Les voyageurs et la Rome légendaire au Moyen Age
p. 7-23
Texte intégral
1La Rome qui attira au cours des siècles du Moyen Age une foule croissante de visiteurs ne ressemblait en rien, nous le savons, à la Rome antique. Le voyageur découvrait d’abord ses murs et ses tours. Au début du xiiè siècle, Guillaume de Malmesbury déplorait que l’ancienne maîtresse du monde apparût alors comme un oppidum exiguum1. Dans les chants qu’il dédiait à l’Urbs, Hildebert de Lavardin évoquait la mélancolie des ruines gisant au milieu des marécages2. Aucune commune mesure entre la médiocrité de l’espace urbain et l’attrait grandissant que la ville exerça sur le voyageur médiéval. Plusieurs raisons l’amenaient à se rendre à Rome. Mais les guides de la ville rédigés à son intention nous montrent comment, au delà des impératifs qui avaient motivé son déplacement, sa simple curiosité de visiteur pouvait être sollicitée. La lecture de ce genre littéraire spécifique du voyage distingue trois moments dans la découverte du paysage urbain, trois étapes au cours desquelles se précise une sémiologie urbaine. Jusqu’au neuvième siècle, le voyageur dispose d’un certain nombre de listes qui se bornent à classer par catégories des lieux, des monuments, ou encore à les nommer, comme de simples jalons d’un itinéraire. L’une des plus connues est celle du manuscrit du monastère d’Einsiedeln, en Suisse, rédigée dans la première moitié du ixe siècle3. Mais dès le xe siècle, le visage de Rome change, la ville veut retrouver sa gloire passée. De ce fait, les nouveaux guides rédigés au xiie siècle font revivre les vestiges de ce passé dans un discours propre à capter l’attention du visiteur en les présentant comme des memoriae. Le plus diffusé de ces guides est connu sous le nom de Mirabilia et la plus ancienne de ses rédactions est généralement datée du milieu du xiie siècle4. Une version en langue vulgaire prouve sa vogue5. Légèrement postérieure, la Graphia Aureae Urbis s’en inspire6. Ces nouveaux guides s’adressent au touriste et non plus à une catégorie particulière de voyageurs. Ils tracent un itinéraire précis, s’arrêtent devant tel lieu, tel monument pour raconter son histoire. Le discours fait parler la mémoria, la fixe dans le souvenir. Il cherche à provoquer l’admiration. Dès lors, le monument peut motiver à lui seul le déplacement. Le troisième moment dans cette découverte de Rome est celui qui voit le signum prendre le pas sur l’itinéraire proprement dit. Le souci du rédacteur n’est plus alors de tracer une direction. Il fait appel exclusivement à la sensibilité de son lecteur, et traduit l’empreinte que Rome a laissée dans la sienne. Maître Grégoire, un clerc sans doute anglais, qui fit le voyage entre le milieu du xiie et le xiiie siècle, connut les guides en vogue à son époque mais il éprouva le besoin de faire une présentation personnelle des mirabilia qui l’attirèrent particulièrement, en une sorte de journal, la Narracio de mirabilibus urbis Romae quae vel arte magica vel humano labore sunt condita7. Il témoigne d’un type nouveau de visiteur, celui qui est le plus proche de nous et cherche le contact avec l’objet dans sa singularité. Ainsi, du viiie au xiiie siècle, trois manières de présenter la ville traduisent trois aspects du voyage dans Rome.
2Jusqu’au neuvième siècle, les guides s’adressent exclusivement au pèlerin. Ils l’orientent vers les églises et les catacombes. Plus complet que les nombreux catalogues de cimetières et de lieux de culte, le manuscrit d’Einsiedeln trace plusieurs itinéraires. Depuis chacune des portes qui permettent l’accès dans la ville, il fait défiler les monuments qui jalonnent un tracé, en les alignant sur la droite et la gauche du voyageur, suivant d’ailleurs un ordre contestable. Aucune description, aucun commentaire ne l’agrémente. Les guides ne cherchent pas à détourner vers un objet l’attention du voyageur. La dévotion semble être la principale motivation du voyage aussi bien dans Rome que vers Rome. La ville n’est plus qu’un reliquaire dont on n’hésite pas, à l’occasion, à dérober un fragment. Le vol des reliques alimentait, nous le savons, un marché fructueux qui permettait la surenchère dans la mesure où les acquéreurs se disputaient âprement la marchandise8.
