Chevelure et Motif
p. 171-273
Texte intégral
1Après avoir focalisé l’attention sur les stéréotypes linguistiques, limités à l’espace phrastique, il est temps de s’intéresser au paragraphe en tant que lieu de développement d’épisodes dans lequels la chevelure tient le premier rôle. De même que la description des cheveux, et notamment la comparaison de la blondeur avec l’or, se formulait selon des structures grammaticales et des choix lexicaux récurrents que nous avons isolés sous le nom de stéréotypes linguistiques, de même l’expression de chaque épisode narratif – ou motif1 – tend à se concentrer autour de constituants incontournables. Si les trames sont proches, le décalque absolu n’existe pas. Le motif est donc à la diégèse ce que le cliché est à la phrase ou, si l’on adapte les termes employés précédemment, le stéréotype narratif représente un ingrédient de la grammaire du texte tout comme le stéréotype linguistique constitue un élément de la syntaxe de la phrase. On emploiera donc indifféremment les termes de motif ou de stéréotype narratif. Il peut être utile d’opérer une distinction entre les motifs dynamiques et les motifs statiques. « Les premiers sont liés aux événements rapportés par la narration et sont donc appelés motifs du récit ou motifs de l’intrigue. Les motifs statiques sont relatifs à des situations et concernent davantage la mise en place de l’atmosphère et la peinture des caractères »2, on opposera ainsi les divers stéréotypes narratifs dynamiques ayant trait aux violences volontairement ou non infligées à la chevelure, à celui de la toilette, à la fois plus pictural et plus allégorique et ipso facto, plus statique.
2La reprise des motifs représente un des ressorts de la diégèse. Bien plus, diégèse et motifs s’influencent l’un l’autre à tel point que celle-ci s’enrichit de la résonance du stéréotype narratif tandis que lui-même se revivifie grâce aux aménagements qui lui sont intrinsèquement imposés par la singularité de l’œuvre où il prend place. Le stéréotype narratif est donc continuellement réécrit et réinterprété, le genre de l’œuvre où il est enchâssé étant rarement anodin. Qu’il soit étudié en sciences sociales ou en stylistique, le stéréotype informe sur le rapport du texte au monde qui l’entoure aussi bien qu’à la constellation des autres textes qui gravitent autour de lui. Il participe de la poétique intertextuelle de l’œuvre littéraire.
3La majeure partie de ce chapitre sera consacrée à divers mauvais traitements imposés à la chevelure tant il s’avère qu’elle est soit élogieusement décrite, soit victime de mille sévices, parfois même de façon concomitante. Le motif de la déploration, très fréquent, voit les cheveux tirés, arrachés, brisés afin de signaler au plus grand nombre la douleur et la tristesse de celui qui s’inflige une telle offense. La privation des cheveux, violence à la fois plus intime et plus durable, représente pour la femme un sacrifice suprême, qu’ils soient coupés avec son accord pour marquer l’entrée dans la vie monastique ou, malgré elle, pour la punir de son infidélité. Dans ce cas précis, la femme est en effet soit mutilée, soit traînée par les tresses, motif d’une brutalité inouïe qui abonde au xiiie siècle. C’est également en amputant volontairement sa chevelure que la femme peut manifester sa fidélité à l’être aimé, en lui faisant don d’elle-même par le truchement de ses cheveux, voire de sa couronne de fleurs. Seul motif statique, la scène de toilette se donne à voir plus qu’à lire : elle est lumière, charme et sensualité ; le temps s’arrête quand le spectacle interdit apparaît. On ne s’étonnera donc pas si les moralistes jettent les hauts cris.
S’abîmer dans la souffrance, les gestes de la déploration
4La douleur a ses rites au Moyen Âge et la chevelure se voit fréquemment évoquée lors d’événements malheureux. Pour faire montre de sa douleur, le personnage se tire les cheveux et, éventuellement, se lacère le visage, se tord les mains et déchire ses vêtements. Ce motif, que l’on peut facilement isoler et délimiter, exprime une souffrance morale extrême et se manifeste de façon soudaine lors de l’annonce d’une mauvaise nouvelle ou d’un deuil, sans toutefois laisser de séquelles irréparables telles qu’une calvitie ou de graves lésions corporelles. « Manifestation extérieure d’une tonalité affective, ce geste n’a pas d’incidence directe sur l’intrigue : il exprime une violente émotion, une douleur intense et marque donc l’incursion du pathétique au cœur de la tonalité épique »3. Déjà récurrent dans les plus vieilles chansons de geste, ainsi que l’a mis en évidence Jean Frappier4, l’action de se tirer ou de s’arracher les cheveux se retrouve pareillement dans les romans (en vers et en prose), la poésie ou les vies de saints si bien qu’il signale l’incursion du pathétique dans tous les types de textes. On verra en effet par la suite que sa mise en œuvre ne dépend pas du genre du texte. Précisons d’emblée que nous allons traiter aussi bien les chevelures masculine que féminine puisque le motif s’applique presque indifféremment aux hommes et aux femmes.
5L’expression motif du deuil peut rendre compte de cette panoplie gestuelle étant donné les circonstances funestes au sein desquelles se développe le motif. Cependant, elles ne sont pas exclusives et l’on rencontre ce type de manifestations même en l’absence de décès. Pourquoi dès lors conserver ce terme ? Sans doute parce qu’il est fréquemment employé par les auteurs eux-mêmes5, bien que ce soit dans un sens légèrement différent : duel, dérivé du verbe doloir, est le substantif le plus ancien et le plus courant dans l’ancienne langue pour exprimer le chagrin. Même si les gestes des personnages ne laissent aucun doute sur les sentiments qui les animent, les auteurs aiment à lancer ou à clore le motif par le mot duel, généralement qualifié de grant voire de molt grant et souvent intégré dans des expressions telles que duel faire6 ou duel démener7. On parlera donc ici indifféremment de motif du deuil ou de motif de la déploration.
S’arracher les cheveux, clef de voûte du motif
6S’il est manifeste que le fait de se tirer les cheveux s’inscrit dans un ensemble qui compose la panoplie gestuelle de la déploration – que nous détaillerons et interrogerons plus loin – c’est néanmoins autour de la chevelure que se bâtit la scène, à tel point que le seul geste de s’arracher les cheveux8 suffit à faire signe vers l’ensemble du motif9. Ainsi, le personnage figurant la Tristesse et peint sur le mur aux images dans Le Roman de la Rose est-il présenté décoiffé suite à un épisode de désolation :
Si chevol tuit destrecie furent, | Ses cheveux n’étaient plus du tout tressés, |
Espandu par son col jurent, | Et pendaient épars sur sa nuque, |
Car ele les avoit derouz | Car elle avait mis en pièces sa coiffure, |
De mautalent et de corrouz. | Par dépit et par courroux. |
Le Roman de la Rose, v. 319-322. |
7Dans cette allégorie, à savoir la représentation physique et animée d’un sentiment, l’arrachage des cheveux – action concrète s’il en est – symbolise la tristesse. Autrement dit, le geste concourt pleinement à la mise en place de l’allégorie10. Le participe passé desrous qui y est employé provient du verbe desroter pouvant signifier briser et rompre. Il est cependant loin d’être fréquent pour désigner les gestes attentés à la chevelure dans ces circonstances11 :
8L’usage d’autres verbes tout aussi vigoureux tels que tordre, sachier, fraigner ou desroter reste marginal (moins de 3 % des occurrences). Il faudrait toutefois distinguer trois sortes d’actions : en cas de souffrance insoutenable, le personnage peut se tirer les cheveux (verbes tirer, detirer, sachier, tordre et se prendre), les briser avec force (verbes rompre et son dérivé derompre, fraigner, desroter) et éventuellement les arracher (verbes arrachier, sachier et traire12). Cette variété explique la coordination possible de tirer et rompre par exemple, tous deux renvoyant à des mouvements distincts :
D’ire et de duel la lasse fame | De colère et de douleur la pauvre femme |
Ses blondes tresces tire et ront. | Tire sur ses tresses blondes et en arrache des cheveux. |
De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 1732-1733. |
9Injustement accusée de meurtre, la pauvre impératrice ne voit pas d’autre recours que d’agresser désespérément sa belle chevelure blonde, « comme si les personnages ne parvenant à formuler leur souffrance, obéissaient à un rituel gestuel »13. L’intensité de la détresse se mesure alors à la violence des coups portés14, Guillaume allant pour sa part jusqu’à s’arracher d’un coup cinquante cheveux :
Car quant ce vient par aventure | Et quand par hasard |
Qu’il met a ses cheveus ses mains, | Il met les mains à ses cheveux, |
Il en sacë a tout le mains | Il en arrache au bas mot |
Plus de .l. a .j. seul trait. | Plus de cinquante d’un seul coup. |
L’Escoufle, v. 6930-6933. |
10On opposera cette brutalité dévastatrice au geste hypocrite de la femme de Putiphar dans une enluminure de la Bible historiée15 datant du xiie siècle. Afin de feindre le désespoir, la dame esquisse le geste de se tirer les cheveux mais la présence d’une guimpe très couvrante dénonce l’artifice du procédé et l’imposture des sentiments16. Sans doute spontané au départ, le fait de se tirer et de s’arracher les cheveux est devenu une façon incontournable de dire la souffrance, relayée par la plupart des textes, aussi bien hagiographiques que romanesques. « Tout se passerait donc comme si ce geste relevait d’une tradition rhétorique et stylistique, ce que Jean Frappier appelle un « topos de la douleur et de la mort », autrement dit un motif lié à des formules constantes »17.
11Cependant, on remarque d’emblée qu’avec le jeu des temps verbaux, l’ordre des mots et le nombre du déterminant possessif, on ne lit jamais exactement la même formulation de ce geste pourtant conventionnel, alors même que le substantif cheveux l’emporte dans près de 80 % des occurrences18. Si les actions sont typiques19, leur mise en mots ne l’est donc pas. Carine Bouillot précise bien qu’on ne peut réduire le geste de se tirer les cheveux « à une simple cheville en fin de vers » – y compris dans la chanson de geste – du fait de la liberté des auteurs dans le choix des verbes ; elle ajoute qu’il n’y a pas de contrainte formulaire et conclut que « l’usage de ce geste ne saurait donc se réduire à une habitude héritée de l’Antiquité, à une convention d’écriture »20. Aussi figée qu’elle puisse sembler au premier abord, la formulation de l’action de se tirer et/ou s’arracher les cheveux se révèle très changeante. Signalons par ailleurs la variante qui consiste à se tirer la barbe :
Deront sa blance crine et sa barbe detire | Il arrache sa chevelure blanche et tire sa barbe |
La Vie de Sainte Euphrosine, v. 68121 |
Ses cheveux e sa barbe tire. | Il tire ses cheveux et sa barbe. |
Protheselaus, t. II, v. 12170 |
12plus rarement la moustache :
Ses chevels tire e son gernoun. | Il tire ses cheveux et sa moustache. |
Protheselaus, t. II, v. 12570. |
13En plus de s’arracher les cheveux, le personnage masculin exprime ainsi son désarroi et son tourment. Nous rejoignons en cela François Garnier qui précise que la barbe, parce qu’elle donne prise, remplace avantageusement chez l’homme aux cheveux courts la longue chevelure féminine22. En effet, l’étude des images médiévales souligne que « la saisie de la barbe a les mêmes significations » que l’arrachage des cheveux, à savoir la manifestation d’une violente émotion, de la colère ou du désespoir23. Nous renvoyons sur ce point à l’excellente analyse du comportement de Charlemagne dans La Chanson de Roland que nous livre Jean Frappier24.
Gestes afférents
14Le rôle prépondérant de la chevelure est indéniable puisque le motif se déploie à partir du geste de se tirer les cheveux. Toutefois, étudier isolément ce comportement reviendrait à porter volontairement des œillères tant il est vrai qu’il s’inscrit dans un motif plus large remontant à l’Antiquité25 et qui comprend aussi bien les coups que l’on se porte au visage ou à la poitrine, la torsion des poings, le fait de déchirer ses vêtements que les soupirs et cris, les larmes, ou la pâmoison. Ce type de comportement paroxystique résulte d’un héritage antique, « les Romains n’auraient pas la réputation de pleurer la mort de quelqu’un s’ils ne s’arrachaient une partie du visage avec leurs ongles, ne tiraient leurs cheveux et ne fendaient leur vêtement jusqu’au nombril ou sur la poitrine »26. Si le comportement des hommes et des femmes était identique chez les Romains27, Carl Sittl souligne, à partir d’une étude iconographique et littéraire, que la conduite des Grecs variait légèrement selon le sexe28. Les femmes grecques, d’autre part, veillaient à conserver les débris de leur chevelure ruinée29 afin de les disposer en guise d’hommage sur le cadavre30. Renonçant ostensiblement à leur beauté, elles offraient leur précieuse chevelure au mort.
15Ces pratiques ostentatoires, dont la sincérité était sujette à caution, demeuraient toutefois incontournables du fait du caractère public du deuil et du contexte d’émulation mutuelle. Les membres de la famille proche du défunt devaient nécessairement manifester une plus grande souffrance que les amis lointains si bien que s’amorçait une course inavouée aux gestes les plus mortifiants. Jean-Claude Schmitt rappelle l’existence à Rome de « pleureuses professionnelles » appelées « conputratrices » qui, « en faisant une sorte de danse (sub specie rithmica) », dénombraient « les richesses du mort et chant[ai]ent ses louanges [...]. Mais celles-ci ne vers[ai]ent que les larmes de leur salaire, non de la douleur »31. Les manifestations de deuil ont ainsi pris, de l’Antiquité au Moyen Âge, une forme conventionnelle et acquis une valeur obligatoire : la tristesse ne pouvait alors être représentée autrement qu’avec ces seuls gestes. Les comportements paroxystiques que nous trouvons décrits par les auteurs médiévaux avaient certainement en partie valeur de réalité, comme en témoignent les Pères de l’Église et les chroniqueurs. Cependant, que ces orgies du deuil soient réalisées concrètement ou qu’elles se rapportent à la mise en forme artistique de l’expression des sentiments, elles relèvent indéniablement de cultures jugeant belle et adéquate l’exhibition bruyante de la souffrance. L’expansion de la foi chrétienne a toutefois conduit à une diminution de la maltraitance corporelle puisque la manifestation d’une trop grande douleur ne pouvait relever que d’une défaillance de la foi en l’au-delà.
16Les gestes rituels de deuil, délibérés ou non, ont en commun de signifier l’impuissance du personnage en proie à des événements qui le dépassent. « Arracher ses cheveux lance la manifestation du deuil et s’ensuit un crescendo jamais vu qui [le] porte à exprimer son désespoir par des gestes de mutilation sans aucune mesure »32. En effet, les mouvements étant stéréotypés33, le poète ne peut multiplier à l’envi les tournures pour en rendre compte. On dénombre en conséquence trois gestes des mains s’agençant autour de l’acte de se tirer les cheveux, auxquels il faut ajouter trois usages plus ou moins volontaires34.
17Dans un tiers des réalisations du motif, deux gestes seulement sont relevés et, dans la moitié des cas, il s’agit des coups et griffures infligés au visage et/ou à la poitrine :
Elle l’amoit plus que rien d’amour fine : | Elle l’aimait plus que tout d’un amour pur : |
Ses crins tiroit et batoit sa poitrine | Elle tirait ses cheveux et se frappait [la poitrine |
La Fonteinne amoureuse, v. 551-552 |
Quant Lanceloz fu hors de Kamaalo, et il li souvint de sa dame et des granz joies qu’il en ot eues maintes et des grandes joies qu’il avait eues avec elle maintes fois, et foiz, et or l’en couvendra soufrir et traire maux et anuiz et travaux, si veissiez home courocié et faire duel mervilleus et errachier ses chevex qui tant estoient biaux et esgratiner sa face si que li sans an saut de toutes parz. | Quand Lancelot eut quitté Camalot, il se souvint de sa dame il sut qu’il lui faudrait désormais souffrir et subir malheurs, peines et tourments. Vous auriez alors vu un homme affligé faire montre d’une douleur exceptionnelle, arracher ses cheveux qui étaient si beaux et égratigner son visage jusqu’à le faire saigner de toutes parts |
Lancelot en prose, t. VI, CV, 37, p. 176. |
18Ces deux fins amants éplorés, par désespoir, portent atteinte à leur chevelure – louée au passage, ce qui ne fait qu’amplifier la portée de la mutilation – et à la partie supérieure de leur corps, visage ou torse. Pour un personnage féminin, abîmer sa poitrine en plus de sa chevelure revient à se priver temporairement de deux attributs essentiels de séduction, accroissant ainsi la valeur du sacrifice. La mention de la poitrine au cœur du motif est effectivement plus fréquente lorsqu’il s’agit de femmes35, soit pour souligner l’altération de l’érotisme36, soit comme symbole de la maternité37 :
Trait ses chevels et debat sa peitrine, | Elle tire ses cheveux et se frappe la poitrine, |
A grant duel met la soue charn medisme : | De douleur, elle met à mal sa propre chair : |
La Vie de Saint Alexis, v. 431-43238 |
Cant la mere ot qu’il n’est ses fiz, | En entendant son fils la renier, |
Ses cheveaz trait et bat son piz. | La mère tira ses cheveux et se frappa la poitrine. |
Partonopeu de Blois, v. 5277-5278 (texte de B). |
19Dans ce contexte de reniement de la filiation, la rime en fiz/piz ne peut être anodine. En revanche, un personnage masculin s’écorchera davantage le visage et le front, siège de la pensée et de la dignité, à l’instar de ce père dont le fils vient de mourir :
Et lors commence li diels si grans c’onques por .I. chevalier ne fu fes si grans et que Boors meismes en ot trop grant pitié, kar il voit que li viels hom se prent as chevels et esgratine sa face et son front, si qu’il en fet le sanc saillir : si demainent tuit si grant dolor que nus n’em porroit plus fere ; | Commence alors une manifestation de douleur telle qu’aucun chevalier n’en montra jamais si bien que Bohort lui-même éprouva une très grande pitié en voyant le vieil homme se prendre aux cheveux, égratigner son visage et son front jusqu’à en faire jaillir le sang : tous deux montrent une si profonde douleur qu’on ne pourrait en manifester davantage. |
Lancelot en prose, t. II, LI, 3, p. 257. |
20La notation très visuelle du sang qui jaillit des plaies met en évidence la cruauté des griffures, en relation avec la grandeur du désespoir du père.
21Au sein du motif restreint à deux éléments, la deuxième association courante concerne les gestes de se tirer les cheveux et de se tordre les poings. Les mains représentent effectivement l’initiative et l’action si bien que le personnage en deuil, placé dans l’impossibilité de rien entreprendre, se retourne contre elles et les maltraite, soit en battant brutalement ses paumes, soit en tordant ses poignets39, voire les deux :
il i oï grant duel demener et paumes batre. Il ne volt mie refuser a entrer la dedenz. Il descendi en mileu des tentes. Il apoie son gleve a son escu et voit les damoiseles, qui tordent lor poinz et sachent lor crins ; | Il entendit qu’on manifestait sa douleur et qu’on frappait ses paumes. Il ne refusa pas d’y assister. Il descendit parmi les tentes. Appuyant son glaive sur son bouclier, il vit les demoiselles qui tordaient leurs poings et arrachaient leurs cheveux ; |
Perlesvaus, branche VII, p. 151-152. |
22La violence démesurée des gestes se devine au bruit que font les jeunes filles et se lit dans l’expression grant duel ainsi que dans le choix du verbe sachier. De même, le deuil de la reine au décès de son époux dans La Estoire de Seint Aedward Le Rei est évoqué40 puis finalement résumé par deux vers en fin de strophe :
La reïne a poi ne muert, | La reine manque de mourir, |
Ses cheveus trait, ses meins deturt. | Elle tire ses cheveux et tord ses mains. |
La Estoire de Seint Aedward Le Rei, v. 3693-3694. |
23Ceux-ci n’ont d’autre rôle que de concentrer le motif, d’en livrer à la mémoire du lecteur la quintessence ; or, les deux gestes retenus concernent la chevelure et les mains, ce qui laisse à penser qu’ils suffisent à condenser l’essence du motif de la déploration.
24Lorsque le motif présente plus de deux éléments (soit deux tiers de ses réalisations), est alors fréquemment convoquée l’attitude consistant à déchirer ses vêtements ; elle s’inscrit dans la continuité des gestes où l’on tire et arrache (les cheveux) et où l’on lacère et déchire (la peau)41. C’est ainsi que le même verbe peut s’appliquer à deux actions distinctes. Tel rompre dont le complément d’objet présente la coordination de pels et vestirs, le deuxième apparaissant comme le prolongement du premier :
Una donzella, e s’esgrafina | Une jeune fille qui égratignait |
Sa fresca cara et sa peitrina, | Son frais visage et sa poitrine, |
E rump ses pels et sus vestirs, | S’arrachait les cheveux, se déchirait les vêtements. |
Jaufré, v. 8395-8397, |
25ou encore le verbe desirer qui, au moyen de la conjonction de coordination et du vers 4335, place ainsi sur le même plan le geste de déchirer ses vêtements et celui de lacérer sa peau :
La pucele s’aloit tirant | Elle tirait ses cheveux |
Ses crins et ses dras desirant | Et déchirait ses vêtements |
Et sa tandre face vermoille | Aussi bien que son tendre visage au teint rosé |
Érec et Énide, v. 4333-4335. |
26La structure phrastique est très proche au vers 1664 de La Première Continuation de Perceval, avec le même verbe decirer et la conjonction et qui pose cette fois une équivalence entre l’arrachage des cheveux et des habits :
Clarisenz plore et se detort | Clarisens pleure et se tourmente, |
Et crie et brait et se detire, | Crie, émet des plaintes et tire |
Ses dras et ses chevox decire ; | Sur ses vêtements et ses cheveux qu’elle déchire ; |
La Première Continuation, ms E, t. II, I, 4, v. 1662-1664. |
27Le vêtement se fait donc appendice corporel – à la fois prolongement des cheveux et de la peau – et offre à la souffrance un nouveau terrain d’expression.
28Les agissements moins intentionnels tels que soupirer, pleurer ou s’évanouir apparaissent généralement lorsque le motif est amplement détaillé, mais pas exclusivement. En effet, que ce soit dans la chanson de geste, l’hagiographie ou la poésie – preuve de la généralisation du motif – la manifestation de la déploration peut se réduire aux larmes et à l’arrachage des cheveux :
Trait ses crignels pleines | Et à pleines mains |
ses mains amsdous. | il s’arrache les cheveux. |
Cent milie Franc en unt si grant dulur, | Cent mille Français ont un si vif chagrin |
N en i ad cei ki durement ne piurt. | Qu’il n’en est nul qui ne pleure à chaudes larmes. |
| La Chanson de Roland, v. 2906-2908 |
lors comence duel à mener, | Alors il commence à manifester sa douleur, |
les cheviaus traire e plorer. | A tirer ses cheveux et à pleurer. |
Légende de Grégoire le grand, p. 27, l. 19-2042 |
Elle ploure et larmoie, | Elle pleure et verse des larmes, |
ne set ke faire doie, | Ne sait que faire, |
tire sa crine bloie. | Et tire sa chevelure blonde. |
chanson anonyme43, v. 11-13. |
29Cette demoiselle, indécise quant à la conduite à tenir (ne set) mais désireuse d’agir (faire) et soucieuse de respecter les convenances (ke doie), retrouve, après avoir versé toutes les larmes de son corps, le geste archétypal du comportement à tenir en cas de malheur : elle tire sa crine bloie. Les larmes, considérées au Moyen Âge comme un don du Ciel (dont Saint Louis regrettait de ne pas jouir), seraient-elles, du fait de leur irruption involontaire, un signe plus authentique de la douleur des personnages ? Il n’est cependant pas certain que le critère de sincérité ait eu un sens dans la perception médiévale du deuil...
30L’évanouissement demeure rare et vient davantage couronner un motif déjà bien fourni. Il survient dans les cas extrêmes, à savoir la mort d’un proche, aussitôt après l’annonce de la nouvelle fatale :
Oriabiax qui la teste i aneline | Oriabelle, qui penche la tête, |
Quant el l’antent, | Apprenant la nouvelle, |
si se pasme souvine, | s’évanouit et reste étendue à terre, |
Jourdain de Blaye, v. 3239-3240, |
31à la vue du cadavre de l’aimé dans le cas de Thisbé :
Fuit li li sans, | Le sang a quitté son corps, |
si s’est pasmee. [...] | elle s’est évanouie. [...] |
Plus aime mort que ne fet vie. | Elle aime davantage la mort que la vie. |
Pyrame et Thisbé, v. 822 et 82644. |
32ou encore par épuisement et découragement. Andromaque, ayant cherché par tous les moyens à écarter son époux du combat meurtrier, tente le recours à l’argumentation, en vain :
Après cest mot chaï pasmee | À ces mots elle tomba évanouie, |
A quas desus lo pavement. | La face contre terre. |
Le Roman de Troie, v. 15486-15487. |
33C’est, semble-t-il, la multiplication des pâmoisons qui signale la vivacité de la détresse morale et fait ressembler le personnage, ici Laudine, à un fou ou à un mort vivant :
Mes de duel feire estoit si fole | Elle était toutefois si éperdue de douleur |
Qu’a po qu’ele ne s’ocioit | Qu’elle faillit attenter plusieurs fois à sa vie. |
A la foiee, si crioit | Par moments elle criait |
Si haut com ele pooit plus, | Aussi fort qu’elle pouvait, |
Et recheoit pasmee jus. | Puis tombait par terre, évanouie. |
Et quant ele estoit relevee, | Et quand elle s’était relevée, |
Ausi come fame desvee, | Comme une folle, |
Se comançoit a dessirer | Elle se mettait à se lacérer, |
Et ses chevols a detirer ; | Et à arracher ses cheveux ; |
Ses mains detuent et ront ses dras, | Ses mains déchirent ses vêtements, |
Si se repasme a chascun pas | Et à chaque pas elle s’évanouit à nouveau |
Le Chevalier au Lion, v. 1148-1158. |
34Chaque séquence traditionnelle de deuil se trouve entrecoupée de pâmoisons, comme l’indique l’imparfait de répétition (crioit, recheoit, comançoit), qui accroissent la charge émotionnelle. En effet, le personnage endeuillé appelle fréquemment la mort de ses vœux, la souhaite intimement si bien que les dommages infligés au corps peuvent être envisagés comme un moyen de l’atteindre et l’évanouissement comme un succédané temporaire de la mort. Se pâmer, c’est perdre conscience, fuir une réalité insupportable, mourir un peu.
35Cet aspect des choses nous permet de considérer, avec Carine Degryse-Bouillot, que le geste consistant à s’arracher les cheveux détient lui aussi une portée symbolique et rejoint « la légende biblique de Samson : tout se passe comme si les cheveux et la barbe établissaient un lien avec la mort ; se les arracher revient à se dénier toute force, à affecter son apparence, à affaiblir son corps, comme pour perdre un peu de vie et se rapprocher par là-même du défunt »45. De même, les coups violents dirigés contre soi-même qui prolongent et amplifient le geste de se tirer les cheveux correspondent à un châtiment que le personnage s’inflige pour expier la faute d’être resté en vie46. Pénitence douloureuse mais infiniment négligeable au regard du tourment éprouvé. Quant à la destruction des vêtements, particulièrement onéreux au Moyen Âge, elle doit être mise au compte d’un mépris à l’égard des biens matériels, d’un détachement vis-à-vis des choses terrestres47. Seule la réunion dans la mort du vivant éploré et de l’être regretté apporterait un semblant de consolation. Tel est effectivement le choix de Thisbé.
L’escalade de la souffrance
36On remarque au fil des textes qu’il existe différents niveaux de violence gestuelle, qui ne sont pas uniquement imputables au degré de parenté unissant les deux êtres ni même à la gravité des circonstances (allant de la simple inquiétude au véritable deuil). On pourrait ainsi établir un classement ascendant des diverses offenses que les personnages s’infligent :
- se tirer les cheveux / se frapper les mains l’une contre l’autre
- rompre ses cheveux / se tordre les poings
- s’arracher les cheveux / s’écorcher le visage ou la poitrine
- se frapper à coups de poing au visage ou à la poitrine.
37Outre la détresse dont elles témoignent, ces atteintes à son propre corps expriment la supériorité de l’amour de l’autre sur l’amour de soi-même. S’oubliant elle-même, Énide n’a d’yeux que pour Érec tombé comme mort à l’issue d’un combat :
An haut s’escrie et tort ses poinz ; | Poussant des cris, elle tord ses poings ; |
De robe ne li remest poinz | Sa robe, elle l’a entièrement déchirée |
Devant le piz a dessirier ; | Sur la poitrine ; |
Ses chevox prist a arachier | Puis elle se met à arracher ses cheveux |
Et sa tandre face desire : | Et à lacérer son tendre visage : |
Érec et Énide, v. 4613-4617. |
38Les actions (se tordre les poings, arracher ses vêtements à force de se lacérer la poitrine, arracher ses cheveux et écorcher son visage) sont à la mesure du désespoir : poignantes. De cette façon, la preuve de l’attachement que ressent le personnage pour celui qui est décédé (ou pensé tel) est d’autant plus forte que la mutilation est cruelle. C’est sans doute pourquoi les mains s’en prennent frénétiquement à chaque parcelle du corps à leur portée pour la léser, la meurtrir voire la mutiler. Il en va de la grandeur des sentiments.
39Ajoutons que, si les gestes les plus offensifs étaient d’abord réservés aux cas de décès d’un proche48, une surenchère s’est progressivement instaurée49. C’est ainsi qu’un très jeune homme fait montre d’une souffrance sans pareille à la simple vue des plaies de Gauvain :
Et quant li vallés vit ses plaies, si s’en torne faisant tel duel que jamais hom tel duel ne fera, [...] et il s’en va en .I. cambre, si se laist caoir en.I. lit et pleure et crie et fiert ses .II. puins ensamble et depeche toute sa robe. [...] [Gauvain] si troeve que li vallés errache ses cavex et deront sa robe. Et quant il voit son seignor devant lui, si ne se muet ne por che ne laisse son duel. « Que est che, fait il, fiex a putain, bastars, de quoi faites vous doel ? Dont ne veés vous que je sui garis ? » | Et quand le jeune homme vit ses plaies, il s’en va en manifestant une douleur si vive que personne ne peut en montrer de plus grande [...] arrivé dans une chambre, il se laisse tomber sur un lit, pleure, crie, frappe ses deux poings l’un contre l’autre et déchire entièrement son habit. [.] Gauvain le trouve en train de s’arracher les cheveux et de déchirer son habit. Et quand il voit son seigneur devant lui, il ne bouge pas et n’interrompt pas ses gestes. « Qu’est-ce que c’est que ça, demande-t-il, fils de putain, bâtard, que pleures-tu ? Ne vois-tu donc pas que je suis guéri ? » |
Lancelot en prose, t. VIII, LXa, 17-18, p. 229-230. |
40Le chevalier d’expérience ne manque pas de tancer vertement le jones enfes en lui faisant remarquer la démesure de son chagrin. La surenchère, ici explicitement réprouvée par les paroles de Gauvain, a plus généralement conduit les auteurs à recourir de façon systématique à l’hyperbole et à multiplier la description de gestes terribles – menant le héros aux frontières d’une véritable mortification50 – dans le seul but de mettre en valeur sa supériorité morale. Prenons le cas d’Hélène après la mort d’Hector. La sincérité de son chagrin n’est à aucun moment mise en doute par le poète, bien au contraire :
Dame Heleine ne s’est pas feinte : | Dame Hélène ne dissimule pas sa peine : |
De dolor a la color teinte, | Sous l’effet de la douleur, elle change de couleur, |
Ses chevels a ronpuz e treiz, | Tire et arrache ses cheveux, |
E sovent gete criz e breiz : | Crie bien souvent et se lamente |
N’i a nule qui plus en face. | Plus violemment que qui que ce soit. |
Lermes li fundent sor la face, | Les larmes coulent sur son visage, |
Si que la peitrine a moillee. | Et viennent mouiller sa poitrine. |
Tiel dolor a e tiel aschee, | Elle éprouve une telle souffrance et une telle peine |
Se morte fust, ce li fust bel ; | Qu’il lui serait doux de mourir. |
Molt l’an prisent viell e danzel, | Jeunes et vieux l’en estimèrent davantage |
E molt l’en sorent puis bon gré | Et les plus proches parents d’Hector |
Li plus prochein del parenté. | Lui en surent gré par la suite. |
Le Roman de Troie, v. 16479-16490. |
41Néanmoins, la situation du passage au sein de l’œuvre nous oblige à prendre quelques précautions : le motif du deuil d’Hélène se trouve en effet enchâssé entre celui d’Hécube – mère du défunt – (vers 16425 à16457), celui d’Andromaque – épouse d’Hector – (vers 16459 à 16471), et celui de Polyxène – sœur du guerrier – d’autre part (vers 16491 à 16498). Précisons d’ailleurs que la narration des gestes tourmentés de Polyxène se trouve éludée par Benoît sous prétexte que le jour entier ne suffirait à les peindre dans leur vérité, procédé dont il avait déjà usé au début du portrait de Polyxène (vers 5541 à 5544) avant de se lancer dans la description. On pourrait donc envisager que se met en place une gradation dans la violence du motif aboutissant à la scène du deuil de la sœur51. Cependant, le lien de parenté unissant Hélène et son beau-frère Hector demeure le plus lâche, le plus ténu si bien qu’on est en droit de se demander si le poète n’a pas saisi l’occasion de nous montrer une Hélène – « pièce rapportée » de la famille royale, cause probable de la guerre et donc de la mort d’Hector – en proie aux plus cruels tourments afin de souligner son intégration consommée au clan des Troyens. Dès lors, si l’on isole les quatre vers mis en caractères gras dans la dernière citation, une autre lecture vient se superposer à la première : certes, Hélène présente tous les signes de la plus violente souffrance mais elle trouve aussi dans ces circonstances une occasion inespérée de s’attacher les faveurs de la famille royale. En faisant montre d’un déchirement sans nom, elle établit la preuve de son dévouement à la cause troyenne tout en dévoilant son excellence morale. L’intensité pathétique ne constitue donc pas, loin s’en faut, l’unique intérêt du motif.
42Considérons en dernier lieu un traitement parodique de la scène de déploration, qui témoigne à la fois de la vigueur du motif et de sa copieuse prolifération52. Il s’agit du moment où Hersant découvre qu’il manque les testicules de son mari :
Atant s’en va a l’uis seoir, | Alors elle va s’asseoir à la porte, |
De duel conmence a souspirer | Et commence à pousser des soupirs de douleur |
Et ses chevials a detirer, | Et à tirer ses cheveux. |
Ses dras deront, ses puins detort, | Elle déchire ses vêtements, tord ses poings, |
Plus de cent fois huce la mort, | Plus de cent fois elle appelle la mort, |
Cent fois se pasme en petit d’eure, | Cent fois elle s’évanouit coup sur coup, |
Molt se debat, molt se deveure : | Elle se frappe violemment et perd la raison : |
Le Roman de Renart, branche Ic, v. 2717-2725. |
43L’auteur reprend exactement les mêmes gestes et expressions que dans un traitement sérieux du motif si bien que la parodie ne se décèle pas immédiatement si l’on ne connaît pas la raison du chagrin de la louve53. En accord avec le reste de l’œuvre, la tonalité est grivoise et graveleuse mais il faut reconnaître que, pour une louve aussi luxurieuse qu’Hersant, le préjudice de la mutilation d’Ysengrin est des plus dramatiques. Ajoutons qu’aussitôt la catastrophe découverte, Hersant se dirige vers le seuil de la porte avant de commencer à manifester son désespoir. Ce déplacement traduit la volonté de s’exposer aux regards, de s’attirer la compassion du plus grand nombre, et déplace l’incident de la sphère privée vers la sphère publique. Malgré le traitement obscène qu’il en fait, l’auteur ne trahit donc pas la signification du motif. Le comportement ostentatoire d’Hersant rejoint alors celui d’Hélène.
44La manifestation ostentatoire de la désolation d’Hélène s’inscrit donc parmi celle des autres femmes de la famille. Chacune exprime différemment sa tristesse. Toutefois, les poètes optent régulièrement pour une autre solution, qui consiste à présenter de façon condensée et unifiée les manifestations de deuil de plusieurs personnages. Dans Jaufré, tandis que la bête magique maintient le roi suspendu au-dessus du précipice, tous les courtisans se hâtent d’entasser leurs vêtements pour protéger sa chute et, ne pouvant plus se rendre utiles à leur souverain, se livrent collectivement aux gestes traditionnels de la déploration :
Aqui vegras tirar cabels | Vous auriez vu là chevaliers et damoiseaux |
A cavaliers e a donzels, | S’arracher les cheveux |
E rumpon tug lurs vestiduras, | Et, tous, déchirer leurs habits, |
E maldison las aventuras | En maudissant les aventures |
Q’en la forest son atrobadas, | Que l’on trouve dans la forêt |
C’a tan gran dol lor son tornadas. | Et qui se sont changées pour eux [en une si grande douleur. |
Jaufré, v. 363-368. |
45D’un point de vue stylistique, ce motif de deuil collectif restreint à deux gestes se distingue uniquement du motif classique par les verbes à la troisième personne du pluriel54. Le poète peut pourtant tirer parti de la multiplication des acteurs et des mouvements pour accentuer la charge émotionnelle55. Ainsi, Chrétien de Troyes opte-t-il pour la répétition à cinq reprises de l’indéfini maint(e)(s), qui entre en résonance avec l’adverbe mout du vers 4807 ainsi qu’avec le verbe demaint à la rime du vers 4811 :
Ot l’an por lui mout grant duel fet, | Il y eut pour lui de grandes manifestations [de tristesse, |
Maint piz batu, | Maintes poitrines furent frappées, |
maint chevol tret, | maints cheveux tirés, |
Et mainte face esgratinee ; | Et maints visages égratignés ; |
Einz n’i ot dame si senee | Il n’y eut cependant dame si sage |
Qui por lui son duel ne demaint ; | Qu’elle ne manifestât sa douleur à son égard ; |
Por lui plorent maintes et maint, | Pour lui hommes et femmes furent nombreux [à verser des larmes. |
Et mes sire Gauvains s’an va. | Cependant monseigneur Gauvain s’en va. |
Le Conte du graal, v. 4801-4813. |
46Ce procédé permet de mettre en valeur la cohésion des pleureurs et pleureuses lors du départ de Gauvain, exprimé en un seul vers rejeté en fin de phrase, comme pour insister sur la disproportion entre le chagrin d’une communauté entière et l’inflexibilité d’un seul être. La réunion de tous les habitants autour du chevalier résolu à partir en dépit d’eux transforme la scène en cérémonie où tous communient dans la douleur.
47Intéressant et très complet, le deuil collectif relaté par Robert de Blois dans Floris et Lyriopé joue lui aussi des ressources de la répétition. Il met en place une rhétorique du désespoir avec, en début de vers, une anaphore du déterminant indéfini tant(e)(s) qui souligne la multiplicité et s’oppose au pronom indéfini chescuns qui lance le motif en insistant sur l’individualité :
Chescuns de duel faire se poinne. | Chacun s’efforce de manifester sa douleur. |
Tantes larmes i ot plorees, | Il y eut tant de larmes de versées, |
Tantes faces esgratinees, | Tant de visages égratignés, |
Tanz chevoz traiz et derompuz, | Tant de cheveux tirés et arrachés, |
Tant poinz detors, tant piz batuz, | Tant de poings tordus, tant de poitrines battues, |
Tant peliçons vars dessirez, | Tant de pelisses de petit-gris déchirées, |
Tant grannons traiz e detirez ; | Tant de moustaches tirées et arrachées ; |
Tantes paumes i ot batues, | Il y eut tant de paumes frappées, |
La defors contreval les rues. | Là, dehors, dans les rues. |
Floris et Lyriopé, v. 657-667. |
48Ce contraste permet d’envisager un tableau vivant où se meuvent nombre de personnages dont les gestes s’harmonisent selon une chorégraphie non orchestrée et au sein duquel pourtant chacun mène son deuil sans apparemment se soucier de ceux qui l’entourent. Bien que concentré sur sa douleur intime, l’individu, du fait de la typicité de ses gestes, participe à une cérémonie56.
Aux marges du motif
49La multiplication du motif du deuil dans les œuvres les plus variées a conduit les auteurs souhaitant se distinguer à parcourir toutes les ressources du motif, à en tester les limites, à en explorer les marges. C’est ainsi que des poètes tels que Gerbert de Montreuil ou Chrétien de Troyes, plutôt que de dérouler intégralement la séquence de déploration, optent pour la suggestion en présentant au regard du lecteur-spectateur les prémisses de la scène :
Lors fiche ses dois en sa treche | Alors elle plante ses doigts dans sa tresse |
Et desache sa crine bloie ; | Et tire sa chevelure blonde ; |
De duel faire ne s’afoiblie. | La manifestation de sa douleur ne faiblit pas. |
Le Roman de la Violette, v. 3944-3946 |
Mes ele ot ses doiz an sa tresce | Mais elle tenait ses doigts fichés dans sa tresse |
Fichiez por ses chevox detrere | Pour s’arracher les cheveux |
Et s’esforçoit mout de duel fere. | Et elle s’efforçait de manifester violemment [sa douleur. |
Le Conte du graal, v. 6544-6546. |
50La proximité des deux formulations est frappante ; l’expression commune aux deux citations fichier ses dois en sa tresce – relative aux préparatifs de la séquence déplora-toire57 – s’attarde sur un geste préparatoire, comme dans un ralenti cinématographique ou même un arrêt sur image. La dilatation du temps conduit à considérer pleinement cette posture suffisant à elle seule à suggérer intensément l’ensemble du motif.
51Inversement, le poète peut choisir d’attirer l’attention sur les conséquences immédiates des manifestations de deuil. Plutôt que d’écrire un résumé en quelques lignes de la totalité du motif, d’aucuns préfèrent focaliser l’attention sur un moment précis de la scène, une fois celle-ci entamée. De cette façon, le lecteur-spectateur58 entre de plain-pied dans l’émotion et la douleur du personnage. Tel est le cas de la chanson de geste Ami et Amile, lorsque Bélissant, la fille de Charlemagne, se précipite dans la chambre de ses fils après avoir appris leur mort :
C’est la premiere qu’an la chambre est entree ;] | C’est la première à entrer dans la chambre, |
Plorant, criant, trestoute eschevelee, | Pleurant, criant, la chevelure en bataille, |
Por ses anfans a grant dolor menee. | À la mort de ses enfants elle a montré [une immense douleur. |
Ami et Amile, v. 3184-3186. |
52Manifestement, la mère a déjà commencé à pleurer et à crier, comme le montre l’emploi du participe présent. L’adjectif eschevelee, dont la force est accentuée par l’adverbe trestoute, évoque la durée antérieure de la déploration : Bélissant a déjà eu le temps de s’en prendre à ses cheveux pour extérioriser son chagrin. La narration est en effet menée à partir de la chambre filiale (point focal) et Bélissant n’apparaît dans le champ de vision du lecteur-spectateur qu’au moment où elle en franchit le seuil. Cet instantané de la douleur maternelle acquiert59, avec un minimum de moyens, une force évocatoire et une charge émotionnelle comparables à celles que pourrait procurer le développement exhaustif du motif60. Le texte se charge d’ailleurs parfois de préciser au lecteur la teneur de la réaction attendue de sa part :
il virent une damoisele qui venoit encontre euls a pié et toute eschevelee et faisoit si grant duel que nus ne la veïst qui n’en deûst pitié avoir. | lis virent une demoiselle qui venait à leur rencontre à pied, toute écheveiée, et elle manifestait une si profonde douleur que quiconque la voyait la prenait en pitié. |
Tristan en prose, t. VII, appendice II, 2, p. 437, l. 241-24361. |
53La subordonnée consécutive ainsi que la position finale contribuent à mettre en valeur la pitié qu’est censé ressentir tout spectateur de la scène, et subséquemment le lecteur. La visée pathétique du motif se dit alors sans détour.
54Le choix de Benoît de Sainte-Maure diffère légèrement de celui de l’auteur d’Ami et Amile dans la mesure où il ne se prive pas de décrire très en détail le déchirement d’Andromaque apprenant le désir d’Hector de partir combatttre les Grecs62. Mais, pour accroître l’efficacité pathétique d’un tel moment, le poète revient à la charge une centaine de vers plus tard pour nous offrir le spectacle d’une Andromaque aphone, abattue, décolorée, plus morte que vive après la mort prévisible de son inflexible mari :
Andromacha ot tant ploré | Andromaque avait tant pleuré |
E tant lo jor breit e crié | Ce jour-là, tant gémi et tant crié |
Que parole n’en pot eissir. | Qu’elle ne pouvait plus parler. |
Sovent feit senblant de morir, | À plusieurs reprises on crut qu’elle allait mourir : |
Sovent est verz e pale e veine ; | Elle devint verte puis livide et semblait prête défaillir. |
De li nen ist funs ne aleine. | Aucun souffle ne sortait de sa bouche. |
Mes cil qui de bon cuer l’amerent, | Les gens qui la chérissaient |
Tote por morte l’en porterent ; | L’emportèrent comme morte, |
Dedenz un lit si l’unt posee, | L’étendirent sur un lit, |
La li unt la chiere arosee. | Lui jetèrent de l’eau au visage. |
Molt s’est malmise e enpeiree : | Elle s’est atrocement défigurée : |
Tote sa chiere a depecee, | Son visage est tout déchiré, |
Toz les chevels s’a esrachiez. | Elle s’est arraché tous les cheveux. |
Le Roman de Troie, v. 16459-16471. |
55En nous introduisant, une fois le spectacle terminé, dans les coulisses du théâtre de la déploration, Benoît nous donne accès à une image interdite : celle d’une princesse à la chair arrachée, rendue chauve sous le coup de sa folie destructrice. Totalement défigurée, ainsi que le souligne la répétition anaphorique de tot, Andromaque n’est plus qu’une loque humaine, impropre à susciter tout autre sentiment que la pitié. Tel est sans doute le but poursuivi par le poète qui, nous découvrant l’envers du décor sous couvert de réalisme, cherche avant tout à atteindre notre pathos et, conformément à la tragédie gecque, souhaite nous insuffler terreur et pitié. En effet, la description d’un visage ravagé provoque ipso facto un effet de réel tant les auteurs nous ont habitué à des héroïnes impeccablement parées dont les portraits vantent la beauté des traits et la fraîcheur du teint. Dès lors, une esquisse de description dans laquelle on devine un manque d’apprêt et un gonflement des tissus (marmiteus) à force de larmes interpelle le lecteur qui s’imagine qu’on lui livre là sans artifice un morceau de vérité :
Tote descainte fors de la chanbre issi, | La ceinture dénouée, elle sortit de la chambre, |
desafublee et chauciee en chapins ; | En vêtements d’intérieur, légèrement vêtue ; |
sor ses epaules li gisoient si crin, | Ses cheveux étaient jetés sur ses épaules, |
.j. chapel d’or ot en sa teste mis. | Elle avait mis sur sa tête un diadème d’or. |
Elle ot ploré, s’ot marmiteus le vis. | Elle avait pleuré, son visage était tout gonflé. |
Garin le Loherenc, t. II, v. 7498-7502. |
56À force d’être répétée, la scène de déploration a sans doute perdu en vigueur si bien que les auteurs ont examiné d’autres moyens de parvenir aux mêmes effets, objectif atteint par l’exhibition de l’envers du décor.
