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Conclusion

p. 337-340


Texte intégral

1Passer les textes médiévaux au peigne fin afin d’y repérer la moindre allusion à la chevelure féminine peut paraître d’un intérêt mineur. Un sondage myope, faisant abstraction des travaux critiques antérieurs, oblige à poser un regard neuf sur des œuvres que l’on croit bien connaître. Des œuvres hétérogènes semblent se rapprocher et à l’inverse des textes a priori comparables s’opposent : La Vie seinte Angneys rejoint le Lai on cobra, dans la mesure où tous deux traitent la chevelure comme un vêtement naturel ménageant la pudeur juvénile. De la même façon, le motif des tresses coupées met en relation des extraits fonctionnant sur le même principe alors même que les œuvres dont ils sont tirés relèvent d’inspirations parfois contradictoires. Autrement dit, les stéréotypes en rapport avec la chevelure féminine ne se cantonnent pas à un genre précis, à de rares exceptions près, mais se propagent dans l’ensemble de la littérature, faisant fi des barrières que les critiques ont érigées. Cette étude dresse un panorama de la littérature médiévale, établissant à travers le traitement de la chevelure, des orientations et des évolutions qui embrassent des domaines plus vastes. Ainsi, la place de plus en plus restreinte laissée à la description des cheveux est compensée par une attention accrue portée aux ornements de tête, sur lesquels se déplace la mention de l’or, suscitant une version courte du cliché du type cercle d’or ou chapel d’or. Dès le xiiie siècle, la coiffure supplante la chevelure, comme la représentation iconographique du corps vêtu remplace peu à peu celle du corps nu. Nos conclusions viennent donc appuyer et conforter des recherches plus larges sur le corps médiéval ou la représentation de la femme.

2Par une analyse transversale, la spécificité médiévale du stéréotype a été abordée, tant au niveau microstructural – au sein du syntagme voire de la phrase – que macrostructural – le paragraphe. Qu’il soit linguistique ou narratif, le stéréotype médiéval se caractérise d’abord par sa mouvance. Ainsi, la comparaison des cheveux avec l’or ne se laisse jamais enfermer dans une formulation unique qui serait inlassablement reprise. Aucun énoncé ne peut s’ériger en modèle prototypique. Ou, si l’on veut radicaliser notre propos, chacun des énoncés proposés constitue une variante. De la même façon que la conception d’une norme grammaticale est encore anchronique, il n’existe pas de modèle directif quant à la formulation à adopter. La « variance »1 de l’œuvre médiévale, en partie imputable à son mode de transmission, en constitue une caractéristique essentielle. Si le cliché au sens propre naît avec l’imprimerie, technique de reproduction de masse, le travail personnel du scribe relève autant de la réécriture que de la reproduction, celle-ci ne prétendant pas être identique. La variance se retrouve à deux niveaux : d’une part, les différentes versions d’un même texte peuvent proposer un rapprochement avec l’or en des termes différents bien que synonymes et d’autre part, d’un texte à l’autre, le stéréotype linguistique se fond dans le contexte où il est inséré à la façon d’un caméléon, prenant les couleurs – les mots – qu’on lui propose. Les différents stéréotypes linguistiques se caractérisent par leur extraordinaire malléabilité, qui se manifeste par leur labilité lexicale et par leur propension à se transformer au fil des siècles, quitte à changer de domaine d’application : des tropes attachés à la description capillaire s’adaptent pour dépeindre la robe d’un cheval ou le vêtement d’une héroïne.

3Quant au stéréotype narratif, plus largement implanté dans le texte, il relève également de la variance des œuvres, même si elle était plus prévisible : s’il semble aisé de reprendre mot pour mot une comparaison des cheveux avec l’or, il apparaît plus difficile de répéter intégralement et à l’identique toute une séquence narrative. Les éléments entrant dans la composition du motif se révèlent assez variables, il en va ainsi pour le motif de la toilette dans lequel le miroir n’apparait pas systématiquement. On rappellera que les trois stéréotypes narratifs en rapport avec la chevelure violentée (coupée, tirée et servant de prise pour traîner la femme) développés majoritairement dans les romans en prose du xiiie siècle sont rattachés à des stéréotypes linguistiques où dominent les verbes prendre, couper et traîner, généralement associés au substantif tresses, coiffure emblématique de la victime. Émergent donc, parallèlement aux clichés statiques du portrait, des stéréotypes linguistiques dynamiques, relatant une action, et ce avec des mots non moins sujets à la variance que chez leurs homologues descriptifs. Le « style formulaire » de la prose du xiiie siècle dont parle Bernard Cerquiglini, « qui relève clairement de l’écrit, et qui invite sans doute à une lecture solitaire, voire silencieuse : système clos de l’articulation des phrases du récit, grammaire stricte et calculable de l’insertion du discours »2 doit donc être entendu au niveau macrostructural du motif, dans la mesure où il se révèle impossible de prévoir au plan phrastique les expressions qui seront privilégiées. En analysant dans le détail le fonctionnement et le contexte d’insertion de plusieurs stéréotypes narratifs, nous pensons avoir mis en évidence quelques éléments de la grammaire textuelle, consubstantiels à la poétique même des œuvres. « Ce qui est pour nous lourdeur répétitive de la prose participe d’une esthétique du retour qui fonde l’écriture romane »3. Le motif, à l’exception de celui du don de chapel, se trouve en effet davantage représenté dans les œuvres narratives, hagiographie comprise, que poétiques.