3Pourtant même à cette époque, la dévotion et la course aux reliques n’étaient pas les seules raisons du déplacement à Rome. Face à Constantinople, la ville retrouvait dès les temps carolingiens, ses prétentions à l’empire universel. C’est à Rome qu’est consacré le nouvel empereur d’Occident, c’est à Rome qu’il établit à l’occasion sa résidence et sa justice. Le xe siècle surtout vit la renaissance d’un empire qui se voulait romain. « Que Rome ressuscite sous l’Empire d’Otton III » est le refrain d’un poème adressé en 998 par l’évêque Otton de Verceil à Grégoire V et au nouvel empereur qui s’installe dans la ville9. Légèrement antérieur, un Libellus de imperatoria potestate in urbe Roma10 souligne que Rome a été résidence impériale même au temps du carolingien Louis II :
erat quippe imperator in palatio Sancti Petri apostoli et papa ad Sanctos Apostolos.
4C’est de la même période que date la plus ancienne version connue pour le Moyen Age d’une légende romaine, celle de la Salvatio, centrée sur la primauté de Rome. Le Chronicon Salernitanum rédigé vers la fin du xe siècle11, raconte comment les fameuses statues représentant tous les peuples et les provinces conquis par Rome, et situées, selon la tradition, sur le Capitole, continuaient de protéger l’imperium romain au Moyen Age. Chacune d’elles, suivant la légende, portait une clochette qui tintait lorsque la province figurée se rebellait. Suivant l’anecdote édifiante du Chronicon, le danger vint d’un basileus du ixe siècle. Il aurait fait transporter les statues à Constantinople car, disait-il « au temps où les empereurs des Romains vénéraient ces statues, ils étaient glorieux »12. Mais saint Pierre, dans une vision nocturne, lui rappela qu’il était seul Romanorum princeps, et il accompagna ses paroles par un coup violent sur la poitrine du souverain. Pris de vomissements, ce dernier cracha du sang et rendit l’âme, payant de sa vie ce sacrilège contre la majesté de Rome. De la polémique avec Constantinople, et de la rivalité qui se faisait jour entre pape et empereur même en Occident, Rome sortait de toutes façons magnifiée. Du xe siècle encore date le plus ancien manuscrit qui place en tête des Sept Merveilles du Monde, le Capitole de Rome13. La légende de la Salvatio y est rappelée, et elle ne cesse par la suite d’être racontée à tous les visiteurs.
5Les guides ne pouvaient ignorer ce changement dans la vision de Rome. Ils étaient aussi destinés à s’adresser à un public plus varié. En effet ce qui s’amorce aux temps carolingiens et ottoniens trouve sa consécration au XIe et au XIIe siècles. Au temps de la réforme grégorienne la Papauté entend assumer l’imperium et, que l’empereur lui soit ou non favorable, c’est à Rome désormais qu’il est couronné. Les détracteurs eux mêmes de la Rome pontificale reconnaissent sa suprématie retrouvée : Roma mundi caput est, sed nil caput mundum14. L’importance prise par la Curie rendit pour beaucoup le voyage obligatoire. De Grégoire VII à Innocent III, la centralisation du gouvernement de l’Eglise poussait les clercs de quelque rang qu’ils fussent, à se rendre ad limina15. Les souverains multipliaient leurs ambassades quand ils n’accomplissaient pas eux-mêmes le voyage. Enfin, si les principaux centres d’études se situaient alors autour de Paris et dans le nord de l’Italie, le studium curiae cherchait à attirer les maîtres en théologie les plus réputés. Songeons -et pour arrêter là une accumulation d’exemples connus- au voyage d’un simple citoyen de Lyon, Valdès, qui fit approuver par Alexandre III son propos de pauvreté. A ce flot hétéroclite de visiteurs les nouveaux guides traduisent à leur manière la nouvelle gloire de Rome. Les églises elles-mêmes y changent d’aspect et ne sont plus uniquement des conservatoires de reliques. Les monuments de la Rome païenne ne sont plus de simples repères sur les tracés vers des lieux de culte. Les uns et les autres deviennent des mirabilia, objets dignes de curiosité. Ils revivent dans la symbolique d’un nouveau triomphe romain.