57Explorant les limites du motif, Guillaume de Machaut infléchit légèrement la tendance pathétique en reprenant au compte de son personnage le fameux geste de Marie-Madeleine essuyant de sa longue chevelure les pieds du Christ. Dans un rêve, l’amant voit sa dame en pleurs, en proie à une profonde tristesse :
En mon songe m’estoit avis | En mon rêve je crus |
Que je veoie vis à vis | Voir face à face |
L’ymage ma dame honoree | Le portrait de ma dame honorée |
Qui estoit toute eschevelee | Qui, toute échevelée, |
Et qui plouroit moult tendrement | Pleurait très tendrement |
Et souspiroit parfondement, | Et poussait de profond soupirs. |
Et qui essuoit de sa crine | De sa chevelure elle s’essuyait |
Ses yeus, sa face et sa poitrine, | Les yeux, le visage et la poitrine. |
Le Livre du Voir Dit, v. 7665-7672. |
58Encore une fois, le personnage semble se lamenter depuis un certain temps puisque ses cheveux ont perdu toute ordonnance ; le cœur de cette vision reste cependant ce tendre geste visant à éliminer toute trace de larmes. La chevelure se voit ainsi doublement convoquée : elle est d’abord tirée pour exprimer ostensiblement la souffrance puis elle se fait linge afin d’effacer les stigmates de la tristesse. Elle enchâsse le motif et lui donne forme. D’une certaine façon, le poète assiste là à une scène intime, interdite, à laquelle la grâce du songe lui donne exceptionnellement accès. On flirte manifestement avec la scène de la toilette aussi bien par le tabou dont elle est entachée que par le mouvement d’ondulation assigné à la chevelure (par les mains ici, par le peigne ailleurs). Ce basculement d’un motif à l’autre est consommé dans Flamenca lorsque, après une scène de rupture avec Guillaume, les personnages féminins arrangent et lissent leurs cheveux puis se lavent le visage pour qu’il ne paraisse point qu’elles ont pleuré :
Lurs crins adoban et aplanon, | Elle arrangèrent, lissèrent leurs cheveux, |
Et an lurs caras ben lavadas. | Et se lavèrent bien le visage |
Que non paresca sion ploradas. | Pour qu’il ne parût point qu’elles avaient pleuré. |
Flamenca, v. 6898-6900. |
59Le motif de la déploration ostentatoire se trouve alors tout bonnement occulté au profit d’un autre qui le supplante et le contredit dans la mesure où les demoiselles espèrent masquer les signes de leur chagrin. Il ne s’agit plus d’afficher sa tristesse mais simplement de faire bonne figure après s’être laissé aller, dans l’intimité, à tirer ses cheveux et à pleurer. On est subrepticement passé du domaine public au domaine privé.
60Nombre de poètes se sont donc attardés sur les marges du motif afin d’en intensifier la portée émotionnelle. Certains ont ainsi pu mettre l’accent sur les préparatifs du motif ou en dévoiler un instantané de telle manière que l’empathie du lecteur pour le personnage affligé naissait davantage de la suggestion que de la narration détaillée des gestes violents. D’autres, soucieux à la fois d’attirer la compassion du lecteur sur leur personnage et d’insister sur la dégradation que subit à force de horions leur enveloppe corporelle, ont choisi de montrer les conséquences désastreuses du motif. En effet, dans tous les exemples précédents, la chevelure n’était pas traitée pour elle-même mais uniquement en tant que partie intégrante d’un motif, tout comme dans un portrait en pied traditionnel. Elle ne constituait qu’un élément – certes nécessaire – d’un ensemble. Il n’était donc pas envisageable d’insister longuement sur la blondeur des cheveux puisque ceux-ci n’étaient évoqués qu’en tant qu’accessoires d’une représentation de la souffrance. Or, on remarque que des notations descriptives, certes ténues, viennent de temps à autre s’insérer au cœur du motif :
E rump sos cabels saurs e plans. | Et casse ses cheveux ambrés et lisses. |
Jaufré, v. 8577 |
Ele ront ses dras et descire | Elle déchire ses vêtements et endommage |
Sa bele treche blonde et sore, [...] | Sa belle tresse d’un blond ambré, |
Lors se prent par ses blons cheveus, | Alors il saisit ses blonds cheveux |
Par poi nes derront et esrache ; | Et se les arrache presque ; |
L’Escoufle, v. 4696-4697 et v. 5110-5111 |
Ses biaus cevex tire et detrait. | Elle tire et arrache ses beaux cheveux. |
Le Roman du Comte de Poitiers, v. 474 |
si tire ses cavex qui moult estoient bel et blont et deront ses dras et jete en voie | Il tire alors ses cheveux qui étaient très beaux et blonds, arrache ses vêtements et les jette sur le chemin |
Lancelot en prose, t. VII, IIIa, 6, p. 2663. |
61C’est au détour d’une allusion à la chevelure qu’une ébauche de portrait s’insinue. Ne s’agit-il pas là d’un procédé novateur visant à accroître l’attendrissement du lecteur qui ne peut manquer de regretter la perte d’une belle chevelure64 ? Toujours est-il que la chevelure se redessine alors au sein même du motif, à tel point qu’elle n’est plus seulement un instrument de torture mais aussi un facteur de plaisir pour l’œil. Une esquisse de portrait65 se superpose alors au motif qui devient prétexte à la mise en valeur de l’éclat du personnage. Faisant fi de l’anachronisme, on pourrait imaginer une photographie en noir et blanc représentant un personnage menant le deuil qui aurait été recolorée en jaune d’or à l’endroit des cheveux : tout comme dans les exemples précédents, la scène resterait reconnaissable et identifiable mais l’attention serait surtout attirée par la lumière et la couleur de la chevelure. La jeune fille éplorée devient même, dans Floris et Lyriopé – roman accordant une place considérable au motif de la déploration – sujet d’un portrait détaillé s’offrant le luxe de s’attarder sur la poitrine, le visage et les cheveux :
Se lors la pucele veïst, | Si vous aviez vu la jeune fille, |
Comant fiert sa bale poitrine, | Comme elle frappait sa belle poitrine, |
Comant son cier vis esgratine, | Comme elle égratignait son visage au teint clair, |
Comant de piorer se confont, | Comme elle se perdait dans les larmes, |
Comant ses beaux chevoz deront. | Comme elle cassait ses beaux cheveux ! |
Ou fron[t] et contrevai sa face | Sur son front et le long de son visage, |
Apert des ongies mainte trace. | On voyait de nombreuses griffures. |
Floris et Lyriopé, v. 759-765. |
62Le bénéfice d’un tel procédé est double car l’auteur fait simultanément l’éloge de la grandeur d’âme du personnage (par le motif du deuil) et de sa beauté (par le portrait). Quand l’éthopée rejoint la prosopographie dans un portrait en situation, on atteint des sommets pour ce qui est de la justification du portrait, mais on dépossède légèrement le motif du deuil.
63L’osmose semble atteinte dans Le Chevalier au Lion où un portrait de Laudine se dessine peu à peu, au milieu d’une scène de deuil au cours de laquelle la jeune veuve exprime sa douleur avec ostentation. Ce portrait s’avère doublement intéressant : en premier lieu parce qu’il est brossé à travers le regard du personnage focalisateur d’Yvain66 qui s’éprend à cet instant de Laudine, et ensuite parce que l’on retrouve au sein du motif de la déploration tous les éléments d’un portrait traditionnel et, en particulier, la comparaison de la chevelure avec l’or :
Donques sui ge ses anemis ? | Suis-je donc son ennemi ? |
Nel sui, certes, mes ses amis. | Non, bien sûr, je suis son ami ! |
Grant duel ai de ses biax chevox | Ses beaux cheveux me font beaucoup souffrir ; |
C’onques rien tant amer ne vox, | Je ne veux rien aimer davantage, |
Que fin or passent, tant reluisent. | Tellement leur éclat surpasse celui de l’or fin. |
D’ire m’espranent et aguisent, | Les voir arrachés et rompus de la sorte |
Qant je les voi ronpre et tranchier ; | Me saisit et excite ma colère. |
N’onques ne pueent estanchier | Ils ne peuvent même pas étancher |
Les lermes qui des ialz li chieent : | Les larmes qui coulent de ses yeux : |
Totes ces choses me dessient. | Tout cela m’afflige. |
Le Chevalier au Lion, v. 1461-1470. |
64La subtilité de Chrétien est telle qu’il évoque au détour d’un vers le geste de Marie-Madeleine se servant de sa chevelure comme d’un linge mais l’abondance des larmes dépasse ici la capacité d’imprégnation de la chevelure. D’autre part, il transpose malicieusement les termes relatifs à la souffrance de celui qui mène le deuil (grant duel, ire) dans la bouche d’Yvain si bien que celui qui, déchiré, souffre le martyre est bel et bien le spectateur de la scène et non l’acteur ! Ce faisant, Chrétien raille gentiment les excès du discours amoureux tout en ironisant sur l’authenticité de la souffrance manifestée lors des scènes de deuil tant Laudine semble agir sans ressentir. La suite du roman consacrera d’ailleurs le rapide rétablissement de la jeune veuve et le prompt retour de l’amour. Le clerc champenois entrelace donc deux séquences stéréotypées – la déploration et le portrait féminin – pour créer le portrait de la veuve en pleurs, véritable morceau de bravoure qui, par sa tonalité malicieuse et ironique, renouvelle le motif. Il n’est finalement pas si surprenant que Chrétien soit l’instigateur de cette nouvelle pratique d’écriture, lui qui se plaît à faire du nouveau à partir de l’ancien. On peut néanmoins en lire les prémisses dans un roman antique qui insistait lui aussi sur la beauté de la femme affligée, en l’occurrence Salemandre :
Chevols ot longes, deugiez et sors | Ses cheveux étaient longs, fins et ambrés, |
et environ son chief sount entors ; | Enroulés autour de sa tête ; |
n’ot cure de sa apparaillier, | Elle n’avait pas pris soin de se parer, |
et ne se deit l’en merveillier, | Et il ne faut pas s’en étonner, |
car molt ot grant doel la pucele, | Car la jeune fille avait un immense chagrin |
et en son doel si fu molt bele. | Et pourtant, dans son chagrin, elle restait très belle. |
Chiere tout morne vait humblement | Le visage plein de tristesse, elle s’avance humblement |
et plura molt avenauntment ; | Et pleure avec beaucoup de grâce ; |
de plorer ot moillé le vis : | Sa figure était toute mouillée de larmes : |
son plur vaut d’autres femmes ris. | Mais ses larmes valent bien le sourire d’autres femmes. |
Le Roman de Thèbes, v. 10227-1023667. |
65Au cœur de la déploration, on discerne quatre éléments de description des cheveux, ce qui est pour le moins inattendu, d’autant plus qu’il semblerait que ce soit la souffrance qui intensifie la beauté de la jeune fille. L’alliance de la douleur et de la séduction sera analysée plus précisément lors des scènes de maltraitance. La part de liberté dans la mention de la chevelure au sein du motif de la souffrance paroxystique s’avère donc très restreinte. À de rares exceptions près, ce motif ne vise pas la précision dans la description des cheveux mais l’efficacité évocatoire.
66En conclusion, trois points sont à retenir. Tout d’abord, le motif de la déploration arbore les caractéristiques d’un stéréotype narratif et non celles d’un stéréotype linguistique tant ses formulations sont protéiformes. Il se révèle en effet difficile de mettre en évidence le retour d’expressions privilégiées : ce sont davantage les gestes constituant l’appareil de plaintes qui se répètent. Ils entretiennent un rapport privilégié avec le châtiment, la pénitence, le mépris des biens et surtout avec la mort, intimement souhaitée par le pleureur. D’autre part, la prolifération du motif dans tous les types de textes a conduit à sa banalisation si bien que les auteurs, désireux de mettre l’accent sur la grandeur d’âme de leurs propres personnages aux moments douloureux de leur existence, ont été contraints de recourir à une surenchère qui a changé la déploration en mortification. Ceux qui refusaient la surenchère ou exploraient d’autres voies ont découvert les vertus de la suggestion qui permettait, avec une économie de moyens impressionnante, de déclencher chez le lecteur une pitié comparable. C’est ainsi que le lecteur a accès aux préliminaires de la scène de déploration aussi bien qu’à ses conséquences ; il a pénétré dans les coulisses du spectacle. En effet, et ce sera notre troisième point, ce motif est avant tout une exhibition de la souffrance, une manifestation ostentatoire qui offre la possibilité d’extérioriser un sentiment douloureux. Comme le montrent les scènes de deuil collectif – impossibles dans notre société – le chagrin se voit ainsi reconnu, accepté, canalisé, ritualisé y compris dans ses supposés débordements. Les tourments exprimés deviennent dès lors chose publique et sont de ce fait pris en charge par la communauté.
67De ce point de vue, le parallèle avec la mutilation capillaire est intéressant car la chevelure n’est que rarement coupée dans le secret. Bien au contraire, une cérémonie est prévue par exemple pour la prise d’habit et la coupe des cheveux des moniales. De même, le mari qui coupe les tresses de son épouse sait que son geste connaîtra dès le lendemain la généreuse publicité de la médisance. Toute action visant à détruire partiellement ou totalement la chevelure est investie d’une signification notoirement glorifiante ou humiliante (selon le contexte) que la vox populi se charge bien de rappeler.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Si c’est un homme, v. 10-1168.
La chevelure coupée
68Face aux innombrables descriptions de somptueuses chevelures longues et blondes, il faut reconnaître que les courts cheveux féminins ont la portion congrue. Suivant un procédé logique très simple, si la chevelure luxuriante renvoie à la beauté, la chevelure raccourcie apparaîtra dénuée de séduction et particulièrement laide. Au-delà du préjudice esthétique, la femme aux cheveux courts subit un préjudice moral incomparable : elle est atteinte dans sa féminité même. Il s’agira donc, tout en soulignant les différences entre hommes et femmes, de mettre en évidence le sacrifice que représente l’amputation capillaire consentie ainsi que l’humiliation ressentie lors d’une mutilation imposée, non sans relever le retour de formulations stylistiquement proches. Si la perte des cheveux pour une femme correspond inévitablement à la perte de sa beauté, il faut en effet distinguer la mutilation volontaire, motivée par l’amour ou les contraintes religieuses, de la mutilation infligée par le châtiment divin, la maladie ou la violence masculine.
Mutilation volontaire
69Quel que soit le motif présidant à la perte des cheveux, celle-ci est vécue comme un déshonneur, une malédiction, un signe ostentatoire à masquer, ainsi que le rappelle dans Le Roman de la Rose une vieille femme donnant des leçons de maintien à des plus jeunes. Sont ici évoquées les différentes causes à l’origine de la dégradation de la chevelure, maladie mais surtout violence masculine :
Et s’ele veoit decheoir, | Et si elle voyait tomber, |
Dont granz duels seroit a veoir, | Ce qui serait une bien triste chose à voir, |
Les biaus crinz de la teste blonde, | Les beaux cheveux de sa tête blonde, |
Ou s’il couvient que l’en la tonde | Ou si elle devait se la faire tondre |
Par aucune grant maladie, | À cause d’une de ces maladies graves |
Dont biauté est tost enlaidie, | Qui transforment vite la beauté en laideur, |
Ou s’il avient que par courrouz | Ou s’il arrivait qu’un gredin |
Les ait aucuns ribauz tous rouz, | Les lui arrachait tous dans un mouvement de colère |
Si que de ceuls ne puisse ouvrer, | Au point qu’elle ne puisse plus se servir d’eux |
Pour grosses treces recouvrer | Pour se refaire de grosses tresses, |
Face tant que l’en li aporte | Qu’elle fasse en sorte qu’on lui apporte |
Cheveuls de quelque fame morte | Les cheveux de quelque femme morte |
Ou de soie blonde bourriaus, | Ou des bourrelets de soie blonde, |
Et boute tout en ses fourriaus. | Et qu’elle mette tout dans ses boudins. |
Le Roman de la Rose, v. 13281-13300. |
Sacrifice amoureux
70Une femme ne saurait sans peine intime se voir démunie de cet attribut essentiel de la féminité, à moins qu’elle n’opère ce sacrifice par amour, à l’image de l’épouse de Mithridate qui, – si l’on en croit Valère Maxime – pour partager les mêmes fatigues et dangers que son mari qu’elle suivait à la guerre, a renoncé à la beauté de son corps en coupant ses cheveux69 :
Ainsi racompte [Valere] de la femme du roy Methridatus qui le suivoit en tous les lieux ou il aloit tant en bataille ou ailleurs. Et de fait elle fist oster ses cheveux et se mist en habit d’omme pour avoir meilleur oportunité de le suivre en toutes places. | Ainsi Valère rapporte que la femme du roi Mithridate le suivait partout où il allait, que ce soit au combat ou ailleurs. Pour cela elle se fit couper les cheveux et porta des vêtements masculins afin de le suivre plus facilement en tous lieux. |
Livre de bonnes mœurs, chapitre XVIII, p. 36970. |
71Le fait de porter des armes et de monter à cheval accentue encore la masculinité de cette femme guerrière qui, à l’instar des amazones se brûlant le sein, consent à amputer une partie de son corps fort séduisante. En revanche, ce n’est pas dans un but pratique que la dame de Fayel se mutile et offre au châtelain de Coucy le joyau de sa féminité71. Le traditionnel don d’une mèche de cheveux se transforme en sacrifice de la chevelure dans toute sa longueur. Cette mutilation n’a de sens que dans la mesure où, en emportant les tresses de sa bien-aimée, le châtelain emporte avec lui l’essence de l’amour que lui porte la dame de Fayel, un amour si intense qu’il permet de supporter le sacrifice de la beauté. C’est en cela que la dame rejoint malgré tout l’épouse de Mithridate.
72L’homme en vient parfois à se raser le crâne pour l’amour d’une femme. Ainsi, Tristan se tond avant de paraître devant Iseut afin de passer plus aisément pour un malade mental. Il était en effet habituel de tondre les fous en croix depuis la nuque72 :
Tondre a fait sa bloie crine ; | Il a fait tondre ses cheveux blonds ; |
n’i a un sol en la marine | Pas un seul sur le bateau |
qui ne croie que ce soit rage, | Qui ne pense que c’est une folie, |
mais ne sevent pas son corage. | Mais ils n’ont pas accès à ses pensées. |
La Folie de Berne, v. 130-133 |
Qant Tristanz vint devant lo roi, | Quand Tristan se présenta devant le roi, |
auques fu de povre conroi : | Il avait piètre apparence : |
haut fu tonduz, lonc ot le col, | Il était tondu ras, son cou paraissait long, |
a mervoille sambla bien fol. | On aurait vraiment dit un fou. |
La Folie de Berne, v. 150-153. |
73Insistance est faite sur le sacrifice esthétique auquel consent par amour le courageux Tristan73. Brangien tente de convaincre Iseut qu’il s’agit bien de son amant en soulignant (par le complément de destination placé en tête de vers) la motivation amoureuse qui a conduit à ce geste dommageable aussi bien esthétiquement que socialement74 :
Por vos s’est tonduz conme fol. | Pour vous, il s’est tondu comme un fou. |
La Folie de Berne, v. 363. |
74Le fin’amant se doit d’accepter les nombreux sacrifices et les multiples humiliations que sa Dam75 aura le caprice d’exiger de lui. C’est dans cet esprit de soumission que s’exprime le troubadour Raimon de Miraval dans la chansonAr’ab la forsa delfreis :
Pero sitot m’es gabeis mos | Pourtant, bien qu’elle se moque de moi, |
bos respeitz m’i condui | Ma bonne espérance me conduit, |
e si-m dizia sordeis | Et si elle me disait des choses encore pires, |
no volh tornar lai don fui | Je ne voudrais pas retourner d’où je suis parti ; |
pois vengut es als assais | Puisque l’on en est venu aux épreuves, |
poder a que-m derqu’o-m bais | Elle a le pouvoir de m’élever ou de me rabaisser, |
qu’eu no-l fug si-m ras | Car je ne la fuis pas, même si elle me rase |
o si-m ton | Ou me tond, |
ni ja no volh saber vas on. | Et je ne veux pas savoir vers où fuir. |
v. 33-4076. |
75Parmi les épreuves évoquées, l’amant envisage la possibilité d’un rasage ou d’une tonte77 dont on ne voit pas l’utilité sinon l’intention de la part de la dame de tester l’amour et l’obéissance de son soupirant. C’est là sans doute l’origine du sens figuré du verbe puisqu’un homme difficile à tondre est, dans la chanson Girart de Roussillon, un homme difficile à mater78. Pour comparaison, aucun amant de nos textes n’exige de sa bien-aimée un tel sacrifice ; celui-ci, déjà assez rare, n’a lieu qu’à l’initiative de la dame.
76L’amputation librement consentie de sa chevelure est donc pour l’amant un signe tangible de l’intensité de son amour. L’amant-martyr se livre ainsi à un sacrifice, déposé sur l’autel du dieu Amour.
Geste religieux
77Il est au Moyen Âge un amour supérieur à tous les autres, un amour plus pur qui, quant à lui, impose le sacrifice des cheveux. Quiconque embrassait la vocation religieuse devait, par dévotion à Dieu et comme preuve du mépris qu’il ou elle vouait désormais à son propre corps, endosser un vêtement grossier et perdre une partie de sa chevelure. C’était là indéniablement le plus gros sacrifice des religieuses à l’entrée au couvent79.
78Alors qu’elle est désespérée, Euriaut envisage dans un même élan de sacrifier sa tresse et de se vouer à une existence de recluse, les deux renoncements étant liés :
Certes, je n’arai ja mais treche ; | Assurément, je ne porterai plus jamais de tresse ; |
S’il muert, rouëgnier me ferai, | S’il meurt, je me ferai couper le cheveux |
Nonne ou rencluse devenrai | Et deviendrai nonne ou ermite |
En auchune foriest sauvage. | Dans quelque forêt sauvage. |
Le Roman de la Violette, v. 3003-3006. |
79Le verbe rouëgnier (qui signifie couper autour, tondre) est présenté comme la prémisse indispensable à la vie monastique. Il existe cependant une gradation dans le sacrifice imposé puisque les femmes devaient, selon les congrégations, simplement couper court leur chevelure ou bien être complètement rasées80. La belle Euriaut évoque donc probablement ici une coiffure très courte lui interdisant le port de la tresse, semblable à celle qu’adopte la reine devenue veuve :
Atant îleuc sans plus atendré lurent trenchies les beles treches la roine, car ele avoit le plus bel chief de tout le monde. Après li furent aporté li drap, si le velerent en la plache. | Alors, sans plus attendre, on trancha les belles tresses de la reine, qui avait la plus belle chevelure du monde. Ensuite on lui apporta les habits et on la voila sur place. |
Lancelot en prose, t. VII, IIIa, 12, p. 30-31. |
80Ce n’est pas un hasard si tous les textes font allusion à cette mutilation en utilisant précisément le substantif tresses en lieu et place d’un terme générique. L’hypothèse la plus prosaïque rattacherait ce fait à un éventuel usage médiéval consistant à couper les cheveux longs une fois tressés. Or, il serait nettement plus intéressant de considérer cette coiffure comme représentative d’une certaine beauté de la chevelure, ne serait-ce que par l’obligation de posséder de longs cheveux pour pouvoir les tresser. En utilisant ce mot, les auteurs mettent l’accent sur le sacrifice esthétique que constitue la privation des cheveux longs. La hantise de la perte de la tresse se révèle encore plus nettement dans cette allocution prononcée devant un parterre de demoiselles destinées au couvent :
Laissiez pour cloistre | Au profit du cloître et |
et pour renclus | De l’ermitage, abandonnez |
Et jetez puer treces et crins, | Et jetez dehors tresses et cheveux. |
Saichiez que Diex en sez escrinz, | Sachez que Dieu, dans ses écrins, |
Em paradys, en son tresor, | Au paradis, dans son trésor, |
Treces vos garde de fin or. | Vous réserve des tresses d’or fin. |
Quant Dieu plaira et de vos cors | Quand il plaira à Dieu et que de vos corps |
Vos netes ames iront fors, | Se séparereont vos âmes pures, |
Adont vos rendera vos crines | Alors il vous rendra vos chevelures, |
Et puis après coronnes fines | Et vous donnera aussi des couronnes délicates |
Plainnes de pierres precïeusez, | Ornées de multiples pierres précieuses. |
Les miracles de Nostre Dame, t. III, livre I, v. 938-947. |
81L’orateur répète, avec une insistance qui laisse transparaître sa volonté de convaincre les postulantes, que les tresses ne sont pas définitivement abandonnées et que Dieu les leur rendra, magnifiées. Ne répugnant pas à reprendre à son compte un stéréotype linguistique plutôt réservé à la fiction, le prédicateur leur garantit l’obtention de tresses de fin or. Si l’on considère qu’il ne s’agit pas d’une métaphore mais bien d’une promesse solennelle, la blondeur se muant réellement au Ciel en métal précieux, force est de constater que Dieu rend au centuple ce que le croyant lui donne ! Toujours est-il que la présence de ce cliché au cœur d’un discours religieux surprend et laisse entendre que l’orateur essaie de déjouer les appréhensions de jeunes filles élevées à la lecture de romans d’amour. Lors de la cérémonie symbolique de la prise de voile focalisée sur deux emblèmes, les tresses et le voile, l’impétrante prononce, entre autres, le vœu de chasteté lui imposant l’absence d’attention à la chair aussi bien en pensée qu’en acte, vœu que sa coiffure courte, elle-même voilée, lui rappellera chaque jour. Le voile livre d’emblée la signification de la coiffure – celle d’un sacrifice capillaire consenti pour Dieu – tandis que la chevelure courte non voilée reste ambiguë.
82Les longs cheveux tendant à devenir l’emblème du péché de chair, seule la coiffure courte agrée à Dieu : sur un chapiteau du xiie siècle du cloître de Saint-Étienne à Toulouse, on voit ainsi Marie l’Égyptienne expiant sa vie antérieure représentée dénouant de longues tresses en signe de purification. Quant à Thaïs, dans la Vie des Pères, son repentir public passe par l’abandon de tous ses biens, tresse blonde comprise :
Ensint au bien s’abandona | Ainsi elle s’abandonna au bien |
et quant k’ele ot por Deu dona | Et, sur le conseil de son confesseur, |
par le conseil son confessor. | Offrit à Dieu tout ce qu’elle possédait. |
De ces treces de son chief sor | Ses tresses ambrées, |
se fist bertonder tot entor. | Elle se le fit couper au ras de la tête. |
Vie des Pères, v. 2455-2459. |
83Le roi Henri lui-même, désireux d’agréer à Dieu, renonce à ses cheveux, montrant ainsi l’exemple à tous les siens : « [Orderic Vital] montre le roi d’Angleterre Henri tancé par l’évêque Serlon qui lui reproche ses richesses, ses habitudes de luxe, sa manière de se vêtir, ses longs cheveux ; l’évêque demande au prince de donner à ses sujets l’exemple de la simplicité dans les moeurs. Le roi entendit la leçon et accepta de sacrifier sa chevelure que l’évêque coupa lui-même, et toute la suite du roi l’imita »81. Le geste de l’évêque rappelle les cérémonies d’intronisation au clergé, geste d’ailleurs illustré dans de nombreux pontificaux82. La tonsure en couronne était en effet imposée aux clercs avant leur ordination afin de symboliser leur renonciation aux vanités de ce monde. En outre, « la tonsure cléricale permet[tait] de distinguer les religieux des laïcs »83.
84Elle apparaît cependant comme moins traumatisante pour le postulant de sexe masculin dans la mesure où cette coiffure particulière indique une fonction, au même titre qu’un uniforme par exemple84. Elle se charge ainsi de valeurs positives, ce qui n’est pas le cas pour la coiffure courte de la religieuse, cachée sous un voile. Le sacrifice soupçonné reste le douloureux secret de la nonne. La longue chevelure incarne donc, chez les hommes aussi bien que chez les femmes, l’attachement aux choses terrestres85. Y renoncer spontanément marque la détermination à rompre avec une vie de plaisirs.
85La sincérité de la décision de Guillaume dans Flamenca laisse toutefois à désirer... Autrefois tonsuré en sa qualité de chanoine de Péronne, Guillaume a commis un péché en laissant croître ses beaux cheveux dorés à l’intérieur de la couronne si bien qu’il est contraint de se faire à nouveau tonsurer, sous les yeux pleins de larmes de ses amis86. La cérémonie est donc vécue non pas comme le signe d’un amendement spirituel mais comme une épreuve amoindrissant l’attrait physique de Guillaume. Qui plus est, les mèches tondues sont précieusement recueillies afin d’être tressées et de devenir les attaches de manteau de Flamenca, maîtresse du chanoine. La renonciation aux plaisirs terrestres est loin d’être acquise et la signification symbolique de la tonsure largement dévoyée.
86En revanche, lorsque la sœur de Perceval abandonne volontairement sa chevelure pour confectionner les renges de l’épée de Galaad, l’auteur de La Queste del Saint Graal insiste sur la portée religieuse du geste (qui ne l’est pas a priori). La magnifique chevelure est coupée afin d’embrasser un sublime destin et la difficulté du sacrifice ne fait qu’ajouter à son prix :
Lors ouvri la damoisele un escrin que ele tenoit et en trest unes renges ouvrees d’or et de soie et de cheveux mout richement. Si estoient li chevel si bel et si reluisant que a peines coneust len le fil d’or des chevex. Et avec ce i avoit il embatues riches pierres precieuses ; si i ot deus boucles d’or si riches que a peines poïst len trover lor pareilles. « Bel seignor, fet ele, veez ci les renges qui i doivent estre. Sachiez, fet ele, que je les fis de la chose de sus moi que je avoie plus chiere, ce fu de mes cheveux. Et se je les avoie chiers ce ne fu mie de merveille, car le jor de Pentecoste que vos fustes chevaliers, sire, dit ele a Galaad, avoie je le plus bel chief que fame dou monde eust. Mes si tost come je soi que ceste aventure m’estoit apareillie et qu’il le me covenoit fere, si me fis tondre erranment et en fis ces treces teles com vos les poez veoir. | La demoiselle ouvrit alors un coffret qu’elle portait avec elle et en sortit un baudrier magnifiquement brodé d’or, de fils de soie et de cheveux. Les cheveux brillaient d’un tel éclat que l’on pouvait à peine les distinguer du fil d’or. Le baudrier était en outre incrusté de nombreuses pierres préciseuses et terminé par deux boucles d’or d’une incomparable richesse. « Chers seigneurs, dit-elle, voici le baudrier qui convient. Je l’ai fait, apprenez-le, de ce que j’avais de plus précieux sur moi, mes cheveux. Qu’ils m’aient été si chers ne doit pas vous surprendre car, à la Pentecôte, ce jour où vous, Galaad, vous avez été fait chevalier, j’avais la plus belle chevelure du monde. Mais dès que j’ai su que cette aventure m’était réservée et que je devais donc agir ainsi, je les ai fait immédiatement couper pour les tresser comme vous pouvez le voir ». |
La Queste del Saint Graal, p. 22787. |
87Une description presque conventionnelle de la chevelure (adjectifs valorisants, comparaison avec l’or, tournures superlatives) se fait jour par petites touches disséminées. L’originalité de ce contexte mystique fait ainsi oublier le caractère attendu des formulations. Si l’auteur multiplie les indices de la beauté des cheveux, c’est afin de mettre en valeur la courageuse décision de la demoiselle. La confection des renges est conçue comme une aventure et la sœur de Perceval met un point d’honneur à se montrer digne de cette épreuve religieusement connotée. Là encore, il s’agit bel et bien d’un don des cheveux – motif amoureux – et, si l’auteur le réutilise, il n’en manifeste pas moins clairement « sa distance par rapport au code littéraire de ses prédécesseurs, dont il reprend cependant le langage »88. La motivation religieuse transfigure le geste et confère une plus-value mystique à l’espee aus estranges renges.
88En dernier lieu, signalons que certains textes présentent des pénitents s’infligeant la tonte de leurs cheveux pour se mortifier. C’est le cas de Cador de Cornouailles partant à la recherche de son compagnon d’armes Caradoc89 ou des barons de Tarmélide repentis allant crier grâce à la vraie Guenièvre :
Ensint s’en alerent en Sorelois et quant il vindrent pres de Sorhant ou la roine estoit, si descendirent tuit de lor chevals et couperent de lor chauces les avanpiés et lor manches deci as cotes et rohoignerent lor tresces que li pluisor avoient molt beles, si alerent crier merci a la roine com a lor dame | Ils partirent ainsi pour Sorelois et quand ils arrivèrent près de Sorhant où se trouvait la reine, ils descendirent alors tous de leurs chevaux et coupèrent les pieds de leurs chausses et leurs manches jusqu’aux coudes et tranchèrent leurs tresses que plusieurs d’entre eux avaient très belles, puis allèrent crier merci à la reine leur suzeraine. |
Lancelot en prose, t. I, IX, 28, p. 164. |
89Ce type de pratique évoque la coutume juive du vœu de Naziréat où le vovens se rase la tête jusqu’à consommation de son vœu90. La vaniteuse chevelure est donc coupée comme un signe ostentatoire d’humiliation consentie. Il semblerait que l’amputation de la queue des chevaux ait la même signification, le dommage esthétique en moins. La demoiselle de Honguefort formule ainsi la promesse solenelle de ne pas dormir plus d’une nuit au même endroit, de ne s’habiller que de vêtements de laine (probablement rugueux et irritants), de ne se nourrir que d’eau et de pain, de ne porter ses vêtements qu’à l’envers et de ne monter que des chevaux à la queue et la crinière coupées jusqu’à ce qu’elle retrouve le chevalier Bohort qui lui a témoigné une grande bonté. La quête dans laquelle s’engage la demoiselle nécessite une mise en condition aussi bien spirituelle que physique91. Ces divers engagements visent à enlaidir et à affaiblir le corps, comme pour lui faire expier la souffrance qui envahit l’âme à la suite de la perte d’un ami. La queue coupée du cheval se donne à lire comme la transposition d’une tonte humaine, elle est un signe pour les témoins du spectacle. L’humiliation est encore une fois principalement sociale puisque monter un cheval à la queue coupée était considéré comme une marque d’infamie, Thomas Becket se plaignant d’ailleurs de celui qui lui avait fait cette injure92. La queue apparaît donc sur un plan symbolique comme l’équivalent symétrique de la tête. À la mort du comte Raimon de Toulouse, Peire Vidal agit de façon similaire avec ses chevaux puisqu’il leur taille la queue et les oreilles, de la même façon qu’il fait tondre ses serviteurs93. Là encore, le corps – démultiplié – doit souffrir afin de soulager l’âme endeuillée.
90Toute mutilation volontaire de la chevelure se charge de fortes connotations affectives ou religieuses, généralement positives car le sacrifice de la beauté révèle l’humilité, l’esprit de sacrifice et la volonté d’expier ses péchés. Si, comme on l’a vu, la longue chevelure est exaltée pour sa grâce et magnifiée pour le pouvoir qu’elle a sur les hommes, la coiffure courte imposée a partie liée avec le renoncement aux plaisirs charnels.
Mutilation infligée
91À côté de ces sacrifices librement consentis, par amour humain ou divin, toutes sortes d’événements peuvent porter atteinte à la chevelure d’une femme contre son gré. C’est bien sûr le cas de la maladie, semblable à celle qui atteint soudainement le chevalier éponyme du Lancelot en prose94, mais surtout des violences qui lui sont infligées par des hommes brutaux. Nous nous efforcerons de montrer que toute amputation des cheveux est investie de significations symboliques et que la formulation même des gestes présidant à la mutilation capillaire tend à se figer autour d’expressions aussi incontournables que significatives.
La femme chauve, objet de risée
92L’absence de cheveux constitue en effet pour la femme l’antithèse exacte de la beauté, comme le montre cette description qui suit un éloge de la beauté de Marine, flour de toute biauté :
Marine iert par non apelee, | Elle portait le nom de Marine, |
N’avoit pas la teste pelee, | Et n’avait pas la tête pelée, |
Ainz avoit grant cheveleûre | Elle avait au contraire une longue chevelure |
Et simple la regardeüre. | Et le regard franc. |
Le Roman de Claris et Laris, v. 13411-13414. |
93La litote tend à introduire un certain humour dans le portrait et confirme l’idée que rien n’est plus laid qu’un crâne féminin chauve. Il semble bien que la calvitie ne soit guère davantage prisée chez les hommes95, si l’on en croit cette phrase dont la construction paraît calquée sur le portrait de Marine :
Un fil avoit cil senechaus, | Ce sénéchal avait un fils, |
qui de chevols ne fu pas chals, | Qui n’était pas chauve, |
ainz ot bele cheveleüre, | Mais avait au contraire une belle chevelure, |
Vie des Pères, v. 3401-3403. |
94La proposition coordonnée introduite par ainz au v. 3403 rappelle inévitablement celle du vers 13413 du Roman de Claris et Laris et instaure une équivalence entre calvitie masculine et laideur de la chevelure. Pourtant, malgré sa pelade, Lancelot reste qualifié de beau et continue à émouvoir les jeunes filles96. De plus, de la même façon que les cheveux blancs des hommes renvoient à la sagesse inhérente à l’âge, la calvitie masculine présage de la maturité du jugement et du discernement de celui qui l’arbore97. Cruelle distinction entre les sexes, Chauve la Souris98 est encore moins bien lotie que Pelé le Rat99 !
95En effet, la femme chauve demeure au Moyen Âge uniquement un objet de risée comme en témoigne cette sotte chanson anonyme :
Son molekin sor son chief entorteille, [...] | Elle entortille sur sa tête [son fichu de prix [...] |
Car ma dame dolerouse | Car ma pauvre dame |
Est partout soupesenouse ; | Est toujours soupçonneuse ; |
Pou ceu l’estraint | Et elle le serre pour |
c’on nel puist arajeir, | qu’on ne puisse le lui arracher, |
C’on vairoit ceu k’il faut | Car on verrait ce qui lui manque |
desous l’uilier. | sous la visière. |
v. 30-36100. |
96Le ridicule ne peut épargner cette dame qui n’a le choix qu’entre exhiber son crâne dégarni ou serrer son fichu sur sa tête pour ne rien en laisser entrevoir. Comme le conseillait la doyenne du Roman de la Rose101, la femme ainsi enlaidie peut aussi masquer son crâne dénudé par des postiches. Néanmoins, entre conseils pratiques et dérision, force est de constater que la calvitie féminine ne fait pas recette dans les textes littéraires médiévaux : on compte sur les doigts d’une main les cas de femmes chauves. Leur laideur absolue trahit une faute. La perte des cheveux constitue un signe de déchéance physique mais surtout morale.
À faute humaine châtiment surnaturel
97Il existe cependant un épisode développé dans Perlesvaus où trois demoiselles arrivent en grande pompe à la cour d’Arthur le jour de la Saint-Jean, la deuxième présentant la particularité d’être chauve :
La damoisele qui seoit seur la mule estoit molt gente de cors, mes n’estoit pas molt bele de vis ; e estoit vestue d’un riche drap de soie, e avoit un riche chapel qui li covroit tot le chief ; e estoit toz carchiez de pierres precieuses qui flanboioient comme fex. Granz mestiers li estoit q’ele eûst le chief covert, car ele estoit tote chauve ; | La demoiselle qui était assise sur la mule avait le corps très élégant mais n’était pas belle de visage ; elle était vêtue d’un luxueux vêtement en soie et portait une riche couronne qui lui couvrait entièrement la tête et qui était ornée de pierres précieuses flamboyant à la manière du feu. Heureusement qu’elle avait la tête couverte, car elle était complètement chauve ; |
Perlesvaus, branche ii, p. 48-49. |
98Magnificence, opulence macabre et étrangeté se côtoient dans cette description d’un personnage laid et intrigant. Cette demoiselle vient demander réparation au roi de son alopécie récente et en expose les mystérieuses causes :
Ele descuevre son chief du riche chapel, e mostra au roi e a la roïne e as chevaliers de la sale sa teste tote chauve e sanz chevex. « Sire, fet ele, mes chiés estoit molt biax e molt cheveluz e galonez de riche treceoir d’or, au point que li chevaliers vint en l’ostel le riche Roi Pescheeur ; mes ge deving chauve por ce qu’il ne fist la demande ; ne ja ne seré mes chevelue devant ce que chevaliers i ira qi melt fera la demande que cil ne fist, [...] » | Elle retire la riche couronne de sa tête, et montra au roi, à la reine et aux chevaliers présents sa tête complètement chauve et sans cheveux. « Sire, dit-elle, ma tête était très belle, très chevelue et ornée de luxueux tressoirs d’or, jusqu’au jour où ce chevalier arriva à la maison du Roi Pêcheur. Je devins chauve parce qu’il ne posa pas la question. Je ne serai jamais plus chevelue avant qu’un chevalier s’y rende pour y poser la question que celui-là ne posa pas [...] » |
Perlesvaus, branche II, p. 50-51. |
99La duplication de l’expression de la calvitie (tote chauve e sanz chevex) souligne l’anomalie que présente à la cour cette jeune fille ; à son départ, les chevaliers se feront d’ailleurs part de leur surprise devant un tel phénomène, unique à leurs yeux comme à ceux du lecteur102. Le texte avance une explication symbolique à la calvitie, celle-ci étant, au même titre que la fameuse langueur du Roi Pêcheur ou la destruction de la terre, la conséquence du silence de Perlesvaus devant le cortège du Saint Graal. À l’opulence de la chevelure correspondrait la prospérité du pays. Il s’agit donc d’un châtiment surnaturel supporté par la jeune fille mais dont la responsabilité incombe au héros éponyme103.
100Intrigué par ce cortège, Gauvain suit les demoiselles dans la forêt et demande des éclaircissements au sujet de celle des trois jeunes filles qui va à pied ; il apprend que s’il pose la bonne question, les trois jeunes filles auront accompli leur pénitence et recouvreront leur honneur104. Le lien entre les diverses expiations des demoiselles et l’impuissance du Roi Pêcheur qui s’étend à toutes ses terres, devenues stériles, est à nouveau mis en évidence105. La végétation est en effet, dans une conception anthropologique de la Terre, considérée comme la chevelure terrestre, le sillon équivalant à la raie106. Dans la mesure où le passage est davantage centré sur la demoiselle chauve que sur les deux autres, il est intéressant d’établir un rapprochement entre la maladie du Roi Pêcheur – souvent glosée comme étant une impuissance sexuelle, hypothèse étayée par la blessure entre les cuisses dont il est question dans Le Conte du graal – et la calvitie soudaine de la jeune fille qui, par analogie, se connote d’implications sexuelles. En effet, il semblerait que ce châtiment soit le pendant féminin de la langueur masculine : la demoiselle chauve est privée de sa féminité et le roi de sa virilité.
101Il faudra attendre la sixième branche du texte pour obtenir une explication symbolique à cette maladie surnaturelle et à l’étrange cortège. La demoiselle chauve figure la Fortune, chauve jusqu’à la rémission des péchés par la Croix, et le char représente la Roue de Fortune107. Cette interprétation allégorique de l’épisode explique la réversibilité de l’alopécie après la réparation de la faute dans la onzième branche du roman :
Il n’ot gueres alé quant il a consuï la Damoisele du Char, qui molt grant joie fet de lui. « Sire, fet ele, g’estoie chauve la premiere foiz que ge vos vi. Or poez veoir se ge sui chevelue. – Certes, oïl, fet Perlesvaus, si com il m’est avis, en tres grant biauté de chevex. [...] » | Il atteignit rapidement la Demoiselle du Char, qui lui fit fête. « Seigneur, dit-elle, j’étais chauve lors de notre première rencontre. Vous pouvez à présent voir que je suis chevelue. – Assurément, répondit Perlesvaus, et il me semble que vous avez de très beaux cheveux. [...] » |
Perlesvaus, branche xi, p. 401. |
102Tout comme dans le texte de Chrétien de Troyes, lors des imprécations de la Demoiselle à la mule fauve au pauvre Perceval en pleine cour, l’évocation de la calvitie est finalement la métaphore de Fortune108 régulièrement personnifiée sous ces traits dans la littérature médiévale :
Fortune plango vulnera | Je plains les coups de Fortune |
stillantibus ocellis, | Aux yeux étincelants |
quod sua michi munera | Qui se refuse à moi soudain |
subtrahit rebellis. | Et m’ôte ses présents |
Verum est quod legitur : | C’est bien vrai ce que l’on raconte, |
fronte capillata, | Elle a des cheveux par-devant |
sed plerumque sequitur | mais derrière elle trop souvent |
Occasio calvata. | L’Occasion est chauve. |
Fortune plango vulnera, v. 1-8109. |
103Dans le texte en prose, la demoiselle demeure un personnage réel du roman et ne peut s’identifier totalement à l’image de Fortune : la demoiselle chauve dans Perlesvaus ne correpond pas à la représentation traditionnelle de Fortune, à savoir uniquement chauve sur l’arrière du crâne. En revanche, le texte en vers propose une utilisation figurée – assez traditionnelle – du motif. Tous deux se rejoignent néanmoins sur le terrain parabolique. Les explications du prêtre à Gauvain lestent toutefois la dimension visuelle du spectacle du « poids de la senefiance », « même si [elles] n’en balai[ent] pas totalement l’impact »110.
104C’est ainsi qu’Antoinette Saly fournit une exégèse tropologique de l’épisode : « le romancier nous fait passer d’une lecture littérale (la demoiselle est la porteuse du Graal) à une lecture anagogique (la demoiselle est la Fortune du christianisme), le passage d’une figure à l’autre nécessitant la lecture tropologique (la demoiselle est la Souveraineté du Roi Pêcheur) »111. Elle considère que la demoiselle chauve appartient à un mythe royal et incarne la Souveraineté d’Irlande, « qui se manifeste sous l’aspect d’une vieille femme répugnante pour éprouver le futur roi et se transforme sous son baiser en une radieuse jeune fille. Chez Chrétien, cette figure de la royauté usée devient celle de la Souveraineté du Graal. Le portrait, ici éloigné des outrances habituelles qui font de la Demoiselle un monstre, concentre l’anomalie significative sur les deux images de la calvitie et du bras bandé »112. Répugnante, la jeune fille ne l’est plus que par sa calvitie qui, à elle seule, suffit à incarner les difficultés du royaume. La beauté ou la laideur de la chevelure signalent en effet l’état prospère ou inversement pitoyable de la royauté113. Si « elle garde ses atours, [la demoiselle chauve] manifeste son malheur par l’état de sa chevelure »114. D’une certaine façon, cette interprétation rejoint celle que nous avions formulée précédemment, à savoir que la calvitie, aussi bien que la blessure du Roi Pêcheur, renvoient à une impuissance sexuelle, cette fois amplifiée aux dimensions mythiques d’un royaume. Aucune incompatibilité donc entre ces différentes lectures, qui se superposent plus qu’elles ne s’infirment.
