum exuberante fluvio, vel naturaliter vel artificialiter conducto imbibitur, fertilis efficitur et delectabilis hominum usibus coaptatur."13
45N’est-ce pas déjà le texte que nous avons pu lire dans nos manuels de Géographie, le Nil, son cours, ses îles, son delta, et l’Égypte, "don du Nil", vert ruban irrigué au cœur des déserts ?
46La encore, la comparaison avec l’itinéraire de Siméon Semeonis, franciscain irlandais, pélerin en 1326, est éloquente : "Praedictus autem fluvius est ille ingens et famosus cujus longitudinis non est finis. Per quem ascenditur navigio a Mari Mediterraneo usque ad Indiam superiorem in qua stat Presbyter Johannes… Ipse fluvius est ad navigandum amenissimus, in aspectu pulcherrimus, in transitu suavissimus, in piscibus uberrimus et in avibus habundantissimus, in virtute efficacissimus et suavissimus et ad bibendum delectabilissimus14
47Toute vue synthétique a disparu, le Nil est décrit de façon purement subjective.
48Si donc la figure de Boldensele se détache au milieu du XIVe siècle comme celle d’un pélerin à l’esprit scientifique assez exceptionnel, il faut se demander pourquoi il s’en tient à une Géographie purement descriptive.
49Il me semble que la réponse réside dans la culture dont il est le témoin. Dans les plus intéressants des récits de pèlerinage, on assiste en effet à la rencontre entre les deux sources de la Géographie médiévale, théorie des hommes de science, expérience des "gens du voyage" Les quelques exemples donnés ont, je l’espère, montré que pour Boldensele le voyage a été l’occasion d’une confrontation entre sa culture et la réalité.
50Cultivé, il l’est, de par son milieu sans doute, plus sûrement encore de par ses années d’étude de frère prêcheur, et ce d’autant plus que le couvent de Minden était réputé à cet égard en Allemagne.
51Or, que lui a appris cette culture ? A regarder le monde non pour lui-même, mais comme le lieu où s’exerce l’action de l’homme. L’univers, pour Boldensele, c’est l’œcoumène, centré sur la Méditerranée, on l’a vu dès le début de son livre. Plus que la terre, ce sont les rapports de l’homme avec elle qui l’intéressent. Il ne se pose pas de question sur l’orogénie, mais observe les roches, le calcaire rouge de la citadelle du Caire, le très dur granit du Sinaï, le fonds limoneux du Jourdain. Il ne se préoccupe pas de déterminer les diverses formes de relief, mais n’omet jamais de citer les ressources des pays traversés, reconnaissant dans les jardins d’Égypte les plantes de son pays, qui poussent là bien plus belles, et, toutes seules, "sola nature operation"15
52Le désert, pour lui, c’est bien sûr un lieu de sécheresse, mais il le voit avant tout comme un espace interdit à l’homme, domaine des bêtes sauvages : "locus nunc desertum dicitur et quasi inaccessibilis propter ferarum crudelium et venenosum animalium ibidem commorantium multitudinem innumerosam."16
53Quoi d’étonnant dès lors si la première place est donnée aux villes, signe par excellence de la présence humaine, "expression d’une civilisation" ? Il regarde chacune d’elles avec attention, les peint d’un trait sûr dans leur plan, leur aspect, leur caractère : Constantinople, en forme de triangle, dont deux côtés sont vers la mer, un vers la terre ; Tyr, sise au coeur de la mer et de tous côtés close de la mer ; Damas, séjour de délices parmi les sources et les eaux courantes de ses jardins "pleins d’arbres et de fruis et de toutes recreations", comme a traduit Jean le long.17
54Ainsi la terre, les eaux, sont vues comme un cadre pour les activités de l’homme, et c’est en référence à lui que finalement toutes les observations sont faites. Ainsi s’explique que les seules questions de Géographie physique soient posées à propos de l’atmosphère, domaine qui échappe à l’emprise de l’homme. Ainsi s’expliquent les contradictions entre richesse et pauvreté, précision et imprécision du vocabulaire. Tracé des côtes ou des cours d’eau, site précis d’une ville au pied ou au flanc d’une montagne ou d’une colline, ou au bord d’une rivière, distance d’une ville à l’autre avec indication de direction "inter septentrionem et orientem", il s’agit moins d’expliquer le monde que de s’y retrouver.