6Un seul itinéraire remplace les multiples parcours possibles du manuscrit d’Einsiedeln. Plusieurs voies mènent à Rome, mais une seule est dès lors conseillée dans Rome. Les Mirabilia et la Graphia, suivant en cela les guides antérieurs, font d’abord quelques recensements préliminaires : les tours des murailles, les portes d’accès, les arcs de triomphe, les thermes, les palatia, les théâtres, les lieux où les martyrs subirent leur passion, les ponts, les catacombes, les colonnes érigées en souvenir des triomphes impériaux. L’itinéraire proprement dit part de Saint-Pierre, se dirige vers le mausolée d’Hadrien (château Saint-Ange), franchit le Tibre au Pons Hadriani qui lui fait face, fait un crochet du côté de la porta Flaminea, au nord, pour un arrêt devant le mausolée d’Auguste qui au xe siècle déjà disparaissait sous un tertre. De là, il se dirige vers le Panthéon, puis vers le Capitule et le Colisée. Après une mention du Circus Maximus il atteint le Latran. Il s’oriente ensuite vers les monuments de l’Esquilin, puis vers le Quirinal, et il quitte enfin le centre monumental et la rive gauche du Tibre en le franchissant au pons Senatorum. La visite du Trastévère s’achève par celle de l’Insula Tiberis. Or cet itinéraire est quasiment celui que suivaient les cortèges pontificaux notamment lors des cérémonies d’intronisation du nouveau pape. Un chanoine de Saint-Pierre, Benoît, nous a laissé un Ordo Romanus contemporain des Mirabilia16. Le plus ancien manuscrit qui nous ait transmis les Mirabilia le contient aussi. Une hypothèse a d’ailleurs été émise sur l’identité entre Benoît et le rédacteur du guide17. L’originalité des Mirabilia par rapport à l’Ordo réside dans l’introduction du discours de cicerone qui transforme la via sacra des cortèges pontificaux en promenade touristique.
7Plusieurs formes à ce discours. Et d’abord, celle de la simple anecdote introduite même dans les inventaires qui précèdent l’itinéraire proprement dit. Elle donne vie à la sécheresse de l’énumération caractéristique des guides antérieurs. Après avoir cité huit palatia dans le répertoire qui leur est consacré, l’auteur ouvre une parenthèse qui inaugure le discours, sur le palatium de Romulus. Le fondateur de Rome y aurait fait ériger sa statue, en or, en prononçant cette prophétie : Non cadet, donec virgo pariat. Cette statue a disparu car : Statim ut virgo peperit, illa corruit. La légende sert de creuset à la fusion de la Rome antique et de la Rome chrétienne. Rome a eu deux fondateurs, Romulus et le Christ, le premier était le prophète du second. Tout contribue, dans ce contexte, à faire coïncider les origines de l’Urbs et celles de l’humanité. La graphia s’ouvre par un récit qui rattache les premiers temps de la ville à celui des fils de Noé. Les vies de saints et des bienheureux, les passions des martyrs, les actes des apôtres connus surtout par leurs versions apocryphes, offraient matière abondante au langage des lieux. Près de la porta Appia, le manuscrit d’Einsiedeln signalait l’église de Saint-Xyste. Les Mirabilia précisent que le martyr subit la décollation, et transforment l’église en memoria de cette passion. Leur rédacteur ajoute aussi qu’en ce même endroit : "Dominus apparuit Petro et dixit ei : Domine quo vadis ?". Ici, c’est l’interrogation de Pierre au Seigneur qui sert de memoria en l’absence de monument pour commémorer la scène.