105La maladie peut donc porter atteinte à la chevelure d’une femme mais, comme on vient de le voir, toute perturbation physique tend dans la culture médiévale à être investie d’une signification symbolique ou morale. Ainsi, la perte des cheveux est présentée dans Le Livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles comme la punition surnaturelle de certaines coquettes ne se satisfaisant pas des savons classiques. L’anecdote se trouve enchâssée dans un long discours édifiant que fait une vieille femme à ses filles sur son lit de mort :
ne rapetissiez voz sourcilz ne fronts, et aussy à vos cheveux ne mettez que lessive : car vous trouverez, de divin miracle, en l’esglise de Nostre Dame de Rochemadour plusieurs tresces de dames et de damoiselles qui s’estoient lavées en vin et en autres choses que en pures lessives, et pour ce elles ne peuvent entrer en l’esglise jusques a tant que elles eurent fait copper leurs tresses, qui encore y sont. Ce fait est chose vraye et esprouvée. | N’épilez ni vos sourcils ni vos fronts, et n’utilisez que du savon pour vos cheveux : vous trouverez en effet, par un miracle divin, dans l’église de Notre Dame de Rocamadour plusieurs tresses de dames qui s’étaient lavées avec du vin et avec d’autres choses que du simple savon, et pour cette raison, elles ne purent entrer dans l’église qu’à condition de faire couper leurs tresses, qui y sont encore. Cela est vrai et prouvé. |
Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, ch. LIIIe, « D’une princesse. », p. 112. |
106L’excès de soin apporté à la chevelure se voit aussitôt puni ; l’intérêt porté au corps est stigmatisé par l’amputation des tresses. Notons encore une fois les multiples connotations attachées à ce mot : la tresse apparaît bien comme l’emblème de la chevelure soignée et apprêtée pour séduire. L’anecdote, prétexte évident à une leçon de simplicité et de moralité, évoque en mode mineur la longue tirade haineuse d’Ysaïe s’emportant contre la coquetterie des filles de Sion :
Ysaie lors s’escria : | Ysaïe s’écria alors : |
« Nostre Sires chauves fera | « Notre Seigneur rendra chauves |
Les testes des filles Syon, | Les têtes des filles de Sion, |
Et mettra en dispersion | Et dispersera leurs cheveux |
Leurs cheveulx, car nulz crins n’aront ; | Car elles n’en auront plus aucun ; |
Leur chaucemente deffauldront ; | Ce sera la fin de leurs chaussures ; |
Leurs tressoirs, leurs aournemens | De leurs tressoirs, de leurs colifichets, |
Et tous leurs riches garnemens, [...] | Et de tous leurs riches ornements |
Pour la cheveuleure crispine | En échange de leur chevelure crêpée |
Avront chauve teste sanz crine ; | Elles auront la tête chauve sans un cheveu ; |
Pour la face et pour le beau pis | À la place du visage et de leur belle poitrine, |
Aront cendre et encores pis ; | Elles n’auront que cendre et pire encore ; |
Le Miroir de Mariage, v. 5909-5936115. |
107La venimeuse prédiction vise les femmes soucieuses de plaire qui recourent à toutes sortes d’artifices pour parvenir à leur but. Accessoires onéreux, étoffes précieuses et maquillage ne leur seront toutefois d’aucune aide face au châtiment divin qui calcinera leur corps et détruira leurs cheveux. La calvitie, offense suprême au corps de la coquette, atteint donc, tout comme dans Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, l’endroit qui a péché. Du fait de leur visée édifiante ou didactique, ces textes du xve siècle ne considèrent la chevelure que comme une parure aguichante poussant l’homme au péché. La femme doit en conséquence se garder de la mettre en valeur en l’entourant de soins. C’est uniquement parce qu’elle est associée à la sensualité que le châtiment du péché corporel passe par une action sur la chevelure. De même que la justice divine frappe précisément la partie du corps fautive, l’homme peut s’ériger en juge – assez injuste en général – de conduites blâmables et décider d’une punition aboutissant à l’élimination de la chevelure féminine.
Châtiment infligé par la violence masculine
108Les œuvres regorgent d’exemples de demoiselles mutilées dans leur féminité, le préjudice étant pour elles comparable à celui d’une ablation du sein de nos jours. Nous verrons que l’expression même du châtiment tend à se concentrer autour de formulations très proches lexicalement. C’est ainsi que le roi dans Lancelot en prose accuse celle qu’il pense être la fausse Guenièvre d’avoir usurpé l’identité et la place de la reine légitime116, et la condamne à être tondue :
Et por ce qu’ele a porté la corone contre raison, por ce sera effaciés li lieus et desonorés ou la corone estoit : si avra les chevels trenchiés | Et pour avoir porté la couronne indûment, le lieu où la couronne était posée sera déshonoré : ses cheveux seront tranchés |
Lancelot en prose, t. I, VIII, 10, p. 127 |
109voire, dans l’évocation du roi, un peu plus loin, à être scalpée :
Or si avons, fait il, jugié que cele Guenievre qui la est doit avoir les treces colpees a tot lo cuir, por ce qu’ele se fist reine et porta corone desus son chief qu’ele n’i deust pas porter. Et après, fait il, si avra les mains escorchiees par dedanz, por ce qu’eles furent sacrees et enointes, que nules mains de fames ne doivent estre enointes, se rois ne l’a esposee bien et leiaument en Sainte Eglise. Et puis, fait il, si sera trainee par mi ceste vile qui est li chiés del reiaume, | Nous avons donc jugé, fait-il, que cette fausse Guenièvre ici présente doit avoir les tresses tranchées avec le cuir chevelu, parce qu’elle se proclama reine et qu’elle porta indûment une couronne sur sa tête. Ensuite, ajouta-t-il, elle aura également la paume des mains écorchée, parce qu’elles furent sacrées et ointes, car aucune main de femme ne doit être ointe si un roi ne l’a épousée en bonne et due forme dans la Sainte Eglise. Et enfin, elle sera traînée par les rues de cette ville qui est la capitale du royaume, |
Lancelot en prose, t. III, III, 13, p. 50-51. |
110L’usurpatrice supposée doit subir un châtiment à la hauteur de son méfait ; le jugement du roi souligne un transfert de dignité royale de la couronne aux cheveux, et de l’huile sainte aux doigts. Extrémité supérieure du corps, la tête tend à incarner ce qu’il y a de plus noble en l’homme. En tant que partie intégrante de la tête, la chevelure se voit attribuer les mêmes valeurs symboliques de dignité et de sagesse. C’est en effet sur la tête que se pose l’emblème royal qui confère aussitôt à la chevelure une certaine majesté. Autrement dit, du fait de sa proximité avec la couronne, la chevelure en aurait indûment absorbé la royauté. Il importe que cette mutilation soit vue et sue de tous afin qu’aucune méprise sur la prétendue condition royale de Guenièvre ne soit plus possible.
111Il s’agit donc une nouvelle fois de châtier, de façon définitive ici, le lieu du péché. On remarquera que le choix de l’auteur s’est porté sur le substantif générique chevels tandis que dans les paroles du roi, c’est treces qui est employé, assorti du participe colpees, ce qui laisse à penser que – pour le roi – l’usurpatrice est certes punie pour sa conduite mais surtout pour sa luxure (elle aurait indûment partagé le lit du roi) puisque l’on infligeait ce châtiment aux femmes légères.
112En effet, la tonte est invariablement une humiliation punissant une faute sexuelle avérée ou supposée. C’est ainsi que dans Guillaume de Dole, alors que l’empereur annonce à Guillaume que sa sœur Liénor a été déflorée, ce dernier s’exclame :
Ele n’a pas esté lïee | On ne l’a pas attachée, |
ne bertaudee ne tondue ! | ni rasée ni tondue ! |
De tant l’avoit Dex bien | Dieu, dans sa bienveillance, |
veüe qu’el a la crigne blonde et bele | lui a donné une belle chevelure blonde. |
Guillaume de Dole, v. 3704-3707. |
113Si l’on suit l’analyse que donne R. Boulengier-Sedyn de ces vers117, il y aurait une gradation entre les trois participes passés puisque le premier désignerait l’action de coiffer Liénor de la guimpe des religieuses, donc de l’enfermer dans un cloître, que le deuxième signifierait la tonte inégale des cheveux et que le troisième désignerait le rasage intégral de la chevelure. Du point de vue narratif, Guillaume, se refusant à croire cette fausse nouvelle, évoque donc pour défendre sa sœur le fait que la punition habituelle du péché de chair, la tonte, n’ait pas été appliquée. Autrement dit, la chevelure intacte est signe de l’innocence de Liénor.
114En revanche, dans le roman occitan Flamenca, les cheveux encore longs et flamboyants de l’héroïne ne peuvent se porter garants de la fidélité de Flamenca, maîtresse notoire de Guillaume. Lors d’une des innombrables scènes de jalousie que fait Archambaut à son épouse, le barbon brandit d’ailleurs la menace de la coupe des cheveux :
A penas si ten que no-il trenca | Il résiste à peine au désir de lui couper |
Sas belas crins luzens e claras ; | Ses beaux cheveux brillants et clairs : |
E dis : « Na falsa, que-m ten aras | « Madame la traîtresse, lui dit-il, |
Que no-us aucise e no-us affolle | Qu’est-ce qui me tient que je ne vous assomme ou vous tue ? |
E vostra penchura non tolle ! | Que je ne vous dépouille de votre chevelure ? |
E gens aves levat coaza, | Certes, vous l’avez allongée en queue : |
A l’autr’an cuh qu’en fares massa | Mais l’an prochain, je crois que vous en ferez un chignon, |
En sospeisso que la-us arabe ; | De crainte que je ne vous l’arrache. |
E ja non cug que-us sía sábe | Et j’imagine que ce ne sera pas de votre goût |
Quan la-us farai ab forses tondre ; | Quand je vous la ferai couper avec des ciseaux. |
Greu la-us veiría hom rescondre, | Ce serait fort pénible de vous la voir cacher |
Quan venon ist cortejador | Pour ces beaux galants qui viennent |
Per so que digan antre lor : | Afin de se dire l’un à l’autre : |
Dieus ! qui vi mais tam bellas cris ! | « Dieu ! Qui vit jamais si beaux cheveux ? |
Plus bella[s] son non es aurs fis. | Ils sont plus brillants que l’or fin. » |
Flamenca, v. 1120-1134. |
115Parmi les trois châtiments évoqués en decrescendo aux vers 1123 et 1124, l’époux s’arrête longuement sur la perspective de mutiler Flamenca dont la chevelure présente les caractéristiques idéales (belas, luzens e claras) non seulement à ses propres yeux mais aussi – hélas ! – pour les autres hommes qui y voient la beauté de l’or fin. La mention des ciseaux ajoute une touche de précision réaliste qui rend crédible et d’autant plus terrifiante la coupe des cheveux aux conséquences humiliantes.
116Ce type de châtiment présente l’intérêt d’être, pour les raisons que l’on a évoquées au sujet du symbolisme médiéval de la tête, particulièrement déshonorant. La honte de la femme est accentuée par certaines pratiques consistant à promener de façon ostentatoire la coupable par les rues de la ville. Tout comme dans le cas de la prétendument fausse Guenièvre dans Lancelot, la punition ne se suffit pas : elle est parachevée dans Jehan de Saintré par la publicité qui en est faite :
Je diroye que telle dame, comme vous dittes, soit vray ou non, deveroit estre toute nue despouillee et de la chainture contremont, et toute reze, puis oingte de bon miel et menee par la ville, laissant la mengier aux mouches | Je dirais que cette dame, que vos dires soient vrais ou faux, devrait être toute dévêtue au-dessus de la ceinture, puis entièrement rasée et enduite de bon miel avant d’être conduite à travers la ville où les mouches la mangeront |
Jehan de Saintré, 176, p. 526. |
117De cette façon, le châtiment infligé à Bele Cousine à cause de ses amours coupables avec Messire Abbé servira de contre-exemple aux jeunes filles et femmes mariées. Le rasage intégral de la chevelure complète et parfait le déshabillage forcé (toute nue despouillee) ; la nudité de la tête et du corps mettent en lumière le manque de pudeur de Bele Cousine qui s’est livrée au péché de chair.
118On peut s’amuser de la transposition animale du rasage dans la bouche de Hermeline, épouse de Renart, qui, jalouse de Hersent avec qui Renart la trompe allègrement, lui lance :
Haï ! Con avés bien forfait | Haï ! Vous avez si mal agi |
Qu’en vos tolist le peliçon | Qu’on vous a privée de fourrure |
Et feïst l’en de vos carbon. | Et transformée en charbon. |
Le Roman de Renart, branche Ic, v. 3127-3129118. |
119Il s’agit de la même torture, le peliçon, transposition animale oblige, désignant la fourrure de la louve devant être arrachée, mais Hermeline lui adjoint le supplice du feu connu pour ses vertus purificatrices. Le rasage des cheveux correspond donc au châtiment par excellence de la luxure féminine.
120Bien plus, le fabliau Les Tresces organise toute son intrigue autour de ce geste outrageant par lequel un époux mutile la chevelure de son épouse adultère119 :
Maintenant a son coutel pris, | Il a aussitôt pris son couteau, |
Si est sailliz enmi la rue | Puis est sorti au beau milieu de la rue |
– Son cors tot d’angoisse tressue – | – Elle transpire d’angoisse – |
Si li a coupee la trece, | Et lui a coupé sa tresse, |
Dont el a au cuer grand destrece, | Ce dont elle éprouve une grande douleur |
Les Tresces, v. 224–228. |
121Néanmoins, dans la plupart des textes, cet épisode ne constitue pas le fondement de l’intrigue mais n’en est qu’un des rebondissements sur lequel l’auteur ne s’attarde pas. C’est le cas de La Dame qui fist trois tours entor le moustier, fabliau au cours duquel la même mutilation est opérée par le mari découvrant que sa femme l’a trompé avec le prêtre :
Sa fame a par les treces prize, | Il a pris sa femme par les tresses, |
Por le trenchier son coutel trait. | Pour les trancher il sort son couteau. |
La Dame qui fist trois tours entor le moustier, v. 136-137. |
122Il est remarquable que dans ces deux derniers extraits120 les mêmes mots soient employés pour désigner l’amputation : les verbes trenchier et coper ainsi que le substantif trece(s), comme si se dessinait un motif en passe de se figer dans une formulation. Cette hypothèse se vérifie ailleurs que dans le fabliau puisque le Lancelot en prose emploie à nouveau les mêmes mots, à cette différence près que seul le résultat de l’acte est présenté :
A ces paroles virent saillir une pucele hors del brueil et s’en aloit vers le duc si tost com ele pooit corre, si aporte ses treces en sa main, qui coupees estoient, ki molt estoient grosses et blondes ; et après li coroit .I. chevaliers armés de totes armes. Et cele fuit avant et molt sovent se regarde, kar molt grant poor a de celui, si crie al duc, si haut com ele puet crier, qu’il la secore. Li dus i cort et quant li autres chevaliers le voit, si cort arriere fuiant et se respont el brueil. « Ha, sire, fet la damoisele al duc, por Dieu merci, kar cil leres qui me chace m’avra ja honie, se vos ne m’estes garant, et de mes treces m’a il ja deshonoree ». | Sur ces entrefaites surgit du bosquet une jeune fille qui se précipitait vers le duc à toutes jambes : elle portait dans ses mains ses tresses qu’on lui avait coupées, épaisses et blondes ; à ses trousses accourait un chevalier, armé de pied en cap. Elle, tout en fuyant, ne cesse de se retourner sur lui tant elle en a peur, et elle implore le duc, aussi fort qu’elle peut crier, de lui venir en aide. Le duc fonce sur le chevalier qui, à sa vue, fait demitour pour fuir et se jette à nouveau dans le bosquet. « Ah ! seigneur, dit au duc la demoiselle, au nom de Dieu, ayez pitié de moi, car ce voleur qui me poursuit n’aura de cesse de me déshonorer, si vous ne me protégez pas ; il a déjà commencé avec mes tresses. » |
Lancelot en prose, t. I, XVI, 5, p. 218-219 |
Et la pucele se laisse cheoir a ses piés et li crie : « Ha, gentieus chevaliers, sire, soiés nous garans, se vous poés, car chis traîtres me veut honir et m’a trenchié mes beles treches ». | Et la jeune fille se laisse tomber à ses pieds et lui crie : « Ah, noble chevalier, seigneur, venez à notre secours si vous le pouvez, car ce traître veut me déshonorer et m’a tranché mes belles tresses ». |
Lancelot en prose, t. III, XVI, 5, p. 148. |
123Le motif ayant présidé à la mutilation ainsi que le responsable y sont renvoyés dans le hors texte, passé proche mais occulté. De cette manière, les deux demoiselles, loin d’être présentées comme des coupables, apparaissent comme de pauvres victimes d’hommes violents (leres) exerçant sur elles leur force brutale. D’ailleurs, la première réclamera et obtiendra la mort de celui qui lui a infligé ce préjudice. Persécutées, elles constituent des cas inespérés pour permettre aux chevaliers errants d’exercer leur courtoisie et de mettre en application la promesse qu’ils ont faite lors de leur adoubement de venir en aide aux demoiselles en détresse. Comme le remarque Bénédicte Milland-Bove, « la protection des faibles, but avoué de la chevalerie arthurienne, conduit à la mise en scène répétée des abus, sévices infligés aux victimes de toutes sortes, parmi lesquels ceux qu’on fait subir aux demoiselles s’avèrent les plus intéressants, parce qu’elles concernent les valeurs fondamentales du roman courtois »121.
124De plus, la beauté des cheveux des jeunes filles est ici soulignée par la mention de la blondeur ou de la grosseur des tresses – c’est-à-dire l’épaisseur de la chevelure. Il s’agit bien par là de signifier la perte esthétique que constitue cet acte mais c’est davantage pour la profonde vexation morale que les demoiselles demandent réparation aux chevaliers. La répétition du verbe honir devient si prégnante qu’on pourrait isoler un motif constitué des éléments suivants :
- le substantif tresses,
- les verbes couper ou trancher
- les verbes honnir et/ou déshonorer.
125Bénédicte Milland-Bove souligne d’ailleurs l’association de l’acte avilissant à une injure sexuelle puisque, dans le premier cas, il précède une tentative de viol : « Les cheveux, de manière très frappante, représentent métonymiquement l’intégrité physique et sexuelle de la jeune fille »122.
126Comme tout épisode tendant à se figer dans une formulation, certaines associations de mots ou bien certaines circonstances analogues évoquent immédiatement dans l’esprit du lecteur le motif connu. Lorsque le neveu de Guillaume de Dole cherche à venger l’honneur familial terni par l’acte immoral censément commis par Liénor, il s’exclame :
C’est cele la, a cele trece, | C’est cette femme-là, cette femme à la tresse, |
que je voudroie avoir tondue | Que je voudrais avoir tondue |
a ceste espee tote nue ! | Avec la lame de cette épée ! |
Guillaume de Dole, v. 3962-3964. |
127En d’autres circonstances, on pourrait s’étonner de la désignation de la sœur cadette de Guillaume par la coiffure tressée qui ne constitue pas, loin s’en faut, un de ses signes distinctifs au cours du roman. La seule explication plausible est de considérer la présence sous-jacente du motif, annoncé par le participe tondue et confirmé par la situation narrative, Liénor étant accusée d’avoir accordé ses faveurs au sénéchal.
128Il en va de même au tournoi de Tintagel dans Le Conte du graal après la querelle des deux soeurs. La cadette vient demander réparation à Gauvain car sa sœur aînée l’a frappée et humiliée en public pour la simple raison qu’elle avait affirmé que Gauvain était meilleur chevalier que Méliant de Lis, fiancé de l’aînée. Le père, prenant ensuite sa fille à l’écart, lui demande de faire le récit de la dispute, ce que la demoiselle exécute aussitôt :
Et por ce ma suer m’apela | Et c’est pour cela que ma sœur m’a traitée |
Fole garce et eschevela, | De folle garce et m’a arraché les cheveux, |
Et dahez ait cui il fu bel ! | Et malheur à qui a pu s’en réjouir ! |
Les treces jusqu’au haterel | Je me laisserais trancher les deux tresses |
Andeus tranchier me lesseroie, | Jusqu’au ras du cou |
Don mout anpiriee seroie, [...] | – Ce qui ne m’embellirait pas – [...] |
Le Conte du graal, v. 5401-5406. |
129Il apparaît alors que l’aînée, après avoir insulté sa sœur, lui a fortement tiré les cheveux comme pour les lui arracher, ce sur quoi la jeune fille surenchérit en assurant son père qu’elle accepterait de se laisser trancher les tresses si seulement Gauvain pouvait le lendemain terrasser Méliant de Lis. Ce sacrifice esthétique sur lequel elle ironise peut certes n’être considéré que comme une boutade d’enfant mais le motif n’en est pas moins subtilement mis en place avec les mots treces et tranchier, eux-mêmes probablement entraînés par honte123 et eschevela qui amorce le mouvement. Chrétien de Troyes présente ici une variante de la demoiselle en détresse demandant assistance à un vaillant chevalier pour la protéger d’un chevalier brutal, variante en ce que ce dernier est incarné par la sœur aînée. La cause de la dispute reste néanmoins amoureuse. La querelle entre femmes demeure rare dans les romans médiévaux et l’on fait aussitôt le rapprochement avec l’altercation de Morgain et de Sebile au sujet du chevalier qu’elles avaient hébergé dans Les Prophesies de Merlin, à cette différence que Morgain n’arrache pas les cheveux de Sebile mais la traîne par la tresse124.
130Le châtiment des plaisirs charnels passe donc par la défiguration de la chevelure féminine : la coupe des tresses, souvent exprimée par des expressions stéréotypées. On s’amusera ainsi de la transposition humoristique du motif sur le cheval de la demoiselle persécutée dans Le Conte du graal. Après que Perceval l’a embrassée contre son gré, la jeune fille de la tente est déshonorée par son fiancé jaloux qui l’oblige en guise de châtiment de sa luxure à chevaucher un palefroi exténué, vêtue d’une robe déchirée, les cheveux en désordre, la chair meurtrie. Le lecteur, au vu du contexte, s’imagine que Chrétien va développer le motif des tresses coupées mais, une fois de plus, le poète champenois ne répond pas à nos attentes et déplace la scène selon un procédé déceptif mais jamais décevant : c’est le cheval qui subit la sanction125.
131Outre la similitude lexicologique puisque crin désigne aussi bien la crinière du cheval que la chevelure humaine, l’application de la punition à l’animal pose question. Le rapprochement entre le crin du cheval et les cheveux des femmes mérite donc qu’on s’y attarde davantage126. En effet, dans l’oraison funèbre de Renart, le cheval Ferrant évoque le supplice qu’Hersent, maîtresse notoire du mort, aurait selon lui mérité :
Et Hersent a la croupe lee | Et Hersent aux hanches larges |
Deüst la keue avoir ullee. | Devrait avoir la queue brûlée. |
Le Roman de Renart, branche XVIII, v. 990-991. |
132Transposition animale oblige, la longue chevelure est remplacée par la queue mais il n’en reste pas moins qu’une équivalence s’établit entre les deux. Dans le fabliau Les tresces, les cheveux coupés sont tout bonnement remplacés sous l’oreiller par une queue de cheval :
Au cheval a la coe cospee | Elle a coupé la queue du cheval |
Et desouz le chevet boutee. | Et l’a placée sous l’oreiller. |
Les tresces, v. 206-208. |
133L’assimilation entre les deux se fait ici concrète puisque l’un est pris pour l’autre par le mari qui s’y trompe et finit par conclure qu’il est sujet à des hallucinations. Queue du cheval et tresses féminines se confondent127. Deux fois, le cheval subit par transposition la punition réservée à la femme luxurieuse. Il devient le double de la femme, son équivalent animal et l’on ne sera donc pas surpris d’apprendre qu’Aristote préconisait de tondre les juments afin de freiner leur désirs sexuels : « les juments, quand on leur tond le poil, prennent un air abattu et cessent de désirer le mâle »128, conseil toujours d’actualité à l’époque médiévale puisque repris par Brunet Latin : « Et lor luxure, puet on refraindre se l’en lor roegne les crins »129. Autrement dit, la femme qu’on tond est traitée comme un animal luxurieux qu’il s’agit de brider dans son insatiable désir du sexe opposé. Les chevaux rasés rencontrés au détour d’un paragraphe trahissent donc la perméabilité des catégories animale et humaine130.
134La mutilation des tresses constitue en définitive un stéréotype narratif que romans et fabliaux développent autour de termes récurrents au moment où il s’agit de châtier l’infidélité féminine. Curieusement, le roman Floriant et Florete fonde une des aventures chevaleresques sur la conquête des tresses de demoiselles innocentes. Floriant est ainsi sommé par un chevalier belliqueux de donner les tresses des demoiselles qu’il escorte. Comme il refuse d’accéder à cette requête, Floriant est contraint d’accepter un combat – dont il sort vainqueur – à l’issue duquel le chevalier coupeur de tresses explique ses motivations :
Voirs est, j’ai une dame amee, | Il est vrai que j’ai aimé une dame. |
Si vous di q’en nule contree | Je vous affirme qu’à mon avis |
N’a si bele, ce m’est avis. | Il n’y en a nulle part d’aussi belle. |
Quant vit que iere si soupris | Quand elle me vit aussi épris, |
Si me dist ja s’amor n’avroie | Elle me dit que je n’obtiendrais jamais son amour |
De si a donc que j’averoie | Tant que je n’aurais pas coupé les tresses |
Tant de tresses de damoiseles | D’un nombre suffisant de demoiselles, |
Ou de dames ou de puceles | De dames ou de jeunes filles |
C’une tente em peüssions fere. | Pour que nous puissions en faire une tente. |
Encor me dist autre contrere | Elle posa encore une difficulté supplémentaire : |
Que ja tresses ne coperoient | Je ne devrais couper les tresses |
Se de seles non qui avroient | Qu’à celles qui seraient |
Chevalier a conduiseor. | Sous la protection d’un chevalier. |
S’en ai ja copees plusor, | Des tresses, j’en ai coupé beaucoup, |
Plus de .IIJ.C, ce m’est avis, | Plus de trois cents, je pense ; |
Dont j’ai les chevaliers conquis | J’ai vaincu les chevaliers |
Et si dedens emprisonnez. | Et les ai emprisonnés dans ce château. |
Floriant et Florete, v. 1863-1879. |
135Afin de satisfaire aux exigences d’une dame aussi cruelle que belle, le chevalier doit en effet recueillir une quantité suffisante de tresses pour en faire une tente. Le sadisme d’une telle exigence n’est pas sans rappeler celui d’abbesses jalouses de demoiselles à la chevelure fournie. Telle une divinité malveillante, elle réclame pour donner son amour le sacrifice de la beauté de plus de trois cents jeunes filles. Le chevalier amoureux, qu’Arthur ne jugera pas coupable dans la mesure où ses actes étaient inspirés par l’amour, est vertement sermonné par Floriant qui l’envoie se constituer prisonnier :
Ne jamés en toute ta vie, | Et jamais, durant le reste de ta vie, |
Tu ne feras tel vilenie | Tu ne commettras d’action aussi méprisable |
Com de coper trece a pucele, | Que de couper les tresses des jeunes filles, |
A Dame ne a damoisele. | Des dames et des demoiselles ! |
Floriant et Florete, v. 1895-1898. |
136Le substantif vilenie insiste sur le caractère indigne et méprisable de cette action : quelle que soit la faute qu’on lui reproche (d’autant plus quand elle est innocente !), aucune femme ne mérite un tel traitement et seul un vilain s’abaisse à mutiler son amie. Le chevalier courtois se garde bien de telles violences. La morale est sauve.
137À titre de comparaison, il nous a paru intéressant d’étudier le cas d’hommes dont on coupe les cheveux. Il s’agit soit de personnages faibles, ne réagissant pas avec la virilité attendue aux provocations qui leur sont adressées :
Or li fesons toz les chevels trenchier, | Faisons-lui couper tous les cheveux |
Si le metons la enz en cel mostier : | Et mettons-le ici, dans cette église, |
Tirra les cordes et sera marregliers, | Il sonnera les cloches et sera marguilllier, |
Le Couronnement de Louis, v. 95-97131 |
138et qu’on voue à une carrière ecclésiastique plutôt que chevaleresque, soit de traîtres tels que Denoalain ou Acelin :
En sa main tint ses deus seetes, | Dans une main il tenait ses deux flèches, |
En l’autre deus treces longuetes. | Dans l’autre deux tresses assez longues. |
Tristan de Béroul, v. 4423-4424 |
Forces demande, si li tondi le chief, | Il réclama des ciseaux et lui tondit la tête, |
Tot nu a nu sor le marbre l’asiet, | Il l’installa tout nu sur le marbre |
Puis s’escrïa, oiant les chevaliers : | Et s’écria, à l’attention des chevaliers : |
« Einsi doit l’en traïtor justisier, | « C’est ainsi qu’il faut punir un traître |
Qui son seignor velt traïr et boisier ». | Qui veut trahir son seigneur et le tromper ». |
Le Couronnement de Louis, rédaction AB, v. 1945-1951. |
139Dans ce cas, la coupe des tresses ou la tonte visent à humilier le traître, à signaler sa soumission à son seigneur, à le mettre en tutelle. De la même façon que le clerc tonsuré se voue corps et âme à Dieu, le traître rasé appartient à celui qui lui a coupé les cheveux. En effet, à l’époque médiévale, l’homme qui ne pouvait payer ses dettes se présentait chez son créancier et se déclarait son esclave en lui présentant des ciseaux afin qu’il le tonde ; inversement, porter atteinte à la tête d’un homme libre sans son contentement était puni d’une amende considérable132. On constate d’emblée qu’aucun personnage masculin n’est tondu en guise de sanction pour une faute sexuelle, ce qui vient étayer notre hypothèse. Le souvenir du plus célèbre, Samson, est fréquemment invoqué dans la poésie133 ou dans Le Roman de la Rose :
Dallida la malicieuse, | Dalila la perverse, |
Par flaterie venimeuse, | À force de venimeuses caresses, |
A Sanson qui tant ert vaillanz, | Avec Samson qui était si vaillant, |
Tant preuz, tant forz, tant bataillanz, | Si brave, si fort, si combatif, |
Si com el le tenoit forment | Tandis qu’elle le serrait fortement |
Souef en son giron dormant, | Et qu’il dormait paisiblement dans son giron, |
Coupa les cheveuls a ses forces, | Lui coupa les cheveux avec des ciseaux : |
Dont il perdi toutes ses forces, | Il en perdit toutes ses forces |
Quant de ses crins le despela, | Quand elle le dépouilla ainsi de sa chevelure |
Et tous ses secrez revela | Et elle révéla tous les secrets |
Que li fous contez li avoit, | Que l’insensé lui avait confiés, |
Que riens celer ne li savoit. | Car il ne savait rien lui cacher. |
Le Roman de la Rose, v. 16681-16692. |
140Quand cette anecdote est mentionnée, elle a avant tout une fonction morallsatrice dans la mesure où elle illustre la méfiance qu’il est nécessaire de conserver à l’égard des femmes. La misogynie de l’auteur transparaît dans l’empioi de l’adjectif dépréciatif qui caractérise Dalila et qui s’oppose à la liste des adjectifs valorisants relatifs à Samson. L’anecdote n’a d’intérêt pour l’auteur qui l’a choisie qu’en tant qu’elle orne la leçon : le Planctus de Samson d’Abéiard ciôt d’ailleurs la narration de l’aventure par ces mots :
Ex tunc femina | Et depuis c’est la femme |
virorum teia maxima | Qui tisse pour les hommes |
fabricavit. | Les pires pièges. |
Planctus de Samson, v. 165-167134. |
141De notre point de vue, le succès de cette histoire est révélateur d’une certaine conception de la masculinité et de la féminité. En effet, les sept tresses135 de Samson concentrent sa force : les lui couper, c’est lui ôter son pouvoir surhumain symbolisé par le chiffre sept. Les lui rendre, c’est lui redonner sa vigueur136. La chevelure masculine représente donc métonymiquement la puissance137. Parallèlement, en une inversion du mythe de Samson et Dalila, couper les tresses d’une femme, c’est lui retirer son pouvoir magique de séduction138. Les valeurs liées à la chevelure transcrivent ainsi une certaine répartition des rôles : à l’homme la force virile, à la femme la beauté envoûtante.
142De plus, l’anecdote de Samson présente des similitudes avec les exemples de femmes luxurieuses dont on coupait les tresses pour les empêcher de nuire ; en effet, la tonte imposée à Samson renvoie à une castration symbolique dans la mesure où la perte des cheveux s’accompagne d’une impuissance, avec les implications sexuelles que comporte le mot. L’absence ou la coupe des cheveux signifie l’impuissance, la stérilité139, l’abstinence.
143Pour aller plus loin, et dans la mesure où la coupe des cheveux féminins punit une faute sexuelle, il est finalement tentant d’opérer un parallèle avec la mutilation des organes sexuels d’hommes dépravés. Voici le châtiment que subit un prêtre ayant violé une pauvre femme dans Les Prophesies de Merlin :
Maintenant fist li juges colper la cose au prouvoire, et çou fu par le consel Mierlin. | Le juge fit sur-le-champ couper la chose du prêtre, sur les conseils de Merlin. |
chapitre LXVI, 12 |
144ou bien un moine ayant séduit une femme mariée dans Le Livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles. Il est émasculé par les frères de la femme adultère :
Si coppèrent les choses du moigne et les jettèrent au visaige de leur suer | Ils coupèrent les parties du moine et les jetèrent au visage de leur sœur |
chapitre LIVe, p. 115. |
145Il semblerait donc que les deux outrages, féminin et masculin, se correspondent dans leurs mobiles, comme si la chevelure venait remplacer l’absence d’organes sexuels externes chez la femme. Si l’on suit cette hypothèse, il faut envisager le transfert d’implications sexuelles vers la chevelure. Dans ce cas, on mutilerait la coiffure parce que, comme on l’a supposé plus haut, cet appas serait à l’origine de la séduction de l’homme par la femme. Il s’agirait de castrer celle qui a fauté140. Sans cheveux, toute séduction deviendrait impossible, la coupable ne pourrait plus récidiver. C’est bien dans ce sens qu’est opérée la castration masculine. Par ailleurs, de fortes connotations sexuelles restent de nos jours attachées à la chevelure : dans la civilisation musulmane entre autres, la femme est rasée le jour de ses noces, dans l’hindouisme, « l’huile utilisée pour l’embellissement et la croissance capillaire symbolise [...] la secrétion vaginale...141 ». Mais cela serait le sujet d’une autre étude. La représentation de la chevelure a donc indéniablement une corrélation avec la sexualité.
146En conclusion, la destruction chez la femme de cette parure naturelle constitue d’abord un geste d’exclusion de la vie sociale. La nonne voilée aussi bien que la demoiselle mutilée dans le bois subissent un affront qui, pour temporaire qu’il soit, les atteint dans leur féminité et leur image publique. Plus précisément, le motif des tresses coupées, dont l’expression tend à se figer autour d’expressions stéréotypées, renvoie à la punition de l’infidélité sexuelle par un amant jaloux. La calvitie quant à elle suppose un châtiment divin. La jeune fille ou la femme aux cheveux ras sont donc irrémédiablement considérées comme fautives. La chevelure coupée témoigne ainsi des violences individuelles et sociales, « la conjointure narrative qui les insère éclaire la mission anthropologique du récit à l’époque médiévale, sa maîtrise des régulations les plus primitives d’où les motifs émergent »142.
Salués moi la roine de Norgales de par Morghain, la trainee par toute sa sale par les treches, et batue, et defoulee, et mise en sanc, et le vis enflet, la bouce et le nés et les iex.
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLVII, 6.
Les traînées
147Si la mutilation des longs cheveux est une torture principalement féminine que l’homme jaloux inflige avec plus ou moins de justice, il en va de même pour un autre supplice consistant à tirer les cheveux d’une femme. On retrouve donc, perpétrés cette fois par des hommes, les deux gestes principaux que la femme exécutait contre sa chevelure dans le motif de la déploration. Partie la plus accessible et la plus vulnérable du corps féminin qu’elle représente par synecdoque, la chevelure permet à la violence masculine de s’exprimer librement tant il est vrai qu’une personne maintenue par les cheveux se trouve à la merci de son oppresseur. Une fois saisie par les tresses, la femme devient la victime de toutes les tortures, et notamment celle consistant à la traîner, faisant d’elle au sens propre, une traînée. Bien qu’anachronique, ce terme de vénerie143 – qui ne renverra à la femme de mauvaise vie qu’à la fin du xve siècle -souligne le rapport privilégié qui s’établit entre ce type de violence et la punition de la liberté sexuelle. Encore une fois, nous tenterons de mettre en évidence les formulations les plus courantes afin de déterminer les critères nécessaires et suffisants à la réalisation du motif.
Prendre par les tresses
148Dans Le Roman d’Alexandre le duc de Palatine, rencontrant dans le désert Can-doleus accompagné de sa jeune et belle épouse, enlève et entraîne de force la dame sans autre forme de procès. Celle-ci ayant le malheur de se débattre, il la saisit par les cheveux :
Qant vit la dame bele, si li taut par rapine ; | Quand il voit la beauté de la dame, [il l’enlève |
Ou ele veulle ou non, par force l’en traîne, | Et l’entraîne de force avec lui, |
Si que tout li derront son peliçon hermine, | Déchirant sa pelisse d’hermine. |
Et qant ele s’estort, si la prent par la crine. | Et comme elle se débat, il la saisit [par les cheveux. |
Le Roman d’Alexandre, v. 4497-4500. |
149La fausse alternative du vers 4498 ainsi que les deux compléments circonstanciels de manière par rapine et par force mettent l’accent sur la rudesse et la brutalité du duc. C’est finalement la chevelure qu’on suppose libre (du fait de l’emploi du générique crine) et décoiffée qui fait les frais de l’ardeur masculine. On remarque que la pelisse d’hermine vient de se déchirer, laissant probablement entrevoir la peau de l’épouse. Ce détail à connotation érotique n’est pas anodin dans la mesure où cette posture humiliante par laquelle une femme est maintenue par les cheveux vise à la soumettre physiquement mais surtout psychologiquement. D’ailleurs le ravisseur ne prend la jeune femme aux cheveux qu’au moment où elle tente de lui échapper, c’est-à-dire lorsqu’elle se rebelle contre cette domination abusive. Les hommes réservaient en effet ce traitement aux femmes émancipées sexuellement, adultères ou volages. C’est pourquoi cet extrait du Roman d’Alexandre contient en germe les invariants de cette scène récurrente : un homme agressif et brutal et une femme insoumise qu’on maltraite en la maintenant par les cheveux.
150De même, face à sa sœur Blanchefleur accusée de luxure, Guillaume réagit violemment en l’insultant de façon ordurière, en lui retirant sa couronne royale et en la saisissant par les tresses afin de lui couper la tête :
Parmi les treces l’a li marchis cobrée | Le marquis l’a saisie par les tresses |
Aliscans, v. 2802. |
151Ce n’est que le début du calvaire pour la femme incriminée d’adultère. Tirée par les cheveux, elle est une proie offerte aux coups de tous genres, y compris à la décapitation. Ce n’est pas par son frère mais par sa propre mère que la belle Ydoine est emmenée, maintenue par ses tresses, auprès de son père afin qu’il la batte :
Par les treces la prent, qu’ele ot blondes com lainne, | Elle la prend par les tresses, [blondes comme laine, |
devant le roi son pere isnelement l’enmaine ; | Et la conduit rapidement devant [le roi son père ; |
Bele Ydoine se siet desous la verde olive, v. 62-63144. |
152Il faut savoir qu’Ydoine n’a commis d’autre forfait que d’aimer le comte Garsile et de songer à lui. Point d’infidélité de sa part. La comparaison de la blondeur avec la laine, rare variante du cliché, tend ainsi à assimiler la jeune amoureuse à un agneau injustement maltraité, livré aux griffes de parents dénaturés145. La famille ne constitue donc pas un rempart contre la violence, bien au contraire.
153Ce geste qui immobilise la victime traduit physiquement la volonté de domination de l’oppresseur. Il s’agit pour lui de faire plier la victime, de la réduire à sa merci, de l’humilier. On ne s’étonnera donc pas de voir Perceval dans La Continuation de Gerbert de Montreuil jeter violemment Félice de Blanclose, en la tenant par les tresses, sur un tas d’ordures, où elle finit a grant haschiee146. L’homme – exceptionnellement la femme – assoit ainsi son autorité sur sa victime et lui signifie sa violente puissance.
154Le supplice se fait plus cruel car plus long dans Le Livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles. Un ermite prie pour l’épouse de son neveu lorsqu’il en a une vision nocturne :
Il veoit appertenant que un ennemy la tenoit d’une de ses griffes par les cheveux et par la tresse, comme un lion qui tient sa proie, si qu’elle ne povoit la teste remuer ne çà ne là, et puis lui mettoit alesnes et aiguilles ardans par les sourcilz, et par les temples, et par le front jusques à la cervelle, et la povre ame s’escryoit, à chascune foiz qu’il lui boutoit l’alesne ardent. Sy demanda pourquoy on luy faisoit cette grant douleur, et l’ange lui respondoyt que c’estoit pour ce qu’elle avoit affaitié ses sourciz et ses temples, et son front creu, et arrachié son peil pour soy cuidier embellir et pour plaire au monde, et qu’il convenoyt que en chascune place et pertuis dont chascun poil avoit esté osté, que chascun jour continuellement y poignist l’alesne ardant. | Il voit nettement qu’un diable la maintenait avec une de ses griffes par les cheveux et par la tresse, comme un lion tient sa proie, à tel point qu’elle ne pouvait pas remuer la tête ni à gauche ni à droite. Et ensuite il lui enfonçait des piques et des aiguilles enflammées sur les sourcils et les tempes, et sur le front jusqu’au crâne. La pauvre âme criait chaque fois qu’il faisait pénétrer la pique enflammée. Il demanda alors pourquoi on lui faisait si mal et l’ange lui répondit que c’était parce qu’elle avait pris soin de ses sourcils, de ses tempes et fait paraître plus haut son front, qu’elle s’était épilée, croyant s’embellir et plaire aux hommes. C’est pourquoi il convenait que chaque parcelle de peau où un poil avait été ôté souffre chaque jour et continuellement de la piqûre de la pique enflammée. |
Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, chapitre LIIe, p. 109-110. |
155Certes, il ne s’agit pas précisément du châtiment de l’émancipation sexuelle mais il faut reconnaître la parenté de cette posture avec les attitudes des scènes précédentes. La limite entre coquetterie et luxure se révèle si ténue au quatorzième siècle qu’il devient légitime de rapprocher ces deux défauts. D’autre part, la comparaison avec le lion maintenant sa proie revient ailleurs sous la plume des auteurs pour décrire un mari punissant sa femme infidèle147. La mention des cheveux n’a d’autre fonction que de mettre en relation ce supplice avec celui au cours duquel un homme tient une femme par les tresses pour lui faire subir les pires sévices. Si cette empoignade se déroule parfois entre des inconnus, entre un frère et une sœur, entre parent et enfant ou encore en rêve entre le diable et la pécheresse, elle se produit plus fréquemment entre amants ou époux.
156De même que le duc dans Le Roman d’Alexandre entraînait de force une femme mariée dont il voulait probablement profiter sexuellement, un jeune chevalier est découvert par Perceval en train de battre à coups de bâton son amie qui refuse de l’épouser :
A tant le comenche a sachier | Alors le chevalier commence |
Li chevaliers par mi la treche, | À la tirer violemment par la tresse, |
Si le tient en si grant destreche | Il la maintient avec tant de force |
A poi que ne li tolt l’alaine ; | Qu’il manque lui couper le souffle ; |
La Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil, t. II, v. 7196-7199. |
157Il ne s’agit donc pas toujours pour le bourreau de punir l’infidélité mais davantage de châtier toute tentative d’émancipation, tout refus d’obéissance. Ce supplice remplit alors une fonction d’intimidation : peu de victimes meurent effectivement suite à cette démonstration de force148 mais beaucoup sont menacées de mort. C’est par exemple le cas de la comtesse de Poitiers, suspectée d’avoir entretenu une relation illégitime, et que son époux s’apprête à tuer :
Si l’ahiert par la trece blonde, | Il l’empoigne par la tresse blonde, |
Hauce l’espee et le nu branc. | Lève son épée au fer nu. |
Le Roman du Comte de Poitiers, v. 554-555. |
158Parce qu’elle avertit son impitoyable mari d’un danger imminent à savoir l’arrivée d’un lion, l’innocente comtesse – maintenue elle aussi par ces cheveux mêmes qui l’ont accusée149 – échappe in extremis à la mort.
159Ce type de violence conjugale se déclare chez les plus grands puisque, dans Les Merveilles de Rigomer, Arthur, au mépris de sa dignité royale, s’emporte contre son épouse qui n’a d’ailleurs commis d’autre forfait que de conserver le silence lorsqu’il a affirmé que Gauvain était le meilleur chevalier du monde :
Li rois la roïne manace | Le roi menace la reine, |
Et a talent que mal li face. | Désireux de lui faire du mal. |
Tout a ceval vers li s’adrece, | Il se dirige vers elle à cheval |
Ja l’evust prise par le trece | Et l’aurait déjà prise par la tresse |
Et si l’ëust vers lui tiree | Et tirée jusqu’à lui |
Et de son cors mal atiree, | En portant atteinte à son corps |
Se ne fusent li haut baron | Sans la présence des hauts dignitaires |
Qui sont entor et environ. | À ses côtés qui lui disent : |
« Sire », font il, « çou n’i a mie, | « Sire, cela n’a pas lieu d’être |
Car trop seroit grant vilonie. | Car ce serait une conduite trop vile. |
Por tel mesfait comme ci monte, | Pour une telle faute, |
N’avra ja la roiine honte ; | La reine ne sera jamais outragée |
Car çou seroit vilaine cose. » | Car ce serait bas et vil. » |
Les Merveilles de Rigomer, v. 16247-16259. |
160L’intention qu’a Arthur de nuire, soulignée par la répétition de mal, sa rapidité à se jeter sur Guenièvre (ja) ainsi que sa supériorité physique puisqu’il se trouve à cheval concourent à instaurer une atmosphère de barbarie fort inattendue à la cour, ce qui explique la réaction immédiate des hauts dignitaires, garants de l’ordre courtois. Le roi ne cherche manifestement pas à châtier les écarts de conduite de la reine, le contexte se révélant totalement inapproprié. Cependant, si la reine refuse de clamer la suprématie de Gauvain sur tous les autres chevaliers, elle a sans doute de bonnes raisons de le faire. La référence aux tresses (dont on remarquera la fréquence dans six des sept extraits relatifs aux femmes cités jusqu’à présent) apporte en outre une légère connotation érotique qui ne peut laisser de doute sur le sens profond de cet épisode. On notera que les barons ne s’opposeraient probablement pas à leur roi si ce dernier avait l’intention de punir l’adultère. En effet, le vers 16257 explique l’inadéquation entre la faute – bien légère à leurs yeux – et la réaction du roi, sans cependant exclure la possibilité d’un tel châtiment et d’une telle vexation pour un motif plus recevable. Il demeure que le fait de porter atteinte à sa chevelure se teinte immédiatement pour la femme de honte, comme l’indique le polyptote vilonie/vilaine. Autrement dit, l’infidélité de la reine est tacitement suggéré par cette furie soudaine et inexpliquée du roi qui plane comme une menace.
161Si on analyse le cas exemplaire du fabliau Les tresces, étudié en détail plus loin150, le mari commence par maîtriser celle qu’il prend pour sa femme en la maintenant par sa belle chevelure :
Lors la saisi par les cheveus | Alors il la saisit par les cheveux |
Que ele avoit luisanz et sors | Qu’elle avait brillants et ambrés |
Tout autresi comme fins ors : | Exactement comme de l’or fin : |
Les tresces, v. 159-161 |
162pour pouvoir ensuite la frapper à sa guise :
Et quant dou battre fu lassez, | Et quand il fut lassé de la battre, |
Ne li fu mie ancor asez : | Il n’arrêta pas pour autant de la maltraiter : |
Son cotel prist isnelement, | Il prit rapidement son couteau, |
Les tresces, v. 168-170. |
163Ce n’est qu’après les horions donnés sous l’impulsion de la colère qu’intervient le motif concernant la coupe des cheveux ; une gradation dans le châtiment de l’adultère se met donc en place avec au bas de l’échelle la brutalité corporelle permise par l’immobilisation de la femme maintenue par les cheveux et au sommet la mutilation des cheveux. La comparaison – inattendue dans un tel contexte – des cheveux avec l’or n’est pas sans rappeler une miniature du De mulieribus claris de Boccace intitulée Le Supplice de Laena et choisie pour illustrer la couverture de cet ouvrage. Courtisane ayant reçu les confidences des plus grands, elle souffrit la torture jusqu’à la mort sans révéler aucun secret151. Sur cette enluminure du xve siècle152, Laena est présentée liée et suspendue avec des cordes, par les coudes, au-dessus d’un feu. Son bourreau armé d’un gourdin la maintient par les cheveux, représentés par de longues lignes dorées qui font écho aux flammes rouge et or du feu ainsi qu’à l’épée d’un autre bourreau.