4Paradoxalement, alors que le traitement de la chevelure se révèle extrêmement convenu : éloge de la blondeur qui renvoie les éclats lumineux et blâme de la rousseur qui rappelle les flammes infernales, la plus grande liberté règne au cœur même de l’expression de ces lieux communs. La question à poser à l’œuvre médiévale serait : « Dis-moi comment tu te répètes, et joues de ta répétition »4. Le grand romancier médiéval est celui qui sait habilement reprendre l’héritage des topoï pour leur faire rendre un nouveau son, soit en variant leur domaine d’application, soit en améliorant leur intégration dans la narration. Chrétien de Troyes, Eilhart et Renaut de Beaujeu se révèlent maîtres en la matière. Il est légitime de se demander si certaines intrigues ne découlent pas d’une expansion d’un cliché : sans la blondeur d’un personnage féminin, certains récits n’auraient jamais vu le jour.

5Clichés et motifs « qui circulent dans un espace culturel déterminé ne parlent pas simplement la banalité : ils disent une banalité toute particulière, celle qui sous-tend les modes de pensée et d’action de la communauté dans laquelle elle a cours »5. L’analyse de ces phénomènes littéraires répétitifs informe autant sur la maîtrise des poètes que sur la société de laquelle ils sont les témoins. À mi-chemin entre l’intime et le public, le naturel et l’artificiel, le corps et la parure, la chevelure reflète les tensions de la société médiévale. « Les métaphores qui « prennent » et se répercutent de texte en texte ne sont pas réussies en vertu de critères purement esthétiques. Si elles parviennent à s’imposer et à devenir monnaie courante, c’est parce qu’elles disent à leur manière les valeurs du contexte socio-culturel au sein duquel elles s’inscrivent »6. Nous avons en effet mis en évidence la rapport qui s’établit entre la blondeur dorée et la lumière, la clarté étant positivement connotée et interprétée comme un don de Dieu aux meilleurs. S’explique alors pourquoi, d’une blondeur rayonnante, les auteurs plus tardifs en sont venus à davantage vanter les mérites de la longue chevelure, considérée comme un voile naturel cachant un corps nécessairement pécheur. De là aussi la vogue des ouvrages moralisateurs à la fin du Moyen Âge. De même, couper les cheveux, c’est couper court au désir, détruire la vitalité et soumettre à un ordre qui se veut supérieur, qu’il soit masculin ou divin. L’évocation récurrente de femmes mutilées ou tirées par les tresses cristallise la hantise médiévale d’une féminité tentatrice, toujours présumée coupable.

6Comme toute bonne journée enfantine se termine par la lecture d’une histoire, nous achevons ce travail par le récit d’un conte des frères Grimm qui ont, au début du xixe siècle, rassemblé les récits de la tradition populaire allemande. Rapunzel7 (Raiponce) pourrait se révéler emblématique de la survivance de certains stéréotypes relatifs à la chevelure, tout au moins dans le folklore : une paysanne dépérissait, rêvant de manger les fleurs interdites du jardin de sa voisine. Son mari, désireux de la sauver, escalada le mur pour lui cueillir des raiponces. Or, sa voisine, une sorcière, le surprit et monnaya sa vie contre son premier enfant. Elle emporta l’enfant qu’elle appela Raiponce, du nom d’une haute plante vivace à fleurs jaune pâle dont on consommait la racine. Elle possède donc deux caractéristiques qui pourraient s’appliquer à la chevelure : la taille et la couleur. Raiponce devint la plus belle enfant qui soit8. Lorsqu’elle eut douze ans, la sorcière l’enferma dans une tour aveugle juste dotée d’une petite fenêtre, tout en haut9. Pour entrer, la méchante femme se tenait au bas et appelait : « Raiponce, Raiponce, dénoue et lance vers moi tes cheveux ! »10. Raiponce dont les splendides cheveux étaient fins comme s’ils étaient faits d’or filé11, dénouait ses tresses, les passaient autour d’un crochet et les laissait tomber vingt pieds plus bas12. Ainsi, la magicienne pouvait grimper. Plusieurs années s’écoulèrent jusqu’à ce qu’un fils de roi vint à passer près de la tour. Entendant le chant de Raiponce qui dans sa solitude faisait résonner sa douce voix13, il voulut monter et chercha, en vain, une porte. Il vit alors le manège de la magicienne. Le lendemain, il en contrefit la voix : « Raiponce, Raiponce, dénoue et lance vers moi tes cheveux ! ». Aussitôt, la chevelure chut et le prince escalada. Tombant en amour, le Prince voulut épouser la demoiselle qui le supplia de lui apporter un écheveau de soie afin de construire une échelle pour s’enfuir. Raiponce se trahit auprès de la sorcière qui, dans sa colère, lui donna une paire de claques de la main gauche, attrapant de la main droite une paire de ciseaux, lui coupa les tresses. En un clin d’œil, les tresses furent sur le sol14. Elle exila Raiponce dans une contrée désertique. Le jour même, la sorcière accrocha les tresses à la fenêtre et le prince gravit la tour. De désespoir face à l’absence de sa mie, il se jeta par la fenêtre. Il en eut les yeux crevés. Il erra alors, aveugle, dans la forêt jusqu’au jour où il atteignit la contrée déserte où Raiponce survivait péniblement avec les jumeaux, fille et garçon dont elle enfanta. Il entendit cette voix familière, Raiponce le reconnut15 et pleura. Ses larmes tombèrent dans les yeux blessés si bien que le prince recouvra miraculeusement la vue. Ils vécurent heureux en leur château.