8Le propos du guide, au xiie siècle, est d’insister sur la continuité de la fortune providentielle de Rome depuis l’origine des temps. Il l’incite donc à développer son discours sur les monuments du passé qui ont encore leur utilité dans la ville. L’un de ses objets de prédilection est le lieu de culte païen dont le christianisme a changé la dédicace. L’histoire, la mythologie, l’hagiographie s’allient alors pour expliquer une dévotion, une dénomination. La technique du discours permet de jouer avec la chronologie dans le seul but d’édifier et d’émerveiller l’auditeur.
9Le Panthéon a, on l’imagine, une place de choix dans cette optique. Le récit de ses origines s’ouvre par un rappel de la légende de la Salvatio et nous ramène au temps où, Agrippa, préfet de Rome, est averti par la clochette portée par la statue de la Perse d’avoir à marcher contre cette région rebelle. La déesse Cybèle lui apparaît dans une vision nocturne et lui promet la victoire, avec l’aide de Neptune, s’il s’engage à lui ériger un temple. Un jeu de mots sur la mater deorum fait la suite du discours. La christianisation du temple, que le rédacteur du guide situe sous Boniface IV, s’opère par la dédicace à Marie quae est mater omnium sanctorum. Le culte qui lui est rendu l’est, par voie de conséquence et dès le début, à tous les saints et aux défunts unis dans la liturgie des kalendes de Novembre. Par le jeu de l’analogie qui est aussi un bon procédé mnémotechnique, le visiteur associe dans son souvenir la mère des dieux, la mère de tous les saints, tous les saints et tous les défunts. Aucun souci de la chronologie qui situe au onzième siècle seulement la commémoration des défunts. Si le discours de cicerone part d’une réalité historique, il doit pour intéresser tout le public la simplifier et surtout la rattacher au temps présent. Quand il n’est pas affaire de lettres, le voyage dans le temps se doit d’être limpide et linéaire. La superposition rapide de quelques images ne s’embarrasse plus alors de la précision historique.
10Le recours à l’histoire peut être cependant plus large, plus rigoureux. Mais on fait appel exclusivement à son aspect dramatique et scénique. L’église Saint-Pierre-aux-liens est, dans les Mirabilia, l’objet de deux séquences historiques. La première rappelle l’aventure d’Antoine et de Cléopâtre, le danger couru par Rome, la mort de la reine : posuit ad mamillas duas psitanas, quod est genus serpentis. Elle se termine par la victoire d’Octave, que le peuple romain décide de commémorer chaque année aux kalendes d’août. La deuxième séquence nous transporte au début du ve siècle. Eudoxie, épouse de l’empereur Arcadius, part en pèlerinage aux lieux saints. Ici, une erreur du guide, qui confond l’épouse d’Arcadius, celle de Théodose II et sa fille, épouse de Valentinien III. L’impératrice, quelle qu’elle soit, ramène à Rome les liens de Pierre et elle exhorte le Sénat et le peuple à remplacer le culte idolâtre d’Octave par la vénération des saintes reliques. La fête de la victoire impériale devient celle de la Saint-Pierre-aux-liens. Deux séquences, un parallèle facile : Cléopâtre la reine maléfique et Eudoxie, bienfaitrice de Rome ; Octave qui sauve Rome de l’esclavage égyptien, saint Pierre qui la sauve de l’esclavage du péché. Partant d’un drame historique célèbre, la mort de Cléopâtre, qui capte dès le début l’attention, le discours se développe autour de la symbolique des chaînes qui sert de trait d’union aux deux épisodes. Elles sont le signe de l’esclavage mais aussi celui du pouvoir de lier et de délier qui libère de l’esclavage. Elles rétablissent aussi les liens entre les lieux saints et Rome, ce qui ne saurait manquer de trouver un écho au temps des Croisades.