164Précisons que, si les femmes ne sont pas les seules victimes de ce geste consistant à maintenir l’autre par les cheveux, le châtiment ne prend la forme stéréotypée du motif que pour les femmes. Lorsqu’un homme a ce comportement brutal à l’encontre d’un autre homme qu’il veut frapper153, ce ne sont pas exactement les mêmes termes qui sont employés :
Le poing senestre li a mellé el chief, | Il lui donne un coup de poing gauche [sur le crâne, |
Hauce le destre, enz el col li asiet : | Lève le poing droit qu’il abat sur son cou : |
L’os de la gueule li a par mi brisié ; | Il lui fracasse ainsi l’os de la nuque ; |
Le Couronnement de Louis, rédaction AB, v. 130-132 |
Le poing senestre li a mellé el chief, | Il lui donne un coup de poing gauche [sur le crâne, |
Tant l’enclina que il l’a enbruchié ; | Il l’a tant déstabilisé qu’il l’a fait tomber ; |
Hauce le destre, enz el col li asiet ; | Il lève le poing droit qu’il abat sur son cou ; |
Le Couronnement de Louis, rédaction AB, v. 1939-1941. |
Et Lanselos passa avant, | Avec un mouvement tournant, |
Celui saisist de maintenant, | Lancelot, d’une seule main, |
Qui voloit faire ses aviaus, | Saisit par les cheveux |
A une main par les caviaus. | Le violeur. |
Par tel vertu vers lui le sace, | Il le tira si fort vers lui |
Que plus d’um millier l’en esrace. | Qu’il lui en arracha pius d’un millier. |
Et li chevaliers se redrece, | Le chevalier se redressa, |
Qui mout estoit en grant destrece. | Pris d’une vive douieur. |
Les Merveilles de Rigomer, v. 4163-4170. |
165La formulation choisie par la chanson de geste se révèle si différente qu’elle n’évoque même pas le motif. En revanche, l’expression sachier par les caviaus – qui n’apparaît cependant pas telle qu’elle dans notre corpus – pourrait faire signe vers le motif et ce d’autant plus qu’elle est accompagnée quelques vers plus loin du substantif destrece, auquel les auteurs recourent couramment pour rimer avec tresse. Qui plus est, ce chevalier, à l’image de la femme mutilée du fabliau154, semble souffrir de la perte de ses cheveux. Difficile dès lors de ne pas considérer ce passage comme une réécriture ludique du motif de la chevelure coupée, la victime n’étant plus la demoiselle violentée mais le violeur. Ce jeu entre masculin et féminin se révèle encore plus nettement dans le Lancelot en prose au moment où le héros menace un geôlier :
Et Lancelot le prent par lez treches et dist qu’il li fera ja la teste voler jus des espaulles. | Et Lancelot le prend par les tresses en lui disant qu’il lui fera voler la tête des épaules. |
Lancelot en prose, t. VIII, LXXIa, 37, p. 479. |
166Le verbe prendre et surtout la mention des treches confirment la transposition du motif – dont la formulation demeure classique – par un jeu sur le sexe des personnage, Lancelot se comportant avec sa victime comme avec une femme.
167Ce motif, également présent dans le roman, la chanson de geste, la poésie, le fabliau que dans les œuvres moralisatrices frappe par son expansion. Il s’organise autour du substantif tresse qui représente plus de 70 % des emplois, le verbe le plus fréquent étant prendre avec une présence avoisinant les 40 %. Les cheveux sont donc moins tirés que fermement tenus. On comprendra alors que ce geste ne fait que précéder la véritable offense. Simple prélude, cette action se charge néanmoins des connotations attachées au supplice qui va suivre, à savoir le châtiment de l’infidélité, de la luxure, de l’insoumission. L’acte de tirer les cheveux précède donc l’acte expressément vengeur. Il s’avère que dans la plupart des cas cette torture consiste à traîner la femme par les tresses comme un vulgaire gibier.
Traîner par les tresses
168Après avoir mis en évidence les caractéristiques principales du motif – entre époux ou amants puis entre inconnus – nous nous attarderons sur ses caractéristiques secondaires tout en tentant de cerner la portée de la redondance de ce stéréotype narratif. Le Roman de la Rose offre au lecteur le spectacle d’un conflit conjugal ayant pour cause la coquetterie de la jeune épouse. Quand le jaloux en vient aux coups, c’est à nouveau la chevelure qui fait les frais de la dispute :
Lors la prent, espoir, de venue | À ces mots, il la saisit, peut-être, |
Cil qui de mal talant tressue | Aussitôt, par les tresses, |
Par les treces, et sache et tire, | Suant de colère, et il tire si fort |
Ront li les cheveuls et descire | Qu’il rompt les cheveux et les déchire, |
Li jalous, et seur li s’aourse, | Le jaloux, et il s’acharne sur elle – un lion se jetant sur un ours |
Pour noient fust lyons seur ourse, | n’est rien en comparaison - |
Et par tout l’ostel la traynne | Et il la traîne à travers toute la maison, |
Par corrouz et par ataynne, | Plein de colère, en la querellant, |
Et la laidange malement ; | Et il la maltraite vilainement ; |
Le Roman de la Rose, v. 9365-9373. |
169La correction se déroule en deux phases distinctes : la première, propulsée par l’adverbe lors, reprend l’expression prent [.] par les tresses (analysée un peu plus haut) en mettant l’accent sur l’acharnement animal du mari sur la chevelure, lui retirant tout pouvoir de séduction. La deuxième phase concerne les vers 9368-9369, lorsque la femme est ensuite traînée par les cheveux par tout l’ostel et à nouveau malmenée. Au même titre que la mutilation des tresses, ce supplice vise à supprimer toute beauté de la chevelure et à déshonorer la femme en l’humiliant. La multiplication des verbes met en évidence l’exacerbation de la violence et ne peut manquer d’évoquer au lecteur moderne les premiers vers du poème « Le grand combat » d’Henri Michaux155. La barbarie a repris ses droits. À partir de cet exemple qu’on prendra comme support de notre analyse, on s’attachera dans les occurrences suivantes à repérer la similitude des gestes et surtout des mots employés.
170Le texte hagiographique De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage débute comme une inversion de l’histoire de la femme de Putiphar156 : la reine, accusée à tort de débauche par son beau-frère qu’elle a éconduit, est condamnée à mort par son époux l’empereur. Avant de la tuer, deux esclaves-bourreaux abusent d’elle :
Li puant serf de pute orine | Les ignobles serfs d’origine méprisable |
Ou bos en mainnent la roïne | Emmènent dans le bois la reine |
Qui au cuer a mout de destreces. | Qui en son for intérieur souffre terriblement. |
Traînant la vont par les treces, | Ils avancent en la traînant par les tresses |
Quant après aus ne puet tost courre. | Quand elle ne court pas assez vite derrière eux. |
De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 935-939 |
Li uns après l’autre la tire | L’un après l’autre, ils la tirent violemment |
Et sache par les treces blondes | Par ses tresses blondes. |
De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 944-945 |
Lors la traînent par les tresces | Alors ils la traînent par les tresses |
Et se li font tant de destreces | Et lui imposent nombre de contraintes, |
Tant de douleur, tant de contraire, | De douleurs et de déplaisir, |
De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 993-995 |
Les larrons voient qui encores | Les voleurs aperçoivent ceux qui, à nouveau, |
Par les tresces blondes et sores | Par ses tresses d’un blond ambré |
Traïnoient l’empereriz. | Traînaient l’impératrice. |
De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 1063-1065. |
171Le motif – lié à une faute sexuelle présumée – se déploie donc sur une centaine de vers, le même groupe verbal traîner par les treces étant repris à l’envi, conjugué à plusieurs temps et le substantif éventuellement étoffé d’épithètes. La mention de la blondeur de l’impératrice, outre qu’elle constitue une notation visuelle pittoresque, vient surtout accentuer la gravité du dommage subi. Comme dans Le Roman de la Rose au vers 9367, on retrouve les verbes sachier et tirer. La mise en place du motif dans ces deux œuvres se révèle donc très proche.
172Dans Le Conte du Papegau, une dispute éclate entre les deux amants au sujet des exigences jugées excessives de la dame. Elle a en effet requis du Chevalier au Papegau qu’il se comporte au pire pendant un tournoi. Après s’être soumis à cet ordre qu’il désapprouve, le chevalier (qui n’est autre qu’Arthur lui-même) se donne un grand plaisir à se comporter au pire avec elle :
Quant le Chevalier du Papegau vist qu’il pot faire du tout a sa voulenté de la Dame sans contredit, il la preist par maltalant par les tressez a deux mains, et l’a a terre gectee, puis luy dist : « Maulvaise putain, plaine de toute maulvaistié, or tenez ! c’est le service que vous ay promis ; car je vous ay promis hui a servir pour tout le pire chevalier qui soit en tout le monde [...]. » Lors la traîne par les tressses par toute la chambre, batant la et defoulant aux piez, [...]. Et quant le chevalier l’ot bien batue et defoulee, il la laissa et s’est desparty de la chambre, | Quand le Chevalier au Papegau comprit qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, en toute liberté, il l’empoigna avec colère par les tresses et la jeta à terre. « Sale putain, lui dit-il, perfide et déloyale, voici ce que vous méritez ! Voilà le service que je vous dois : je vous ai promis de vous servir aujourd’hui comme le plus mauvais chevalier du monde [...]. » Alors, il la traîna par les tresses à travers la chambre, en la battant et en la foulant aux pieds. [...] Et quand le chevalier l’eut battue et piétinée tout son content, il la laissa et sortit de la chambre. |
Le Conte du Papegau, § 22, l. 63-81. |
173En très peu de temps, les valeurs s’inversent : si le sujet initial de la querelle se révèle très courtois et rappelle les souhaits changeants de Guenièvre à l’égard de la façon de combattre de Lancelot au tournoi de Noauz, en revanche l’attitude insoumise du chevalier devant sa dame et sa perfidie – il profite de sa promesse d’agir au pire – relèvent de la goujaterie. « Unlike Lancelot, Artur demurs, horrified at the sacrifice he is being asked to make [...] Finally, of course, he too submits and spends the tournament day making a fool of himself. But he has his revenge : when the Dame aux Cheveux Blonds offers herself to him, he abuses her »157. L’insulte qui inaugure les propos du chevalier sature sexuellement le contexte : le chevalier se met dans la peau d’un personnage, joue le rôle de l’amant trompé. Cette mise en scène, toute cruelle qu’elle est puisque la femme souffre réellement, reprend tous les éléments du motif, à savoir la punition d’une faute sexuelle, la femme tirée par les tresses, jetée à terre puis traînée à travers la pièce sous une pluie de coups. Le lecteur assiste à une scène digne d’un fabliau ou plutôt d’une farce158 : si les traits sont outrés, c’est parce qu’on se trouve au théâtre, si aucun détail du motif n’est omis, c’est pour que le lecteur-spectateur comprenne d’emblée ce dont il est question. Or, cette scène pose problème puisqu’un chevalier digne de ce nom – et a fortiori Arthur ! – ne saurait se conduire de manière aussi barbare159. Selon Jane H.M. Taylor, ce type de comportement ne signale pas, comme on pourrait imaginer au premier abord, le déclin de la chevalerie mais prouve au contraire la persistance de l’adhésion aux valeurs chevaleresques. Aussi le Chevalier au Papegau punit-il de droit celle qui l’a forcé à combattre comme un couard lors du tournoi. La dame est intervenue à tort dans un domaine qui ne doit pas lui revenir, celui des armes160. Si le lecteur du Chevalier de la Charrette se demandait jusqu’où un chevalier devait aller par amour, le lecteur du Conte du Papegau obtient la réponse : la dame n’a pas à interférer dans un tournoi. « Her command to Arthur trivialises a major and serious occupation, reduces it to an inconsequential and aleatory role »161. La cruauté de la punition est donc à la hauteur de la gravité de l’infraction ; la conduite d’Arthur serait dans cette optique justifiée par la faute de la dame. De plus, s’il voulait se comporter au pire avec elle, Arthur n’avait pas un éventail de tortures très varié : cet épisode, avec la mise en scène nécessaire autour de l’insulte maulvaise putain, prouve donc que ce châtiment constitue la correction la plus typique du sexe féminin162.
174Le Roman de la Rose, De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage et Le Conte du Papegau ont donc laissé au motif le temps de se déployer, à la violence masculine le temps de s’exprimer, abandonnant à la fin de la scène une femme probablement au bord de l’agonie. Tout différent est le point de vue adopté dans le roman en prose Lancelot qui, de façon systématique, présente la demoiselle ou la dame malmenée comme une victime ingénue qu’il s’agit pour le chevalier courtois de secourir. Le motif n’est pas toujours mené à son terme, par exemple lorsque le mari est aussitôt tué :
A chief de pièce s’esveilla li chevaliers qui avec ax gisoit, qui mariz estoit a la damoisele, si taste cele delez lui et il gete sa main par desus aux et sant Guerrehet qui tenoit sa fame embracie. Et lors a si grant duel qu’il cuide bien del sanc issir, si saut sus et prant Guerrehet a .II. mains par les temples, si le saiche fors del lit si que a poi qu’il ne li a le col brisié et prant la damoisele par les tresces et dist que mar a amené avec li son lecheor gesir, car il s’a vangera orandroit. Et cele s’escrie et dist : « Ha, frans hom, que me demandez vos ? », ne ele ne savoit encor mie conment ele avoit esté deceue. Et les .II. pucelles et le nain qui furent venu au cri orent aportez .III. cierges ardanz, si trouverent la damoisele toute nue. Et Guerrehés saut sus et prant s’espee qui estoit a son chevez et fiert le chevalier qui la damoisele tenoit par les tresces ; il fu durement courreciez de la honte que ele ot eue por li a ce que il ot esté desarmez ; si le fant en .II. moitiez par entre les .II. espaules et les hanches et cil chiet morz. | Au bout d’un moment le chevalier qui était étendu avec eux et qui était le mari de la jeune femme, s’éveilla : il tâta celle qui se trouvait à ses côtés, lança la main par-dessus eux et sentit Guerrehet qui tenait sa femme enlacée. Il éprouva alors une si grande douleur qu’il craignit perdre la raison ; il se releva et, des deux mains, prit Guerrehet aux tempes, le tira hors du lit si brutalement qu’il s’en fallut de peu qu’il ne lui brisât le cou, puis prit la demoiselle par les tresses et dit que c’était pour son malheur qu’elle avait amené son amant coucher avec elle car il en tirerait vengeance sur-le-champ. Elle lui demanda en criant : « Ah, noble époux, que me voulez-vous ? » tout en ne comprenant pas comment elle avait été trompée. À cause des cris, les deux servantes et le nain arrivèrent en portant trois cierges allumés, ils trouvèrent la jeune femme toute nue. Guerrehet se précipita alors sur son épée qui se trouvait au chevet du lit et frappa le chevalier qui tenait la demoiselle par les tresses. Guerrehet fut pris d’une violente colère de voir la honte qu’avait subie à cause de lui la demoiselle du fait qu’il était désarmé, il fendit le mari entre les épaules et les hanches en deux morceaux si bien qu’il s’écroula, mort. |
Lancelot en prose, t. IV, LXXI, 55, p. 51-52. |
175La situation initiale est identique à celle du fabliau Les Tresces, la sournoiserie de la femme en moins. En effet, si toutes les apparences jouent contre elle et expliquent la fureur du mari, l’auteur ne manque pas de rappeler que la dame est la cible parfaitement innocente des sévices. La violence masculine se voit punie sans autre forme de procès, à tel point qu’il est légitime de se demander si ce genre de scène n’a pas pour unique but d’illustrer la vaillance et le dévouement du chevalier arthurien toujours disposé à secourir les opprimés. Un peu plus tard dans le récit, une autre demoiselle se fait sauvagement traîner par les tresses et battre par un chevalier monté :
Devant le pavillon avoit .I. chevalier tout armé sor son cheval et tenoit encoste de lui .I. demoisele toute nue en sa chemise qu’il aloit batant et trainant par mi les tresces tout a cheval et li faisoit toute la honte et toute la vilonnie qu’il pooit sanz li occirre. | Devant la tente se trouvait un chevalier revêtu de toutes ses armes et monté sur son cheval. Il tenait à côté de lui une demoiselle toute nue sous sa chemise et l’emmenait, tout en restant à cheval, en la battant et en la traînant par les tresses ; il la traitait de la manière la plus honteuse et la plus ignoble, sans toutefois la tuer. |
Lancelot en prose, t. IV, LXXXIII, 42, p. 317-318. |
176Le supplice cesse lors de l’intervention dissuasive de Lancelot mais son ingérence s’avère finalement malheureuse puisque, de colère, le bourreau finit par trancher la tête de la jeune fille163. Le contexte est à nouveau connoté sexuellement du fait de la nudité féminine : toute nue et toute nue en sa chemise. On remarque que ces deux scènes s’achèvent par la mort d’un des protagonistes. Toutefois, dans le deuxième cas, le chevalier doit répondre de son crime devant la cour arthurienne, garante des valeurs de l’éthique chevaleresque. Le prisonnier raconte donc la même scène mais cette fois-ci de son point de vue164. Le lecteur – tout comme l’auditeur du récit -apprend à cet instant seulement que c’est pour un adultère supposé que la femme a subi le châtiment. Cependant, Lancelot s’est porté à son secours sans en rien savoir, portant assistance à la femme humiliée quelles que soient les circonstances. Le chevalier trahi, au moment où il est surpris en train de traîner la demoiselle par les tresses, s’empresse de la décapiter mais on peut supposer que l’issue du supplice, s’il n’avait pas été interrompu, aurait été la mutilation capillaire. Autrement dit, l’humiliation provoquée par la coupe des tresses – assimilable à une mort sociale – a été supplantée par la décapitation. La victime n’a finalement d’autre rôle dans le corps du texte que celui de souligner la parfaite courtoisie des chevaliers arthuriens : elle disparaît d’ailleurs aussi vite qu’elle est apparue. On s’attardera enfin sur la dernière occurrence du motif de base dans Lancelot, différente des précédentes parce que les agresseurs ne sont pas des chevaliers mais des vilains et que la demoiselle est violentée en même temps que son ami :
Et Boorz qui resgarde devant soi en mi le pré voit .II. homes qui tenoient une damoisele et l’aloient trainant par les tresces et batant de lor espees. Et d’autre part avoit dusqu’a .VI. homes qui traïnoient .I. home contre terre et l’avoient tout nu despoillié en braies et il estoient armé, ne mie en guise de chevaliers, car il n’avoient nus hiaumes ne espees ne escu, mais sanz faille il avoient bons chapiaux de fer et espiés et coustiaux. | Bohort qui regardait devant lui vit au milieu du pré deux hommes qui tenaient une demoiselle, la traînant par les tresses et la battant de leurs épées. De l’autre côté se trouvaient environ six hommes qui traînaient un homme contre terre. Ils l’avaient dévêtu si bien qu’il était nu, en culotte. Les autres étaient armés, non pas comme des chevaliers car ils n’avaient ni heaumes ni épées ni boucliers mais ils avaient tous de bons casques de fer, des épieux et des couteaux. |
Lancelot en prose, t. V, XCVIII, 3, p. 241-242. |
177Outre la similitude des termes employés (trainant par les tresces, batant), on remarquera à nouveau l’insistance sur la nudité (tout nu despoillié) quoiqu’il s’agisse du corps masculin qui se trouve exposé aux regards. Comme l’a noté Bénédicte Milland-Bove, ces épisodes « jouent donc des recettes exploitées, à toutes les époques, par les romans d’aventure et provoquent puissamment l’imagination du lecteur »165 notamment par la transgression des interdits sexuels (la nudité omniprésente dans ces scènes laisse présager une menace de viol) et par la transgession des interdits sociaux puisque dans ce dernier extrait les coups sont infligés par des vilains. Finalement, la diversité des actualisations du motif de la demoiselle traînée par les tresses est là moins pour varier les modalités du supplice que pour assurer la diversité du combat qui va suivre. Ce motif propre à associer la beauté et la fragilité féminines – par l’entremise de la chevelure – à la vaillance du chevalier arthurien défenseur des faibles connaît un prodigieux essor dans certains romans en prose du treizième siècle, Lancelot faisant figure de modèle. La logique dans laquelle sont entraînés les romans en prose se révèle paradoxale puisque, « pour se nourrir, ils sont obligés de multiplier la peinture des abus qu’ils dénoncent »166.
178La couleur des cheveux de la demoiselle violentée est rarement mentionnée. Il va de soi que le moment est mal choisi et qu’une pause narrative ralentirait l’action. De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage précise toutefois que les tresses de l’impératrice sont blondes et la Suite du Merlin Vulgate va un peu plus loin en profitant du motif pour actualiser une comparaison avec l’or :
Et quant mesire Gavains entent la vois si regarde desous un arbre et voit .VII. pautonniers dont li uns tenoit une damoisele encontre terre et li donnoit de sa main armee cops parmi la face et ele se detort et crie : « Certes, tuer et ocirre me poés vous que ja n’enporterés autre chose ! » Et pour ce qu’ele disoit ce, le trainoit il par les treces que il tenoit empoignies après lui qui tant estoient beles qu’eles resambloient a estre de fin or. | Quand monseigneur Gauvain arriva à proximité de cette voix, il regarda sous un arbre et vit sept scéiérats. L’un deux maintenait une demoiselle au soi et lui donnait de sa main gantée de fer de grands coups au visage. Elle se démenait et criait : « Oui, vous pouvez bien me tuer mais vous n’obtiendrez rien d’autre de moi ! » Parce qu’elle avait dit cela, le scélérat la tirait par les cheveux, empoignant ses tresses qui étaient si belles que l’on aurait dit de l’or fin. |
Suite post vulgate du Merlin, 619, p. 1413. |
179Quelle surprise de trouver ce cliché appliqué à la chevelure d’un personnage somme toute secondaire dans l’intrigue, alors même que les rares portraits167 du roman n’en proposent aucune autre occurrence ! La finalité n’est donc pas de décrire la demoiselle de Roestoc violentée mais, encore une fois, de mettre l’accent sur le préjudice esthétique subi, la chevelure ne pouvant sortir indemne d’un tel traitement.
180De même que la Suite du Merlin Vulgate ne précisait pas pour quelle raison la demoiselle était malmenée, Les Prophesies de Merlin choisissent d’occulter le mobile à l’origine des sévices, option qui permet à la demoiselle d’être présentée comme la proie angélique d’un lépreux diaboliquement cruel :
II [Golistans] se lieve erranment et prist s’espee, ke il avoit repuse en un herbois, et puis prist son escu par les enarmes et regarde al rai de la lune et voit ke cou estoit uns hom ki trainoit une damoisiele par les treces, | Golistan se lève promptement et prend son épée qu’il avait reposée sur l’herbe, puis prend son bouclier par les courroies, regarde sous les rayons de la lune et voit que c’est un homme qui traîne une demoiselle par les tresses |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XXIX, 2 |
Et lors li conte la damoisiele comment uns mesiaus l’avoit prise et comment il ont ochises ans .II. ses sereurs et li trainoit par les treches parmi la forest, | Alors la demoiselle lui raconte comment un lépreux l’a prise et comment ils ont tué ses deux sœurs et l’ont traînée par les tresses dans la forêt, |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XXIX, 6. |
181L’actualisation du motif se réalise avec une économie de moyens maximale, à tel point qu’on se trouve ici en présence de la configuration de base du motif comportant les éléments suivants :
- une demoiselle coiffée en tresses ;
- un homme violent ;
- qui la traine par les tresses.
182À ce noyau dur se joignent généralement des contenus accessoires :
- la scène se déroule dans la forêt ou dans une salle ;
- le geste initial prendre par / tirer / sachier les tresses est précisé ;
- la demoiselle est battue ;
- elle est traînée sur une distance importante ;
- elle est infidèle, nue ou dans un cadre nocturne.
183Par conséquent, la similitude des situations et la répétition des mêmes mots confirme l’existence d’un motif qu’on peut particulariser, celui de la demoiselle traînée par les tresses. Si Bénédicte Milland-Bove intègre ces éléments comme des stéréotypes du « motif général de la demoiselle battue »168, nous pensons au contraire qu’il s’agit ici d’un motif complet pouvant, si on le souhaite, s’intégrer dans la catégorie des violences faites aux demoiselles. Les coups ne sont toutefois en aucune façon indispensables à la réalisation du motif.
184Celui de la demoiselle traînée par les tresses connaît pour notre plus grand plaisir des transformations portant témoignage de sa vigueur Ce n’est pas un hasard si Les Prophesies de Merlin, texte qui présentait la configuration de base du motif de la demoiselle traînée par les tresses, proposent aussi une transformation du motif. Toute prise de distance n’est en effet envisageable qu’au moment où une scène devient topique. La variation concerne le sexe des protagonistes puisque l’incident a lieu entre deux femmes, les fées Morgain et Sebile, lorsqu’elles découvrent que le séduisant chevalier qu’elles hébergeaient s’est esquivé :
– Ha ! pute vachiere ! fait Morghe, adont m’avés putain clamee ! » Et lors li cort sus mout courouchie, et le prist parmi les chaviaus. | – Ah ! sale pute ! fit Morgain, vous m’avez donc traitée de pute ! » Et, très en colère, elle se précipita sur elle et la prit par les cheveux. |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLII, 14. |
185C’est l’expression attendue le prist parmi les chaviaus qui enclenche le motif. La dispute prend d’emblée une orientation grivoise du fait des insultes proférées, de la cause toute luxurieuse du conflit et surtout du grand âge de Morgain :
Que vous diroie je ? Morghe estoit auques d’eage, si ne pot avoir viers Sebile duree, dont ele le traina parmi les treches or cha or parmi la sale, et li doune souventes fois dou piet enmi la gorge et desor le nés, si durement ke toute le cuevre de sanc, et manace toutesvoies mout durement ke, se ele ne li rent son mari, que a la mort le metera. Et Morghe crie et brait et fait si grant noise ke uns grans toriaus ne le fesist mie greignor. | Que vous dire ? Morgain n’était pas de la première jeunesse et ne gagnait pas à être comparée à Sebile, si bien qu’elle la traîna par les treces en long et en large dans la salle, en lui donnant plusieurs fois des coups de pied sur la poitrine et sous le nez, si violemment qu’elle la couvrit de sang, et elle la menaça même avec dureté de la mettre à mort si elle ne lui rendait pas son mari. Morgain hurlait et poussait de si grands cris qu’un gros taureau n’aurait pas fait davantage de bruit. |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLII, 15 |
Que vous diroie jou ? Tant li done Sebile de cols des piés et des mains, et tant le traina or cha or la ke Morghe caï pasmee entre les mains de Sebile, comme morte. | Que vous dire ? Sebile lui donna tant de coups des pieds et des mains, et la traîna partout que Morgain tomba évanouie entre les mains de Sebile, comme morte. |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLII, 16. |
186L’emploi du lexique attendu traina parmi les treches, la référence à la durée du supplice et à son extension spatiale (parmi la sale), les coups, la menace de mort et la mention d’un mari contribuent à faire de cet épisode une occurrence très complète du motif. L’anaphore en Que vous diroie jou ? évoque les accents d’un conteur relatant les épisodes sanglants d’un combat épique. C’est aussi un clin d’œil au lecteur qui connaît bien le motif et à qui l’auteur n’a pas besoin de raconter en détail la scène pour qu’il en saisisse la portée ? Le décalage entre ce crêpage de chignon d’une vieille demoiselle débauchée et d’une autre qui crie comme un taureau et le ton héroïque employé ne peut manquer de susciter le sourire chez le lecteur médiéval.
187Cinq chapitres plus loin, les lamentations amères de Morgain se plaignant à la reine du traitement qui lui a été infligé infléchissent la première réaction sarcastique du lecteur en une commisération teintée de sympathie pour la victime :
– Ha, lasse ! fait Morghe, com jou sui mal baillie ! Trainee sui par toute ma sale par mes treces et foulee sui, le vis, le nés et la bouce debatue si vilainement, et si me couvenra estre em pais ! | – Ah, pauvre de moi ! fait Morgain, comme je suis maltraitée ! J’ai été traînée par les tresses dans toute la salle, j’ai été piétinée et on m’a battu le visage, le nez et la bouche de façon très vile, et il faudrait que je sois paisible ! |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLVII, 5 |
Sire capelains, or me faites erranment unes letres. Salués moi la roine de Norgales de par Morghain, la trainee par toute sa sale par les treches, et batue, et defoulee, et mise en sanc, et le vis enflet, la bouce et le nés et les iex. | Seigneur chapelain, écrivez-moi une lettre immédiatement. Saluez la reine se Norgales de la part de Morgain, la femme traînée par les tresses dans toute la salle, battue, piétinée, blessée jusqu’au sang, et au visage enflé, bouche, nez et yeux. |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLVII, 6 |
et comment Sebile le traina et le defoula par les treches parmi toute sa sale. | Et comment Sebile la piétina et la traîna par les tresses dans toute la salle. |
Les Prophesies de Merlin, chapitre XLVII, 10. |
188Cet effet est créé par le détail répété des blessures infligées à Morgain et davantage encore par la reprise intégrale en litanie des éléments du motif :
- trainee [...] par mes treces / la trainee [...] par les treches / le traina [...] par les treches ;
- par toute ma sale / par toute sa sale / parmi toute sa sale ;
- foulee / batue, et defoulee / le defoula.
189La saturation du texte par ces expressions stéréotypées contribue à présenter Morgain en victime innocente du sadisme de Sebile. La sœur d’Arthur profite donc des représentations spontanées liées au motif. L’image de la jeune fille indûment violentée dans le bois se superpose à celle de la fée maltraitée si bien que le lecteur, d’abord amusé par ce démêlé, finit par s’apitoyer sur le sort de Morgain traitée comme une traînée. Profitant de la confusion des rôles, elle insiste sur sa situation de victime. On remarquera au passage le curieux emploi substantivé du participe passé dans l’expression la trainee par toute sa sale. Si le participe garde encore ses prérogatives verbales (comme le montre la présence d’un complément de lieu) et qu’il conserve un sens très concret, la tournure n’en est pas moins digne d’intérêt et représente peut-être une étape dans l’évolution sémantique du substantif traînée.
190Par ailleurs, la forte présence du motif de la demoiselle traînée par les tresses dans le Lancelot en prose, notamment dans les tomes III et IV, reste énigmatique. Pourquoi la chevelure y revient-elle de façon si récurrente169 ? La seule explication plausible consisterait à relier ce texte à son prédécesseur en vers : Le Chevalier de la Charrette ne demeure-t-elle pas l’œuvre en vers ayant expressément accordé le rôle le plus riche à la chevelure féminine ? D’une certaine matière, la continuité des deux textes s’effectuerait grâce à la présence récursive de la chevelure, à la base de divers motifs. Celui de la demoiselle traînée par les tresses connaît des variations portant témoignage de sa vigueur :
Lors resgarda devant lui el chemin et voit une vielle sor .I. povre roncin qui traine encoste de lui .I. nain tout a pié par les chevox que il ot granz, | En regardant devant lui sur le chemin il voit une vieille femme montée sur un pauvre roussin qui traîne par ses longs cheveux un nain qui chemine à pied à côté d’elle, |
Lancelot en prose, t. IV, LXXX, 10, p. 243. |
191La présence du verbe traine et du complément par les chevox (variante assez rare) ne laisse aucun doute sur la présence du motif. Le fait que l’agresseur soit à cheval et la victime à pied évoque l’épisode étudié plus haut se terminant par la mort de la victime170. La transformation se situe au niveau de l’inversion des sexes puisque l’offenseur est une femme et la cible un homme, que la longue chevelure contribue à féminiser. Si l’impression de domination persiste, l’effet poignant en revanche se révèle nul. Le motif gagne en dérision ce qu’il perd en pathétique.
192D’autre part, il semblerait que ce supplice connaisse des modalités d’application variées, la femme pouvant par exemple, comme le rapporte Sébillot au sujet de la reine Mathilde et de Guillaume le Bâtard, être attachée à la queue d’un cheval avant d’être traînée : « On racontait aux environs de Caen que la reine Mathilde ayant demandé à son mari Guillaume, lors de son arrivée en Angleterre, de la laisser affecter à son profit l’impôt des bâtards, le prince, bâtard lui-même, crut voir dans ces paroles l’intention d’une offense ; il l’attacha par les cheveux à la queue de son cheval et la traîna jusqu’au lieu où il fit élever plus tard comme témoignage de son repentir, la Croix pleureuse »171. Le cas le plus intéressant de notre corpus172 est celui de la mère de Gauvain, enlevée et martyrisée par deux Saxons :
Et d’autre part vit Gavains es prés une molt bele dame de molt grant biauté se ne fust li doels qu’ele avoit. Et si estoit toute deschavelee et destrechie si le tenoient .II. Saisnes par les chavels et le trainoient a cheval, mais la grant robe qu’ele avoit vestue l’encombroit trop malement qu’ele ne se pooit redrecier. Si brait et crie trop durement et crie a haute vois : « Dame Sainte Marie, mere Dieu, secoures moi ! » [...] Et quant cil voit que justicier ne le puet si le prent par les treces et l’en mainne d’encosté le cheval batant et trainant tant que la dame est toute couverte de sanc qui del nés et de la bouche li sailloit. Et tant l’avoit batue et trainee qu’ele ne pot mais crier ne braire tant estoit esroee et si estoit si atainte que drecier ne soustenir ne se pooit sor ses piés. | De l’autre côté, Gauvain aperçut parmi les prés une très belle dame, qui aurait été plus belle encore si elle ne s’était pas trouvée dans une situation si pénible, décoiffée et les vêtements en désordre, avec deux Saxons à cheval qui la traînaient par les cheveux ; mais la longue robe qu’elle portait gênait ses mouvements et l’empêchait de se redresser. Elle gémissait, criait et se lamentait à voix haute : « Dame, sainte Marie, mère de Dieu, secourez-moi ! » [...] Voyant qu’il ne pouvait en venir à bout, le Saxon l’avait prise par les tresses et l’emmenait à la suite de son cheval, la tirant et la battant de telle manière que la dame était couverte du sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il l’avait tant battue et traînée qu’elle ne pouvait plus parler ni crier, tellement elle était enrouée ; et elle était dans un tel état qu’elle ne pouvait pas se redresser ni se tenir sur ses pieds. |
Suite post vulgate du Merlin, 240, p. 1042-1043. |
193La torture se déroule en deux temps, entrecoupés par les tentatives de défense de la malheureuse victime. Dans un premier temps, la mère de Gauvain est maintenue par les cheveux et ainsi traînée par son agresseur qui se trouve à cheval. Le texte précise que la victime est deschavelee et destrechie, ce qui se conçoit aisément étant donné le type de supplice qu’elle endure. Cette coiffure éparse signale évidemment la détresse du personnage et n’est pas sans rappeller celle des femmes lors des manifestations ostentatoires de tristesse, d’autant plus que le substantif doels est employé quelques mots auparavant. La victime, ensuite placée sur le cheval de Taurus le Saxon, se laisse choir à plusieurs reprises si bien que, agacé, Taurus finit par l’emmener en la traînant à ses côtés. Or, le texte souligne alors – et la précision est frappante – que l’agresseur la prent par les treces, ce qui se révèle matériellement impossible, la dame n’ayant aucunement eu le temps de se recoiffer pendant qu’elle se laissait tomber du cheval. Autrement dit, cette précision, que l’on pourrait tenir pour une erreur du point de vue de l’économie narrative, confirme ce que nous avons déjà montré, à savoir la fixation de l’expression prendre par les tresses. La femme maltraitée, qu’elle soit ou non tressée, se trouve donc prise par les tresses puis mutilée ou traînée173. La Suite post vulgate du Merlin, œuvre qui ne laisse aucune place à la chevelure sinon dans cet épisode174, actualise donc le motif de la demoiselle maintenue par les tresses et traînée, tout en lui faisant subir une variante puisque l’agresseur est à cheval et non à pied. C’est là la seule véritable occurrence de notre corpus puisque, dans les autre cas, la femme n’est pas précisément tirée par les cheveux175. Dans Le Roman de la Poire où un amant déclare préférer être promené attaché à la queue d’un cheval plutôt que de révéler le nom de son amie, le supplice n’est qu’envisagé et en aucun cas réalisé :
Mes ge voudraie plus tost estre | Mais je préférerais être |
a queues de chevax destrais | Attaché à des queues de chevaux et écartelé |
que sé nons fust par moi retrez, | Plutôt que d’avouer son nom, |
Le Roman de la Poire, v. 1784-1786. |
194Être traîné par des chevaux, c’est donc subir un châtiment souvent réservé aux traîtres, comparable à celui que subissent les hommes du comte Angrès qui s’est rebellé contre Arthur :
Li rois antor le chastel fait | Le roi fit traîner les traîtres |
Traïner a quatre chevax | Attachés à quatre chevaux, |
Les traïtors parmi les vax, | Autour du château, parmi les vallées, |
Et par tertres et par larriz. | Les monticules et les friches. |
Cligès, v. 1496-1499. |
195Cependant, cette punition ne semble pas spécifiquement réservée aux femmes et ne paraît pas entretenir de liens privilégiés avec la chevelure. Difficile de tirer des conclusions avec si peu de cas mais nous serions tenté de rapprocher cette torture de celle consistant aujourd’hui à couper la main : extrêmement rare pour ne pas dire inexistante, cette punition n’en reste pas moins couramment évoquée à l’oral. Pour exprimer une certitude, n’avance-t-on pas que nous en mettrions notre main à couper ?
196On ne saurait clore cette étude des femmes maltraitées par l’entremise de leur chevelure sans étudier le cas176 de la demoiselle pendue par les tresses dans Lancelot en prose. Cet épisode qui est rapporté deux fois, dans les tomes i et iii177, implique le chevalier Yvain, Sagremor et l’amie de ce dernier :
Mesire Yvain chevalche tot contreval la praerie tant qu’il aproche d’un grant chaisne qui estoit loing del paveillon pres d’une archiee et il esgarde, si voit a une des branches del chaisne une damoisele pendant par les .II. treces et estoit par les .II. mains liee a cele branche et as .II. pieces de corde graisle si estroit que li sans li sailoit par mi les ongles. Mesire Yvain esgarde la damoisele, si l’en prent grant pitiés ; et en ce qu’il se haste de chevalchier vers li, il esgarde sor destre et voit .I. chevalier tot nu fors de ses braies qui fu lieés a une estache et tant a esté batus que ses braies sont totes vermeilles del sanc qui del cors li est issus : si en a grant pitié mesire Yvain que les lermes l’en cheent des iels tot contreval la face par desos le hialme. | Monseigneur Yvain chevauche le long de la prairie si bien qu’il arrive près d’un grand chêne situé à côté d’une arche, loin de la tente. Il regarde et voit une demoiselle pendue par les deux tresses Monseigneur Yvain regarde la demoiselle et la prend en pitié et tandis qu’il se hâte de chevaucher dans sa direction, il regarde à droite et voit un chevalier tout nu à l’exception de sa culotte qui était attaché à un poteau ; il avait été tant battu que sa culotte est rouge de sang. Monseigneur Yvain en éprouve tant de pitié que des larmes coulent le long de son visage sous le heaume. |
Lancelot en prose, t. I, XVII, 3, p. 238. |
197À bien des égards, cet épisode évoque le motif de la demoiselle traînée par les tresses, que ce soit par la nudité, le cadre forestier ou la pitié qu’éprouve le chevalier. Néanmoins, l’expression pendant par les .II. treces se substitue à celle que l’on attendrait. L’agresseur est absent et ne subsistent sous les yeux émus d’Yvain et du lecteur que les séquelles d’une barbarie sans nom. Après l’émoi, l’action :
Lors met la main a l’espee, si fiert grans cops en la branche tant qu’il l’a trenchiee et ele chiet a terre a tot la damoisele qui i pendoit. Si com il le voloit deslieer, atant es vos un chevalier armé de totes armes et vient ferant des esperons vers lui et li escrie que mal la deslia, kar il le comperra molt chier. | Il sort alors son épée et frappe de grands coups dans la branche jusqu’à ce qu’elle soit tranchée et qu’elle tombe à terre avec la demoiselle qui y pendait. Alors qu’il s’apprête à la détacher, voici qu’arrive en éperonnant un chevalier armé de pied en cap qui lui crie qu’il a eu tort de la détacher et qu’il le paiera très cher. |
Lancelot en prose, t. I, XVII, 6 et 7, p. 240. |
198Yvain, politesse oblige, se met d’abord à la tâche de détacher la jeune fille. L’apparition soudaine de l’oppresseur ainsi que le combat qui s’ensuit confirment la fonction première de cet épisode : consacrer la courtoisie d’Yvain et son application parfaite des préceptes de la chevalerie arthurienne. Comme on l’a déjà dit, l’absence d’allusion au mobile ayant présidé aux sévices corporels renforce cette image d’un chevalier se portant au secours des êtres en détresse, quels qu’ils soient. Jusqu’ici, l’épisode reste assez proche de ceux qui viennent d’être analysés mais Yvain n’en reste pas là après le combat :
Lors le laisse atant, si revient a la damoisele, si apuie son glaive au chaine ou ele avoit esté pendue, puis descent de son cheval, si li commence a deslier les treces al plus dolcement que il puet. Mais ele estoit si entrelacie que il n’estoit mie legiere chose de li desloier a tel besoing, kar longues estoient et grosses et li chevel estoient delié et molt si enmeslent plus de legier. Et la damoisele li escrie que il lespitié, por ce qu’eles estoient beles, qu’il nes endure a trenchier, ne il ne puet la branche trenchier par devers le menu chief, que il ne li feist trop mal. Et cele ki n’est mie seure li prie totes voies de trenchier et il dist que, se Dieu plest, ele sera si delivre que ja si bel tresor n’i perdra comme de ses treces. | Il l’abandonne alors et revient auprès de la demoiselle, appuie son glaive au chêne où elle avait été pendue, descend de cheval et commence à lui détacher les tresses le plus doucement possible. Mais elle était si emmêlée que ce n’était pas chose facile de la détacher, car ses tresses étaient longues et épaisses et ses cheveux étaient fins et s’emmêlaient facilement. La demoiselle lui crie de les trancher pour l’amour de Dieu mais il en éprouve une si grande pitié, parce qu’elles étaient belles, qu’il ne peut se résoudre à les trancher, et il ne peut pas non plus couper la branche à côté de la petite tête car il pourrait lui faire mal. Et elle qui n’est pas très rassurée le prie toutefois de trancher les tresses mais il lui répond que, plaise à Dieu, il la libérera sans renoncer à un si beau trésor que celui de ses tresses. |
Lancelot en prose, t. I, XVII, 9 et 10, p. 241-242178. |
199En effet, loin de laisser la demoiselle démêler seule ses cheveux, le chevalier se transforme en demoiselle de compagnie vantant la beauté de la chevelure de sa dame et l’aidant avec délicatesse à sa toilette. Le motif de la toilette surgit au cœur de la forêt, de façon tout à fait inattendue, après un combat sanglant. Outre cette féminisation de la fonction d’Yvain, on assiste à une redistribution des rôles au sujet de la solution à adopter : la demoiselle supplie l’hommepor Dieu de lui trancher ses tresses et celui-ci insiste pour ne pas mutiler une si belle chevelure, la qualifiant de si bel tresor. Quelle inversion saisissante du motif de la mutilation des cheveux179 !
200Pétries d’allusions sous-jacentes à des scènes stéréotypées (demoiselle traînée par les tresses, toilette, mutilation des cheveux) avec lesquelles elles prennent une distance amusée, ces quelques lignes ne sont pas dépourvues de charme, de délicatesse et de subtilité. Plusieurs lectures se cumulent sans se détruire l’une l’autre : cette scène illustre aussi bien la noblesse d’âme d’Yvain, qui connaît le préjudice que constitue pour une femme la perte de sa belle chevelure et cherche à l’éviter à tout prix, que la maîtrise du poète jonglant avec les motifs et les renouvelant au gré de ses besoins.
201En conclusion, nous pensons avoir mis en évidence l’existence de motifs dynamiques liés à deux types de mauvais traitements infligés aux femmes par l’entremise de leur chevelure, coupée ou bien tirée. Si la moniale accepte le sacrifice esthétique qui résulte de la perte de ses cheveux, si l’amoureuse consent à offrir de longues mèches à son amant, aucun personnage féminin n’est en revanche de son plein gré pris par les cheveux et a fortiori traîné. La distinction entre la mutilation acceptée et celle qui est infligée se révèle donc capitale, et s’inscrit même dans les modalités d’expression discursive du stéréotype de narration. En effet, l’épisode durant lequel la religieuse offre sa chevelure à Dieu se constitue sans conteste, du fait de sa récurrence, en stéréotype narratif mais sa formulation ne se concentre pas autour de substantifs et de verbes privilégiés, à la différence des autres stéréotypes narratifs liés à la brutalité masculine qui s’organisent autour de stéréotypes linguistiques que nous formulerions ainsi – sachant cependant qu’ils sont essentiellement mouvants : prendre / couper / traîner par les tresses.
202Lorsque la chevelure féminine subit la violence des hommes, le motif tend à se concentrer autour de tournures caractéristiques dans lesquelles la tresse est sur-représentée. Ces stéréotypes linguistiques, repris d’un texte à l’autre, le sont souvent en l’absence de précision préalable sur le type de coiffure de la demoiselle maltraitée. Les tresses constituent bien souvent le seul élément descriptif fourni sur le personnage, ce qui laisse à penser que ce détail a une fonction symbolique plutôt qu’informative. La tresse séduit, certes, mais surtout elle inquiète. Ce n’est pas un hasard si la plupart des personnages dont on abîme la chevelure sont accusées d’infidélité ou de luxure.
203Nous souhaiterions à présent étudier plus longuement une mutilation volontaire sur laquelle nous ne nous sommes pas attardés, celle qui consiste à se priver par amour d’une partie de sa chevelure. Offerte en guise de substitut de l’être aimé, la relique capillaire, tendrement chérie, peut même faire l’objet d’un culte digne de celui rendu aux saints.
Les femmes ravissantes qui m’introduisent dans le wagon capitonné de roses
Où un hamac qu’elles ont pris soin de me faire de leurs chevelures m’est réservé
De toute éternité.
Le Grand Secours Meurtrier, v. 19-21180.
Don de cheveux et don de soi
204Deux amants séparés n’ont de cesse de trouver un substitut au corps aimé et manquant. Tout comme la chemise, portée à même la peau, la chevelure joue parfaitement ce rôle. Cependant, à la différence du vêtement dont on se défait sans souffrir, la mèche de cheveu offerte résulte d’un sacrifice, passager mais néanmoins réel. Ce dépouillement volontaire confère au présent un surcroît de valeur puisqu’il traduit la fidélité inconditionnelle de celle qui accepte de perdre en séduction pour le plaisir de l’autre. Emporter une mèche de l’être aimé, c’est emporter avec soi un peu de sa sensualité et de son pouvoir de séduction. Une fois coupée, la mèche synthétise l’amante et en tient lieu. On la veut compensatrice de l’absence.
205Fréquent dans la littérature médiévale, le don de cheveux entre amants tend à devenir un motif, attendu et stéréotypé. Après avoir délimité les contours de ce stéréotype narratif, vérifiant s’il est ou non assorti de stéréotypes linguistiques, nous nous intéresserons à ses variations, à ses insolites réécritures notamment hagiographiques, et à son évolution qui tend à le rapprocher du don de chapel.
La mèche consolatrice
206À l’origine, le don de cheveux n’intervient que dans un contexte de séparation. Aucassin et Nicolette, tout comme les célèbres amants de Vérone, ne peuvent se fréquenter du fait de l’interdiction paternelle et c’est pour aider Aucassin à supporter leur séparation que Nicolette lui offre une mèche de cheveux :
Nicolete o le vis cler | Nicolette au visage lumineux |
s’apoia a un piler, | s’appuya à un pilier, |
s’oï Aucassin plourer | elle entendit Aucassin pleurer |
et s’amie regreter | et regretter son amie ; |
or parla, dist son penser : [...] | alors elle parla, lui révéla sa pensée : [...] |
De ses caviax a caupés, | Elle a coupé une mèche de ses cheveux |
la dedens les a rüés. | qu’elle a jetée à l’intérieur. |
Aucassins les prist, li ber, | Aucassin s’est saisi des cheveux, le valeureux seigneur, |
si les a molt honerés | il les a révérés, |
et baisiés et acolés ; | baisés, serrés dans ses bras, |
en sen sain les a boutés ; | puis placés contre son cœur ; |
si recomence a plorer, | et il recommence à verser des larmes |
tout por s’amie. | pour son amie. |
Aucassin et Nicolette, chapitre XIII, v. 1-22. |
207Dans l’impossibilité où il se trouve d’exprimer son amour à Nicolette, Aucassin reporte ses manifestations de tendresse sur la mèche, qu’il couvre de baisers et serre contre sa poitrine. L’objet se convertit dès lors en fétiche auquel on rend les mêmes hommages qu’au corps de l’aimée. Il se substitue à lui et aide à en endurer l’absence.