55On vérifie donc pour le XIVe siècle, la conclusion formulée par le Père de Dainville pour les siècles suivants : "La Géographie, jusqu’à la fin du xviiie siècle ne se conçoit qu’humaine ;"18
56On a envie d’ajouter, anthropomorphique. C’est là un autre legs de la culture aux voyageurs. Dans ce monde clos, centré sut la terre-(on n’est pas encore au siècle de l’univers infini)-l’homme microcosme est résumé du macrocosme, et mers et fleuves s’animent sous le regard du pélerin. Le voilà qui s’indigne à l’embouchure du Jourdain de voir le - fleuve sacré se jeter dans le lac maudit. Et ce scandale arrache a Boldensele ce cri du coeur, jailli dans sa langue maternelle-et soigneusement conservé tel quel dans tous les manuscrits- : "Ach !quod tam sacer fluvius et delectabilis tam detestabili lacui admiscetur."19
57Cette impression d’un univers animé se dégage surtout de la lecture de la traduction de Jean le long, dont le français qui s’essaie à devenir une langue de culture, est encore plein des charmes de la jeunesse. La mer a des "membres", des "bras", une "bouche", un "cuer" ; la rivière peut "recevoir et garder" les nefs, elle "cour", elle "chiet" dans la mer où elle est "assorbée" et "engloutye" ; l’air "se grossist et espessit" ; le mont est "très gracieusement assis", la ville aussi d’ailleurs, avec un "bel et gracieux regart vers la mer".
58Il est bien vrai de dire que géographe et peintre de cartes sont alors synonymes. Ne croirait-on pas, en refermant le livre, avoir eu sous les yeux une de ces mappemondes où les rois sont assis au milieu des terres qu’ils gouvernent, où les bannières armoriées claquent au haut des remparts des. villes, où tout un monde merveilleux d’animaux et de plantes est une invitation au voyage infiniment plus pressante que nos cartes savantes, déshumanisées et dépoétisées ?
DISCUSSION
59Monsieur MENARD demande à Mademoiselle DELUZ si civitas a un sens particulier dans son texte par opposition aux autres termes désignant une ville, et si casalia s’applique à un petit groupe de maisons, à un hameau. Dans la toponymie ancienne, cazeaux, chazeaux, cazelle, chazelle ne désignent pas des villages en ruines, mais de petites agglomérations rurales.
60Mademoiselle DELUZ : - Le mot civitas n’est pas employé dans un sens particulier dans le Liber de Boldensele. Par exemple : "In hac civitate (Constantinople) multe ecclesie… in hac sacra urbe vidi ex mandato domini imperatoris magnam partem crucis dominice"20
61Le terme qui est employé dans un sens particulier est castrum, par exemple pour la citadelle du Caire, le Chastel pèlerin, etc…
62Ceci correspond à la réalité en Orient où la citadelle est un élément important du paysage urbain, alors que le voyageur occidental n’a guère les moyens de savoir s’il est dans une ancienne cité romaine devenue siège épiscopal (cf. le renouvellement de la carte des évêchés effectuée par les Etats de l’Orient latin au xiie siècle.)
63Les autres termes employés pour désigner les villes sont : urbs (6 emplois), oppidum (1 emploi), metropolis (3 emplois), sedes (3 emplois), caput (l’emploi), alors que civitas est employé 88 fois.
64- Le mot casalia est employé tantôt avec le sens de ville en ruines, tantôt avec celui de village. Par exemple : "Palestina in qua sunt alie quatuor civitates philistinorum quarum meminit liber regum que nunc ad casalia parva… sunt redacte."21 "Posthec veni in Jherico que in ipsa valle Jordanis est et nunc casale est."22
65"In casali pulchro quod sub monasterio est Christiani scismatici commorantur." (Monastère de Seidnaya près de Damas).23
66"Hii montes (le Liban) pleni sunt pulcherrimis casalibus."24
67Les chartes conservées poux les XIIe et XIIIe siècles des états d’Orient latins désignent les villages par le mot casalia ou caseaux.
68Dans sa traduction du Liber de Boldensele, Jean le Long traduit casalia par "villette champetre" ou "hamelet", même s’il s’agit d’une ville en ruines. Par exemple : "Dе la vins en Jherico qui sciet en ces plains de Jordane susdit. C’est ore une petite villette campestre."25
Notes de bas de page
1 F. de Dainville. Le langage des geographes p. 322
2 Liber de quibusdam ultramarinis partibus édition critique par С. Deluz (ronéotypée) Р. 201
Les citations seront données en référence à cette édition
3 Liber de Boldensele p. 222
4 Liber de Boldensele p. 263
5 Liber de Boldensele p. 212
6 ibid ; p ; 289
7 ibid. p. 238
8 ibid. p ; 281
9 ibid. p. 289
10 Pélerinage de J. de Vérone Revue d’Orient latin 1895 t.III p. 769
11 ibid.p ; 269
12 Pélerinage de Ludolph de Sudheim éd.Neumann P. 36
13 Liber de Boldensele p. 220-221
14 Itineraraum ad terram sanctam de Simeon Semeonis éd. M ; Esposito p. 66
15 Liber de Boldensele p. 224
16 ibid. p. 219
17 Liber de Boldensele p. 352
18 F ; de Dainville. Le langage des géographes p. 323
19 Liber de Boldensele p. 275
20 LiDer de Boldensele, p. 204-205.
21 ibid. p. 212.
22 ibid. p. 272.
23 ibid. p. 289.
24 ibid. p. 290.
25 ibid. p. 342.
Auteur
Maitre assistante en Histoire médiévale à l’Université François Rabelais à Tours
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