11Le merveilleux, le procédé de l’analogie, l’allégorie, font le passage de l’histoire à la légende. Mais le discours peut aussi ignorer l’histoire et lui substituer le conte. Trois monuments de Rome ont une place privilégiée dans les guides du xiie siècle : l’église de Sainte. Marie in Ara Coeli sur le Capitole, des chevaux de marbre localisés sur le Quirinal, groupe équestre représentant les Dioscures et précédé d’une statue féminine entourée de serpents, et une autre statue équestre, en bronze, dite de Constantin et placée devant le palais du Latran. Dans les Mirabilia, le récit sur leurs origines précède l’itinéraire proprement dit, alors que la Graphia, plus proche en cela de nos guides modernes, l’intègre dans la présentation des lieux. C’est que le temps, si court soit-il, qui sépare la rédaction des deux guides est celui où les memoriae de Rome ont définitivement acquis leur langage et en sont indissociables. Pour deux de ces monuments particulièrement signalés à l’attention du voyageur, l’histoire antique est encore présente dans le récit du guide : l’Ara Coeli est l’église qu’Octave décide d’ériger au Roi de l’univers après consultation de la Sybille Tiburtine, et une vision de la Vierge à l’Enfant. Les chevaux de marbre font l’objet d’une interprétation allégorique autour du pouvoir, du savoir et de l’Eglise rédemptrice par le baptême. Mais c’est à propos du cheval dit de Constantin que naît le conte. Les Mirabilia nous en donnent la primeur. Presque aussitôt après, la Narracio de Maître Grégoire nous renseigne sur l’écho qu’il pouvait avoir auprès du voyageur. Elle oppose au guide son propre discours, et la confrontation des deux contes nous conduit vers une nouvelle étape dans la découverte des Merveilles de Rome.
12Nous ne reviendrons pas sur la controverse à propos de la statue équestre : représentait-elle Constantin ou plutôt Marc Aurèle ? était-elle bien celle qui se trouve aujourd’hui sur la place du Capitole, son lieu d’origine aux dires de Maître Grégoire ? Pour notre part, nous n’en retiendrons que la description qui en est faite au xiie siècle. Celle-ci clôt le conte dans les Mirabilia mais elle le précède chez Maître Grégoire. Chez ce dernier, nous l’avons dit, la curiosité pour l’objet par ce qu’il traduit « d’art magique ou de labeur humain » prime le souci de l’itinéraire. La Narracio présente des monuments, en commençant par les décrire, puis elle leur donne la parole. Cette statue équestre de bronze, dit-elle, se trouvait sur le Capitole, devant l’autel de Jupiter, et elle reposait sur quatre colonnes de bronze doré. Grégoire le Grand l’ôta de son piédestal, transporta les colonnes dans l’église Saint-Jean, du Latran et plaça le groupe équestre devant le palais pontifical. Cette notice historique elle aussi a été contestée. Elle n’en reste pas moins significative d’une nouvelle approche du monument, car les Mirabilia et Maître Grégoire ne portent pas le même regard sur la statue :
Mirabilia
- equum aereum pro memoria deauratum...
- et sine sella
- ipso desuper résidente extenta manu dextra qua ceperat regem...
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- in capite equi memoriam cocovaie ad cantum cuius victoriam fecerat
- ipsum quoque regem, qui parvae personae fuerat, retro ligatis manibus, sicuti eum ceperat, sub ungula equi memorialiter destinavit.
Maître Grégoire
Erat equus et eques et columpnae optime deauratae...
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Sedet autem eques manum dexteram dirigens tanquam populo loquens vel imperans.
Sinistra manu frenum retentat quod capud equi in dexteram partem obliquat, tanquam alio diversurus...
Avicula etiam, quam cuculam vocant, inter aures equi sedet.
et nanus quidam sub pede equi premitur, miram morientis et extrema pacientis speciem rapraesentans.
13D’un côté, une statue dont les éléments sont énumérés en fonction du récit qu’ils ont motivé. De l’autre, un groupe à qui le regard et non pas seulement le discours, donne vie : le geste du cavalier parle, le cheval s’impatiente et le nain piétiné par ses sabots porte sur son visage les marques de la douleur. Une statue vivante, voilà la nouvelle merveille de Rome, le miracle auquel le visiteur devient sensible. Une autre sculpture provoque chez Maître Grégoire une émotion du même ordre. Elle représente une Vénus nue en marbre de Paros :
Haec autem imago ex Pario marmore tam miro et inexplicabili perfecta est artificio, ut magis viva creatura videatur quam statua : erubesanti etenim nuditatem suam similis, faciem purpureo colore perfusam gerit. Videtur comminus aspicientibus in niveo ore ymaginus sanguinem natare.