208La difficulté du sacrifice181 accroît la valeur du don, il convient donc que les cheveux aient été par ailleurs généreusement célébrés182. On voit ainsi le châtelain de Coucy s’opposer initialement à la mutilation que veut s’infliger la dame de Fayel. Celle-ci, en coupant ses tresses, se prive en effet de toute la longueur de sa chevelure :
– « Amis, dont vous voel je donner, | – « Mon ami, si vous voulez garder un présent |
Si le voelliés pour moi garder, | Pour l’amour de moi, |
Un juyel que jou moult amai. | Je vous donnerai un bijou dont je suis très fière |
Moult a lonc tamps que le gardai : | Et que j’ai depuis longtemps : |
Ce sont li keviel de mon cief. | Ce sont mes cheveux, |
Dou coper ne m’est mie grief. » | Que je couperai sans regret. |
– « Ha ! Diex ! dist li castellains, dame, | – Non, par Dieu, Madame, dit le châtelain, |
Ja ne les coperés, par m’ame, | Vous ne couperez pas vos cheveux |
Pour moi, se laissier le volés. » | À cause de moi : je vous en prie, renoncez-y ! » |
Et elle dist : « Se tant m’amés, | Mais elle insiste : |
Vous les emporterés o vous, | – « Si vous m’aimez vraiment, vous les emporterez avec vous |
Et avoec est vos mes coers tous ; | Car mon cœur tout entier les accompagne ; |
Et se sans mort je le pooie | Je vous le donnerais volontiers, |
Partir, je le vous bailleroie. » | Si je pouvais l’arracher sans mourir. » |
D’unnes forces k’ot aprestees | Elle avait préparé des ciseaux, |
A esrant ses treces copees, | Avec lesquels elle coupe ses tresses, |
Et estroitement les ploia ; | Qu’elle plie bien serrées |
En cendal les envolepa, | Et enveloppe dans une pièce de soie ; |
Et puis li donne, et cius les prent, | Puis elle les remet au châtelain, qui les reçoit |
Qui li dist que songneusement | En lui disant qu’il les gardera |
Les gardera, pour soie amour, | Amoureusement |
Tant qu’il sera mis el retour. | Jusqu’au jour de son retour. |
Le Roman du Castelain de Couci et de la Dame de Fayel, v. 7304-7325. |
209En se dépossédant volontairement d’un attribut aussi sensuel, la dame de Fayel prouve la force de son amour pour le châtelain de Coucy, qui est alors sur le point de partir en croisade183. La métaphore précieuse qu’emploie Jakemes au début de cette scène sentimentale n’est pas anodine puisque le don des cheveux devient ici l’image du don du cœur féminin (v. 7315). Ce présent doit donc être mis en rapport avec le don posthume de son cœur que fera Renaut de Coucy à son amie : à l’une le symbole de la beauté, à l’autre celui de la vaillance. Les présents réciproques de parties du corps – même si le deuxième est découvert trop tard par la dame184 – constituent des moments essentiels du texte. La scène où l’héroïne coupe ses tresses est d’ailleurs théâtralisée à grand renfort de répliques désespérées de manière à bien l’imprimer dans l’esprit du lecteur-auditeur. Tout comme dans Aucassin et Nicolette, les cheveux coupés font l’objet de toutes les attentions de la part dufin ‘amant. Le lecteur découvre plus loin dans le texte que le châtelain les a placés dans un coffret d’argent qu’il ouvre régulièrement pour les admirer :
Li castellains fist aporter | Le châtelain fit tirer |
Un des coffres de ses sommiers | De ses bagages un coffre |
Ouquel estoit li tresors ciers | Dans lequel se trouvait son cher trésor, |
Des trecces qu’il veoit souvent. | Les tresses qu’il contemplait souvent. |
Un coffre petitet d’argent | Il prend alors le petit coffret d’argent |
En a trait, et puis l’a baisié, | Et l’embrasse |
Ouviert l’a, s’en a hors sacié | Avant de l’ouvrir et de sortir les tresses, |
Les treces, qui sambloient d’or. | Qui semblaient faites d’or. |
Le Roman du Castelain de Couci et de la Dame de Fayel, v. 7628-7635. |
210Le champ lexical de la richesse (trésors, argent, or) qui sature cet extrait traduit aussi bien la brillance dorée des tresses que le prix accordé au présent par le personnage masculin. Par le jeu de la paronomase (tresors/trecces [...] or), les tresses se donnent à voir comme le véritable trésor, la comparaison avec l’or venant à point conforter cette idée. La narration est menée de telle manière que l’image du riche coffret précède en une habile gradation la vision des cheveux, longuement retardée. Le rejet du vers 7635 laisse enfin éclater leur irrésistible beauté et leur inestimable valeur. Regarder, toucher, embrasser les cheveux : ces gestes de vénération et d’adoration se retrouvent de texte en texte. Ajoutons enfin que le châtelain, en souvenir du présent que lui a fait sa dame, porte au combat un heaume orné de véritables fils d’or tressés :
Et tant sachiés que pour l’amour | Sachez aussi que, pour l’amour de sa dame, |
Sa dame, a cui ses coers estoit, | À qui son cœur appartenait tout entier, |
En sa ramembrance portoit | Et en souvenir d’elle, il portait |
Trecches ouvrees de fil d’or | Sur son heaume des tresses faites de fil d’or ; |
Sour son hëaume, dont des lor | Et ses exploits le rendirent |
Fu des Sarrasins si doutés | Si terrible aux Sarrasins |
Que d’iaus tous estoit appiellés | Que tous l’appelaient |
« Li cevaliers as grans proecces | « Le chevalier aux merveilleux hauts faits, |
Qui sour son elme porte trecces. » | Qui porte sur son heaume des tresses. » |
Le Roman du Castelain de Couci et de la Dame de Fayel, 7446-7454. |
211La comparaison avec l’or se concrétise sur le heaume du croisé. À défaut de porter les véritables cheveux de sa dame, trop précieux pour être soumis aux attaques des Infidèles, Renaut de Coucy a en quelque sorte statufié les tresses sur son casque. À la fois commémoration et protection superstitieuse, les cheveux ainsi pétrifiés témoignent de la fidélité de l’amant à sa dame. Cette pratique n’est pas sans évoquer celle des armes parlantes de Maugier le Gris dans Le Bel Inconnu185 qui « ne sont pas à ses couleurs, mais à celles de la dame du lieu dont le nom se dépose sur elles, qu’il teint et décore à sa loi »186. Les armoiries parlantes illustrent en effet le nom du combattant, ou seulement une partie, par allusion ou relation directe187. Selon un procédé inverse, le châtelain de Coucy en vient à être appelé par ses ennemis du nom des tresses qu’il porte comme insignes.
212Voici donc les éléments entrant dans la composition du motif :
- deux amants séparés ou en passe de l’être,
- un personnage féminin qui coupe une partie plus ou moins considérable de sa splendide chevelure puis la donne comme drùerie à celui qu’elle aime,
- un personnage masculin qui se laisse aller à des gestes tendres à l’égard du présent qu’on lui fait.
213Indice de la propension de la chevelure à condenser la séduction féminine, ce motif se développe principalement dans le roman et, aussi étonnant que cela puisse paraître, se retrouve dans l’hagiographie – évidemment ajusté et quelque peu modifié. La diversité de ses adaptations est d’ailleurs un gage de sa fortune.
Précieuse relique
214C’est en effet dans le domaine religieux que le motif connaît ses emplois les plus curieux188. On surprend ainsi le vénérable évêque Gunnolf essayant de dérober un poil de barbe sur la dépouille de saint Edward ! La réponse de l’évêque à l’abbé Gilbert chargé de surveiller le corps ne peut manquer d’évoquer les propos dufin’amant à celle qui voudrait lui faire don d’une mèche de cheveux :
L’eveske Gunnolf, ki s’i fie, | L’évêque Gunnolf, confiant, |
La barbe chanue planie, | Voulut voler un poil |
Dunt un peil embler hi vout, | De la fine barbe blanche. |
Mes de la barbe saker nel pout. | Mais il ne put l’arracher de la barbe. |
Li abes Gilbert l’escrie : | L’abbé Gilbert lui crie : |
« Sire esveske, vus nel frez mie - | « Monseigneur, vous n’en ferez rien, |
Un sul peil n’en porterez ! » | Vous n’en emporterez pas un seul poil ! » |
E cist respunt : « Abes, sachez | Et l’autre lui répond : « Abbé, sachez |
Je le tendroi a cher tresor, | Que je le considérerai comme un riche trésor, |
Plus l’ameroi ke fin hor. » | Je le priserai davantage que l’or fin. » |
La Estoire de Seint AedwardLe Rei, v. 4645-4654. |
215Divers éléments du motif sont repérables, à savoir le prélèvement – certes manqué -d’une partie des poils189 et particulièrement le lexique choisi par l’évêque pour exprimer sa dévotion future à l’égard du poil. Dans un contexte aussi sérieux, impossible de considérer cette réplique comme humoristique. Bien au contraire, le recours au vocabulaire amoureux montre le souci, à une époque de diffusion des idéaux de la fin’amor190, d’exprimer la vénération infinie de la relique. Quand le discours religieux n’est plus à même d’exprimer le caractère absolu de l’amour, c’est alors le discours amoureux qui prend le relais, et inversement191. Sans doute soucieux d’atteindre le plus grand nombre de lecteurs, l’hagiographe a fait siens les mots des romanciers.
216Si l’on quitte la littérature religieuse tout en continuant à s’intéresser aux clercs, on découvre dans le roman occitan Flamenca une scène d’une grande rareté. La tonsure du magnifique Guillaume de Nevers – qui abuse de sa qualité de clerc pour conserver son droit de visite chez Flamenca, cloîtrée par son barbon d’époux – se transforme en don de cheveux inversé :
Le capellas nom poc respondre | Le chapelain ne put répondre de la tristesse |
De gruneza, car si vol tondre | Qu’il eut en voyant que Guillaume |
Sos cabeillz, ques eron plus saur | Voulait ainsi faire couper ses cheveux plus ambrés |
Ques una bella fuilla d’aur, | Qu’une de ces belles feuilles d’or |
De cel c’a Monpeslier si bat, | Que l’on bat à Montpellier |
On plus hom lo troba colrat. | Où on le trouve le plus foncé. Sire Peire |
Ens Peire Gui nom poc laissar | Gui ne put s’abstenir |
Que non l’avengues a plorar. | D’en arriver à pleurer. |
Li domna fon de ginollos ; | La dame était à genoux |
Ben fes parer que mal li fos, | Et faisait bien paraître sa douleur. |
Car per los ueils l’aiga-l descent, | Les larmes lui descendaient des yeux |
De que li cara fort l’escent ; | Et elle en avait le visage tout rougi. |
E Nicolaus tenc lo basci ; | Nicolas tenait le bassin |
Chascus si com pot li servi. [...] | Et chacun servait de son mieux. |
Ab unas forses ben tallanz, | Avec des ciseaux bien tranchants, |
Que ges non ero massa grans, | Mais pas trop grands, |
Le capellans sa crin li tol ; | Le prêtre lui enlève sa chevelure, |
Los pols li botoisa e-l col | Il lui rase les tempes et le cou |
E fa-il corona gran e larga. | Et lui fait une couronne grande et large. |
No-us cujes ges que las crins arga | N’allez pas croire que dame Bellepile |
Na Bellapila, ans las met | Brûle les cheveux. Loin de là, |
En un bel cendat blanc et net, | Elle les met dans une étoffe de soie blanche et propre. |
Et obrar n’a un bel fresel | Elle en tressera un beau galon |
Per far afflibles de mantel, | Pour faire des attaches de manteau |
E per joia lo donara | Et elle les donnera à Flamenca |
A Flamencha quan fag sera ; | Quand elle l’aura achevé. |
E car seran mil ves baisat | Et ils seront mille fois tendrement baisés ces cheveux, |
Cil cabeil ans que siu usat ! | avant que la tresse soit usée. |
Flamenca, v. 3561-3591. |
217Le repérage de tous les éléments du motif est aisé, à cette différence que c’est le personnage masculin qui fait offrande de sa belle et longue chevelure dorée. Pour le reste, le motif se déroule très naturellement avec :
- la séparation quasi permanente des deux amants, imposée par la jalousie du seigneur Archambault,
- l’éloge de la beauté des cheveux qui précède le difficile sacrifice,
- le don annoncé de la tresse à Flamenca par l’entremise de Dame Bellepile, don assorti de l’assurance des signes d’affection qui seront portés aux cheveux.
218Impossible pour un lecteur lettré de ne pas saisir le jeu qui se met en place avec le motif traditionnel. De plus, la chevelure est ensuite, comme dans La Queste del Saint Graal192, tressée pour confectionner des attaches, non pas d’épée, mais de vêtement pour Flamenca. Le personnage adultère se substitue insidieusement au héros chaste et innocent. En procédant à une inversion des valeurs, la réécriture tend à profaner l’œuvre dont elle s’inspire. Difficile enfin de ne pas saisir la dénonciation de la naïveté ou de l’hypocrisie des clercs finalement rendus responsables de l’adultère qu’ils condamnent catégoriquement par ailleurs. Cette scène, qui convertit une pratique religieuse en geste d’amour entre deux adultes parjures, relève in fine du blasphème.
219La réécriture de ce motif passe fréquemment par le recours à un contexte religieux, comme si la mèche de cheveux (voire le poil de barbe !) détenait les mêmes pouvoirs mystiques que ceux qu’on attribuait alors à la relique du corps d’un saint193. Effectivement, une fois coupée, la chevelure n’est plus que le reliquat du corps aimé. Le coup de ciseaux retire la vie à cet appendice corporel et le transforme définitivement en objet. Telle un fétiche – qui est par définition le substitut visible d’un esprit auquel on adresse un culte – la mèche de cheveux tient lieu de l’être adoré et réclame une dévotion sans faille. Le culte des reliques avait donc créé un contexte propice à de telles transpositions.
220Le motif du don de cheveux, malléable à souhait, se retrouve aussi bien dans le récit d’une veillée funèbre que lors d’une scène religieuse de mutilation capillaire. Sa vocation courtoise reste cependant première et l’une de ses variantes consiste à offrir à l’homme aimé un vêtement confectionné à partir de cheveux. Aussi la chemise que Guenièvre offre à Alexandre pour son adoubement a-t-elle été secrètement cousue avec les cheveux dorés de Soredamour, mêlés aux fils d’or194. De même, la ceinture que l’amie de Gauvain lui envoie dans L’Âtrepérilleux est composée d’un tressage de cheveux, d’or et de soie195. Dans L’Escoufle, c’est un Turc chevauchant un destrier sor qui arbore une somptueuse manche brodée196 : des fils d’or y dessinent des fleurs tandis que de fins cheveux blonds y tracent des mots d’amour :
Et sor le destre braç li pent | Au bras droit lui pend |
Une ma[n]ce tote de soie. | Une manche de soie. |
Jamais, en quel lieu que je soie, | Jamais, nulle part, |
N’orrai parler d’une plus riche. | Je n’entendrai parler d’une plus riche ; |
Pres del poing li ferme .j. afiche | À la hauteur du poing une broche |
Massice d’or, a .ij. lupars. | D’or massif, ornée de deux léopards, |
Dedens, defors, de toutes pars | La retient ; |
Ot flors de glai de fil d’or faites, | Des fleurs de glaieul y sont brodés de fil d’or, |
Et s’ot letres entor portraites | Ainsi que des mots |
D’uns chevels si fins et si sors : | Avec de fins cheveux ambrés : |
Tot pert estre .j., chevels et ors, | La belle couleur de l’or et des cheveux |
Et de biauté et de color | Rayonne |
Et en la letre et en la flor. | Dans ces dessins. |
Tele l’ot faite de chief en chief | C’était entièrement l’œuvre |
Cele qui ot le plus biau chief, | De celle qui avait le plus beau visage du monde, |
La fille au riche roi de Perse. | La fille du puissant roi de Perse. |
N’avoit mie la face perse, | Elle n’avait pas le teint basané, |
Ains ert bele et de gent ator. | Mais était séduisante dans ses jolis atours. |
Ce dient les letres d’entor | Les lettres de la broderie disent |
Qu’elle ot faites por son ami. | Que c’était un cadeau destiné à son ami ; |
Ne li ot pas doné demi | Elle ne lui avait pas donné son cœur à moitié, |
Son cuer, mais tot, la pros, la france. | Mais tout entier, la sage, la loyale. |
L’Escoufle, v. 1140-1161. |
221La chevelure, superlativement louée, est donc offerte en druërie par la jeune Perse à son amant parti à la guerre. On retrouve donc sans peine les éléments traditionnels du motif, à cette différence néanmoins que la demoiselle ne s’est pas départie de l’intégralité de sa chevelure. Si les cheveux écrivent son amour et le don total de son cœur, le sacrifice capillaire reste cependant moindre puisque quelques mèches seulement auront suffi à former l’écheveau destiné à la broderie. Si la chevelure se fait volontiers étoffe pour essuyer les pieds du Christ ou cacher la nudité d’une vierge197, le cheveu devient ici fil à broder. Cette propension à utiliser le cheveu comme matériau reviendra à la mode au xixe siècle : comme le héros de Autre Étude de femme de Balzac198, l’amant médiéval serait peiné d’apprendre que ce ne sont pas les cheveux de sa belle qui ont servi à confectionner sa chemise ou sa ceinture.
Le don de chapel
222Toutefois, le motif du don de cheveux, qui connaît son apogée aux xiie et xiiie siècles, tend à disparaître à la fin du xiiie, la dernière œuvre à l’utiliser (qui plus est, de façon détournée) étant le Roman de Flamenca. Parallèlement, le don de chapel199, déjà fréquent dans la lyrique, connaît une très large diffusion à partir du xive siècle, comme si l’un se substituait à l’autre. Serait-ce lié au fait que certaines couronnes sont élaborées à partir de cheveux ?
La dame fu simple et coie, | La dame était simple et gracieuse, |
en un chainse senz mantel, | Vêtue d’une chemise et sans manteau, |
si faisoit d’or et de soie | Elle confectionnait, avec de l’or, de la soie |
et de ses chevox chapel. | Et avec ses propres cheveux, une couronne. |
chanson anonyme, v. 9-12200. |
223Nous ne le pensons pas tant ce phénomène demeurait marginal, la plupart des couronnes étant métalliques ou, dans la poésie bucolique notamment, constituées de feuillages et de fleurs entrelacés. Il reste donc à vérifier si le don d’ornement de tête prend la relève du don de cheveux et s’il s’approprie les mêmes valeurs.
224Il est courant de voir, en poésie, l’amant chercher au cours de son badinage à obtenir le chapel de sa nouvelle conquête. Le don officialise la liaison :
Lors me dona sa cordele | Alors elle me donna sa cordelette |
Et son chapel a pucele, | Et sa couronne de jeune fille, |
Que j’aim loiaument, Jolivetement | Que j’aime avec loyauté, |
Avec volupté | |
pastourelle anonyme, v. 15-18201 |
225si bien que solliciter une couronne revient pour une femme à réclamer un galant :
lors s’est escriee | Elle s’est alors écriée |
’mes amis mignos, | « Mon gracieux ami, |
qui m’a en sa baillie, | Celui qui m’a en son pouvoir |
deust ore flors cueillir | Devrait maintenant cueillir des fleurs |
et un chapelet bastir | Et confectionner une petite couronne |
a mes biaus cheveus tenir : | Pour retenir mes beaux cheveux : |
s’en fusse plus jolie.’ | J’en serais plus jolie. » |
chanson anonyme, v. 7-13202. |
226L’invite, à défaut d’être explicite, est comprise et une réponse adéquate est proposée. Le chapel représente ainsi métonymiquement le corps, que l’amant(e) accepte ou non d’offrir. On s’amusera de la requête de ce jeune homme qui, sur le mode répétitif de la rengaine, requiert d’une jolie bergère son chaipelet :
je li di ’Marguet, | Je lui dis : « Margot, |
bargeronette, | Charmante bergère, |
tres douce compaignete, | Très douce compagne, |
doneis moi vostre chaipelet, | Donnez-moi votre adorable couronne, |
donneiz moi vostre chaipelet. | Donnez-moi votre adorable couronne. » |
Elle dit ’ce dex me voie’, | Elle me répond que sous le regard de Dieu, |
k’elle n’an feroit niant. | Elle n’en fera rien. |
’Robins est an la codroie, | « Robin, qui se trouve près des noisetiers, |
qui revenrait maintenant. | Pourrait revenir d’un instant à l’autre. |
c’il vos voit ribant, | S’il vous surprend à folâtrer, |
j’avrai teliket | Je tâterai |
de sa massuette.’ | Du bâton. » |
chanson anonyme, v. 8-18203. |
227L’évocation de Dieu et, celle – bien plus menaçante – de Robin l’amant légitime, ne laisse aucun doute sur les prétentions du poète. De même que Georges Brassens ne va pas précisément à la chasse aux papillons quand il prend avec sa belle la direction des bois, de même ce jeune soupirant ne sollicite pas uniquement le chapel de la demoiselle ! Doux euphémisme permettant de réclamer un plaisir charnel ! À la différence du don de cheveux, le don de chapel en poésie n’engage pas outre mesure, la lyrique pastorale n’ayant que faire des serments et autres gages de durée. L’instant prime. Si, en offrant sa couronne de fleurs, la bergère se donne toute entière, ce n’est absolument pas de la même façon que la dame de Fayel avec le châtelain de Coucy. D’autre part, contrairement aux cheveux, le chapel est aussi bien offert par l’homme que par la femme204.
228Le Roman de la Rose, reproduisant le climat champêtre de la pastorale, présente en effet ce cadeau comme emblématique des attentions de l’amoureux à l’égard de la femme aimée :
Et li porte fleurs nouveletes, | Il lui porte de ces fleurs nouvelles |
Dont ces jolives puceletes | Dont les jolies jeunes filles |
Font en printans lor chapelez, | Font au printemps leur couronne, |
Et pelotes et oiselez | Ainsi que des pelotes et des oiselets |
Et diverses choses nouveles | Et divers autres colifichets et nouveautés |
Delitables a damoiseles. | Dont sont friandes les demoiselles. |
Et chapelez de fleurs li fait, | Il lui fait aussi des tresses de fleurs, |
Mais n’en veïstes nul si fait, | Jamais vous n’en avez vu d’aussi belles, |
Car il i met s’entente toute. | Car il y met tous ses soins. |
Le Roman de la Rose, v. 21007-21015. |
229L’usage du pluriel laisse entendre qu’il s’agit d’une pratique courante entre jeunes amants. À la différence des cheveux, quasi-éternels, les couronnes de fleurs offertes à l’aimée sont éphémères par nature ; elles réitèrent l’expression de l’amour et manifestent au printemps le renouveau du désir. De même que les prés fleurissent, que les arbres bourgeonnent et que les oiseaux chantent, les amants tressent des couronnes de fleurs :
Che fu en may que pré florissent, | C’était en mai, lorsque les prés fleurissent, |
que chil arbre et chil boz fueillissent, | Que les arbres et les bois se couvrent de feuilles, |
que chil oisiel sur le vert rain | Que les oiseaux, sur le vert branchage, |
se painnent de canter au main, | Chantent de tout leur cœur, de bon matin, |
que damoisiel, que damoisiellez | Que les jeunes gens et demoiselles |
se pourcachent d’amours nouviellez | Se mettent en quête d’amours nouvelles |
et font par ces gardins capiaus | Et confectionnent, dans les jardins, |
de rosez et de flours nouviaus, | Des couronnes de roses et de fleurs fraîches |
et qui fu o sa bielle amie | Et que celui qui est avec sa belle amie, |
par ces pres li fait compagnie. | Dans les prés, lui tient compagnie. |
Richars li biaus, v. 909-918. |
230La confection des capiaus s’insère donc dans le topos de la reverdie, signalant aussi bien le réveil de la nature que celui du désir sensuel. En si bonne compagnie, la réunion est davantage celle des corps que celle des cœurs. À la différence du sacrifice des cheveux, unique et empreint de gravité, le don de chapel est multiple et léger. D’autre part, les amants se font ce présent sans difficulté aucune et sans être séparés. Il va de soi qu’ils ne se laissent pas aller à des gestes tendres à l’encontre du couvre-chef.
231On comprend dès lors plus facilement la soudaine colère d’un seigneur voyant sa femme offrir une couronne de roses à un chevalier :
si entra laienz une damoisele qui portoit .II. chapiax de roses que ele avoit faiz en .I. jardin. Et la dame li demande les chapiax et cele li baile et ele en met .I. en son chief et l’autre a Saigremor bailla. Et quant li sires voit ce, si hauce la paume et li donne si grant cop qu’il le fait voler a terre et li dist : « Pute, tenez vostre loier de la honte que vos faites en mon ostel meismes. Certes trop fustes hardie, qui vostre lecherie feistes devant moi. – Ha, sire, fait Saigremorz, trop avez mespris, qui ceste dame avez ainsi ferue et por noiant. » | Entra une demoiselle qui portait deux couronnes qu’elle avait confectionnées avec les roses de son jardin. La dame lui réciame alors les couronnes, que l’autre lui donne, puis elle s’en pose une sur la tête et offre l’autre à Sagremor. Mais quand le seigneur voit cela, il lève la main sur elle et lui donne un si grand coup qu’il la fait voier à terre avant de lui dire : « Voici, putain, votre récompense pour la honte que vous ma faites dans ma propre maison. Assurément, vous avez été trop impertinente d’agir avec autant d’impudence sous mes yeux. – Ah, seigneur, fait Sagremor, vous avez eu grand tort de frapper ainsi cette dame, et pour rien. » |
Lancelot en prose, t. IV, LXXI, p. 44-45. |
232L’injure ne laisse aucun doute sur les motivations souterraines que le seigneur pense avoir perçues. Les propos de Sagremor prenant la défense de la dame sont difficilement recevables dans la mesure où il est à la fois juge et partie. Il est alors légitime d’imaginer que le don de chapel, assimilé à la luxure, aura mauvaise presse dans la littérature romanesque d’inspiration chrétienne.
233Il n’en est rien car la très large diffusion du motif tend à le désinvestir de la signification qu’il avait dans la poésie. Présent apprécié et fréquent dans Clériadus et Méliadice :
ung chappel sur sa teste, que le conte d’Esture lui avoit envoyé, la matinee, | une couronne sur la tête, que le comte d’Esture lui avait envoyée dans la matinée, |
Clériadus et Méliadice, l. 404-407 |
et se fist apporter une couronne d’or que son pere lui avoit donnee et deux chappeaulx d’or moult riches. | elle demanda à ce qu’on lui apporte une couronne d’or que son père lui avait donnée ainsi que deux diadèmes d’or, très luxueux. |
Clériadus et Méliadice, l. 552-554, |
234la couronne est simplement offerte pour souhaiter la bienvenue dans Guillaume de Dole :
Un chapel de flors et de mente | La fille de son hôte lui donna |
li dona la fille son oste. | Une couronne de fleurs et de feuilles de menthe. |
Guillaume de Dole, v. 950-951 |
La pucele dona chapel, | La jeune fille leur donna à chacun |
a chascun, d’indes flors trop beles. | Une couronne de magnifiques fleurs violettes. |
Guillaume de Dole, v. 1544-1545. |
235Le motif se répand largement à partir du xiiie siècle si bien qu’à la fin du Moyen Âge, l’une des seules occurrences ayant trait à la coiffure dans Le Roman de Ponthus et Sidoine se révèle être le don du chapel de Sidoine au vainqueur, futur duc d’Autriche :
et celui de dehors qui avroit le pris du lundi avroit la chainture et l’omosniere de la plus belle de la feste ; et celui du mardi avroit ung esprevier mué et longues de perles et marguerctes, et ung chappel que la plus belle lui dourroit ; et celui dedens qui mieux jousteroit avroit l’anel de la plus belle. | celui de dehors qui remportera le prix du lundi aura la ceinture et l’aumônière de la plus belle de la fête ; et le vainqueur du mardi aura un épervier mué, une longe ornée de perles et de marguerites et une couronne que la plus belle jeune fille de l’assemblée lui donnera ; enfin celui de dedans qui joutera le mieux aura l’anneau de cette jeune fille. |
Le Roman de Ponthus et Sidoine, 1. 145-151205. |
236Il ne s’agit pas là d’un don amoureux mais d’une récompense offerte au plus vaillant chevalier206. Par conséquent, ce trophée ne se distingue pas des lots offerts les autres jours de la semaine tels qu’un épervier ou une ceinture. Cependant, le jeu galant reste de mise avec la nécessité pour le vainqueur de désigner la plus belle. Exceptionnellement – et devrait-on ajouter par un heureux hasard – le motif du don de chapel peut être à l’origine d’une histoire d’amour, simplement parce qu’il provoque la rencontre entre la demoiselle chargée d’offrir la couronne et le héros :
Or elle tint la meilleur contenance que a elle fut possible, et quant Jehan de Paris fut au droit d’elle assez près, elle luy tendit ung couvrechief de plaisance que elle avoit en sa main, en le saluant bien doulcement. Et quant Jehan de Paris la vit si belle, si fut feru du dart d’amours, comme a vous aultres messeigneurs les amoureux sçavez bien. | Elle se donna alors la meilleure contenance qu’elle put et, quand Jehan de Paris arriva à sa hauteur, très près d’elle, elle lui tendit un couvre-chef de plaisance qu’elle tenait dans sa main en le saluant avec une grande amabilité. Quand Jehan de Paris la vit si belle, il fut atteint par le dard d’amour, comme vous autres, messieurs les amoureux, le savez bien. |
Le Roman de Jehan de Paris, p. 66, l. 6-13. |
237D’une certaine manière, le motif renoue là avec ses origines même si le don couronne n’était pas systématique en début de reiation. Maigré tout, i’auteur de Jehan de Paris redonne au motif sa vocation première qui était dans la poésie de réunir les amants. Si l’offrande d’une couronne de roses matérialise l’attirance amoureuse des amants207, le don d’une couronne d’orties symbolise la haine des ennemis, selon une inversion point par point du motif :
Si rest voirs k’aucun mauvais homme | Il est vrai aussi que quelques méchants [hommes |
– Que Dieus et saint Pere de Romme | – Que Dieu et saint Pierre de Rome |
Confonde et euis et ieur affaire ! - | Les confondent, eux et leur entreprise ! - |
Lairont ies roses pour pis faire : | Laisseront les roses pour faire pis : |
Et ieur donra chapiaus d’ortie | Le diable qui les pique ainsi |
Dyables, qui si les ortie. | Leur donnera des chapeaux d’ortie. |
Le Roman de la Rose, v. 20769-20774. |
238Dans cette œuvre – très en vogue jusqu’à la fin du xve siècle si l’on en croit le nombre de manuscrits – tout comme dans la plupart des textes tardifs, la chevelure semble s’effacer devant les ornements de tête, couronnes ou cercles dorés. Il faut reconnaître qu’à cette époque, le corps disparaît peu à peu derrière le costume208. La vue d’une chevelure étant alors presque devenue impudique et son évocation littéraire indécente, on comprend aisément le succès du don de chapel en lieu et place du don de cheveux. Néanmoins, celui-ci, malgré (ou à cause de ?) son succès, ne bénéficie ni de l’impact psychologique ni de la puissante sensualité attachés au don de cheveux – toujours douloureux, unique et privé. Si la chevelure appartient au domaine intime et reste dérobée aux regards, l’ornement de tête est public et offert à la vue ; l’offrande de l’un ou de l’autre est marquée de ces mêmes caractéristiques et c’est pourquoi il serait abusif et erroné de considérer que le don de chapel puisse prendre le relais du don de cheveux.
239Qu’en est-il alors de la coutume consistant à offrir sa guimpe à un homme ? Différencions bien la guimpe du chapel. Celle-ci est couramment donnée au même titre que la manche209 lors d’un tournoi. Le chevalier porte alors cette pièce de tissu en signe d’appartenance à celle qui la lui a offerte :
Et tante guinple et tante manche | Il y eut un grand nombre de guimpes [et de manches |
Qui par amors furent donees. | Qui furent données en signe d’amour. |
Érec et Énide, v. 2100-2101 |
– Bele fille, fet li prodom, | – Ma belle enfant, fait le noble seigneur, |
Ge vos comant et abandon | Vous avez pour directive, avec mon autorisation, |
Que vos aucune druerie | De lui envoyer en toute courtoisie |
Li anvoiez par corteisie | Quelque gage d’amitié, |
Vostre manche ou vostre guinple. | Comme votre manche ou votre guimpe. |
Le Conte du graal, v. 5415-5419. |
240De cette façon, les spectatrices s’intéressent davantage au déroulement du combat et y participent par procuration. Rien d’extraordinaire à ce qu’elles soient intimement affectées par l’issue du tournoi. « That a courtly lady’s sleeve might function as a love token attached to the helmet of the knight willing to defend and protect her forms part of a well-known constellation of courtly traditions involving the exchange of love tokens and the concomitant exchange of women as valuable beauties to be won in combat »210. Si la victoire du chevalier rejaillit dès lors sur la dame qu’il représente, il en va de même pour la défaite, aussi bien au tournoi de Blanches Mores :
Bien reconoissent les plusors | La plupart d’entre elles reconnaissent |
Les guimples qu’eles ont donees | Les guimpes qu’elles leur ont données |
Et lor manches qui sont ridees. | Et leurs manches plissées. |
Cele qui voit sa guimple entire | Celle qui voit sa guimpe entière |
En son cuer commence a despire | Commence à mépriser dans son coeur |
Celui qui le porte por li. | Celui qui la porte pour elle. |
Durmart le Galois, v. 7564-7569 |
241qu’au tournoi de Tintagel lorsque les deux sœurs en viennent aux mains pour l’unique motif que le fiancé de l’aînée, Méliant de Lis, a été anéanti par Gauvain, champion de la cadette211. S’il est vrai que dans ce contexte la guimpe symbolise celle qui l’a offerte, cette projection de la dame dans un morceau de tissu n’a strictement aucun corrélation avec la chevelure, même si la guimpe reste en contact permanent avec les cheveux. En effet, manche ou guimpe, l’une vaut l’autre, à condition que la taille de l’étoffe permette de la nouer autour du bras ou de l’attacher à la lance du champion. Il en va de même pour le peignoncel212 que la fille du roi de Baudac offre à Palamède en gage d’amour. Finement ouvragée par la main même de la princesse, cette étoffe constitue un cadeau de valeur très apprécié par Palamède, comme l’aurait été toute autre offrande amoureuse – riches chemises ou aumônières et ceintures délicatement serties de pierres précieuses. Le prix de l’objet importe alors plus que sa valeur sentimentale213.
242La guimpe, de même que la manche ou le pennon, fonctionne simplement comme emblème du lien privilégié qui unit la dame et son chevalier servant, d’où l’explosion de jalousie du seigneur Archambault quand la reine croit reconnaître – à tort – la manche de Flamenca au bout de la lance du roi de France214. De même que le don de la manche dénude le bras, celui de la guimpe dénude la tête si bien que l’on pourrait imaginer que la dame oublie toute décence pour l’amour de son chevalier. Or, il n’en est rien : le tournoi est un événement dont le caractère festif abolit certaines contraintes et tolère quelques licences non préjudiciables. De plus, il était d’usage de demander la manche ou la guimpe de la femme aimée la veille du tournoi si bien que celle-ci pouvait si elle le souhaitait rester couverte le jour même215. On voit ainsi le père de la très jeune Pucelle aux Petites Manches préparer pour elle la veille du tournoi une longue et large manche « de vraie femme » afin qu’elle puisse être adressée à Gauvain avant le tournoi216. Si le don de cheveux est un motif principalement romanesque, il investit également la littérature hagiographique, ce qui se révèle assez logique dans la mesure où la ferveur des amants s’exprime souvent par le champ lexical du religieux. Le don de chapel en revanche se développe majoritairement en poésie, et plus précisément dans un contexte pastoral, bergers et bergères tressant pour se les offrir mutuellement de printanières couronnes de fleurs. Ces deux stéréotypes de diégèse s’organisent autour d’éléments constants qui leur sont propres mais ne se figent pas dans une formulation particulière. Nous n’avons pu déceler aucun stéréotype linguistique.
243De plus, les dons de chapel et de cheveux fonctionnent sur deux plans différents : le premier, relevant du domaine public et festif, tient du jeu amoureux avec ce qu’il implique de superficialité et de frivolité tandis que le second, sérieux voire tragique, procède de la sphère intime. Confidentiel, le don de cheveux rapproche des amants éprouvés par la séparation alors que le don d’une guimpe ou d’une couronne se fait dans une allégresse ostentatoire.
sans cesser de marcher elle rattacha son peigne, noire dans le crépuscule
un moment ses deux bras levés je pus voir les touffes sombres de ses aisselles
ses bras levés comme deux cornes un instant le peigne aux dents noires se détachant
sur le ciel disparaissant passant deux ou trois fois dans sa chevelure
puis elle le planta dedans et rabaissa les bras
Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, p. 22-23217.
Le peigne et le miroir
244La femme à sa toilette constitue un lieu privilégié d’évocation de la chevelure. Cette scène s’organise autour d’un accessoire central, le miroir, dont la fonction première est d’aider la dame à sa coiffure. C’est en tout cas l’office principal que lui assigne François Berenfer de la Tour d’Aibenas dans son Blason du miroir :
Miroir, mignon des dames renommees, | Miroir, favori des dames renommées, |
En est il une au monde sage et belle | En est-il une au monde, sage et belle, |
Qui au matin doucement ne t’appelle | Qui au matin doucement ne t’appelle |
Pour assister quand se pigne, ou s’habille ?] | Pour l’assister quand elle se peigne [ou s’habille ? |
Blason du miroir, v. 58-61218. |
245Tour à tour objet pratique et symbole de l’oisiveté luxurieuse, la fonction du miroir oriente l’interprétation du motif de la toilette. Scène intime au cours de laquelle la femme se pare et se prépare à affronter le regard du monde, la toilette se veut interdite au regard étranger, ce qui explique sans doute son succès puisque l’auteur, en la décrivant, brave les interdits et fait entrer le lecteur dans un monde qui lui est normalement fermé. Il existe cependant des différences entre le traitement de la scène en intérieur et en extérieur : si, en pleine nature, la femme à sa toilette se rapproche de la fée libre s’exposant aux regards, en huis clos la scène relève davantage de la transgression. Au fur et à mesure de l’analyse de ces deux réalisations du motif, nous tenterons de le délimiter en précisant ses éléments constitutifs.
La femme-fée
En chele couche gisoit une damoisele de moult grant biauté, ses chevex par ses espaules qui moult estoient bel, et deriere li estoit une pucele qui le pignoit a .I. pigne d’ivoire sororei ; et par devant en ravoit une qui li tenoit .I. mireor et .I. chapel. | Sur cette couche était étendue une demoiselle particulièrement belle, ses très beaux cheveux sur les épaules ; derrière elle se trouvait une jeune fille qui la peignait avec un peigne d’ivoire doré ; devant elle il y en avait une autre qui lui tenait un miroir et une couronne. |
Lancelot en prose, t. VIII, LVIa, 1. |
246Encadré par les pans du pavillon entrouverts, le tableau vivant que contemple Gau-vain se révèle parfaitement construit : l’œil est d’abord attiré par la splendeur de la chevelure de la demoiselle. Puis le spectateur remarque la présence de deux suivantes se consacrant à la mise en beauté de leur maîtresse. Un jeu d’écho se met en place entre les reflets : celui du miroir bien sûr mais aussi du peigne dont la couleur dorée rappelle probablement celle des cheveux, qualifiés plus haut de beaux. La dérivation qui associe le verbepigner – que l’on retrouvera souvent – et le pigne d’ivoire met l’accent sur le seul mouvement du tableau, à l’origine des reflets.
247Dans ce mundus muliebris219, la femme, libérée de sa coiffure contraignante, se donne à voir la chevelure dénouée, coiffure qu’elle n’offre qu’à son époux ou à son amant. La position semi allongée confirme la sensualité de la scène et, ce faisant, son ambiguïté incestueuse puisque la jeune fille est la nièce de Gauvain. Lascive, abandonnée sans retenue, la demoiselle de la tente ignore cependant qu’elle est vue. Cette scène où Gauvain se comporte en voyeur évoque à la fois l’érotisme de la fée se baignant à la fontaine et la douce intimité de la servante et de sa dame à la toilette.
248Dans le Lai de Guingamor, le héros, parti à la poursuite du Blanc Porc, le pourchasse jusque dans la lande où coule une fontaine sous un grand olivier fleuri, et où se baigne une belle jeune fille – en réalité une fée :
Une fontaine illec trova | Il trouve là une source |
desoz .I. olivier foillu, | Sous un olivier feuillu, |
vert et flori et bien branchu ; | Vert, fleuri et luxuriant. |
la fontaingne ert et clere et bele, | L’eau était claire et belle, |
d’or et d’argent ert la gravele. | Le gravier d’or et d’argent. |
Une pucele s’i baingnoit | Une jeune fille s’y baignait, |
et une autre son chief pingnoit ; | Et une autre lui peignait la chevelure |
el li lavoit et piez et mains. | Et lui lavait les pieds et les mains. |
Biaus membres ot, et lons et plains, | La jeune fille avait un beau corps, |
et lons et plains, | Svelte, mais bien en chair : |
el siecle n’a tant bele chose, | Il n’y avait rien d’aussi beau au monde, |
ne fleur de liz, ne flor de rose, | Ni fleur de lys, ni fleur de rose, |
conme cele qui estoit nue. | Que cette femme dans sa nudité. |
Lai de Guingamor, v. 422-433220. |
249La parenté des deux scènes se révèle avec évidence : verbe pingner, toilette (lavoit), présence d’une servante. Cependant, aucune trace du miroir, pourtant primordial. L’eau claire entourée de sable rappelant des matériaux précieux n’en tiendrait-elle pas lieu ? Ou plutôt, si l’on suit l’ordre chronologique, la fontaine ne se serait-elle pas progressivement métamorphosée en miroir ? En effet, ces jeunes filles à leur toilette rencontrées dans la forêt au hasard des aventures des chevaliers errants ont à voir avec les séduisantes fées libres et bienveillantes placées près des sources qui offrent au passant ce qu’il désire221. Pierre Gallais qui a étudié les composantes du motif de la fée à la fontaine précise que « l’essentiel dans le concept de “fontaine-source” est :
- l’eau vive, fraîche, claire et pure ;
- la surface miroitante (réfléchissante) d’une eau immobile [...].
250Parfois elle est approfondie en puits, à la condition que le niveau de l’eau soit assez élevé et que sa surface puisse aussi jouer le rôle de ’miroir’. »222 C’est ce dernier mot qui nous intéresse puisque l’on peut formuler l’hypothèse d’un glissement de l’eau réfléchissante vers le miroir. Ainsi, dans la première scène, la jeune fille conserve l’attitude sensuelle de la fée sans cependant en posséder les pouvoirs, ce qui tend à rationaliser le texte. Le pavillon, espace à la fois clos et ouvert grâce à ses pans, dressé en pleine campagne où demeurent ces séduisantes demoiselles, suggère alors le cadre naturel de la rencontre au bord de la fontaine223. Le spectacle auquel assiste Guingamor n’est pas sans rappeler celui de Suzanne au bain épiée par deux vieillards224, souvent représenté dans les enluminures du xve siècle225. Suzanne est même exceptionnellement présentée en train de se peigner sur la Bible historiale de Guiard des Moulins226. Le rapprochement est encore plus net avec une illustration d’un Livre d’Heures datant du xve siècle227 représentant Bethsabée au bain, nue, accompagnée de sa servante qui lui présente un petit miroir où se reflète son visage, scène épiée par David228.
251C’est le miroir qui, se substituant à l’eau229, réfléchit le visage ou la chevelure, el c’est dans la tente, symbolisant un cadre champêtre, qu’a lieu la rencontre dans ces lignes du Lancelot en prose qui condensent les traits caractéristiques du motif :
il aprocha de .II. pavillons et voit en .I. lit seoir une damoisele qui tenoit en sa main .I. mireor et se miroit. | il approcha de deux tentes et vit une demoiselle assise sur un lit, elle tenait à la main un miroir et se mirait. |
Lancelot en prose, t. IV, LXXII, 31. |
252On aura noté la mention de l’heure – méridionale – qui plante un décor ensoleillé230, identique à celui de Durmart le Gallois lorsque le héros arrive dans une lande où coule, au milieu, une fontaine sous un grand arbre. Un pavillon vermeil est dressé à côté et Durmart y pénètre :
Ains seoit sus une pucele | Une jeune fille était assise [sur le lit], |
Qui mout paroit et jone et bele. | Elle rayonnait de jeunesse et de beauté. |
Ele estoit blonde eschevelue, | Elle ne portait pas de guimpe sur ses cheveux blonds, |
D’un vermel samit ert vestue, | Et son vêtement était de couleur vermeille ; |
Mout perent bien si blon chevel | Ses cheveux blonds étaient bien mis en valeur |
Sor le riche sami vermel. | Par la luxueuse soie vermeille. |
Un pigne d’ivoire tenoit | La jeune fille qui se peignait |
La pucele qui se pignoit ; | Tenait un peigne d’ivoire ; |
Devant li sert une tosete, | Devant elle se tenait pour la servir |
Une mout jone meschinete | Une toute jeune adolescente, |
Cui li servirs mout bien avient. | Qui convient fort bien à son service. |
Devant la damoisele tient | Devant sa jeune maîtresse, |
Un mireor, ce m’est avis, | Elle tient un miroir, il me semble, |
Dont ele mire son cler vis. | Où celle-ci mire son clair visage. |
Durmart le Galois, v. 3083-3096. |
253Le traitement de la chevelure nous retient : au cœur de ces quatorze vers, sept termes renvoient aux cheveux. Toute en binarité et contraste, cette scène fait d’abord jouer les couleurs. Le blond des cheveux (blonde, blon) correspond au vermeil du costume de soie (vermel samit et en chiasme sami vermel). Les formes sont également convoquées puisqu’à la coiffure déployée de la maîtresse (eschevelue) s’oppose la coiffure coupée court de la servante (tosete231). On remarquera à nouveau la dérivation en pigne/er et la riche matière de l’accessoire : l’ivoire, dont la couleur claire se rapproche de celle des cheveux. Ce passage présente l’intérêt de réunir le pavillon et la fontaine. De plus, la demoiselle soigne les blessures de Durmart et lui fait boire une potion qui le remet sur pied en quatre jours. Ses prérogatives la rapprochent donc de la fée. C’est au sein de ce locus amoenus un brin merveillleux qu’a pris place une scène de toilette. Rien à voir, malgré les apparences, avec la rencontre que fait Gauvain dans Le Conte du graal :
Desoz un yf an un prael | Il rencontra, sous un if, |
Trova une pucele sole, | Seule dans son jardin, une jeune fille |
Qui miroit son vis et sa gole, | Qui contemplait dans un miroir son visage et sa gorge |
Qui plus estoit blanche que nois | Plus blanche que neige. |
D’un cercelet estroit d’orfrois | D’un bandeau brodé d’or |
Avoit antor son chief corone. | Elle s’était couronné la tête. |
Le Conte du graal, v. 6676-6681. |
254Le lieu est on ne peut plus plaisant et la demoiselle ostensiblement belle : à la blancheur de sa gorge répond sans aucun doute la blondeur de sa chevelure réhaussée d’un cercle d’or. Cependant, Chrétien, qui maîtrise les codes à la perfection, choisit de ne pas développer le motif de la fée bienveillante et la transforme en « vamp », en « anti-Fée »232 dans une perspective négatrice du merveilleux. « Il est en effet assuré que, si, à côté d’un élément positif, un second élément est ostensiblement absent, l’histoire s’écartera de notre scénario, le niera même. C’est ce que fait souvent Chrétien de Troyes [...] lorsque, dans la seconde partie du Conte du graal, il nous montre, sous son orme, l’Orgueilleuse de Logres qui se mire, mais évidemment pas dans une fontaine. »233. Le miroir contribue ici à rationaliser la scène.