7Ce conte où la chevelure occupe le premier plan reprend les stéréotypes linguistiques les plus fréquents au Moyen Âge. Les cheveux de la belle constituent le seul élément de son physique décrit, ce qui établit un parallèle classique entre la beauté des cheveux et celle du personnage. Cette chevelure cumule les deux propriétés de la blondeur dorée et de la longueur démesurée. Si les poètes médiévaux n’hésitaient pas à rapprocher la chevelure de leur héroïne de fils d’or, ils n’osaient inventer une chevelure longue de plusieurs dizaines de mètres, le plus audacieux ayant simplement suggéré que la chevelure traînait au sol alors que son personnage chevauchait. Bien plus, la chevelure est le ressort de l’intrigue, en permettant seule la communication entre le dehors et le dedans, y compris une fois que la tresse est coupée. Devenue vulgaire corde, elle sert de piège pour le prince. Même si elle n’est pas à l’origine de l’amour, la chevelure est un élément essentiel de la romance en tant que moyen de communication. Enfin, et c’est là le troisième stéréotype, la colère de la sorcière apprenant la liaison amoureuse se manifeste par deux gestes caractéristiques, tenir et couper. La tresse est celle qui subit la punition vengeresse16. Ce conte doit-il être considéré comme un vestige de la littérature médiévale ou bien comme la preuve irréfutable de la survivance de stéréotypes par delà les siècles, la question reste ouverte.

Notes de bas de page

1 Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 111.

2 Ibid., p. 60.

3 « Une écoute attentive, qui se délivre du mépris moderne pour la redite, fait apparaître, quel que soit le genre considéré (de l’épopée au fabliau, du récit en vers au roman en prose), un ensemble de procédés, figures et motifs dont la séquence est signifiante. Humble formule printanière, expression d’un déplacement à cheval, figure de la surprise, profération de la douleur, etc., se répètent et varient de façon telle qu’il ne convient ni de s’en étonner, ni d’en ébaucher quelque justification honteuse ». (ibid., p. 60).

4 Ibid., p. 60.

5 Ruth Amossy & Elisheva Rosen, Les discours du cliché, p. 15.

6 Ibid., p. 15.

7 Märchen : Contes, édition bilingue de Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1990.

8 « Rapunzel ward das schönste Kind unter der Sonne ».

9 Difficile de ne pas opérer un rapprochement avec la tour dans laquelle est enfermé Lancelot à la fin du Chevalier de la Charrette (v. 6122-6156).

10 « Rapunzel, Rapunzel, Laß mir dein Haar herunter ! ».

11 « Rapunzel hatte lange, prächtige Haare, fein wie gesponnen Gold ».

12 Voir dans le cahier d’illustrations (figure 9, p. 345) l’illustration du conte par Bruno le Sourd (Mille et une histoires, Paris, Fleurus presse, n° 5, septembre 2004).

13 Comment ne pas penser aux chant des sirènes à la chevelure séductrice, envoûtant les marins de leurs chants langoureux ?

14 « In ihrem Zorn packte sie die schönen Haare der Rapunzel, schlug sie ein paarmal um ihre linke Hand, griff eine Schere mit der rechten, und, ritsch, ratsch, waren sie abgeschnitten, und die schönen Flechten lagen auf der Erde ».

15 Le rapprochement entre le prince et Ulysse est encore plus net dans la mesure où Ulysse se rend aveugle et sourd en se cachant les yeux et en se bouchant les oreilles afin de supporter l’épreuve du chant des sirènes.

16 Voir l’illustration de Bruno Le Sourd qui, par la représentation de ciseaux démesurés, rappelle certaines enluminures traitant de la tonsure ecclésiastique. Voir dans le cahier d’illustrations les figures 6 et 10, p. 344 et 345. La sixième est tirée du livre de François Garnier, op. cit., t. II, p. 77, fig. 51.

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