14L’étude des "effets psychologiques" du beau chez Maître Grégoire a été faite18. On a montré à travers lui et d’autres exemples que, pour décrire une œuvre d’art, le xiie siècle a recours à un langage propre à traduire des « émotions d’ordre magique ». Maître Grégoire utilise ce qui peut passer pour lieux communs de son époque : les adjectifs et expressions tels que immensus, mira arte, admirabile, eximia pulchritudo, ou encore le recours au topos de l’ineffable : quis enim artificiosam compositionem eius et magnitudinem sermone exequi poterit, s’exclame-t-il devant le Colisée. Chez lui toutefois dominent les termes de magicus, miraculum, monstruosum. Or ce vocabulaire échappe au lieu commun si on le replace dans le contexte de la Narracio. S’il n’a pas le souci de tracer un itinéraire, Maître Grégoire ne présente pas pour autant les monuments de Rome au hasard. Il les classe d’après leur matériau : signa de bronze, de fer, de marbre. Il rejoint ainsi Aristote et les scolastiques, et leur distinction entre l’être en puissance et l’être en acte : le bloc de marbre est en puissance une statue. Son attention est donc particulièrement attirée par l’œuvre, l’appareil du monument. Comme il ne sait pas l’expliquer techniquement, il fait appel à la magie. Son classement, son vocabulaire se rapprochent de ceux de l’alchimiste. Qu’il en soit ou non un lui-même, la familiarité qu’il semble avoir avec cette science lui fournit les mots susceptibles de traduire l’émotion esthétique, elle lui facilite l’approche de l’œuvre d’art.
15Mais l’acte magique qui préside à la création d’une statue peut aussi fournir le thème du discours sur l’événement commémoré. Dans le conte bâti autour du cheval de Constantin, c’est le cas de la Narracio, et là réside la différence avec les Mirabilia. Maître Grégoire est sévère pour le conte de cicérone : il le qualifie de vana fabula et lui oppose son propre récit qu’il tient, dit-il, d’hommes dignes de foi – a senioribus et cardinalibus et viris doctissimis. Qu’est-ce qui sépare la fable populaire de l’explication savante ?
16Deux versions sont proposées par Maître Grégoire sur les origines de la statue. Il montre par là, qu’en l’absence de données historiques précises, les interprétations sont multiples ! L’une fait la synthèse de plusieurs légendes connues : le cavalier ne serait autre que Quintus Quirinus (Marcus Curtius) qui sauva Rome en se jetant dans un goufre d’où s’échappaient des vapeurs pestilentielles ; l’oiseau sortit du goufre après ce sacrifice ; quant au nain, sa présence nécessite l’utilisation d’une autre légende, celle de l’adultère de l’épouse de Constantin, et il est foulé aux pieds du cheval pour avoir séduit l’épouse du cavalier. Pour nous, nous retiendrons l’autre version car elle n’est en fait que la traduction savante du récit de cicerone. Le point de départ du conte est identique dans les Mirabilia et chez Maître Grégoire : le siège de Rome par un roi, sans précision chronologique. Dans les deux cas ce roi vient d’Orient, de Mésie précise Grégoire. La situation de l’Urbs est désespérée car le roi est potentissimus (Mirabilia) ; c’est un nain versé dans la magie, nanus peritia vero artis nigromanciae prae cunctis mortalibus inbutus. (Narracio). Un sauveur se présente -c’est le cavalier de la statue- pour délivrer la ville. Contre la force, il utilise la ruse : il prend l’allure d’un paysan, monte un cheval sans selle et avec une faux va faire de l’herbe pour se cacher derrière la gerbe more scuterii (Mirabilia). Maître Grégoire ne retient pas le détail de l’absence de selle qui pour un homme de son temps ne peut être le fait du miles, mais plutôt celui du paysan. Pourtant il qualifie son héros de miles strenvissimus. Or quand il décrit la statue, il interprète le geste du bras droit comme un signe de commandement, et quand il précise la récompense que le peuple de Rome offre à son sauveur il parle du Dominium... liberatae urbis, ce qui n’est pas évoqué dans les Mirabilia. Son vocabulaire est proche de la terminologie impériale et miles dans ce contexte c’est avant tout le soldat de la Rome antique et non le chevalier du Moyen Age. Le conteur des Mirabilia interprète la représentation du cavalier en homme de son temps, Maître Grégoire retrouve la symbolique et le vocabulaire de l’antiquité.