La fée-statue
255Nous avons déjà comparé les évocations de femmes à leur toilette à des scènes théâtrales, à des tableaux vivants où la chevelure tient le premier rôle. Sa beauté ravit le spectateur. Tel est le cas dans La Seconde Continuation, lorsque Gauvain se trouve face à une véritable apparition :
Messires Gauvains a cheval | Monseigneur Gauvain chevaucha |
S’an vint droit a la fontenelle, | En direction de la petite source. |
S’i vit seoir une pucelle, | Il vit une jeune fille assise, |
D’um pelicon hermin vestue. | Vêtue d’une tunique fourrée d’hermine. |
An sa blanche main tote nue | De sa main blanche et nue |
Un pigne d’ivuire tenoit, | Elle tenait un peigne d’ivoire |
Tote seule son chief pignoit; | Et, toute seule, peignait sa chevelure ; |
N’ot chamb[er]iere ne pucelle, | Elle n’avait ni chambrière ni servante |
Mais tant estoit et gente et belle | Et était la plus belle et la plus élégante |
Que ne fu riens plus belle nee. | Créature du monde. |
Et tant par fu bien coloree, | Son teint coloré |
De vermoil sus le blanc asis, | Où le vermeil contrastait sur le blanc |
Qu’a monseignor Gauvain fu vis | Était si harmonieux qu’il sembla [à monseigneur Gauvain |
Que ce ne fust une popre ymaige; | Que c’était une simple statue ; |
Et s’elle fust an son estaige | Elle se tenait en effet totalement immobile, |
Coie, que ne se remuast, | Sans bouger. |
Trestout a certes le cuidast. | Il crut avec certitude que c’était une statue |
Mais il li vit son chief pignier | Jusqu’au moment où il la vit peigner sa chevelure |
Et ses chevox aplanoier, | Et lisser ses cheveux |
Qui sambloient estre doré ; | Qui semblaient être dorés ; |
Dont sot il bien de verité | Il sut alors en vérité |
Qu’elle iert ou damoiselle ou dame. | Que c’était une dame ou une demoiselle. |
Seconde Continuation, v. 29286-29307. |
256La présence de l’eau, du peigne d’ivoire, de la blondeur dorée de la chevelure sont des éléments déjà rencontrés234. Le verbe pignier est relayé par aplanoier qui traduit le lissage des mèches. L’absence de servante renforce le statisme de la vision en favorisant l’illusion. La beauté de la dame – signifiée par son teint et sa chevelure – ainsi que son immobilité sont à l’origine du mirage, qui s’évanouit cependant au premier geste. L’imperturbabilité de la femme et sa mise en mouvement ultérieure évoquent pour un lecteur moderne la technique d’un automate vivant, semblable à ceux qu’on rencontre au coin des rues. Le regard du spectateur se focalise sur le geste descendant du bras, puis sur les cheveux et finalement sur leur couleur enchanteresse. Cet épisode s’inscrit dans le texte comme un cadeau pour les yeux, une parenthèse féerique, toute de grâce et d’élégance. La femme se fait statue. Pourquoi l’auteur a-t-il choisi le geste de la coiffure plutôt qu’un autre ? Sans doute pour accroître le charme de la scène, accentuer sa séduction féminine et expliquer l’envoûtement de Gauvain qui la salue et entre aussitôt en relation très courtoise avec elle jusqu’à l’arrivée du Petit Chevalier, frère de la demoiselle, qui interrompt leur badinage.
257On rapprochera bien sûr cette demoiselle statufiée de la véritable statue de Sémi-ramis à sa toilette, érigée en l’honneur d’une reine plus préoccupée des affaires de l’État que de sa coquetterie235. La femme à sa toilette constitue indéniablement un sujet propice à des réalisations picturales voire sculpturales, à tel point que l’écriture même du motif semble relever de Vekphrasis. La peinture influence fortement la littérature mais l’inverse est tout aussi probable. Se développe en effet au xiiie siècle « le modèle de la femme au miroir. Toutes les figures séductices et dangereuses de la féminité sont, dans l’iconographie comme dans la littérature, présentées en train de se mirer et de se coiffer »236.
Au cœur de l’intimité féminine
258Si le métier de barbier existe depuis la haute Antiquité, son équivalent féminin, le coiffeur, n’apparaîtra qu’au xixe siècle. Autant dire que la coiffure avait normalement lieu à l’époque médiévale dans l’intimité de la chambre. Quand elles se déroulent à l’intérieur, ces scènes trahissent l’intrusion d’un regard étranger au cœur de l’intimité féminine :
La dame trovai en sa chambre, | Je trouvai la dame dans sa chambre, |
Car iluecques pignoit son chief, | Occupée à peigner sa chevelure. |
Auberee, v. 614-615. |
259La précision spatiale met l’accent sur le caractère privé du spectacle. Dans ce fabliau, c’est l’entremetteuse Auberée qui raconte au mari jaloux sa version (mensongère) des faits. Elle parvient facilement à convaincre le barbon qu’elle seule a assisté au dévoilement des charmes de l’épouse. La scène de la toilette représente donc métony-miquement dans les propos de la vieille l’exhibition intégrale du corps.
260Même si ne sont présentes que deux femmes, l’intimité n’est pas forcément préservée. Dans Le Roman du Comte de Poitiers, la nourrice Alotru démêle les cheveux de la comtesse et profite de cette occasion pour lui voler dix cheveux (des démêlures sans doute) qui serviront à prouver son infidélité devant son mari237 :
A pigne d’or a desmellé | Avec un peigne d’or elle a démêlé |
Ses cheveus, dis en a emblé. | Les cheveux de la comtesse, et en a volé dix. |
Plus luisent d’or fin en escu. | Ils brillent plus que l’or fin d’un bouclier. |
Le Roman du Comte de Poitiers, v. 297-299. |
261La comparaison avec l’or contribue à mettre en avant l’éblouissement du narrateur-témoin. La précision en escu évoque une surface plane et lisse et nous imaginons sans peine le casque d’or de la chevelure. C’est d’elle qu’émane la lumière. L’intimité de la scène se trouve biaisée par l’hypocrisie de la nourrice qui profite de ce moment d’abandon pour trahir sa maîtresse. « Ainsi, dans les récits du Cycle de la Gageure où le nu féminin est un objet dérobé par un regard, ce vol a toujours pour enjeu un gain, des terres par exemple dans le Roman de la Violette, et pour ce motif le rite de la solitude, bain ou retraite dans un espace réservé, sera épié. Le nu féminin y est victime d’une pénétration illicite du privé et d’une exigence abusive de pouvoir »238. Si la scène de toilette n’est pas à proprement parler épiée par le duc de Normandie, les dix cheveux par deux fois exhibés en tant que pièces à conviction à la Cour de Pépin le Bref représentent métonymiquement cette scène et corrompent son secret.
262Seul l’amant autorisé peut, sans commettre un sacrilège, pénétrer dans le sanctuaire de la beauté féminine. À l’instar de l’amoureux d’Ovide se faisant avec plaisir la chambrière de sa dame239, le poète remercie humblement son amie de consentir à ce qu’il assiste à sa toilette :
Que diray je d’aultres grandz privaultez, | Que dire des autres grandes privautés |
Par quoy j’ay veu tes parfaictes beautéz] | Grâce auxquelles j’ai vu tes beautés [parfaites, |
Et ton gent corpz, | Ton corps élégant, |
plus poly que fine ambre, | plus poli que l’ambre précieuse, |
Trop plus que nul | Vu bien plus que n’importe quel |
valet de chambre ; | valet de chambre, |
Nu, demy nu, sans atour et | Nu, à moitié nu, sans ornement et |
et sans guimple, | sans guimpe, |
Demy vestu en belle cotte simple, | À moitié vêtu d’une simple et belle tunique, |
Tresser ton chief, | Pendant que tu tressais ta chevelure, |
tant cler et tant doré, | si claire et si dorée, |
Par tout le monde aymé et honnouré ? | Par tout le monde aimée et honorée ? |
Les Épîtres de l’Amant vert, v. 109-116240. |
263Le plus intéressant est que le poète ait recours à l’adjectif doré (qui tend à se lexicaliser à la fin du xve siècle) : seule cette exceptionnelle privaultez lui permet de contempler la resplendissante chevelure aimée éparse241. Le retrait de la guimpe autorise une vision par ailleurs défendue. Cette occurrence tardive témoigne de la vivacité du motif de la toilette à l’extrême fin du Moyen Âge même si, nous le verrons, les moralistes tendent à se l’accaparer242.
264Quand il n’y est pas invité, l’homme indiscret qui s’introduit dans la chambre surprend et interrompt un rituel féminin :
Brengain i vint, la damoisele, | Brangien, la demoiselle, se trouvait là, |
Ou out pigniée Yseut la bele : | Elle venait de peigner Iseut la belle : |
Le pieigne avoit encor o soi. | Et avait encore le peigne à la main. |
Tristan de Béroul, v. 4417-4419. |
265Tristan et le traître s’immiscent à cet instant dans un espace qui leur est tacitement refusé. Leur intrusion relève de la transgression. On retrouve la même interdiction, la même rupture du tabou dans la troisième partie du Perceforest quand le Chevalier Doré est recueilli au matin dans un château où, tel un trésor, la jeune fille du maître des lieux est jalousement préservée des regards étrangers :
Vray est qu’en ce chastel avoit une pucelle de quinse ans qui estoit fille au seigneur de ce païs, qui, voyant l’excessive beauté de sa fille, la faisoit illecq garder tres estroittement. Celle jenne pucelle estoit levee et venue a la fenestre a celle heure et tenoit en sa main ung miroir pour mettre son chief a point. | À la vérité, vivait dans ce château une jeune fille de quinze ans, fille d’un seigneur de ce pays qui, voyant l’excessive beauté de sa fille, l’y faisait très étroitement garde. Cette jeune fille s’était levée et se tenait à cette heure-ci à la fenêtre, un miroir à la main, afin d’arranger sa chevelure. |
Lancelot en prose, t. i, xi, l. 255-262. |
266La parataxe accentue le divorce entre le caché et le montré. À l’excessive beauté correspond une surveillance démesurée, ayant pour conséquence malheureuse l’exhibition de l’intimité. Le caractère pictural de la scène est ici marqué par le cadre que forme la fenêtre ainsi que par le jeu de la lumière matinale. Le Chevalier Doré contemple indéniablement un tableau défendu. À elles seules, ces deux phrases suffisent à amorcer un conte dont l’intrigue exploite les conséquences de la transgression de l’interdit paternel. Père dont les motivations inconscientes seraient à approfondir. Si la jeune fille est ici consentante et appelle même les regards étrangers du fait de sa situation à la fenêtre, il n’en va pas de même lorsqu’un homme surgit de façon inopinée dans une chambre au milieu du rituel de la toilette. L’intrusion a alors partie liée avec le viol. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Philippe de Rémi fait de cette scène le moment crucial de LaManekine, l’instant interdit où le père s’introduit dans l’espace privé de sa fille. La surprise de l’héroïne exprime métaphoriquement la stupéfaction devant le désir contre-nature du père :
La damoisiele se pinoit ; | La demoiselle se peignait ; |
Ele se regarde, si voit | Elle regarde autour d’elle et voit |
Son pere qui est dalés li ; | Son père qui se tient derrière elle ; |
La Manekine, v. 383-385. |
267C’est en effet à cet instant que le père tombe amoureux de sa fille. Si l’intrusion d’un amant peut se concevoir dans la mesure où il jouit d’un spectacle qui se dérobe d’ordinaire à ses yeux mais qui ne peut qu’amplifier son amour243, celle d’un père demeure inconcevable et incestueuse puisqu’il ne saurait assister au dévoilement de la féminité de sa fille, réservée et défendue. La scène devient alors le point de départ de l’intrigue.
268Comment étudier l’interdiction faite aux hommes d’assister à la toilette féminine sans renvoyer à un couple semi-légendaire dont le mariage est fondé sur cet interdit ? En effet, la fée Mélusine, qui a enfermé son père dans une montagne, est condamnée chaque samedi à se transformer en serpente et elle disparaîtra si son mari l’aperçoit sous cette forme. Son mariage avec Raymond de Lusignan est donc soumis à un tabou, l’époux promettant de ne pas chercher à voir son épouse le samedi. Transgessant l’interdit sous la pression de son frère, Raymond surprend Mélusine au bain :
En ceste partie nous dist l’ystoire que tant vira et revira Remond l’espee qu’il fist un pertuis en l’uis, par ou il pot adviser tout ce qui estoit dedens la chambre, et voit Melusigne en la cuve, qui estoit jusques au nombril en figure de femme et pignoit ses cheveulx, et du nombril en aval estoit en forme de la queue d’un serpent, aussi grosse comme une tonne ou on met harenc, et longue durement, et debatoit de sa coue l’eaue tellement qu’elle la faisoit saillir jusques a la voulte de la chambre. | L’histoire raconte ici que Raymond tourna et retourna l’épée, jusqu’au moment où il eut fait un trou dans la porte, par lequel il pouvait tout voir à l’intérieur. Et il vit Mélusine dans le bassin. Jusqu’au nombril, elle avait l’apparence d’une femme et elle peignait ses cheveux ; à partir du nombril, elle avait une énorme queue de serpent, grosse comme un tonneau pour mettre des harengs, terriblement longue, avec laquelle elle battait l’eau qu’elle faisait gicler jusqu’à la voûte de la salle. |
Mélusine, p. 242244. |
269L’attention est attirée sur les gouttes d’eau jaillissant de la baignoire, comme si la femme-serpente s’en donnait cœurjoie en éclaboussant la salle. Le motif, actualisé grâce au verbe pigner et à la mention des cheveulx – dont Raymond regrettera la blondeur dans la version de Coudrette245 – se révèle être le nœud de l’action. La séparation est désormais prévisible puisque Raymond ne parviendra pas à taire ce secret. Mélusine ne tarde pas à disparaître sous la forme d’un serpent ailé, à la grande détresse de son époux. Cette vision, permise par un trou dans la porte, trahit la véritable nature de Mélusine246 et, ce faisant, du genre féminin. En effet, la femme, au moment même où elle se fait plus féminine en se coiffant, se révèle être un animal et qui plus est, un serpent. L’animalité semble ainsi constituer l’essence de la féminité247. On ne s’étonnera pas que cette légende ait connu un succès aussi vif à la fin du xive et au xve siècle, période où le motif de la toilette, alors très répandu en littérature aussi bien qu’en peinture, se teinte de connotations morales et tend à être investi d’une visée didactique.
270À ce stade de l’analyse, nous sommes en mesure de délimiter un motif de la toilette composé des invariants suivants :
- un peigne (éventuellement d’ivoire) ou le verbe pigner ;
- une dominante féminine ;
- une picturalité accentuée (qui concerne le cadre, la lumière, la théâtralisation des gestes).
271À ces éléments stables s’ajoutent des caractéristiques complémentaires, précieuses mais non indispensables : présence d’un miroir et précision sur la beauté de la chevelure. Cette scène de vie diffère selon le lieu où elle se déroule : en intérieur domine le tabou tandis qu’en extérieur la liberté et le plaisir mènent le jeu.
272Comme tout motif tendant à se figer dans une formulation, certaines associations de mots ou bien certaines circonstances évoquent immédiatement dans l’esprit du lecteur la scène connue. Les transformations n’en sont que plus porteuses de sens.
Une ombre au tableau
273Dans Le Livre de Caradoc (tiré de la Continuation-Gauvain), un stratagème s’organise autour de la scène de toilette puisqu’elle sert de prétexte au projet de vengeance d’Eliavrés et d’Ysave. Ils placent un serpent venimeux dans une armoire et, afin que leur fils Caradoc en ouvre la porte, Ysave prétend avoir besoin d’un objet qui s’y trouve :
Ne demora mie granment | Peu après, Caradoc vint rendre visite |
Que Caradues en la tor vint | À sa mère dans la tour ; |
Veoir sa mere qui lors tint | Elle était assise sur le lit, |
Un pigne et sist desus un lit. | Un peigne à la main. |
Si tos con la dame le vit, | Dès qu’elle le vit, la dame lui ordonna |
Li dist que a l’armaire alast, | D’aller prendre son miroir dans l’armoire |
Son mireoir li aportast; | Et de le lui apporter. |
Et il i vait grant aleure. | Caradoc s’empressa d’obéir. |
Le Livre de Caradoc, v. 2630-2637, manuscrit L248. |
274D’ailleurs, cet objet diffère selon les manuscrits : si, dans celui-ci, Caradoc apporte son miroir à sa mère, dans le manuscrit E, il doit lui donner son peigne :
« Biaux filz, et Damediex vos gart. | Cher fils, que le Seigneur Dieu vous protège. |
Je ne me donnoie regart | Je ne m’attendais pas |
Que vos ore venissiez 5a, | Maintenant à votre visite : |
Que je ne vos vi mes pieç’a ; | Cela fait longtemps que je ne vous ai vu ! |
Venuz estes ça a celee. | Vous êtes venu ici à l’improviste |
Trové m’avez eschevelee, | Et vous m’avez trouvée sans guimpe |
Car un po pignier me voloie | Car j’avais mal à la tête |
D’un pigne, c’ou chief me doloie, | Et je voulais me peigner un peu |
Qu’aportez me fu de Cesaire. | Avec un peigne qu’on m’a rapporté de Césarée. |
Vez le vos la an celle aumere ; | Il est là, dans cette armoire. |
Le Livre de Caradoc, v. 9899-9908, manuscrit E. |
275Cette variation ne porte pas à conséquence et établit même l’interchangeabilité des deux accessoires. Simples prétextes, ils n’ont d’autre fonction au sein du récit que celle de faire signe vers le motif, tout comme le décor de la chambre. L’intrusion du fils dans le domaine intime de sa mère a quelque chose d’incestueux qui rappelle l’entrée du père dans la chambre de sa fille dans La Manekine. Jusqu’alors ensoleillé et lumineux, le motif se teinte d’ombre et cette scène innocente, parfois lascive, se trouve ici associée à la noirceur de l’âme. Le désordre de la chevelure d’Ysave dénote une confusion malsaine puisque la mère et le fils sont réunis dans une atmosphère de séduction ; elle indique par ailleurs le chaos des sentiments d’une mère adultère et infanticide.
276L’eau manque cruellement dans ces quelques lignes qui révèlent une certaine sécheresse, celle de la femme qui n’est plus dans sa première jeunesse et surtout celle du cœur. Ysave incarne la face noire de la fée à la fontaine. Elle se rapproche davantage de la sorcière de la Belle au Bois Dormant enfermée dans sa tour. L’aridité de la sorcière s’oppose dans l’œuvre à la bonté de Guinier, véritable fée pour Caradoc puisqu’elle consent à perdre le bout du sein pour le guérir. C’est en s’immergeant dans du lait, annonciateur peut-être de celui qui coulera à foison de ce sein d’or, qu’elle le sauve. Au lait presque médicinal correspond l’eau aux vertus purificatrices au moment des préparatifs parallèles pour le couronnement de Caradoc et de Guinier :
Carados se fet reoingnier | Caradoc se fit tondre, |
Et rere et laver et pingnier. | Raser, laver et peigner. |
Le Livre de Caradoc, v. 11569-11570, manuscrit E |
Guinier ont les dames baigniee, | Les dames ont baigné Guinier, |
Son chief lavé et bien pigniee, | Lui ont lavé et peigné les cheveux, |
Le Livre de Caradoc, v. 11781-11782, manuscrit E. |
277Véritables toilettes – non feintes, non artificielles – que celles du couple royal. Le verbe peigner fait écho au sombre épisode précédent mais le verbe laver introduit la présence de l’eau pure, naturelle et sans félonie. Le Livre de Caradoc met donc en place une structure antithétique qui oppose scènes de toilette sombre / lumineuse, sèche / humide, malveillante / enthousiaste, filiale / conjugale, feinte / efficace [...] qui, à elle seule, permet d’appréhender bon nombre des aspects du roman.
Transpositions masculines
278Dans un premier temps, nous pensons qu’il est utile d’aborder – afin de les différencier ensuite – les cas d’hommes lavés et peignés pour des raisons d’hygiène249. Ainsi, alors qu’il séjourne dans le château de Laudine en attente d’une entrevue, Yvain est soigneusement préparé par Lunette. Ces soins ont pour but de rendre Yvain plus présentable, plus gracieux :
Si li fet chascun jor baignier, | Elle lui fait prendre un bain tous les jours, |
Son chief laver et apleignier ; | Lui fait laver et lisser les cheveux ; |
Le Chevalier au Lion, v. 1883-1884. |
279En revanche, après son long séjour en forêt, Yvain est pris en charge par des demoiselles chez la dame victime du comte Alier et les soins ont cette fois une dimension civilisatrice :
Sel baignent, et son chief li levent, | Elles le baignèrent, lui lavèrent la tête, |
Et sel font rere et reoignier, | Lui firent couper les cheveux et le firent raser |
Que l’en li poïst anpoignier | Car l’on pouvait saisir sa barbe |
La barbe a plain poing sor la face. | À pleines mains sur son visage. |
Le Chevalier au Lion, v. 3136-3139. |
280L’emploi du verbe apleignier dans le premier extrait souligne la volonté de lisser les cheveux du galant250. Le deuxième extrait se concentre sur la coupe des cheveux et de la barbe qui ont poussé lors du séjour en forêt, il s’agit cette fois de redonner apparence humaine au chevalier251. Dans Le Roman de Partonopeu de Blois, le héros se remet de ses errances suicidaires dans la forêt grâce à la sœur de Melior :
Molt i sejorne a grant delit, | Partonopeu y séjourne tout à son aise |
Et tot a son plaisir i vit. | Dans le plus grand confort. |
Il a les cevels si messlés | Ses cheveux sont si emmêlés |
Qu’il volroit molt estre tousés, | Qu’il préférerait se les laisser couper, |
Mais la bone Urrake i entent, | Mais la bonne Urraque prend soin |
Quis desmesle molt bonement. | De les dénouer patiemment |
Molt i a mis al desmeller | Et met toute son application à les défaire, |
Et al pinier et al laver. | À les peigner et à les laver. |
Le Roman de Partonopeu de Blois, v. 6199-6206. |
281La parenté avec les soins prodigués à Yvain est évidente : même dévouement fé-minin252 autour du héros après un terrible séjour en forêt, même attention à coiffer dignement l’ancien solitaire. Cependant, il ne s’agit pas du motif de la toilette puisque la scène n’est pas principalement décrite pour elle-même, dans sa dimension matérielle, mais surtout pour sa signification métaphorique.
282Bien différent est le cas du chevalier de Cornouailles dans Les Prophesises de Merlin, qui est ironiquement décrit à sa toilette :
et il le regarde molt et voit que il estoit uns des biaus chevaliers del monde, et poignoient si grenon ne onques n’en avoit tes un seul poil. | Il le regarde attentivement et voit que c’était un des plus beaux chevaliers du monde ; il peignait sa moustache alors qu’il n’avait pas un seul poil ! |
Les Prophesises de Merlin, chapitre lxv, 9. |
283À défaut de peigner ses cheveux, l’homme peut sans perdre aucunement de sa virilité se consacrer à embellir ses moustaches. C’est le verbe poigner qui fait signe vers le motif, tout comme dans la description de Polyphème qu’on lit dans Le Livre du Voir Dit :
Sa crine locue et diverse | Sa chevelure, étrangement hirsute, |
Pigne des gros dens d’une herce. | Il la peigne avec les grosses dents d’une herse. |
Le Livre du Voir Dit, v. 6760-6761. |
284La grossièreté du peigne, sa rusticité constituent un gage de la sauvagerie du cyclope de même que la finesse du peigne d’ivoire représente métaphoriquement la grâce de celle qui l’utilise. De plus, tout commentaire susceptible de féminiser la chevelure est écarté : absente ou ébouriffée, elle ne peut être confondue avec celle d’une gracieuse fée. Néanmoins, Polyphème étant amoureux, on peut lire ces vers comme un retournement presque parodique du motif habituel, la jeune demoiselle à la chevelure dorée métamorphosée en cyclope sanguinaire aux cheveux hirsutes.
285Le rapprochement avec le motif peut se faire en creux, par l’évocation d’une scène absente. Hue de Rotelande tente ainsi de viriliser Ipomédon en le différenciant des chevaliers efféminés, plus doués à se coiffer élégamment253 qu’à combattre vaillamment254 :
Mut out fiere la regardeûre | Il avait le regard très assuré, |
E out curte la chevelure, | Les cheveux courts, |
Asez halt estaucez esteit | La nuque bien dégagée |
Kar de tresces cure n’aveit, | Car il se moquait bien des tresses |
Mut eime plus a turneer | Et se plaisait plus à tournoyer |
Ke ses chevous aplanïer ; | qu’à lisser ses cheveux ; |
Ipomédon, v. 2971-2976. |
286Le verbe aplanïer que nous avons déjà rencontré et le substantif tresces traduisent le refus de la sophistication et de l’apprêt255. Tout à l’honneur du héros, ce choix de la simplicité accentue la détermination guerrière d’Ipomédon. Ces trois exemples de transpositions masculines du motif mettent l’accent sur l’écart, concentrent leurs efforts à distinguer les hommes des femmes. Afin d’empêcher toute confusion, n’est conservé que le geste de se coiffer.
287En revanche, le roman Floris et Lyriopé propose une scène de toilette masculine dans laquelle le problème ne consiste pas à viriliser un héros qui se coiffe mais au contraire à le féminiser. Floris est en effet amoureux d’une demoiselle amie de sa sœur jumelle, Florie. Transi d’amour, il propose à sa sœur de se substituer à elle afin d’approcher celle qu’il aime :
Quant voit que laissier ne le puet | Quand elle voit qu’elle ne peut pas faire autrement, |
En une chambre sont entré. | Elle se retire avec son frère dans une chambre |
Un pigne d’ivoire ai porté | En emportant un peigne d’ivoire |
La suer por son frere pignier. | Pour lui arranger les cheveux. |
Apertemant et sanz targier | Habilement et sans risque d’erreur |
Est cil de noveal adoubez. | Celui-ci est apprêté d’une manière nouvelle |
Bien est en pou d’oure muez. | Et transformé en peu de temps. |
Or ains fu il, or est il elle | Lui, il y un instant, est devenu elle |
Et damoiseaux la damoisele. | Et le jeune homme jeune fille. |
Floris et Lyriopé, v. 871-879. |
288La confusion des genres dans les deux derniers vers signale la mutation identitaire, aussi considérable que celle d’un nouvel adoubement. Le travestissement s’organise autour du pigne d’ivoire, ce qui laisserait supposer que la coiffure seule différenciait le jumeau de sa jumelle. La sœur promue chambrière, en se contentant de pignier Floris, le féminise, de la même manière que la femme, en se coiffant, conquiert un supplément de grâce et de beauté.
289De même, dans la deuxième partie du Perceforest, la transposition masculine du motif vise l’identification entre homme et femme. Alors qu’il chevauche en emportant la tête tant convoitée du Géant aux Crins Dorés, monstre ayant des pensées incestueuses à l’égard de sa fille, Lionel s’arrête en chemin. Fasciné par ce trophée, tel un élève en école de coiffure, il se met contre toute attente à coiffer amoureusement les cheveux de ce crâne sans corps :
Lors se pensa qu’il le mectroit au soleil pour redrecier les cheveulx et mectre a point, car le soleil luysoit bel et cler. | Alors il se fit la réflexion qu’il mettrait la tête au soleil afin de redresser les cheveux et de les arranger, car le soleil brillait de sa belle clarté. |
Perceforest, t. II, 47, l. 12-14 |
Quant Lyonnel eut mis ainsi son chief au soleil, il commença a pignier les cheveulx et a redrecer de ses mains, qui estoient si beaux, si clers et sy luisans que ce sembloit fin or a veoir la ou ilz flambioient ou ray du soleil. | Quand Lionel eut disposé la tête au soleil, il commença à en peigner les cheveux et à les arranger avec ses mains ; ils étaient si beaux, si clairs et si brillants qu’on aurait cru à les voir resplendir sous les rayons du soleil qu’ils étaient d’or fin. |
Perceforest, t. II, 48, l. 1-4. |
290L’emploi de la conjonction causale car précise que le soleil – plus précisément sa beauté et sa clarté – est à l’origine de cette scène pour le moins étrange. L’astre solaire se trouve même au cœur de la scène puisqu’il est mentionné quatre fois en cinq lignes et les cheveux seulement deux fois. On peut constater que les adjectifs attributs employés pour qualifier le soleil (bel et cler) ainsi que le verbe luire sont repris mot pour mot dans la qualification des cheveux un peu plus loin : beaux, clers, luysans, ce qui introduit une équivalence entre la beauté du soleil et celle des cheveux. La picturalité du motif de la toilette dont nous avons parlé plus haut se manifeste ici par le jeu des lumières se réfléchissant l’une l’autre : blondeur du soleil et soleil flamboyant des cheveux. À la différence des autres transpositions masculines, celle-ci ne vise aucunement à viriliser les protagonistes. Bien au contraire, les gestes tendres et affectueux de Lionel contribuent à le féminiser en l’assimilant à une chambrière très dévouée. Parodie ? Peut-être pas. Le jeu des lumières et des mots se répondant laisse davantage à penser que l’auteur s’est laissé emporter par les connotations attachées au nom du Géant aux Crins Dorés. L’œuvre n’offre d’ailleurs aucune autre scène de toilette.
291Ce chevalier coiffeur rappelle sans doute au lecteur la délicatesse d’Yvain dénouant la chevelure d’une demoiselle pendue par les tresses dans le Lancelot en prose256. Même si le passage fait indéniablement référence au motif de la toilette, ne serait-ce que par les gestes employés, la magnificence des cheveux et la présence d’une aide (masculine, certes), force est de constater que l’absence de miroir et surtout la souffrance évoquée tirent davantage l’épisode vers une réécriture du motif de la demoiselle maltraitée par l’entremise de ses tresses. Les deux se mêlent en créant une scène atypique. En présentant un homme à sa toilette – ou aidant à la toilette d’un autre personnage – l’auteur médiéval se trouve face à une alternative : soit il virilise son personnage en distinguant ses gestes de ceux d’une femme, soit il n’opère aucune distinction ce qui entraîne inévitablement une féminisation du personnage.
Quand la morale s’emmêle...
292Parallèlement au pôle privé et intime des scènes de toilette, existe un versant idéologique du mundus muliebris qui, depuis les Latins, tend à concentrer la réflexion sur l’artificiel et le naturel. Ovide dans Les Amours et L’Art d’aimer évoque les scènes de la vie féminine et déconseille aux femmes de se montrer à leur toilette afin de ne pas dévoiler le caractère postiche de leurs coiffures compliquées. Juvénal invective les coquettes qui achètent les chevelures blondes d’esclaves pour masquer les imperfections de la leur257. La toilette féminine devient le siège d’une réflexion sur le fard, le maquillage258 et peut même servir à Cicéron dans L’Orateur de comparant pour définir les différents registres littéraires, plus ou moins ornés259. Quand les auteurs didactiques médiévaux évoquent une femme se coiffant, c’est avant tout pour souligner sa vanité ou son excessive coquetterie, si bien que le motif de la toilette tend à représenter de façon allégorique deux péchés capitaux : l’Orgueil et la Luxure. Voilà pourquoi les prédicateurs s’en prennent avec autant de violence à ce moment de l’intimité féminine qui incarne à leurs yeux le Mal.
293La femme se parant et se préparant n’est alors plus décrite pour elle-même ni pour la beauté de son geste mais simplement comme une représentation concrète de l’orgueil :
Ele turna de tut s’untente | Elle ne pensait qu’aux vêtements, |
A li vestir e aturner, | Aux toilettes, |
E a lacié e a guimpler ; | Aux corsages à lacets et aux guimpes bien ajustées, |
Orgiluse ert a demesure. | Vaniteuse outre mesure. |
Le lai de Nabaret, v. 8-11260. |
294La multiple coordination des verbes souligne paradoxalement la vacuité de l’existence de la demoiselle, exclusivement préoccupée de la beauté de son apparence. On peut opérer un rapprochement avec la jeune Oiseuse qui, dans Le Roman de la Rose, passe sa journée à se coiffer. « Oiseuse est une dame dont l’unique occupation est de se peigner en se regardant dans son miroir. En effet, lorsqu’elle porte les cheveux sur les épaules, on est constamment obligée de les démêler. C’est la coiffure par excellence de l’Oiseuse »261 :
Quant ele s’estoit bien pignié | Une fois qu’elle s’était bien peignée, |
Et bien paree et bien atornee, | Qu’elle avait mis ses parures et ses atours, |
Ele avoit faite sa jornee. | Elle avait accompli sa journée. |
Le Roman de la Rose, v. 568-570 |
Car a nule rien je n’entens | Car je ne me consacre à rien d’autre |
Qu’a moi joer et solacier | Qu’à jouer et à m’amuser, |
Et a moi pignier et trecier. | À peigner mes cheveux et en faire des tresses. |
Le Roman de la Rose, v. 586-588. |
295Cette jeune fille blonde qui ouvre la porte du verger au poète tient à la main son miroir, emblème de sa vanité. Ce défaut majeur se trouve d’ailleurs annoncé par le nom dépréciatif qu’elle porte, l’oisiveté étant comme chacun sait mère de tous les vices. Les très nombreuses représentations iconographiques d’Oiseuse se peignant, étudiées par Elisabeth Bruel Dever262, ne manquent pas de la représenter un miroir rond à la main, et éventuellement, un peigne dans l’autre main263. La belle portière du verger, qui se coiffe du matin au soir, se révèle être une incarnation de la coquetterie autant que de l’orgueil. Si la satire est nettement moins virulente que chez Juvénal, il n’en reste pas moins que ce portrait contraste avec les descriptions élogieuses de Franchise ou de Bonté.
296La parenté avec les déesses décrites par Guillaume de Machaut dans Le Confort d’Ami est évidente, d’autant plus qu’elles sont négativement présentées par les défauts qu’elles illustrent avant même que le lecteur ne sache qu’elles s’occupent à leur toilette :
Trois dames ot, pleinnes de rage, | Il y avait trois dames, pleines de cruauté, |
et s’estoient si grans maistressses | Qui étaient si puissantes |
Qu’elles s’appelloient deesses, | Qu’on les appelait déesses, |
L’une d’orgueil, l’autre d’envie, | L’une d’orgueil, l’autre d’envie, |
L’autre de toute tricherie. | Et la dernière de toute tricherie. |
La leurs crins serpentins pingnoient | Elles peignaient là leurs cheveux serpentins |
Et d’autre chose ne servoient | Et ne faisaient rien d’autre |
Que d’elles pingnier et trecier, | Que de se peigner et se tresser, |
Et toutes ames adrecier | Et elles envoyaient toutes les âmes |
Faisoient en l’infernal flame | Droit dans le feu infernal |
Qui toudis art et toudis flame. | Qui toujours brûle et toujours flambe. |
Le Confort d’Ami, v. 2296-2306. |
297Étonnante rencontre d’une évocation toute visuelle et d’un sens métaphorique évident fustigeant l’attention portée à la chair. L’adjectif serpentins264 annonce les deux derniers vers qui assimilent les déesses païennes à des damnées brûlant dans l’enfer chrétien. L’ondulation des cheveux, assimilée sans doute à celle des flammes, est en effet réprouvée dès L’Ancien Testament, il suffit de penser à Judith faisant onduler ses cheveux pour séduire Holopherne265. De plus, ces deux derniers extraits, qui fustigent les vices allégoriquement représentés par les demoiselles, coordonnent les verbes pingnier et trecier, comme si la source du mal résidait autant dans la tresse, qui nécessite la torsion de la chevelure, que dans le simple fait de se coiffer. « La tresse est condamnée comme une première construction capillaire et comme l’arme la plus courante de séduction. Dans ce sens, elle semble avoir hérité de toutes les caractéristiques attribuées à l’ondulation dans La Bible »266. Paul et Pierre continueront sur cette lancée en condamnant dans leurs Épîtres l’indécence des tresses, considérées comme une parure au même titre que les bijoux267. Tertullien, l’un des pères^ de l’Église, les qualifie même de vaniteuse auréole (ambitu capitis)268. Le Moyen Âge hérite de cette tradition et Camille Enlart rapporte qu’on lit dans les dépositions du procès de sorcellerie de l’évêque de Troyes, Guichard, en 1309 : « quod netoni libenter frequentare consueverunt cum mulieribus que habent pulcras trecias capillorum »269. On ne s’étonnera donc pas que les verbes pingnier et trecier soient associés chez les moralistes dans un même dénigrement de la toilette. Tortueuse, torse et donc perverse, la tresse se révèle de surcroît « porteuse d’un symbolisme sexuel, phallique. Sa forme ne vient-elle pas souligner à quel point la femme séductrice s’arroge un pouvoir tout masculin ? »270 La femme aurait-elle l’orgueil de s’imaginer l’égale de l’homme ? Il n’en fallait pas tant à la tresse pour s’attirer les foudres des auteurs chrétiens.
298Un recueil d’historiettes morales propose, sous la rubrique « Cointise », trois anecdotes illustrant la désapprobation du milieu clérical à l’endroit des tresses féminines271. Voici la deuxième :
1 Ci nous dit conment saint Jeroisme et uns hermites virent une cointe fame qui avoit un deable seur sa queue et .II. sus ses traices. 2 Et se prinstrent a rire pour ce qu’il chaï en la boe conme elle leva sa queue en passant un ruissel. 3 Et leur dist la fame que tiex gens conme il estoient ne devoient rire ne moquier des autres gens. 4 Saint Jeroisme li respondi : Nous rions pour vostre proufit se vous voullez. 5 Lors li dist ce qu’il avoient veu et li monstrerent les deables qu’elle portoit, et a pluseurs autres gens. 6 Et des illuec coupa queue et traices et toute sa vie usa de la doctrine saint Jeroisme. 7 Si pouons entendre que traices ne queues en fames ne en honmes ne plaisent a Nostre Segneur, et si plaisent aus anemis. | Voici comment saint Jérôme et un ermite virent une femme élégante qui avait un diable sur la traîne et deux autres sur les tresses. Ils se mirent à rire quand le diable tomba dans la boue au moment où elle releva sa traîne pour traverser un ruisseau. La femme leur dit que des personnes de leur qualité ne devaient pas rire des gens ni se moquer d’eux. Saint Jérôme lui répondit : « Nous rions dans votre intérêt. ». Alors il lui expliqua ce qu’ils avaient vu et lui montrèrent, ainsi qu’à ceux qui étaient présents, les diables qu’elle portait. Dès lors, elle coupa sa traîne et ses tresses et suivit toute sa vie la doctrine de saint Jérôme. Nous pouvons donc en conclure que les tresses et traînes des femmes ou des hommes n’agréent pas à Notre Seigneur mais plaisent en revanche aux diables. |
Ci nous dit, chapitre 236, p. 208. |
299Seule la renonciation aux traices et à la queue (traîne de la robe) agrée aux saints, à Dieu et à la Vierge. Difficile dès lors pour la croyante de s’opposer à une aussi nette coalition.
300Si la femme uniquement occupée à se mirer, se coiffer et se tresser ne peut être qu’infatuée, la toilette n’en demeure pas moins un moment incontournable – ne serait-ce que pour des raisons d’hygiène – que les moralistes tentent de circonscrire dans le temps. Le Livre du Chevalier de la Tour Landry pour l’enseignement de ses filles conseille à ses lectrices de réduire la toilette au minimum, citant à l’appui l’exemple « D’une dame qui mettoit le quart du jour à elle appareillier » (xxxie chapitre) qu’on attend pour la messe :
Si en y avoyt plusieurs qui s’entredisoient : « Comment ! ceste dame ne sera mais huy pignée ni mirée ? » Si en voit aucuns qui distrent : « Mal mirer lui envoit Dieux, qui tant de fois nous fait icy muser et attendre ». | Il y en avait plusieurs qui se disaient entre eux : « Comment ! cette dame va-t-elle passer la journée à se peigner et à se regarder ? ». Certains ajoutèrent : « Que Dieu envoie un horrible reflet à celle qui nous a tant de fois fait attendre et patienter ici. » |
Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, p. 70. |
301L’association des verbes pigner et mirer pose les bases du motif, ici déprécié. La prière des fidèles ne tarde pas à faire effet puisque la dame voit le derrière du diable dans son miroir, signe incontestable que s’attarder à sa toilette est un péché. Geoffroi de La Tour Landry en tire promptement une leçon :
Et pour ce cy a bon exemple comment l’en ne doit pas estre ainsi longue à soy arroyer et se appareillier que l’en en perde le saint service ne le faire perdre à autruy. | Ce bon exemple nous montre que l’on ne doit pas être si longue à se préparer et à s’apprêter au point de manquer le saint service et de le faire manquer aux autres. |
Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, p. 70. |
302Le refus de la toilette s’exprime même dans le choix narratif puisque la scène n’est pas montrée mais évoquée au travers des paroles et réactions des personnages qui attendent la coquette. Plus loin, dans le Lxxvr chapitre intitulé « Cy parle de soy pingnier devant les gens », l’auteur ne se contente pas de conseiller aux femmes de réduire le temps passé à se coiffer mais il leur recommande de se cacher lorsqu’elles se livrent à cette activité :
Un autre exemple vous diray de Bersabée, la femme Uries, qui demouroit devant le palais du roy David. Si se lavoit et pingnoit à une fenestre dont le roy la povoit bien veoir ; sy avoit moult beau chief et blont. Et par cela le roy en fut tempté et la manda, et fist tant que il pecha avecques elle, et, par le faulx delit, il commanda à Jacob, qui etoit chevetoine de son ost, que il meist Uries en tel lieu de la bataille que il fust occis. [...] Et tout ce pechié vint pour soy pingnier et soy orguillir de son beau chief, dont maint mal en vint. Sy se doit toute femme cachier et céleement soy pingner et s’atourner, ne ne se doit pas orguillir, ne monstrer, pour plaire au monde, son bel chef, | Je vous donnerai un autre exemple, celui de Bethsabée, la femme d’Urie, qui habitait devant le palais du roi David. Elle se lavait et se peignait à la fenêtre et le roi pouvait facilement la voir ; elle avait une très belle chevelure blonde. Cette scène tenta le roi qui la fit venir et finit par commettre un péché avec elle et, à cause de cette jouissance interdite, il ordonna à Jacob, chef de son armée, de déplacer Urie de telle sorte qu’il soit tué au combat. [...] Et tout ce péché n’advint que parce qu’elle se peignait et s’enorgueillissait de ses beaux cheveux, à l’origine de nombreux maux. Toute femme doit donc se cacher, se peigner et s’apprêter en secret ; elle ne doit pas s’enorgueillir de sa belle chevelure ni la montrer pour plaire aux autres, |
Le Livre du Chevalier de la Tour Landry, p. 154-155. |
303Autrement dit, pour agréer aux auteurs les plus austères, la toilette se doit d’être circonscrite dans le temps mais aussi dans l’espace. Le beau chef blond doit être celé. Nous retrouvons là le versant édifiant du pan intimiste de la scène de la toilette. Il s’agit en effet d’exposer les funestes conséquences d’un dévoilement de la chevelure à la fenêtre qui rappelle l’extrait de Perceforest272. Qui plus est, Geoffroi de La Tour Landry réinterprète l’épisode de la séduction de David puisque ce n’est plus la nudité de Bethsabée qui ravit le roi mais sa coiffure273, investie de la même suggestion érotique. Or, il est assez paradoxal que l’auteur reprenne les éléments du motif que nous avons déjà relevés (fenêtre encadrante, verbe pingner, beauté blonde des cheveux) et écrive finalement une courte scène de toilette, au moment même où il conseille de la dérober aux regards : le choix narratif prend le contre-pied de la leçon. En d’autres termes, le texte montre ce qu’il préconise de cacher, tout comme le Lancelot en prose s’évertue à décrire les excès – violences et viols – qu’il dénonce. Geoffroi de La Tour Landry aurait-il lui aussi succombé à la sensualité de la scène ?
304De la même façon, il est curieux qu’une description de femme à sa toilette ait droit de cité dans la biographie à visée édifiante du maréchal Bouciquaut, au sein d’un chapitre intitulé « Comment la vertu de continence et de chasteté est ou mareschal ». Afin de prouver les qualités de retenue du personnage, il suffit de montrer sa facilité à résister au spectacle aguichant d’une femme se peignant :
si y avoit une des dames de la ville qui au souleil pignoit son chef, qui moult estoit blont et bel, si comme par dela en sont communement curieuses. Si avint que un des escuyers qui chevauchoit devant lui la vid par une frenestre et va dire : « O que voy la beau chef ! » Et quant il fu passé oultre, ancore se retourna pour regarder la dame. Et adont le mareschal, qui le vid ainsi retourner, va dire : « C’est assez fait. » Ainsi de fait et de semblant le mareschal est net de cestui vice de charnalité et de toute superfluité, qui est parfaict signe de sa continence ; car dient les aucteurs que le vice de luxure abonde en jolivetez, en regars et contenances. | il y avait une dame de la ville qui, au soleil, peignait sa chevelure, très belle et très blonde, comme aiment à faire les femmes [de Gennes]. Un des écuyers qui chevauchait devant le mérachal la vit par une fenêtre et s’exclama : « Oh, que voilà des beaux cheveux ! » Et quand il l’eut dépassée, il se retourna encore pour regarder la dame. Alors le maréchal, qui perçut son manège, lui dit : « Ca suffit ! » On voit bien à ceci que le maréchal est exempt de tout attrait vicieux pour le superflu et le charnel, ce qui est un signe parfait de sa chasteté, car les auteurs disent que le vice de luxure se déploie dans les coquetteries, les regards et les poses. |
Le Livre des fais du bon messire Jehan le Maingre, dit Bouciquaut, l. 59-99. |
305La capacité du maréchal à se détourner d’une vision aussi plaisante témoigne donc de sa haute vertu et doit servir d’exemple au lecteur. Toutefois, ce court passage se détache de l’ensemble du chapitre par son caractère pictural souligné par les reflets lumineux de la chevelure au soleil et le jeu des regards des personnages. Tout comme dans l’extrait précédent, le cadre de la fenêtre accentue l’assimilation à un tableau. La dénonciation de la superfluité de la toilette ne résiste pas au plaisir de reprendre, malgré tout, le motif dans toute son ampleur. Que cette scène typique soit décrite pour elle-même ou qu’elle le soit dans une intention moralisatrice n’intervient pas in fine dans son traitement, ce qui laisse à penser que le motif s’est solidement ancré dans les esprits.