17La suite du conte le prouve davantage encore. Dans son entreprise, le héros va être aidé par une intervention providentielle, celle d’un oiseau qui, par son cri, donne le signal de la capture du roi. Dans le conte de cicerone, l’oiseau est perché sur un arbre au pied duquel chaque nuit le roi se rend pro necessario. A cet instant précis, l’oiseau chante, et c’est dans cette posture grotesque que le roi est surpris et saisi par le cavalier. Cette scène carnavalesque, ce monde à l’envers où un cavalier sans selle s’empare d’un roi qui est dans une posture scabreuse, mérite le qualificatif de vana fabula de Maître Grégoire. Et c’est sur ce point que son récit prend une toute autre résonnance. Chez lui, le roi s’isole pour se livrer à son art magique. Il agit au lever du soleil, lorsque le coucou
18cantum emisit, signum scilicet lucis orientis c’est l’aurore qui souligne le moment de la délivrance de Rome et de sa victoire.
19Or la symbolique du soleil levant pour célébrer la victoire de Rome, et plus précisément la victoire orientale, s’est répandue dans l’empire, sur les reliefs et les monnaies, à partir du iie siècle de notre ère19. Elle figure déjà sur la cuirasse historiée de la statue d’Auguste, dite de Prima Porta, conservée au Vatican. Par la suite toutes les victoires orientales de l’empire donnent lieu à des frappes de monnaies, de médaillons, qui l’utilisent. Cette symbolique de l’antiquité, Maître Grégoire la retrouve aussi bien dans sa description de la statue que dans le conte qui l’explicite. Véhiculée par la mémoire collective qui à Rome peut prendre appui sur des vestiges visibles du passé, la victoire sur l’Orient donne lieu, nous le voyons, à deux discours différents. La fabula du guide n’a plus de lien avec l’allégorie antique, elle s’adresse à l’imagination populaire, et elle change l’histoire en farce. La Narracio n’a pas davantage la connaissance du fait historique précis commémoré. Et dans un cas comme dans l’autre, le conte a une structure symbolique qui lui est propre et dont nous réservons à une autre étude l’analyse. Sans doute parce que son regard sur le monument est plus perspicace, Maître Grégoire rejoint un symbolisme universel, seul susceptible de faire le lien entre l’antiquité et le temps où il vit.
20Si la Rome du xiie siècle est un oppidum exiguum, les vestiges de son passé ne sont pas des ruines privées de vie. Le romain, comme le voyageur étranger, retrouve le contact avec eux, par le discours et par le regard. S’il a perdu parfois le sens exact de leur fonction originelle, celle qu’il leur attribue les intègre dans la nouvelle image qu’il veut donner de sa ville. Au XIIe siècle celle-ci a cessé d’être exclusivement un lieu de pélerinage pour devenir le centre de l’imperium chrétien. Pour légitimer ce rôle, on le rattache aux origines de Rome, voire à celles de l’humanité. Dans la nouvelle sémiologie urbaine, le Capitole redevient le centre du monde, la première de ses Merveilles, où se rencontrent la légende de la Salvatio et celle de l’Ara Coeli. Rome, ville éternelle, voilà le merveilleux. Mais il est une autre forme d’émerveillement, celle que provoque le passé pour ses propres réalisations, et pas seulement pour ce qu’il préfigure du temps présent. A ce titre Maître Grégoire éprouve l’émotion d’un humaniste, même s’il l’exprime dans le langage de son époque. Humaniste, il ne l’est pas seulement par son admiration de la grandeur antique, il l’est aussi par son effort pour individualiser l’objet esthétique.
DISCUSSION
21Monsieur MENARD voudrait savoir
- si dans les guides dépouillés, les pèlerins français qui arrivent par la Via Flaminia font halte quand ils entrent dans Home sur le Monte Mario ou bien sur le Pincio ;
- si l’on parle de Virgile dans la légende de la Salvatio où il est question des statues du Capitole dont les clochettes sonnent quand une révolte éclate dans les provinces.
22Mademoiselle TAVIANI : Les guides proprement dits, le Mirabilia aussi bien que la Graphia s’adressent au voyageur qui est déjà dans la ville et ils se proposent de guider ses pas vers des lieux urbains précis. Les collines servent à localiser les monuments. Avant de tracer leur itinéraire dans Rome, les Mirabilia et la Graphia évoquent les collines, soit dans une simple énumérationi :
Hi sunt montes infra urbem : Ianiculus, Aventinus qui et Quirinalis dicitur, Caelius mons, Capitolium, Pallenteum, Exquilinus, Viminalis.
(Mirabilia éd F.S.I. cit.p. 20)
23soit dans un récit préliminaire des origines mythiques de Rome (Graphia). Ni le Monte Mario ni le Pincio n’y figurent.
24Par contre la Narratio de Maître Grégoire, où l’auteur laisse apparaître son émotion dans la découverte de Rome, mentionne la colline d’où il aperçut pour la première fois la ville, et que les critiques s’accordent à identifier avec le Monte Mario :
Quam cum primo a latere montis a longe vidissem, stupefactam mentem meam illud Caesarium subiit, quod quondam victis Gallis, cum Alpes supervolaret, in quid magnae miratus moenia Romae...
suit une citation de LUCAIN, Bellum Civile, III.)
(éd. F.S.I, p. 143-1445 ; éd. Huygens, p. 11)
25Dans aucune des versions de la légende de la Salvatio que j’ai mentionnées, il n’est fait allusion à Virgile.
Notes de bas de page
1 Gesta regum Anglorum (lib.IV.cap.351) in : Codice Topografico della Città di Roma, ed. R. Valentini et G. Zucchetti. Vol.II. F.S.I. n°88. Rome 1942, p. 138.
2 Codice Topografico..., op.cit., p. 139.
3 id. p.156 et sq.
4 Codice Topografico... vol.III. F.S.I. n°90. Rome 1946.
5 Codice Topografico... vol.III. F.S.I. n°90. Rome 1946.
6 Codice Topografico... vol.III. F.S.I. n°90. Rome 1946.
7 id. : p. 137 et sq. Et : Narracio... ed.R.B.C. Huygens. Leyde 1970.
8 Eginhard : Historia translationis beatorum christi martyrum Marcellini et Petri, ed. A. Teulet. tome II. Paris 1843, p. 175 et sq.
9 Robert Folz : L’idée d’Empire en Occident du Ve au XIVe siècle. Paris 1953, p. 200.
10 Fonti per la Storia d’Italia (F.S.I.) n°55. Rome 1920. ed. G. Zucchetti.
11 Chronicon Salernitanum. ed. Ulla Westerbergh. Stockholm 1956.
12 id., p.143.
13 H. Omont : Les Sept Merveilles du monde au Moyen Age (Bibliothèque de l’école des chartes, vol.43. 1882. p. 40-59).
14 Cité in George B. Parks : The English traveler to Italy. Rome 1954. Vol.1, p. 236.
15 G.B. Parks : op.cit.
16 Codice Topografico...op.cit. vol.III, pp. 196-222.
17 L. Duchesne : L’auteur des Mirabilia (Mélanges d’Archéologie et d’Histoire. Janvier 1904. pp. 479-489).
18 Edgar De Bruyne : Etudes d’esthétique médiévale, t. II. Bruges 1946. p. 92 et sq.
19 R. Rebuffat : Les divinités du jour naissant sur la cuirasse d’Auguste de Prima Porta. (Mélanges d’Archéologie et d’Histoire. 1961. pp.161-226). Images pompéiennes de la nuit et de l’aurore.
(id. 1964.pp.91-104.).
Sur l’ensemble des légendes de la Rome médiévale, on se reportera à l’ouvrage de F. Gregorovius : Storia della città di Roma nel Medio Evo. Rome 1924, 4 vol., et à celui de A. Graf : Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo. Turin 1882, 2 vol.
Auteur
Université de Provence
(Aix-en-Provence)
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