306Indéniablement, la femme à sa toilette séduit et le développement iconographique au xiiie siècle274 de la représentation aujourd’hui traditionnelle des sirènes, un miroir275 à la main, peignant de longs cheveux276, tend à confondre les deux motifs. Les femmes de mauvaise vie sont également représentées dans les Bibles moralisées un miroir à la main277, « tantôt elles semblent s’y regarder pour arranger leur chevelure, tantôt elles le tiennent simplement comme signe de leur condition »278. La scène de la toilette est alors investie d’un symbolisme sexuel. Cet objet « grâce auquel la femme entretient sa beauté et son charme en s’y contemplant sans cesse » devient « un véritable attribut de la luxure »279. La lascivité de la femme se peignant rejoint donc subrepticement le stupre des sirènes tentant de séduire (se-ducere) les marins. Leurs seules armes ? leur voix et leur chevelure ensorceleuse :
En l’eaue conversoient a guise de poisson] | Elles vivent dans l’eau [comme des poissons, |
Et sont trestoutes nues si lor pert a bandon | Entièrement nues, et, de la tête aux pieds, |
Qanque nature a fait enfresi c’au talon ;] | On peut voir tous les dons que leur a faits [la nature. |
Li chevel lor luisoient com pene de paon,] | Leur chevelure brille [comme les plumes du paon : |
Ce sont lor vesteûres, n’ont autre covrison.] | C’est leur seul vêtement, [rien d’autre ne les couvre. |
Tant par estoient beles et de gente façon | Elles sont si belles et si gracieuses |
Que de la biauté d’eles ne sai dire raison. | Que je n’arrive pas à traduire leur beauté. |
Le Roman d’Alexandre, v. 2904-2910. |
307La sensualité de ces filles de l’eau, qui attirent à elles les marins pour les étouffer au cours de l’union amoureuse280, se trouve contenue dans la brillance de leurs cheveux, d’autant plus mise en valeur que les créatures sont nues. Leur chevelure devient parure de séduction, tout comme les plumes de la queue du paon. Il est frappant de constater que, lorsqu’il se trouve confronté aux sirènes, le vaillant Rainouart, enchanté, invoque Marie-Madeleine281, personnage biblique connu, certes, pour sa vie dissolue et sa conversion mais aussi pour sa splendide chevelure :
Va s’an la nef et Renoart anmoine ; | Le navire fit voile et emporta Rainouart, |
Pour son fil querre est antrés an grant poine. | Prêt à tout supporter pour retrouver [son fils. |
Passait la mer ou a mainte seraine | En traversant la mer où de nombreuses sirènes |
Qui chantent cler au chief d’une fontaine.] | Chantent d’une voix claire [au bord d’une fontaine, |
Dist Renoars : « Marie Mazelaine, | Rainouart s’exclama : « Ah ! Marie-Madelene, |
S’une an avoie, n’en prendroie Bretaigne !] | Une seule me comblerait plus que [la Bretagne ! |
Sire conpains, car va, si la m’amoine ! » [...] ] | Cher compagnon, [va donc m’en chercher une ! » [...] |
Renoars voit la seraine de mer | Rainouart vit la sirène marine, |
Cui la chavol reluissoi tant cler, | Dont la chevelure avait un éclat si brillant |
C’a molt grant poine la puet on esgarder. | Qu’elle éblouissait quiconque la regardait. |
La Bataille Loquifer, v. 3963-3969 et v. 3976-3978. |
308Pourquoi l’invoquer ici sinon pour opérer un rapprochement entre sa chevelure et celle des sirènes, aussi brillante que le soleil qui, on le sait depuis La Rochefoucauld, ne se peut regarder en face. La sirène, séductrice professionnelle, entretient donc des liens de parenté d’abord avec la fée – pourquoi sinon faire allusion à une fontaine en pleine mer ? – et ensuite avec Marie-Madeleine282, dont le prénom renvoie étymologiquement soit à Magdala, soit à une racine hébraïque gdl désignant une coiffure à deux tresses. La chevelure de Marie-Madeleine aussi bien que celle des sirènes concentre en conséquence leur sensualité et leur liberté sociale autant que sexuelle. Elisabeth Pinto-Mathieu rapporte que dans un sermon sur la vie de la sainte, « prononcé à Paris en 1498, à Saint-Jean en Grève, Maillard la disait belle comme le soleil, dotée de beaux cheveux longs et d’une taille agréable. Ajoutons à cela les parures frivoles dont elle s’ornait et l’on comprend qu’elle ait eu l’allure d’une prostituée. Le prédicateur souligne alors le péril auquel s’exposent les femmes belles qui de surcroît ont un comportement, des gestes et des vêtements faisant douter de leur honnêteté »283. Couvrant le corps ou le montrant tour à tour, la chevelure de la sirène ou de la prostituée se remarque. Pour ces femmes libérées du joug masculin, liberté et sensualité vont de pair. Cette digression concernant les sirènes et MarieMadeleine se justifie dans la mesure où ces figures incarnent précisément la hantise des prédicateurs284, le contre-modèle présenté à leurs ouailles.
309Pour approfondir le sujet, c’est parce qu’elles se coiffent à leur fenestre, oubliant de se cacher, que Bethsabée et la bourgeoise anonyme du Livre des fais du bon messire Jehan le Maingre, dit Bouciquaut attirent leurs vertueux admirateurs. Visibles de l’extérieur, elles débordent de l’espace domestique clos qui leur est assigné et sont en cela blâmables285. La femme étant attachée au domaine strictement privé, toute tentative d’extension de son territoire est donc proscrite286. Celle qui ne se plie pas à cette domination masculine de l’espace public est aussitôt assimilée à une femme publique, luxurieuse et débauchée. Les prostituées que l’on voit sur les enluminures tentent d’ailleurs d’attirer le client en exhibant leur intimité, c’est-à-dire en se coiffant.
310Tout débordement est prohibé, aussi bien la mèche de cheveux échappée de la coiffe que la chemise surgissant à l’échancrure de la robe. Savoir se coiffer et s’habiller correctement, c’est conserver sa réputation d’honnête femme :
comme il est d’aucunes yvrongnes, foles, ou non sachans qui ne tiennent compte de leur honneur ne de l’onnesteté de leur estat ne de leurs maris, et vont les yeulx ouvers, la teste espoventablement levee comme un lion, leurs cheveux saillans hors leurs coiffes, et les coletz de leurs chemises et coctes l’un sur l’autre ; et marchent hommassement et se maintiennent laidement devant la gent sans en avoir honte. | Comme certaines ivrognesses, insensées ou inconscientes qui ne tiennent pas compte ni de leur honneur, ni de l’honnêteté de leur état, ni de leurs maris et qui vont, le regard devant elles, la tête levée avec l’assurance d’un lion, les cheveux sortis de leurs coiffes et le col de leur chemise et de leur cotte l’un sur l’autre ; qui plus est, elles marchent comme des hommes et se tiennent mal devant les gens, sans en éprouver aucune honte. |
Le Mesnagier de Paris, p. 43, l. 140-147287. |
311En effet, depuis que l’on avait découvert au xiiie siècle, « avec l’invention de la chemise, les multiples jeux que permettent les superpositions d’étoffes », la mode était aux entailllies qui laissaient deviner le linge intime ou même la peau. Il en allait de même pour la chevelure, négligemment sortie de la guimpe. « Tout débordement est considéré comme signe de débauche, parce qu’il évoque un surgissement de l’intime »288. Il faut donc, pour éviter de passer pour une femme dévergondée, cacher et cacher vraiment. D’autre part, ce passage met en lumière les ramifications sociales de la coiffure qui sont presque totalement éludées des textes fictionnels se contentant tout au plus de développer la richesse des coiffures des héroïnes nobles par opposition implicite à celles de leurs suivantes289. Cette œuvre témoigne donc d’une pratique historique qui distinguait les coiffures selon le rang social des femmes qui les portaient.
312Afin de paraître soignées mais non pas coquettes, les femmes doivent éviter à tout prix de laisser libres leurs cheveux mais aussi de les apprêter excessivement :
Gardez dont, belle seur, que voz cheveux, vostre coiffe, vostre couvrechief et vostre chapperon, et le surpius de voz atours soient bien arengeement et simplement ordonnez, et tellement que aucuns de ceulx qui vous verront ne s’en puissent rire ne moquer. | Veillez donc, chère sœur, à ce que vos cheveux, votre coiffe, votre voile et votre chaperon, ainsi que le reste de votre parure soient correctement et simplement mis, de telle sorte que ceux qui vous verront n’aient aucun motif de rire ou de se moquer de vous. |
Le Mesnagier de Paris, p. 44, l. 159-163. |
313La simplicité de la coiffure s’érige en garde-fou de la moralité. À partir du xiiie siècle, l’impudeur ne se rapporte plus seulement à l’exhibition de la nudité ou de la chevelure éparse, elle « vient au contraire désormais se nicher dans le contre-nature. Est condamnable tout ce qui relève de l’artifice, d’une négation ou d’une réfection orgueilleuse et blasphématoire de la Création »290. La femme qui passe trop de temps à sa toilette, tressant sa chevelure, la teignant291, la dressant en hennin ou encore usant de postiches se voit fustigée comme si elle remettait en cause la perfection de l’œuvre divine. Dans cette « société tiraillée par le refoulement et la glorification du corps », la nudité tout comme la chevelure oscillent « entre l’innocence d’avant le péché originel, la beauté donnée par Dieu aux hommes et aux femmes et la luxure. Ainsi la beauté féminine sera-t-elle prise entre Ève la tentatrice et Marie la rédemptrice »292. C’est cette difficile juste mesure que les auteurs de manuels didactiques se proposent d’enseigner à leur lectorat. Les deux derniers extraits constituent un contrepoint aux évocations attendries des charmes de la toilette. Point d’épanchement ici mais une réponse austère et sans appel aux risques que ferait courir aux pauvres proies masculines une luxurieuse crinière blonde. La mention de la chevelure devient moins le lieu d’une description complaisante que l’occasion d’une leçon de moralité et de bon goût.
314Le motif de la toilette, revu et corrigé par la morale chrétienne, synthétise donc deux péchés majeurs, l’orgueil et la luxure. Afin de terrifier leurs lectrices, quelques auteurs didactiques peignent les tourments de celles qui se sont adonnées au plaisir de longuement se coiffer. L’un d’entre elle, damnée, revient pour mettre en garde son amie sur les méfaits d’un tel comportement :
Et a ce propos Guillaume de Paris en son livre du monde universel, recite comment deux femmes jadis furent tres curieuses de soi parer et pigner. Si avint que l’une d’icelles mourut, et après qu’elle fu morte, elle s’apparut a sa compaigne qui se pignoit et lui dist : « Mamye, avise toi, car je suis dampnee a cause de mes curiositéz que je mantenoie quant j’estoie avecques toi. Et m’est avis que teles curiositéz ne sont autre chose fors que cause de luxure et de toute dissolucion charnelle ». | À ce propos Guillaume de Paris, dans son livre du monde universel, rapporte comment jadis deux femmes aimaient à s’apprêter et à se peigner. Il advint que l’une d’elles mourut et, après sa mort, elle apparut à sa compagne qui se peignait et elle lui dit : « Mon amie, reprends-toi, car je suis damnée à cause des pratiques auxquelles je m’adonnais quand j’étais avec toi. Il me semble à présent que ces pratiques n’étaient rien d’autre que la cause de la luxure et de toute dissolution charnelle ». |
Livre de bonnes mœurs, p. 371. |
315Le célèbre manuscrit 1338 du musée Condé à Chantilly, datant du xve siècle, présente une illustration de cet épisode293 sur laquelle la revenante, traits vieillis et doigt accusateur, et derrière elle le diable à gauche font face à la jeune femme et sa chambrière à droite. Les deux coquettes portent les cheveux très longs, ondulés et dénoués – toilette oblige. Le miroir constitue l’élément central ; la jeune femme le tient d’une main et se peigne de l’autre. Si l’on occultait la moitié gauche du tableau, nous aurions affaire à une scène de toilette classique mais la partie droite infléchit nettement l’interprétation vers une condamnation de la toilette. Autrement dit, l’enlumineur, comme Geoffroi de La Tour Landry avant lui, succombe au charme de la femme à sa toilette au moment même où il fustige sa coquetterie.
316Le invectives paroxystiques reviennnent à Eustache Deschamps qui place dans la bouche d’Ysaïe des paroles haineuses adressées aux femmes trop élégantes :
Advise ci chascuns et sente | Que chacun se fasse son opinion |
De celle qui ses crins divise | Au sujet de celle qui fait une raie dans ses cheveux |
A aguille d’or qu’ell’a prinse, | À l’aide d’une aiguille d’or qu’elle a prise. |
Et fait de pierre ses tresoirs | Et qui confectionne des tressoirs |
Et de perles, et ses miroirs | Avec de la pierre et des perles, |
D’yvoire, et espingles dorées, | Qui possède des miroirs d’ivoire et des épingles dorées, |
Frontiaux et coifes bien ouvrées, | Des diadèmes et des coiffes |
bien ouvrées, | délicatement ouvragées, |
Qui sa face paint et couleure ; | Celle qui maquille et peint son visage : |
Et que devendra elle en l’eure ? | Que deviendra-t-elle à son heure ? |
Viande a vers et a serpens, | De la viande pour les vers et les serpents, |
Et pis ancor, si com je pens : | Et même pire, à ce que je crois : |
Les couleuvres son coul prandront, | Les couleuvres la saisiront au cou |
Et les serpens l’alaitteront ; | Et les serpents tireront son lait |
Plus ara esté tendre et aise, | Plus elle aura été tendre et agréable, |
Plus sera pourrie et punaise | Plus sa charogne sera pourrie et fétide |
Sa charoingne, et plus corrumpue, | Et plus corrompue |
Le Miroir de Mariage, v. 5880-5895. |
317Pas le moindre attendrissement cette fois-ci. L’évocation très concrète de la charogne que deviendra la coquette après sa mort n’a d’autre fonction que de souligner, par contraste, la vanité des multiples artifices auxquels elle recourt lors de sa toilette. L’artifice du maquillage et des coiffures à la mode294 – où trouvent place des pierres, des perles aussi bien que des fragments de miroirs – se révèle diabolique295. « Extrê-ment graves et coupables sont en effet les comportements qui remettent en question une frontière relevant de l’ordre divin, cet ordre qui, dès la Genèse, sépare et hiérarchise. L’œuvre divine s’impose en effet comme un travail de distinction, de mise en ordre d’un chaos primitif. Or, la femme, dans les soins qu’elle apporte à sa parure, perturbe toutes les catégories »296. Offrant aux regards des constructions capillaires défiant l’ordre divin, les femmes se révèlent démoniaques. La critique de la toilette cristallise donc la hantise de l’hétérogénéité et la peur du chaos.
318La fin du Moyen Âge (xive et xive siècles) voit se multiplier les textes à visée édifiante qui transposent les évocations de la toilette dans le domaine moral, conférant au motif des connotations négatives. La femme à sa toilette, qui a inspiré nombre d’enlumineurs, devient l’emblème de la vanité et de la luxure. La liberté de la fée se fait débauche, la grâce coquetterie et la fontaine miroir. Bien qu’elle fasse toujours brûler de désir les hommes qui la contemplent, elle est désormais vouée aux flammes de l’enfer. Se saisissant du motif, les moralistes tentent de circonscrire la toilette dans le temps et l’espace, prodiguant moult conseils à leurs lectrices. Mais, comme le titre de l’article de Noëlle Lévy-Gires l’indiquait – « Se coiffer au Moyen Âge ou l’impossible pudeur » – les cheveux, qu’ils soient courts, longs, ondulés, tressés, défaits ou coiffés, sont toujours impudiques.
319Nous pensons donc avoir délimité le motif de la toilette dont la propension à la picturalité, voire à la théâtralité est une caractéristique majeure. Le caractère visuel l’emporte largement et justifie nos incursions dans les manuscrits enluminés. Stéréotype de diégèse statique, contrairement aux précédents qualifiés de dynamiques, il se repère facilement par la présence d’un peigne et/ou d’un miroir, éventuellement livrés sous leur forme verbale, pignier et se mirer. Un seul de ces éléments, renvoyant à un objet ou à un geste, suffit à actualiser le motif qui se révèle donc assez librement construit. Nous n’avons repéré aucune formulation stéréotypée, ce qui rapproche donc d’un point de vue strictement fonctionnel ce motif de celui de la déploration ou du don de cheveux. Déjà présente chez les auteurs latins et dans les contes du monde entiers, cette scène survivra aux siècles suivants, à la différence par exemple du motif de la déploration.
320L’inspiration féerique qui a donné naissance aux demoiselles se coiffant à la fontaine ne fait aucun doute et l’origine du motif dans la littérature médiévale – le lai d’inspiration celte – est vite oubliée au profit d’une inscription romanesque dans laquelle la fée n’est plus qu’une humaine (trop) aguichante. Les auteurs investissent alors le stéréotype narratif de valeurs morales, faisant de lui l’emblème de l’orgueil et de la coquetterie. La fusion parfaite des éléments du motif semble atteinte quand naissent des transpositions décelables en tant que telles et, surtout, au moment où l’auteur même qui le dénonce est surpris à l’utiliser.
321En guise de conclusion sur les rapports qu’entretient la chevelure avec les stéréotypes de narration, nous souhaiterions mettre l’accent sur trois points fondamentaux. En premier lieu, il convient de rappeler deux évidences, à savoir que, dans aucun de nos cinq motifs, le poète ne procède selon un ordre canonique, et que le stéréotype narratif ne subit pas le même traitement dans tous les textes. Aucun ordre imposé, aucune expression incontournable. On opposera toutefois les stéréotypes de narration relatifs aux mauvais traitements infligés par les personnages masculins à ceux de la déploration, du don de cheveux et de la toilette : en effet, lorsque la chevelure est mutilée ou tirée, le motif tend à retrouver les mêmes verbes (prendre, couper, traîner) et le même substantif (tresses). Si le phénomène n’est pas systématique, variance du texte oblige, il s’avère si récurrent qu’on ne saurait le passer sous silence. En revanche, les motifs de la toilette, du don de cheveux et de l’affliction ostentatoire ne sont pas liés à des stéréotypes linguistiques de ce type.
322Il faut ensuite souligner l’extraordinaire malléabilité de ces motifs. Qu’ils soient enfants du conte, de la chanson de geste, du roman ou de la lyrique, ils franchissent tous les frontières génériques avec une facilité telle qu’on les retrouve très tôt dans la littérature hagiographique, satirique et même didactique. Cependant, si le roman – en pleine expansion à partir du xiie siècle – tend à s’approprier tous les stéréotypes de diégèse qu’il décline inlassablement, on peut relever certaines prédilections. Ainsi, le motif du don de cheveux se révèle typiquement romanesque et attaché aux xiie et xiiie siècles tandis que celui du don de chapel s’épanouit dans la lyrique à la même période. Le motif de la mutilation capillaire connaît le succès à la même époque, son domaine de prédilection demeurant le fabliau et le roman en prose. C’est également dans le roman en prose du xiiie siècle que l’on trouve le plus de demoiselles traînées par les tresses, violence que les vaillants chevaliers se font fort de punir. Quant au motif de la déploration, hérité de la chanson de geste, il se caractérise par son foisonnement et par sa parfaite souplesse puisqu’on le retrouve absolument dans tous les types de texte, plus ou moins développé. Il semble connaître son apogée au xiiie siècle avant de s’éteindre progressivement. Le cas du motif de la toilette se révèle assez différent dans la mesure où il parcourt les siècles en se chargeant de nouvelles valeurs : de la fée du lai au xiie siècle, la femme devient oisive et orgueilleuse au xiiie avant de se métamorphoser en luxurieuse coquette au xive.
323En dernier lieu, signalons que la chevelure, rarement découverte, devient dans le motif le point de convergence de tous les regards. En effet, les stéréotypes narratifs renvoient à des moments où la chevelure est nécessairement vue. Que ce soit lors de manifestations de tristesse, de violences ou lors de la toilette, la chevelure se laisse contempler détressée et même éparse. Le cheveu libre, « dans sa sauvagerie et son mouvement, va symboliser le caractère indompté de la féminité »297. D’où la fascination des auteurs pour ces scènes, attraction teintée d’angoisse. Telle la Gorgone à la chevelure de serpents298 ayant le pouvoir de changer en pierre quiconque la regardait en face, la femme à la longue chevelure inquiète. Ainsi s’explique l’acharnement auquel est sujette la chevelure, régulièrement coupée ou tirée. À travers elle, c’est sur la femme tout entière que l’homme imprime son pouvoir. Indéniablement, les stéréotypes inscrivent « de façon souvent inséparable des enjeux formels, le rapport du texte aux représentations figées, et à leur portée sociohistorique »299.
324Bien que mouvant à souhait dans sa formulation, le stéréotype narratif laisse poindre la crainte de la reproduction à l’identique. Comment les œuvres parviennent-elles encore à imaginer des variations, sans se contenter du simple emprunt aux œuvres antérieures ? Le motif (du verbe movere, mouvoir) peut-il devenir moteur de la littérature ?
Notes de bas de page
1 Défini par Jean-Jacques Vincensini comme un « récit défini dans ses contours et son poids thématique stéréotypé » (Motifs et thèmes du récit médiéval, p. 109). Dans son article du Dictionnaire des genres et notions littéraires, Véronique Klauber distingue clairement le motif du thème en prenant l’exemple du motif du cœur mangé dans lequel le thème est le secret d’amour divulgué (p. 486). Autrement dit, la chevelure à elle seule ne constitue ni un motif ni un thème.
2 Hendrik Van Gorp, Dictionnaire des termes littéraires, p. 313.
3 Carine Degryse-Bouillot, « La chevelure : la tirer ou l’arracher, étude d’un motif pathétique dans l’épique médiéval », dans La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Age, p. 35.
4 « Les manifestations violentes du deuil – cris, larmes, pâmoisons, barbe tirée, cheveux arrachés, vêtements tirés – ainsi que les scènes de désolation collective caractérisent les chansons de geste, et d’abord la plus célèbre, la Chanson de Roland » dans « La douleur et la mort dans la littérature française des xiie et xiiie siècles », Il Dolore e la morte nella spiritualità dei secoli xii e xiii, Convegni del Centro di studi sulla spiritualità medievale, V, 7-10 ottobre 1962, Todi, Presso l’accademia tudertina, 1967, p. 71.
5 Dans plus du tiers des réalisations du motif.
6 Cette construction recouvre plus de 62 % des emplois de duel.
7 Cette construction recouvre 23 % des emplois de duel.
8 L’expression s’arracher les cheveux est d’ailleurs la seule qui ait été conservée jusqu’en français moderne.
9 Voir dans Bérinus : « Dont commença Milie ses cheveulx a detraire et a faire ung dueil si fort que par ung pou elle ne se occioit. » (Bérinus, roman en prose du xive siècle, éd. Robert Bossuat, Paris, SATF, 1933, t. ii, 457, p. 46) et dans Ipomédon : « Dunc veïssez dolent sun mestre, / Nuls hom plus irez ne pout estre ; / Ses chevous trait, sa barbe tire, / Grant doil demeine e dur martire, » (v. 16751678). Intéressant est le traitement presque figuré qu’en fait Villon dans la Ballade VII (S. I) : « P. -Prince planteur, dire verté vous veulx : / Maint Coquillart, pour les dessusditz veulx / Avant ses jours piteusement trespasse, / Et à la fin en tire ses cheveulx, / Mais le pis est marïage. C. – M’en passe ! » (Poésies complètes, éd. Claude Thiry, Paris, Lib. Gén. Fr., 1991, v. 31-35) où il apparaît nettement que le simple fait de se tirer les cheveux devient l’emblème de la souffrance et de la douleur. On traduirait aujourd’hui facilement cette expression par « et à la fin il s’en mord les doigts ».
10 Carine Degryse-Bouillot, à la fin de son étude iconographique des représentations de Tristesse dans les manuscrits enluminés du Roman de la Rose, conclut : « S’arracher les cheveux à deux mains [...], déchirer ses vêtements et se griffer le visage sont les trois gestes principaux exprimant la désolation chez Tristesse. Lorsqu’elle s’en prend à ses cheveux, sa robe est déjà en lambeaux, et lorsqu’elle déchire ses vêtements, ses cheveux gisent épars sur ses épaules. » (Les Gestes et les attitudes corporelles dans la littérature narrative des xiie et xiiie siècles en France, thèse sous la direction de Philippe Ménard, Paris IV, 1999, p. 395). Voir aussi la thèse d’Elisabeth Bruel Dever, L’illustration du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, sous la direction de Philippe Ménard, Paris IV-Sorbonne, 1995, p. 588, fig. 114, 115, 116 et 117.
11 Ces chiffres rejoignent les calculs de Carine Degryse-Bouillot qui, sur 33 occurrences recensées dans des chansons de geste, compte 20 fois le verbe tirer et 3 fois les verbes traire/detraire « comme si le geste avait été figé en une tournure traditionnelle permettant d’emplir un hémistiche » (art. cit., p. 43).
12 Traire signifie certes tirer mais dans le but d’arracher.
13 Carine Degryse-Bouillot, art. cit., p. 44.
14 Quand la dégradation de son propre corps ne suffit pas, le personnage endeuillé peut s’en prendre aux siens, serviteurs et animaux. Ainsi, à la mort du comte Raimon de Toulouse, Peire Vidal, comme fou, ordonne de raser ses gens et de couper la queue et les oreilles de ses chevaux : « E vestit se de negre, e taillet las coas e las aureillas a totz los sieus cavals, et a si et a totz los sieus servidors fes raire los cabeils de la testa » (La Dame Louve, p. 88, l. 2-5 dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises).
15 Manuscrit 108 de la bibliothèque municipale d’Amiens, fol. 27.
16 François Garnier, op. cit., t. i, p. 225, figure H (Amiens, bibliothèque municipale, manuscrit 108, fol. 27).
17 Carine Degryse-Bouillot, art. cit., p. 42.
18 Crins est employé dans 14 % des cas, crine dans 5 % des cas et poil de façon marginale. La contrainte de la rime a dû jouer dans le choix de ces substantifs, comme ici dans La Vie de Sainte Euphrosine : « La nobile pucele soi clamo[i]t miserine ; / O ses dogiés mains deront sa b[l]oie crine. » (v. 114115).
19 Aussi bien dans la littérature que dans l’iconographie. Voir les analyses et les croquis de François Garnier, op. cit., t. i, p. 224-225.
20 Carine Degryse-Bouillot, art. cit., p. 44.
21 La Vie de Sainte Euphrosine, éd. Raymond T. Hill, Romanic Review, vol. x, 1919, p. 159-231.
22 François Garnier, op. cit., t. i, p. 225. Voir aussi la figure K page 225 (Bible d’Etienne Harding, 1109, Dijon, bibl mun, ms. 14, fol. 191) : un homme aux cheveux courts se tire la barbe en signe d’affliction.
23 Ibid., t. i, p. 137.
24 Jean Frappier, art. cit., p. 80-86.
25 « Letztlich gehen die typischen Klagegebärden auf die Antike zurück. Nicht alle zwar finden sich schon bei Homer ; die leidenschaftlichsten unter ihnen, die erst die Spätantike kennt, mögen orientalischen Gebräuchen entstammen. » (Werner Habicht, Die Gebärde in englischen Dichtungen desMittelalters, (Les gestes dans la poésie anglaise du Moyen Age), München, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1959, p. 94) Traduction proposée : Ces gestes symbolisant la plainte remontent à l’Antiquité. On ne les trouve certes pas tous chez Homère ; notamment les gestes les plus passionnels apparus bien après (plus tard dans l’Antiquité) et qui proviennent vraisemblablement des usages orientaux.
26 Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 286.
27 « À Rome, les femmes accompagnent la dépouille sans ménager leurs cheveux ni leur poitrine. Les hommes aussi suivent le cortège en se maltraitant à la vue de tous », traduction de « In Rom begleiten die Frauen, „Haar und Brust schonend", die Leiche ; auch die nächsten männlichen Verwandten mifshandeln sich vor den Augen des Volkes » (Carl Sittl, Die Gebärden der Griechen und Römer, Leipzig, Druck und Verlag von B.G. Teubner, 1890, p. 71).
28 « Déchirer les vêtements de la poitrine est bien la moindre manifestation de douleur. Les femmes seulement femmes s’arrachent leurs propres cheveux sans ménagement ; les poètes attribuaient d’ailleurs cette pratique aux déesses. Aujourd’hui, cette pratique subsiste seulement en Grèce. Les Grecs ont souvent recours aux mêmes gestes ou alors les hommes se contentent de se passer les mains dans les cheveux près des tempes. On trouverait facilement une allusion à cette habitude des Italiens et Grecs contemporains chez Ovide. Les femmes se lacèrent les joues seulement pour exprimer une douleur extrême » (traduction de « Es ist noch das Wenigste, wenn nur die Kleider an der Brust zerrissen werden [...] Allein die Frauen rauften sich schonungslos die eigenen Haare aus ; selbst Göttinnen trauen es die Dichter zu. Doch jetzt mag s nur noch in Griechenland vorkommen. Griechen namentlich lassen sich oft genug zu dem Gleichen hinreissen, sonst begnügen sich die Männer, mit den Händen in die Haare in der Nähe der Schläfen zu fahren ; man könnte eine Anspielung auf diese Gewohnheit der jetzigen Italiener und Griechen bei Ovid finden. Bis zur Zerkratzung der Wangen geht nur der höchste Schmerz von Frauen. », ibid., p. 22).
29 « La longue chevelure, parure du sexe, n’était pas simplement dénouée, mais arrachée et réduite en morceaux sans ménagement » (traduction de « Das lange Haare, die Zierde des Geschlechtes, wurde nicht bloß gelöst, sondern schonungslos gerauft und zerpflückt », ibid., p. 26).
30 « Là marchent quinze femmes (mais seulement des femmes !), qui s’arrachent les cheveux, à côté et derrière le corbillard. Plus tard, des Grecs asiatiques de l’époque impériale racontent que les bonnes femmes devant le brancard se frappent et s’arrachent les cheveux, quelques-unes par ambition, d’autres par coquetterie. Enfin, en Grèce, au contraire, les pleureuses n’ont toujours pas oublié cette coutume ancienne qui consiste à prendre soin des ses cheveux arrachés et à les déposer sur la dépouille comme une preuve de sa douleur », (traduction de « Hier gehen fünfzehn Frauen (aber nur Frauen !), die sich die Haare raufen, neben und hinter dem Leichenwagen. Später erzählen asiatische Griechen der Kaiserzeit, dass die Weiber vor der Bahre sich schlagen und die Haare zerraufen, manche aus Ehrgeiz, andere aus Koketterie ; letzteres ist in Griechenland noch nicht vergessen, im Gegenteil pflegen die Trauernde nach altem Brauche ihre ausgerissenen Haare wie als Beweis ihres Schmerzes über den Leichnam hinzustreuen. », ibid., p. 70).
31 Op. cit., p. 286.
32 Carine Degryse-Bouillot, art. cit., p. 42.
33 En effet, on note très peu d’originalité dans les gestes, à tel point que ce singulier extrait de Flamenca fait figure de hapax : « A si meseis fortmen s’irais, / Tira-s los pels, pela-s lo cais, / Manja-s la boca, las dens lima, / Fremis e frezis, art e rima, » (v. 1115-1119). Le seigneur Archambaut, fou de jalousie, se tire les cheveux, se pèle les joues, se mord les lèvres et grince des dents.
34 La fréquence d’apparition des différents gestes des mains complémentaires est la suivante : 1) se porter des coups au visage : 18 % et/ou à la poitrine : 15 %, soit un total de 33 %, 2) se tordre les poings : 15 % 3) déchirer ses vêtements : 16 %. En ce qui concerne les comportements moins délibérés, on obtient : 1) pleurer : 12,5 %, 2) soupirer et/ou crier : 18 % 3) s’évanouir : 5.5 %. Tous peuvent évidemment se combiner entre eux.
35 Et ce, dès l’Antiquité : « La douleur s’exprime de façon beaucoup plus violente encore. Nous voulons mettre en exergue une petite scène de la vie familiale. Alors que le fils veut quitter la maison, sa mère s’arrache les cheveux, déchire ses vêtements et lui montre sa poitrine avec laquelle elle l’a nourri. Le père quant à lui se jette sur le seuil de la porte. De même, si la famille est touchée par une maladie, les femmes ont l’habitude de se frapper la poitrine ainsi que d’autres parties du corps et aussi de s’arracher les cheveux » (traduction de « Der Schmerz äußert sich aber in viel gewaltthätiger Weise. Wir wollen eine kleine Familiescene an die Spitze stellen. Da der Sohn fortziehen will, rauft die Mutter ihr Haar, zerreißt die Kleider und zeigt ihm die Brust, mit der sie ihn genährt, während der Vater sich auf die Schwelle hinwirft. Auch bei Krankheitsfälle in der Familie pflegten die Frauen Brust und andere Teile zu schlagen und das Haar zu raufen » (Carl Sittl, op. cit., p. 19).
36 Ce qui reste finalement à prouver... Voir par exemple Érec et Énide, v. 4613-4617. Ainsi partiellement dénudée, Énide n’est-elle pas plus désirable ? Rappelons que la poitrine est souvent mentionnée dans le portrait avec des comparaisons élogieuses conventionnelles.
37 Dans un registre proche, on pensera aussi à Oriabelle apprenant simultanément son origine véritable et la mort de sa mère biologique : « Oriabiax qui la teste i ancline / Quant el l’antent, si se pasme souvine, / Detort ses poins et debat sa poitrine, / Ses chevex tire et desrompt sa poitrine. » (Jourdain de Blaye (Jourdains de Blavies) chanson de geste, éd. Peter F. Dembowski, Paris, Champion, 1991, v. 3239-3242) : la répétition de poitrine à la rime, assortie des deux meurtrissures envisageables (coups et griffures), ne vise-t-elle pas à illustrer le lien de sang qui les unissait ? Tout en agressant sa poitrine, l’héroïne tenterait de rejoindre dans la mort celle qui l’a portée en son sein.
38 La Vie de Saint Alexis, poème du xie siècle, éd. Gaston Paris, Paris, Champion, 1967.
39 C’est en effet l’expression tordre les poings qui est la plus courante : « La reïne plore et soupire, / Ses poïnz detort, ses chevox tire ; » (La Première Continuation, t. ii, ms E, v. 215-216), « Einsint se pasme Clarisanz, / Car ses cuers n’est mie joienz ; / Trait ses chevox et tort ses mains. » (La Première Continuation, t. ii, ms E, v. 621-623), « Dont vëissiés sans nul mentir / Par la sale mout grant duel faire, / Plorer, poins tordre et cheviaus traire. » (Les Merveilles de Rigomer, v. 4638-4640), « Ses cheviaus trait et ses poins tort, / Tel duel en a et tel hontage, » (Les Merveilles de Rigomer, v. 6270-6271), « elle tort poinz et ront sa crine, » (Le Roman d’Énéas, v. 2044), « Mais grant dol fait la damoissele : / Ses puins tort, ses cevels detire / Cele qui a et dol et ire » (Le Bel Inconnu, v. 1552-1554), y compris dans la poésie : « ces poins tort, ces chavols tire, » (chanson anonyme, v. 41, dans Romances et pastourelles françaises des xiie et xiiie siècles, ii, 17, p. 129).
40 Voir les vers 3682 à 3687.
41 Voir par exemple la coordination ou la juxtaposition des verbes rompre et dessirer au sujet des vêtements : « Et les dames lor chevox tirent / Et lor dras ronpent et dessirent » (Le Conte du graal, v. 8451-8452) ou « Cant l’ot Panutius, parfondement sospire ; / Deront sa blance crine et sa barbe detire / Et la jube deront, le peliçon desire ; » (La Vie de Sainte Euphrosine, v. 680-682).
42 Légende de Grégoire le grand (Vie du pape Grégoire le grand), éd. Victor Luzarche, Tours, 1857.
43 Romances et pastourelles françaises des xiie et xiiie siècles, ii, 14, p. 123.
44 Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, trois contes du xiie siècle français imités d’Ovide.
45 Art. cit., p. 40.
46 Lorsqu’il apprend la mort des trois frères du roi Pérédur, Merlin va d’ailleurs jusqu’à couvrir ses cheveux de cendre, lacérer ses vêtements et se rouler en tous sens à même le sol : « Evocat e bello socios Merlinus, et illis / Praecipit in varia fratres sepelire capella, / Deplangitque viros, nec cessât fundere fletus. / Pulveribus crines spargit, vestesque recidit, / Et prostatus humi nunc hac illacque volutat. / Solatur Peredurus eum, proceresque ducesque, / Nec vult solari nec verba precantia ferre. » (La Vie de Merlin, v. 63-69). Le fait de se rouler sur le sol en défaillant semble une particularité de ce texte puisqu’on retrouve ce comportement chez Gwendolene cherchant à retenir Merlin : « Illa dolet, fletuque fluit, laniatque capillos, / Et secat ungue genas, et humi moriendo volutat. » (La Vie de Merlin, v. 360-361).
47 Il semble qu’on puisse mettre sur le même plan la destruction de précieux bijoux lors d’un deuil collectif : « Tortent lor puinz, fruissent aneals / qui sount d’or et d’argent molt beals, / rumpent lor crins, batent lour chiere, / grant doel fount en toutes maniers. » (Le Roman de Thèbes, v. 1156911572).
48 Si, dès la chanson de geste, les femmes pleurent uniquement des proches (mari, fiancé, frère, enfant...), les hommes pleurent également leurs troupes. Dans les romans, on mène aussi le deuil de celui qu’on croit mort ou qui risque de mourir (Andromaque avant le départ d’Hector à la guerre, Didon lors de celui d’Énéas) : le motif naît alors d’une angoisse et non d’un fait. Dans le roman parodique, on pleure n’importe quoi (la perte des organes sexuels par exemple...).
49 « Dans la chanson de geste la place qu’occupent la bataille et la mort entraîne surtout des manifestations de deuil. Dans le roman courtois la peinture de l’amour et la multiplicité des aventures créent d’autres motifs de souffrance ». (Jean Frappier, art. cit., p. 108-109).
50 Voir par exemple la violence de Lancelot contre lui-même : « Et lors fiert l’un poing en l’autre et esgratine son viaire si qu’il en fet le sanc salir de totes pars, si se prent as chevels et se fiert grans cops del poing en mi le front et en mi le pis et crie si durement qu’il n’i a celui qui tote pitiés n’en preigne ; » (Lancelot en prose, t. ii, xlix, 10, p. 212) ou encore celle de Pharien à la mort de ses deux enfants : « Il detort ses puins et fiert l’un en l’autre menuement, il esrache ses cavex a grans pugnies, il deront sa robe si durement que les pieches en gisent environ lui et loins et pres, il esgratine sa fache et son col si que li sans vermaus en degoute aval son cors jusc’a la terre et brat et crie a si haute vois que l’en l’ot de plus loins c’uns ars ne jetast a une fie. » (Lancelot en prose, t. vii, xiva, 28, p. 142). Cependant, il semble que la force des coups doive aussi être mise au compte de la virilité des personnages ; le sang qui coule à flots, la brutalité et la puissance des gestes ainsi que la comparaison guerrière avec la portée d’un arc tendent à masculiniser le motif, à en faire l’expression d’une souffrance virile qui se distinguera d’une lamentation assortie de larmes telle qu’elle est traditionnellement assignée aux femmes.
51 N’oublions pas que le meurtrier d’Hector est Achille et que va se développer une histoire d’amour entre le héros grec et la jeune fille...
52 Le motif apparaît fréquemment dans l’œuvre, sans traitement particulier, par exemple lors de l’annonce de la pendaison imminente de Renart : « Si troi fil pas ne s’atardoient, / Car avoec li grant duel menoient. / Lor puins detordent et detirent, / Lor cheviaus et lor dras deschirent ; » (Le Roman de Renart, branche Ib, v. 2064-2067).
53 Une chanson en latin propose également un traitement burlesque du motif en nous montrant un paysan qui pousse des hurlements déchirants et s’arrache les cheveux devant la mort imminente de son âne : « Ullulavit rusticus / magnisque clamoribus, / trahens crines manibus : / Ohe, ohe, morieris asine ? » (Le testament de l’âne, v. 13-16, dans Poésie lyrique latine du Moyen Age, p. 312-313). Là encore, les gestes et paroles prononcées relèvent du motif traditionnel. La différence réside dans son application à des animaux.
54 Voir aussi : « Molt i ot dont paumes batues, / Barbes tirees, chevex trais ; / Grans fu li dex qui en fu fais. » (Guillaume de Palerne, v. 7530-7532). Ce sont ici les substantifs au pluriel et la mise en facteur commun de molt qui signalent le caractère collectif du deuil.
55 Voir aussi la réaction des habitants à l’annonce de la mort de saint Éloi : « A paines ot rendue l’ame, / Quant maint prudomme et mainte dame, / Mais toute la cités commune, / Firent grant duel cascuns cascune, / Poins detorjoit, caviaus tiroit, / Batoit son pis, dras deschiroit, / Ou esgratinoit son visage. » (Miracles de Saint Éloi, poème du xiiie siècle, éd. M. Peignié-Delacourt, Paris, Aubry, 1859, ch. lxviii, p. 120). Après une évocation de la pluralité avec maint/mainte, l’attention est portée aux gestes individuels (cascuns cascune) mais néanmoins identiques d’une personne à l’autre.
56 « Ce qui frappe le lecteur moderne, c’est d’abord la propension aux larmes chez des guerriers dont la volonté de violence éclate partout ; ce sont ensuite la sensibilité collective, les pleurs unanimes d’une communauté, la participation de la foule à la douleur d’un seul individu. Certes, il convient de faire, ici comme ailleurs, la part de l’exagération et même de la mise en scène chez certains chroniqueurs et celle de la rhétorique chez les poètes, mais on ne peut mettre en doute chaque fois la sincérité et la vérité du témoignage ». (Paul Rousset, « Recherches sur l’émotivité à l’époque romane », dans Cahiers de civilisation médiévale, 2e année, n° 1, Université de Poitiers, janvier-mars 1959, p. 58).
57 Dans une scène de deuil bien menée, l’ordonnance des cheveux en tresse ne saurait en effet perdurer plus de quelques minutes si bien que la jeune fille se retrouve bientôt eschevelee.
58 Peut-on ajouter « voyeur » ?
59 Voir aussi, dans des circonstances analogues, l’affliction de la reine apprenant la mort de son fils dans Le Roman d’Énéas : « et vint corant contre le cors, / eschevelee et toute pale. » (v. 6323-6324). La suggestion de la scène ayant eu lieu antérieurement n’est-elle pas finalement plus poignante que si elle avait été donnée à lire ?
60 Voir aussi, à titre d’exemple, dans le Lancelot en prose : « Lors tressailli Galehout, si laissa tot son pensé, si garde et voit une damoisele venir une damoisele venir sor un palefroi qui tost et soef l’enporte ; si est desliee et eschevelee et plore molt durement et fiert molt durement l’un poing contre l’autre et se demente si c’onques nule cheitive ne se dementa si. » (t. i, xxx, 4, p. 359) et « Au revenir de paumisons se plaint et gramente moult durement, puis saut sus et avale le montaigne grans cours a[4c]val, si est escavelee et deschiree. » (t. vii, iiia, 7, p. 27).
61 Voir aussi : « Et menoit la forçor doleur que onques mais feme demenast, et plagnoit et regretoit le cevalier qui illuec estoit, et feroit l’un puing en l’autre et esracoit ses caviaus, et esgratinoit son viaire si angoisseusement qu’il n’est nus hom qui le veïst qui n’en eûst grant pitié. » (Didot Perceval, p. 154, l. 265-269).
62 « O ses dous mains granz coups se fiert, / Ses chevels tort e ront et tire, / Fier duel demeine e fier martire ; / Bien resenble femme desvee. / Tote enragee, eschevelee / E trestote hors de son sen, / Cort por son fiz Asternanten ; / Des oilz plore molt tendrement, / [...] Aprés cest mot chaï pasmee / A quas desus lo pavement. » (Le Roman de Troie, v. 15456-15463 et v. 15486-15487). On pourrait d’ailleurs rapprocher ce passage de celui du Livre de la mutacion de Fortune dans lequel une foule de femmes s’interpose sur le champ de bataille afin d’éviter le combat : « Un jour, que les grans osts ja furent / En champ et assembler se durent, / La royne a toutes ses femmes, / Ou moult y ot de belles dames, / Sault hors, si en y ot d’enceintes, / Et ja enfanté orent maintes, / Leur enfens ont en bras portez ; / A visages desconfortez, / Viennent en champ eschevellees ; / Lors, en plourant comme adoulees, / Se fichent des osts ou millieu, » (t. iii, v. 18639-18649). Ce motif, aussi bien représenté chez les hommes que chez les femmes, présente néanmoins la particularité de mettre en évidence l’impuissance de ces dernières à imposer leurs conceptions pacifistes. Leur seule arme reste la pitié qu’échevelées, elles espèrent inspirer à leurs belliqueux époux.
63 Voir aussi les extraits suivants, déjà cités : « si veissiez home courocié et faire duel mervilleus et errachier ses chevex qui tant estoient biaux » (Lancelot en prose, t. vi, cv, 37, p. 176) et « Lors veïssiés home et dolant et courecié et faire doeil merveilleus et esracier ses caveus, qui tant estoient bel, » (Tristan en prose, t. vi., 51, p. 154-155, l. 37-39).
64 Carine Degryse-Bouillot, étudiant les représentations enluminées de Tristesse s’arrachant les cheveux et déchirant ses vêtements dans le Roman de la Rose note que c’est une belle jeune fille, qu’on « trouve chez Tristesse un certain charme. Dans l’esprit des peintres, plus Tristesse est belle, plus il est dommage qu’elle se blesse. » (op. cit., p. 393).
65 Les notations sont certes courtes mais, dans le cas du roman en prose notamment, essentielles du fait de l’absence de portraits en pied. À de rares exceptions près, la chevelure constitue la seule partie du corps recevant un qualificatif susceptible d’esquisser un portrait au cœur même du motif de la déploration. Voir aussi : « Et lors ont veu venir devant eulx une damoiselle chevauchant, plorant et cryant tant com elle puet plus ; mais elle estoit toute enroee ; si venoit, batant ses palmes et tordant ses dois et rompant ses cheveux qu’elle avoit clers et reluisans, et se desmenoit ainsi comme femme enragee. » (Aucassin et Nicolette, § 17, p. 120, l. 44-48).
66 Voir aussi le portrait de Soredamour à travers le regard nouvellement amoureux d’Alexandre dans Cligès, vers 768-870. Le parallèle est double : le portrait y est également assumé par l’homme épris de la femme et le portrait traditionnel se trouve comme morcelé au sein d’un autre motif, ici non pas celui de la douleur mais celui de la complainte de l’amoureux.
67 Un peu plus tard, Gautier de Coinci mettra également en évidence la beauté et l’érotisme de la jeune impératrice en pleurs injustement répudiée par son époux : son chagrin inspire la concupiscence des deux bourreaux qui abusent d’elle sexuellement : « D’ire et de duel la lasse fame / Ses blondes tresces tire et ront. [...] Mout grant plait ont entr’aus tenu / De la biauté de cele dame. » (De la bonne empereris qui garda loiaument sen mariage, v. 1732-1733 et v. 1738-1739).
68 Poème placé par Primo Levi en exergue du récit du même titre, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, 2005.
69 « Tonsis enim capillis, equo se et armis adsuefecit, quo facilius laboribus et periculis eius interesset. » (Actions et paroles mémorables, livre iv, 6).
70 Jacques Legrand, Archilogue Sophie, Livre de bonnes mœurs, éd. Evencio Beltran, Paris, Champion, 1986.
71 Voir les vers 7304 à 7309, analysés en détail plus loin (p. 225) puisqu’il s’agit d’un cas de mutilation volontaire assez particulier que nous avons appelé le don de cheveux.
72 C’est la conclusion à laquelle aboutit également François Garnier en observant les images médiévales : la calvitie « dénote un comportement aberrant, par exemple chez l’insensé dont parle le psaume 52 Dixit insipiens (145 I). Assez souvent le crâne du fou est complètement rasé. » (op. cit., t. i, p. 137).
73 L’épisode est bien connu et volontiers répété : « Onques Trisans, qui fu force / Tondus comme fols por Yseut, / N’ot le tiers d’ahan com cil eut » (Le Lai de l’Ombre, v. 124-126), « Et la cose ki plus laidement le desfigura si fu que li pastour le tondirent et k’il li taignoient le vis cascun jour u d’une coulour u d’autre. » (Tristan en prose, t. i, xii, 168, p. 248, l. 29-31) et « Il n’avoit en lui que reprendre, fors de ce seulement k’il avoit les caveus petis, ensi con li bregier l’avoient tondu a la fontainne, et n’avoit encore mie granment de tans. » (Tristan en prose, t., x, 78, p. 189, l. 11-14).
74 Voir aussi le portrait de Méraugis au crâne rasé, à peine remis d’un terrible combat, dont se moque le narrateur, assurant qu’il ne manque à Méraugis qu’une massue pour ressembler à un fou (Méraugis de Portlesguez, v. 4900-4907).
75 Ou les circonstances dans le cas de Tristan.
76 Terre des troubadours, xiie-xiiie siècles.
77 Il se peut également que l’expression soit simplement une façon de signifier une puissante détermination, sans que la mutilation capillaire soit concrètement et réellement envisagée. Voir par exemple : « Et il s’amast mix errachier / Les plus biax cheveuz de son chief / Qu’il le veïst a nul meschief, / Ne pour ses fais ne pour sa faille. » (Girart d’Amiens, Escanor, roman arthurien en vers de la fin du xiiie siècle, éd. Richard Trachsler, Genève, Droz, 1994, v. 15828-15831) ou « Ains lassast plumer ses grenons / Qu’il menjast un de ses capons » (Le Roman de Renart, branche xvii, v. 117-118).
78 « [C]ar vos non vis anc un tan dur a tondre. » (ccclxi, v. 5554). Voir aussi la tonsure infligée aux traîtres. De ce point de vue, on comprend l’importance des tonsures dans Le Roman de Renart : elles signalent l’éclatante supériorité du goupil sur ses adversaires Isengrin ou Primaut.
79 Sacrifice dont on peut se demander s’il n’entraîne pas la violente jalousie de certaines religieuses tondues à l’encontre de jeunes demoiselles à l’opulente chevelure : « Et lors fu mis ordonnance que quiconques muroit son lieu ou prejudice d’autre, quant elle donneroit l’aumosne, qu’il auroit les cheveux tondus. Et lors vint une pucelle nommee Radegunde, qui resplendissoit par beaulté de cheveux, si passa par la, et non pas pour avoir l’aumosne, mais pour visiter une sienne seur malade. Et lors fut amenee a saincte Elisabeth comme trespassant l’ordonnance et elle commanda tantost que on lui couppast les cheveux. » (La légende de sainte Elisabeth (163) dans La Légende dorée, p. 1079).
80 Les ordres les plus sévères, comme celui auquel il est vaguement fait allusion ici dans Les Prophesies de Merlin, exigent le rasage complet des cheveux : « Et un poi loing de celui en fu estorés uns autres lius de nounains et furent celes nounains trestoutes roeignies, ki laiens furent trouvees, et devinrent nonains velees. » (chapitre xxix, 18). Voir aussi dans La Vie de Sainte Euphrosine : « A guise de nonain se fait tondre et vestir. » (v. 438).
81 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, xii, t. iv, p. 370, éd. Le Prévost, Paris, 1838/55 (cité par Paul Rousset, art. cit., p. 64).
82 Voir François Garnier, op. cit., t. ii, p. 75. On y voit l’évêque muni d’une énorme paire de ciseaux se préparant à couper les cheveux (voir dans le cahier d’illustrations la figure 6, p. 344).
83 Ibid., t. i, p. 137.
84 « Canter ne doit nuls, bien le ses, / Devant que il soit ordenés / Et soit prestres et chapelains, / Ou il soit coronés au mains. » (Le Roman de Renart, branche xiii, v. 570-573). Il s’agit du passage où Renart propose au loup Primaut, ivre, de le tonsurer afin qu’il puisse, de par son nouvel état, chanter les vêpres, la vigile et la messe (v. 584).
85 À rapprocher des rites hindous : « The sexual symbolism of hair also helps explain some interesting features of ascetic behaviour toward hair. It is well known that Jain monks at their initiation and periodically throughout theit life remove their head hair by tearing them by the roots, a painful procedure I believe. That this custom was not limited to the Jains is demonstrated by its presence in a somewhat abbreviated form in the Hindu ritual of ascetic initiation. Here’s the ascetic’s hair is first shaved, but five or seven hairs at the crown are left uncut. At the conclusion of the rite, the ascetic plucks these few hairs from the roots. Although one may attribute these practices to the common ascetic propensity to bodily torture and pain, this literal eradication of hair, especially viewed in the light of the broader grammar of ascetic bodily symbols, can be seen as a symbolic and ritual uprooting of sexual drives and attachments. » (Patrick Olivelle, « Hair and Society : Social Significance of Hair in South Asian Traditions », p. 21).
86 Voir les vers 3561 à 3583, analysés plus en détail p. 227-228 et aux suivantes puisqu’il s’agit en fait d’un don de cheveux détourné.
87 Édition Albert Pauphilet, Paris, Champion, 2003. Le Roman de Tristan en prose, qui intègre la quête du graal, propose une version très proche de l’épisode (t. v, appendice, p. 346-347).
88 Bénédicte Milland-Bove, op. cit., p. 97.
89 Le Livre de Caradoc, v. 2680-2686, dans The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes, The First Continuation, Redaction of Mss EM Q U, vol. ii, t. ii.
90 Voir dans La Bible la consécration des Naziréens (Nombres, 6, 1-21) et Saint Paul se rasant la tête sur un vœu de Naziréat (Actes des Apôtres, 18, 18).
91 « Mais certes por la grant vilonie que je li ai fet prendrai je tel venjance de moi que jamés ne girrai en une vile c’une sole nuit devant que je l’avrai trové ou mort ou vif, ne ne vestirai de linge enprés ma char se lange non, ne ne mengerai de char ne de poison fors pain et vin purement, ne ne vestirai de robe qui enverse ne soit, ne ne chevalcherai cheval qui n’ait la coe coupee et le top, ne n’avra frain en teste fors .I. malvés chevestre de cordele. » (Lancelot en prose, t. ii, xlvi, 5, p. 166-167).
92 Guernes de Pont Saint-Maxence, La Vie de Saint Thomas Becket, éd. E. Walberg, Paris, Champion, 1964, p. 152.
93 « E vestit se de negre, e taillet las coas e las aureillas a totz los sieus cavals, et a si et a totz los sieus servidors fes raire los cabeils de la testa ; mas las barbas ni las onglas non se feiron taillar. » (La Dame Louve, l. 2-5, dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises, p. 88).
94 « Mais il li est si avenu qu’il ne li est remés cuir sor lui ne ongles en mains ne am piez que tuit ne li soient chaoit ne chevel en teste. » (t. v, lxxv, 10, p. 139). Pour une analyse détaillée, voir p. 307 et suivantes.
95 Les Romains, qui avaient horreur des têtes chauves, se faisaient peindre des cheveux sur le crâne avant que ne soit inventé le postiche. Il est de notoriété publique que César obtint du Sénat l’autorisation de porter en permanence une couronne de laurier afin de cacher sa calvitie.
96 « ce est .I. des plus biaux chevaliers del monde et est .I. poi brunez et ne puet pas avoir plus de .xxvi. anz et est tonduz de novel. » (Lancelot en prose, t. v, lxxv, 47, p. 165).
97 C’est ainsi qu’un sage ermite peut être chauve au lieu de chenu : « En la Nigre Montaigne iroiz / et la montaigne cercheroiz / tant ke vos troverez desus / un bon homë, un saint reclus. / Chauves est et entrepellez / et Deudonez est apelez » (Vie des Pères, v. 4735-4740). Quant à Eustache Deschamps, visiblement préoccupé par ce problème de chute des cheveux – et accessoirement pourvoyeur de conseils sur le port de postiches (Voir « Sur une coiffure de queue de martre », Balade dccclxxiv dans Œuvres complètes, vol. v) – il lui consacre une balade entière, intitulée « Comment on souloit anciennement moult honourer les saiges et anciens plus que on ne fait au jour d’ui », dans laquelle il dresse une liste des chauves célèbres avant de terminer par ces mots : « Princes, trop plus sont les aucuns grevez / Qui pour couvrir ont cheveulx reboursez, / Que ceuls qui n’ont plus rien sur le peleux ; / Pignes leur fault et le mirouer delez ; / Si vous suppli que coiffe leur donnez / Et a tous ceuls qui ont pou de cheveulx. » (Balade dccclxv, v. 25-30 dans Œuvres complètes, vol. v, p. 46-47).
98 « Cou estoit li chauve soris / Que Pelés li ras ses maris, » et « Madame Chauve » (Le Roman de Renart, branche Ib, v. 2128-2129 et v. 2156).
99 Voir par exemple « sire Pelés li ras » (Le Roman de Renart, branche Ib, v. 1715).
100 Chansons des trouvères, p. 264.
101 Voir les vers 13287 à 13300 déjà cités.
102 Voir la branche, p. 52 : « Li rois e li chevalier, qant il ne les porent mes veoir, descendirent des fenestres, e distrent li pluseur c’onques nule damoisele chauve n’orent mes veûe se cesti non. » En effet, « la calvitie du personnage apparaît à la cour d’Arthur comme une monstruosité [...]. La Demoiselle, loin de cacher sa disgrâce, l’affiche aux yeux de l’assistance. Contrairement à ce qu’on attendrait, elle remet son chapel au moment où on ne la voit plus […] » (Antoinette Saly, « La Demoiselle Hideuse dans le Roman Arthurien », art. cit., p. 44).
103 « De cet état d’anarchie et de désolation que le héros du Graal, en réparant sa faute, est chargé de restaurer, la Demoiselle se présente comme la vivante image » (Antoinette Saly, ibid., p. 42).
104 « Se Dex vos maine en l’ostel le Roi Pescheeur e li sainz Graauz s’apert a vos e vos demandez cui on en sert, ele avra fete sa penitance, e ge qui sui chauve seré chevelue ». (Perlesvaus, branche ii, p. 53).
105 « Cette disgrâce infligée à la porteuse du Graal en même temps que la mystérieuse langueur à son roi serait l’image de la stérilité de la terre désolée » (Antoinette Saly, « Le roi Arthur dans le Perlesvaus : le mauvais roi et la chauve au bras bandé » dans Mythes et Dogmes. Roman Arthurien. Épopée Romane, Orléans, Paradigme, 1999, p. 91).
106 Voir l’article de Daniel Dubuisson (« La déesse chevelue et la reine coiffeuse. Recherches sur un thème épique de l’Inde ancienne » dans Journal asiatique, Paris, tome cclxvi, 1978, p. 291-310) dans lequel il s’appuie sur une étude du quatrième livre du Mahabharata (ou Virataparvan) pour montrer que Draupadi, vivant incognito comme servante coiffeuse, est l’incarnation de la Terre porteuse de prospérité. À travers sa chevelure malmenée par un être démoniaque (qui la maintient par les cheveux), « c’est le symbole le plus clair de la prospérité qu’elles portent en elles [...] qui a été volontairement retenu » (p. 305). En effet, « la perte de ses cheveux provoquée par une maladie de la peau évoque le champ sans végétation qui menace d’affamer les hommes et que semble frapper un mal mystérieux. » (p. 298).
107 « – Sire, fait li prestres, chauve doit ele bien estre. Tres adons fu ele chauve que li bons rois chaï en langor par le chevalier q’il herberga qui ne fist la demande. La chauve damoisele senefie Fortune, ce dit Josephes, qui fu chauves devant le crucefiement Nostre Saignor, ne ne fu cheveluz devant a icele eure q’il ot rachaté son pople par son sanc et par sa mort. Li chars qu’ele maine aprés li senefie sa roe, car tot autresi com li chars vet seur ses roes, demaine ele le siecle. As .ii. damoiseles qui la siuoient le pooit on bien vooir, car la plus bele coroit a pié, et l’autre estoit seur un povre roncin, et erent povrement vestues, et la tierce avoit plus riche ator. Li escuz ou la vermeille croiz estoit que ele lessa a la cort le roi Artu senefie l’escu de la croiz que nus n’osa onques achater, se Diex non. » (Perlesvaus, branche v, p. 110).
108 « Ha ! Percevax Fortune est chauve / Derriers et devant chevelue, » (Le Conte du graal, v. 4646-4647).
109 Poésie lyrique latine du Moyen Age, p. 124-125.
110 Bénédicte Milland-Bove, op. cit., p. 99.
111 « Le roi Arthur dans le Perlesvaus : le mauvais roi et la chauve au bras bandé », p. 91.
112 Ibid., p. 89.
113 « L’état de la chevelure a une fonction symbolique qui paraît remonter à un fonds primitif indoeuropéen où l’aspect de la chevelure des déesses en rapport avec la terre et le pouvoir (Sri, Sita, Draupadi) change en fonction d’une situation heureuse ou malheureuse dépendant de leur royal époux. » (Antoinette Saly, « La Demoiselle Hideuse dans le Roman Arthurien », p. 44). Le parallèle avec Sémiramis, qui cesse de se coiffer au moment où la royauté est en danger, se révèle très intéressant, voir page 310 et suivantes.
114 Antoinette Saly, ibid., p. 49.
115 Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, vol. ix.
116 Par ailleurs, la Suite post vulgate du Merlin, texte du milieu du xiiie siècle précise que la vraie Guenièvre « plus grant foison avoit de cheveus que l’autre », sa demi-sœur, la fausse Guenièvre. C’est là un des seuls moyens de les distinguer et l’on comprend la méprise du roi ! (277, p. 1079).
117 Le vocabulaire de la coiffure en ancien français étudié dans les romans de 1150 à 1300, p. 18-19.
118 Exceptionnellement, nous ne citons pas pour les vers 3128 et 3129 le texte retenu par Roger Bellon dans l’édition dirigée par Armand Strubel (La Pléiade, Gallimard, 1998) mais les variantes qu’il cite en note page 965, correspondant aux leçons du manuscrit Marc. Le texte choisi par Roger Bellon : « Con vous mesist un fer el con, / Si chaut con il ist de charbon, » (branche Ic, v. 3128-3129) ne fait en effet aucunement allusion à la tonsure.
119 Pour une analyse détaillée de ce fabliau, se reporter à la page 318 et aux suivantes.
120 Voir aussi p. 180 « les chevels trenchiés » et « les treces colpees » de la fausse Guenièvre dans le Lancelot en prose.
121 Op. cit., p. 200.
122 Ibid., p. 97.
123 « Que por vos m’a hui fete honte. » (v. 5347).
124 Voir p. 217 et suivantes. Voir aussi la mère et sa fille dans le poème « Bele Ydoine se siet desous la verde olive » qui sera analysé p. 208-209.
125 « Trestoz les crins avoit tonduz » (v. 3706).
126 Voir aussi p. 174-175 les chevaux maltraités comme leurs maîtres.
127 On remarquera que l’expression queue de cheval désignant une coiffure où les cheveux sont relevés et noués subsiste en français moderne.
128 Histoire des animaux, nouvelle traduction avec introduction, notes et index par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1987, vi, 18 (572 b), cité par Françoise Laurent, « Si li a coupee la trece, dont el a au cuer grand destrece. De l’art du tressage à la science du piège dans le fabliau Des Tresses », dans La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Age, p. 244.
129 Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. Francis J. Carmody, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1948, 1.1, ch. clxxxvi, p. 163, cité par Françoise Laurent, ibid., p. 244.
130 Voir p. 318 et suivantes l’étude du fabliau Les Tresces.
131 Le Couronnement de Louis : chanson de geste du xiie siècle, éd. Ernest Langlois & André Lanly, Paris, Champion, 1969.
132 Voir Leila Fayad, L’expression du sentiment amoureux et l’image de la femme de Christine de Pizan à Martin Le Franc, thèse d’État, Université de Lyon III, 1986, p. 311.
133 Voir chez Guillaume de Machaut : « Ne esprouver la force de Sanson, / Ne regarder que Dalila le tonde, » (xxxviii, Balade, p. 560, v. 3-4) et : « Sanson li fors qui tant par ot vertu, / Qui par raison deust bien femme assouir, / Ne fu il pas par Dalila tondu / Qui tant fut chaude qu’il l’en covint fouir. » (ix. La Loyauté de dame estrange, p. 643-644, v. 15-18) ou chez Abélard : « Quem primo Dalila / sacra cesarie, / hunc hostes postea / privarunt lumine. » (Planctus de Samson, v. 1316, Poésie lyrique latine du Moyen Age, p. 126-127). Traduction proposée par Pascale Bourgain : « d’abord Dalila l’a privé de sa chevelure sacrée, ensuite les ennemis l’ont privé de la lumière ».
134 Poésie lyrique latine du Moyen Age, p. 132-133.
135 Voir Juges, 16.
136 Voir les deuxplancti de Samson : « Renatis jam crinibus / reparatis viribus, » (v. 48-49, Poésie lyrique latine du Moyen Age, p. 130-131, traduction proposée par Pascale Bourgain : « quand ses cheveux ont repoussé, quand ses forces sont réparées ») et « Crines creverunt, / vires venerunt, » (v. 159-160, p. 142-143, traduction proposée : « mes cheveux ont repoussé, mes forces sont revenues »).
137 Voilà pourquoi on s’interroge devant l’attitude de Renard, fraîchement tondu avant le duel judiciaire qui l’oppose à Ysengrin. Outre le plaisir de rappeler à son adversaire le bon tour qu’il lui a joué, la tonsure semble investie d’une signification symbolique que refuserait Ysengrin : « Renars ne fu pas esperdus : / Haut fu roigniés et tondus, / Et col et barbe se fist rere / Por le despit de son conpere. / Ysengrins l’ot en grant despit / Et sa force prisoit petit, / Ains n’i daigna oster chevel. » (Le Roman de Renart, v. 1011-1017). Contrairement à Samson, Renart gagnerait en force en étant tondu tandis qu’Ysengrin, qui méprise la vigueur de Renart et pense gagner facilement, refuse de se raser de près. Serait-ce là un geste de mortification supposé attirer la bienveillance divine ?
138 À mettre en relation avec une coutume en vigueur dans la Grèce ancienne : « Au début des régimes patriarcaux en Grèce, la jeune mariée avait une mèche de cheveux coupée le jour même de son mariage, rite sans doute destiné à la priver d’un éventuel pouvoir magique caché dans sa chevelure. » (Jean-Luc Legras, Cheveux : mythes et symboles, p. 20) et « pendant la période dorienne, la fiancée se coupait les cheveux le jour de son mariage en signe d’humilité et de renoncement à toute coquetterie ». (Mary Trasko, Histoire des Coiffures extraordinaires, p. 22).
139 À l’image de la terre gaste dans Perlesvaus.
140 Voir André Green, Le Complexe de castration, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
141 Jean-Luc Legras, op. cit., p. 20.
142 Jean-Jacques Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, p. 142.
143 Signifiant « trace laissée par l’animal chassé ».
144 Cité par Michel Zink, Belle, essai sur les chansons de toile, p. 114-128.
145 Voir les diverses interprétations que peut susciter cette comparaison p. 136-137.
146 « Lors l’a saisie par la treche / et vers un ort putel s’adrece, / ens l’a getee et balanchie. / Ore est finee a grant haschie. » (v. 15601-15604).
147 Voir par exemple la vengeance du mari cocu dans Le Roman de la Rose (v. 9361-9369).
148 Tout au moins en littérature. Il en va autrement en peinture et notamment dans les représentations du martyre de saintes. Ainsi, Le Martyre de sainte Apolline de Jean Fouquet, miniature du Livre des Heures d’Etienne Chevalier (1452-1460), nous montre la sainte allongée, ligotée sur une planche. Un homme, placé au-dessus de sa tête, la maintient par ses longs cheveux pendant qu’un autre lui arrache les dents avec une pince (musée Condé Chantilly, fol. 112). Il en va de même pour Le Martyre de sainte Marguerite, peinture du xiie siècle sur laquelle la sainte, à genoux, est maintenue par les cheveux. Son bourreau, de la main droite, tient un long poignard pour la décapiter (Vich, Museo Episcopal, reproduction dans Un Moyen Age en images, p. 156, fig. 148).
149 Pour une analyse plus détaillée de cet épisode, voir p. 287 et suivantes.
150 Voir page 318 et suivantes.
151 Voir l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien, éd. Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 1950, livre xxxiv, vii, 23.
152 Dont voici les références : BnF DMS FR 599, fol. 44 v°.
153 L’iconographie ne manque pas d’images montrant ce type de posture : « L’homme qui en persécute un autre et va le tuer le saisit par les cheveux. » (François Garnier, op. cit., t. i, p. 137). « Les hommes qui se battent se saisissent aussi souvent par les cheveux que par la barbe, quand il s’agit de vieillards. » (t., p. 85). Voir par exemple les photos 19 et 93 du tome et le dessin 84 du tome.
154 « Si li a coupee la trece, / Dont el a au cuer grand destrece, » (Les Tresces, v. 227-228).
155 « Il l’emparouille et l’endosque contre terre ; / Il le rague et le roupéte jusqu’à son drâle ; / Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ; / Il le tocarde et le marmine, / Le manage rape à ri et ripe à ra. / Enfin il l’écorcobalisse. / L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine. » (Qui je fus, Paris, Gallimard, 1927, v. 1-7).
156 Genèse, xxix, 7-21.
157 Jane H. M. Taylor, « The Parrot, the Knight and the Decline of Chivalry », Conjunctures, Medieval Studies in Honor of Douglas Kelly, éd. Keith Busby & Norris J. Lacy, Amsterdam/Atlanta, GA, 1994, xxi, p. 531.
158 « At first sight, its tone – uncourtly, knockabout – suggests affinities with fabliau or farce rather than with Arturian romance » (ibid., p. 531).
159 « True chivalric heroes – whatever the provocation – do not drag women round the room by their hair » (ibid., p. 533).
160 « The violence with which the Dame aux Cheveux Blonds is treated in the Chevalier du Papegau [...] is an index of the author’s outrage at an unwarranted intrusion by an outsider into a harmonious triumphant progress. [...] [T]his increased importance of the tournament, by placing it not at the periphery but at the centre of a knight’s achievement, means that it is too important to be disturbed and perverted by the interference of outsiders. » (ibid., p. 537).
161 Ibid., p. 537.
162 Pour châtier une traîtresse, le choix semble restreint à trois possibilités présentées comme équivalentes dans Blancandin, à savoir : brûler, traîner par les cheveux ou tuer : « Et jure toz les Dés de munde / Que s[e] il pot sa fille prandre, / Qu’il la fera ardoir en cendre, / Ou a chivax traire ou occirre. » (texte de P, p. 361, v. 5104-5107).
163 On rapprochera cet extrait qui mêle tresses et décapitation du récit expliquant pourquoi Gauvain a mérité le nom de chevalier aux demoiselles dans la Suite du Merlin Vulgate : alors qu’il combattait un chevalier et l’avait réduit à merci sans que celui-ci veuille cependant le reconnaître, l’amie du chevalier arriva pour intercéder auprès de Gauvain et se précipita sur son ami à terre au moment où Gauvain s’apprêtait à le décapiter. C’est elle qui prit le coup d’épée et fut décapitée, au grand désespoir de son adversaire qui finit par reconnaître son infériorité. Gauvain, assailli par d’autres chevaliers du château, fut fait prisonnier. Libéré par une dame, il accepta en punition de se rendre à la cour d’Arthur, la tête de la jeune femme liée par les tresses autour du cou, pour y expliquer ce qui s’était passé et leur demander un châtiment. Les dames lui ordonnèrent de porter secours à toute demoiselle qui le lui demanderait quelles que soient les circonstances. (Merlin, éd. Irene Freire-Nunes & Anne Berthelot, dans Le Livre du Graal, éd. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2001, t. I, § 268 à 280).
164 « Quant j’oi trové ce que je queroie et oi demoré grant piece, si reving a mon pavillon et trouvai en mon lit couchié .I. chevalier avec ceste damoisele tout a nu. Quant je vi ceste chose, si fui touz courouciez, si tres maintenant m’espee et occis le chevalier, dont je ne me repant mie et pris la damoisele et la tres hors del pavillon, si l’aloie trainant par les treces et batant encoste de mon cheval, quant .I. chevaliers vient acourant vers moi qui la me vint rescorre et dist qu’il m’occiroit, se je ne la laissoie atant. Quant j’oï ce, si fui courrouciez et tres m’espee et copai la teste a la damoisele et li gitai au chevalier an mi le vis et dis que c’estoit en despit de lui » (Lancelot en prose, t. iv, lxxxiii, 70, p. 341).
165 Op. cit., p. 199.
166 Ibid., p. 200.
167 Voir le portrait de Guenièvre (127, p. 936) et celui de Morgain (563, p. 1358-1359).
168 Op. cit., p. 199.
169 Voir aussi la maladie de Lancelot conduisant au don de ses cheveux à la reine, page 307 et suivantes. Ce sont justement les tomes où est repris l’épisode de la charrette (Lancelot en prose, t., xxxvi, 24 à 26, p. 267 à 270).
170 « Devant le pavillon avoit .I. chevalier tout armé sor son cheval et tenoit encoste de lui .I. demoisele toute nue en sa chemise qu’il aloit batant et trainant par mi les tresces tout a cheval et li faisoit toute la honte et toute la vilonnie qu’il pooit sanz li occirre. » (Lancelot en prose, t. v, lxxx, 42, p. 317-318).
171 Paul Sébillot, Le Folklore en France, Paris, Éditions G. P. Maisonneuve et Larose, 1968, t. IV, p. 299. La publicité qui est faite à cette torture n’est pas sans rappeler le supplice de Bele Cousine dans Jehan de Saintré (voir plus haut p. 200-201).
172 Le cas de la fausse Guenièvre est problématique puisque, si elle est bien traînée, elle ne peut toutefois pas l’être par les tresses qui ont été tranchées : « Et li rois meemes recorde lo jugement et dist : « Seignors, vos avez bien oï comment ceste damoiselle me manda que ge la reprisse comme cele que j’avoie esposee. Et ge voil que vos sachiez que ge l’ai reconeue et sai veraiement que ce est cele qui par la main Leodagan me fu donee. Or si avons, fait il, jugié que cele Guanievre qui la est doit avoir les treces colpees a tot lo cuir, por ce qu’ele se fist reine et porta corone desus son chief qu’ele n’i deust pas porter. Et aprés, fait il, si avra les mains escorchiees par dedanz, por ce qu’eles furent sacrees et enointes, que nules mains de fames ne doivent estre enointes, se rois ne l’a esposee bien et leiaument en Sainte Eglise. Et puis, fait il, si sera trainee par mi ceste vile qui est li chiés del reiaume, por ce que par murtre et par traïson a esté en si grant honor. » (Lancelot en prose, t.iii, iii, 13, p. 50-51).
173 Ce qui expliquerait la profusion de coiffures tressées dans les scènes de torture, abondance que nous avions déjà relevée. Il apparaissait étrange que, dans ces scènes, autant de femmes mariées soient tressées alors que, selon les historiens, cette coiffure était plutôt réservée aux jeunes filles.
174 Même dans le portrait de Guenièvre, la chevelure est évincée au profit d’« un chapel d’or » (128, p. 936).
175 Tout comme la mère de Gauvain, Hersent subit ce rude traitement sans que celui-ci soit présenté comme la punition d’une faute sexuelle : « Si atachai dame Hersent / A la queue d’une jument, / Si la mors et fis repaner / Tant qu’a la fis livrer. » (Le Roman de Renart, branche iv, v. 147-150). Renart, qui consent à confesser ses crimes, ne précise pas si la louve a été attachée par les poils de tête. Hermeline connaît le même supplice : « A grant mervelle s’esjoï / Lietars, quant son asne ot oï, / Et puis qu’Ermeline a veûe, / Qui molt estoit et mate et mue, / Que il vient traînant par terre. » (Le Roman de Renart, branche xii, v. 1854-1858). Cette fois-ci, il est précisé qu’Hermeline s’est elle-même solidement attachée par le cou et la cuisse (v. 1817-1822), l’autre extrémité de la courroie étant liée à la queue de l’âne. Cependant, quelques vers auparavant, la situation était inversée puisque Renart et Hermeline traînaient l’âne Timert, le croyant mort (v. 1675-1672). Renart, prétextant un malaise, a demandé à être détaché si bien qu’Hermeline se retrouve seule attachée. Timert, réveillé, la traîne alors à sa guise. Point d’expiation d’une faute sexuelle ici, mais un simple retour de manivelle. Le texte n’insiste d’ailleurs pas sur la chevelure ni sur le pelage.
176 Citons pour mémoire le martyre de sainte Eufemie relaté dans La Légende dorée : « Et lors, le juge fist pendre la vierge par les cheveulx, mais elle fut ferme sans se mouvoir et fut enclose en la chartre sans viande par sept jours. » (La légende de sainte Eufemie, légende 133, p. 892).
177 Voir la variante de la scène : « Et mes sire Ywain chevauche tout contreval la pree tant qu’il aproche d’une grande chaisne qui estoit loing du pavellon a une archie. Et il esgarde a l’une des brances et voit une damoisele pendant par les treches et avoit ses .II. mains lies a la branche d’une corde graille, si estroit que li sans en sailloit par mi les ongles. Et quant mes sire Ywain voit la damoisele, si l’en prent molt grant pitié. Et en ce qu’il se hastoit de chevauchier, si se regarde et voit .I. chevalier tout nu fors des braies et estoit loiés a une estache et avoit tant esté batus que ses braies estoient toutes vermeilles del sanc qui de son cors li estoit issus : si en a mes sire Ywain si grant pitié que les lermes l’en sont as ieus venus. » (t. iii, xvii, 3, p. 138).
178 Voir une variante de la scène au tome i : « Après corut li chevaliers deslier la damoisele qui molt par estoit empiriee, si a molt grant pitié des treces qui si li sont enlaciees. Et li cuirs del haterel li est sevrés de la char a tot les cheveus qui tant sont bel et les mains li sont si escorcies qu’ele nes puet lever jusqu’a sa teste. Quant il l’a deslïee, si la porte entre ses bras el paveillon et Saigremors qui l’esgarde est assés plus anguoissos de li que de la dolor qu’il a sofferte, si em plore as iex de sa teste molt tendrement. » (xix, 6, p. 251) et sa réédition au tome iii : « et en vient mes sire Ywain a la demoisele et apoie son ceval a terre et son glaive au chaisne u ele avoit esté pendue et puis descent de son ceval et li comence a desloier ses tresches molt doucement, mes eles estoient si entrelachies que ce n’estoit mie legiere cose a deslier. Et il prent la brance par le menu chief et le sache hors, par force, des cheveus à la damoisele. » (xvii, 10, p. 141).
179 Pour mémoire, voir par exemple dans le tome iii la fureur d’une demoiselle mutilée : « Et quant il parloient ensi, si voit une damoisele escourchie et le cachoit uns chevaliers a pié, armés de hauberc et de cauches et ot sa ventaille abatue et ses manicles. Et ele crie molt durement : « Aïe ! Aïe ! » Et li vallés li dist : « Sire, por Dieu et por vostre ame, aidiés a cele pucele, car cil leres le veut mener a honir. » Et li dus laisse corre al chevalier et cil se fiert el bois. Et la pucele se laisse cheoir a ses piés et li crie : « Ha, gentieus chevaliers, sire, soiés nous garans, se vous poés, car chis traïtres me veut honir et m’a trenchié mes beles treches. » (xvi, 5, p. 148).
180 André Breton, Le revolver à cheveux blancs, Œuvres complètes ii, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1992.
181 Voilà pourquoi les démêlures abandonnées par la reine sur la margelle du puits (Le Chevalier de la Charrette, v. 1417-1484) constituent un don très particulier, de même que celui des cheveux de Lancelot chus après son empoisonnement et envoyés dans un coffret à la reine. (Lancelot en prose, t. iv, lxxxvi, 2, 10, 16, 18 et 20, p. 134 à 165). Pour une analyse de ces passages, se reporter à la page 299 et aux suivantes.
182 Dans Aucassin et Nicolette, les cheveux de la jeune fille sont célébrés au cœur d’une chanson (chapitre v, v. 7) et lors du portrait qui précède immédiatement cette scène (chapitre xii, l. 20).
183 La dame étant mariée, on s’attend à une réaction jalouse du mari. Il n’en est rien puisque la liaison adultère est déjà connue du mari qui a précisément eu l’idée de propager la nouvelle qu’il partait en croisade accompagné de sa femme afin que Renaut de Coucy se croise également. Une fois l’amant croisé, le mari se rétracte : sa ruse a réussi. Autant dire que le don des cheveux apparaît aux yeux du mari trompé comme un moindre mal.
184 C’est son mari qui lui révèle que le mets délicieux dont elle vient de se régaler n’est autre que le cœur de son amant décédé. L’organe reposait dans le coffret avec les tresses, malheureusement intercepté par le mari jaloux.
185 Voir les vers 2054 à 2063.
186 Romaine Wolf-Bonvin, Textus, De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval, Le Bel Inconnu, Amadas et Ydoine, Paris, Champion, 1998.p. 166.
187 Michel Pastoureau, Traité d’héraldique, Paris, Picard, 1979, p. 251-253.
188 On ne s’attardera pas sur les textes qui se contentent de considérer les cheveux comme des reliques, sans reprendre le motif du don de cheveux comme, par exemple : « De ses reliques i ot pris / Et de ses cheveus retenu / Le jor que ce fu avenu » (La Vie de saint Rémi, v. 6448-6450).
189 Notre corpus ne présente étrangement aucune occurrence d’un amant prélevant une mèche de cheveux de son amie sans l’accord de celle-ci. Le caractère volontaire du don semble primordial. Mary Trasko nous livre toutefois une anecdote fort savoureuse à ce sujet : « Dans l’Angleterre du xviiie siècle, le jeune Lord Petre provoqua un scandale en coupant une mèche des cheveux de miss Arabella Fermor. La famille de la jeune fille considéra cet acte comme un véritable outrage. Une des responsables du clergé catholique, souhaitant mettre fin à la querelle qui opposait les deux familles, demanda à Alexander Pope, le grand poète satirique, d’écrire une œuvre en vers pour les réconcilier. Ce dernier conçut alors La Boucle volée, chef-d’œuvre épique relatant l’événement. » (op. cit., p. 8).
190 La Estoire de Seint Aedward Le Rei a été rédigée au treizième siècle.
191 D’autant plus que depuis Saint Bernard, le domaine religieux est fortement marqué par le langage amoureux.
192 La sœur de Perceval offre sa splendide chevelure qui est alors tressée pour confectionner les renges de l’épée de Galaad (p. 227). Voir l’analyse de cet extrait page 192 et suivantes.
193 Guenièvre, recevant les cheveux chus de Lancelot, se comporte à leur égard comme avec des reliques : « Et quant ele voit les chevox, si les conmance a baisier et a mestre a ses ieuz et a faire aussi grant joie come se ce fussent li cheveil d’aucun cors saint. » (Lancelot en prose, t. iv, lxxvi, 20, p. 146).
194 Voir les vers 1154 à 1166 de Cligès et le chapitre xii (p. 81) de la mise en prose bourguignonne de Cligès. Précisons que le don est inconnu des deux protagonistes et n’est révélé que lors d’incursions du narrateur omniscient. Pour une analyse de ce passage, se reporter à la page 292 et aux suivantes.
195 « Et sa çainture ert cointe et noble / K’il ot desus sa cote çainte ; / Car s’amie ne s’ert pas fainte, / Ki envoe li avoit, / A faire les œuvres a droit, / De caviax et d’or et de soie. » (L’Atrepérilleux, roman de la table ronde, éd. Brian Woledge, Paris, Champion, 1936, v. 3614-3619).
196 Au vers 1135. La manche brodée est un présent courant entre amants. Voir aussi la manche de Fresne offerte à Galeran, sur laquelle est dessinée la silhouette de l’amante : « [...] et puis desploie / La manche, et voit l’euvre de soie, / D’or et d’autre couleur moult gente ; / Souvent en regarder s’entente / Met l’ymage qu’il voit escripte ; » (Galeran de Bretagne, v. 3225-229).
197 Voir page 145 et suivantes.
198 Cité dans Histoire des Coiffures extraordinaires, p. 94-95. Voir La Comédie humaine, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, iii, p. 678-684.
199 Par le terme générique chapel, nous entendons un ornement enserrant la chevelure, que ce soit une simple bandelette de tissu, un galon tissé ou brodé, une file de perles, une couronne de fleurs, de plumes, ou même de métal. Nous suivons en cela l’enseignement de Camille Enlart (op. cit., p. 137). Le chapel se posait directement sur les cheveux ou sur la guimpe.
200 Romances et pastourelles françaises des xiie et xiiie siècles, i, p. 40.
201 Chansons des trouvères, p. 150.
202 Romances et pastourelles françaises des xiie et xiiie siècles, ii, p. 215.
203 Romances et pastourelles françaises des xiie et xiiie siècles, ii, p. 146-147.
204 « Le chapel de fleurs [...] n’était pas moins porté par les dames que par les hommes ; les nobles pucelles étaient expertes à les tresser pour elles-mêmes et pour leurs amoureux, et la littérature, comme l’imagerie galante, nous les montre confectionnant des chapels et les échangeant avec les jeunes gens. Cet échange témoigne que les deux sexes portaient les mêmes chapels » (Camille Enlart, op. cit., p. 185). Les personnages masculins sont en effet régulièrement destinataires du don amoureux : voir dans Le Paradis d’amour & L’Orloge amoureus de Jean Froissart : « Ma dame adont par grans delis / Me fist baisier le capelet, / Puis le baisa et puis le met / Sus mes cevelés demi lons, » (v. 1675-1678, Balade iii, Le Paradis d’amour), dans Le Roman de la Rose : « Et maintenant cest chapelet / De par lui, de fleurs novelet, / S’il vous plaist, bel acueill portez, » (v. 12443-12445) et « Bel Acuel, sans dire autre chose, / Le chapel prent et puis le pose / Sor ses crins blons et s’asseûre, / Et la Vielle li rist et jure / S’ame, son cors, ses os, sa pel, / Qu’onc ne li sist si bien chapel. » (v. 12727-12732) et dans Le Livre du Voir Dit : « Arrier se traist tout belement / Et s’en ala isnellement / Faire un moult joli chappellet / Qui me sembla trop doucellet, / Car il estoit de noix muguettes / De roses et de violettes ; / Et quant elle l’ot trait a chief, / Mettre le vint dessus mon chief, » (v. 2515-2522).
205 Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. Marie-Claude de Crécy, Paris, Droz, 1997.
206 Un rapprochement serait envisageable avec le heaume offert (comme toute autre pièce de l’armement) par la dame au combattant qu’elle admire. Ainsi, Dinadan, qui porte un heaume que lui a offert Iseut, tombe amoureux d’elle, malgré ses railleries ironiques sur l’amour. (Tristan en prose, t. V, p. 170, l. 31-36).
207 D’ailleurs, une note précise que la rose « incarne le corps de la jeune fille dont il faut ’cueillir la fleur’ » (éd. Armand Strubel, Lib. Gén. Fr., p. 1075).
208 Voir le glissement général de la description des cheveux vers celle des couvre-chefs dans les portraits de cette époque, glissement analysé page 132 et suivantes.
209 Les manches étaient en effet amovibles et indépendantes du reste du vêtement : « lorsqu’on s’était vêtu, on se faisait coudre les manches qu’il fallait ensuite découdre pour se dévêtir. » (Camille Enlart, op. cit., p. 54).
210 Jane E. Burns, Courtly Love Undressed, p. 4.
211 Voir les vers 5532 à 5561 du Conte du graal.
212 Il s’agit d’un pennon, petit drapeau d’étoffe brodée que les chevaliers fixent à l’extrémité de leur lance, au même titre que la guimpe ou la manche : « Lors s’en vait li vallés atout le peignoncel mout bien fremé en une lance. Et quant li chevalier virent celui pignoncel ki baulloioit au vent, il counurent erranment ke il venoit de paienime, a la soutillité de la pourtraiture des ymagenes ki pourtraites i estoient au fil d’or et des ouevres sarrasinoisses ki estoient environ. [...] Sire, il n’a pas lonc tans ke cele damoisiele oï conter aucunes coses de vous et de vos proueces, et pour çou a ele mis son cuer en vous mout durement. Tenés, sire, ele vous envoie cest peignoncel, ke ele meisme avoit pourtrait les oevres a ses propres mains : [...] Quant Palamedés oï çou, il prist le peignonchiel, non pas pour avoir la damoisiele a femme, mais por sa chevalerie esprouver, se aucuns paiens venist pour le contredire. Il ne presist a celui tans la couroune de tout le monde pour escange de la roine Yseut, car il mettoit sa biauté encontre trestout le monde. » (Les Prophesies de Merlin, chapitre xxxviii, 11 et 12).
213 À la différence des passages étudiés plus haut du Roman du Castelain de Couci et de la Dame de Fayel et de Saint Aedward dans lesquels la mèche de cheveux est le tresor.
214 Voir les vers 803 à 820 et en particulier : « Una marcha de non sai cui / Ac lassat el som de la lanza ; / Li reïna non fes semblansa / Que mal li fos, pero ben sap / Que la mânega no[n] i es gap, / Car senhals es de drudaria. » (v. 806-811). Traduction proposée par René Lavaud & René Nelli : « Il avait ajusté au bout de sa lance une manche de je ne sais qui ; la reine ne fit point paraître qu’elle en fût affligée, pourtant elle savait bien que la manche n’était point là par badinage, puisque c’est une enseigne amoureuse ».
215 Certes, Florette offre sa guimpe au chevalier à l’écu vermeil durant le combat mais elle sort l’étoffe d’un coffre si bien que la jeune fille ne montre pas davantage sa coiffure : « Florette la pucelle, qui seoit ou maistre hourt comme la plus belle de toutes, qui estoit bien pourveue de joyaulx, mist sa main a son coffre et en tira hors une guimple de soie ouvré a la maniere d’unes gerlandes a gros boutons d’or et le bailla tantost a ung herault a cheval et luy dist : « Alez tost a ce jenne chevalier qui a fait celle premiere jouste et lui bailliez cest guimple et luy dictes que je luy envoie pour parer le comble de son heaulme et luy dictes que je luy prie qu’il pense de perseverer en bien faisant, car il a eu beau commencement. » (Perceforest, 2e partie, t. ii, 510, p. 267, l. 18-28).
216 Voir les vers 5450 à 5453 du Conte du graal.
217 Paris, Éditions de Minuit, 1984.
218 Blasons du corps féminin, p. 139.
219 219 Monde féminin aussi par la présence nombreuse de dames. On peut songer aux préparatifs dans l’entourage de la reine en l’honneur de l’arrivée de l’amie de Gauvain dans la Continuation de Perceval : « Adonc veïsiés atillier / Parmi ces cambres et pignier / Et la roïne et les puceles, / Les dames et les damoiseles. / L’une fait ses caviaus bender / Et l’autre son cors acesmer. » (v. 6711-6716).
220 Ce personnage féminin se fond dans l’environnement – l’imprègne même – puisque, par un jeu de reflets, les couleurs traditionnelles de la femme (l’or des cheveux, l’argent des dents) sont déplacées sur la fontaine.
221 « Une fois sur trois, la fée apparaît à une fontaine – se peignant, se baignant, jouant ou assise, ou couchée (endormie) ». (Pierre Gallais, La Fée à la Fontaine et à l’Arbre : un archétype du conte merveilleux et du récit courtois, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 32). Voir aussi les légendes rapportées par Paul Sébillot (Le Folklore de France, t. ii, p. 200).
222 Pierre Gallais, op. cit., p. 7.
223 Ou encore la logette, abri de feuillage : « Et Cligés, qui s’esmervilla de celle voix ouir, eust pitié d’elle, et la quist tant qu’il la trouva en ung buisson espéz et massis, dedens lequel avoit une logette en laquelle elle estoit pignant sa chevelure belle et blonde. » (Le Livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, roman en prose du xve siècle, éd. Maria Colombo Timelli, Genève, Droz, 2004, p. 134-135). Dans ce cas précis, la scène de déploration attendue (la demoiselle a perdu son ami) est étrangement remplacée par une scène de toilette.
224 Voir Daniel, 13, 1.
225 Voir par exemple la peinture illustrant le manuscrit de La Fleur des Histoires de Jean Mansel, où la chevelure de Suzanne, tombant librement sur le dos jusqu’à la taille, est de la même couleur que la robe dont Marie-Thérèse Gousset nous dit qu’elle est tissée d’or (ms fr 55, f. 111v.). Enluminure reproduite dans Éden, Le jardin médiéval à travers l’enluminure xiiie-xvie siècle, p. 53.
226 Voir le manuscrit fr 159, f. 238, enluminure reproduite dans Éden, p. 53.
227 Visible à la bibliothèque municipale de Dijon, ms. 2244, fol. 41 v. et reproduit dans l’ouvrage de François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age, Signification et Symbolique, t. ii, p. 390, fig. 158.
228 Samuel, ii, 11, 2.
229 Pierre Gallais cite le cas de Llyn y Van Vach : « Un jeune et pauvre berger aperçoit, assise au milieu du lac, une belle dame qui peigne ses longs cheveux en se mirant dans l’eau ». Il l’épouse et leur fils aîné sera Rhiwallawn, médecin fameux au xiiie siècle. (op. cit., p. 36).
230 Midi est aussi dans le folklore l’heure des merveilles, d’ailleurs les forces de Gauvain ne décuplent-elles pas à cette heure précise ?
231 La tosete désigne une jeune fille portant les cheveux coupés (du verbe toser signifiant couper/raser les cheveux).
232 Pierre Gallais, op. cit., p. 192.
233 Ibid., p. 136.
234 Voici l’analyse que donne Pierre Gallais de ce passage : « Citons cependant l’aimable épisode du « Petit Chevalier » dans la Continuation-Perceval, où, dans un décor matinal, avec les chants des oiseaux amoureux, une belle pucelle est assise, sous un grand arbre, sur la margelle de marbre d’une belle fontaine, occupée à peigner ses cheveux d’or. A l’arbre est suspendu un écu d’argent – autre miroir métallique, comme émané de la fontaine et en lequel se serait condensée la magie de celle-ci » (ibid., p. 66).
235 Voir Le Livre du Voir Dit (v. 4874-4882). Statue ou peinture, le débat reste ouvert. Nous optons pour la statue, comme l’a fait l’enlumineur de La Boucquechardière ii.
236 Noëlle Lévy-Gires, « Se coiffer au Moyen âge ou l’impossible pudeur », p. 280.
237 Le comte de Poitiers a en effet parié son comté que le duc de Normandie ne parviendrait pas à séduire sa femme. Aidé par la nourrice de la comtesse, le duc obtient l’alliance, un morceau d’étoffe et dix cheveux de la comtesse qui serviront de pièces à conviction pour prouver son infidélité. Voir plus loin page 287 et suivantes.
238 Danielle Régnier-Bohler, « Le corps mis à nu. Perception symbolique de la nudité dans les récits du Moyen Âge », p. 54.
239 « Nec tibi turpe puta (quamvis sit turpe, placebit) / Ingenua speculum sustinuisse manu. » (Ovide, L’Art d’aimer, éd. Henry Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1994, livre 2, v. 215-216). Traduction proposée par Henry Bornecque : « et ne juge pas honteux (fût-ce honteux, cela doit te plaire), toi, un homme libre, de lui tenir le miroir ».
240 Jean Lemaire de Belges, Les Epîtres de l’Amant vert, éd. Jean Frappier, Genève, Droz, 1948.
241 Il semble que les cheveux détachés soient également un signe d’intimité sexuelle dans la culture sud-asiatique : « Loose hair, especially of women, is a sign of domestic informality and even of sexual intimacy. » (Patrick Olivelle, art. cit., p. 16).
242 Voir plus loin page 246 et suivantes.
243 « Dans certaines versions [de « La fille du diable »], il est recommandé au héros de voir la princesse avant qu’elle ne l’ait vu : il monte dans un arbre qui surplombe la fontaine auprès de laquelle elle peigne ses cheveux blonds avec un peigne d’or. » (Pierre Gallais, op. cit., p. 158).
244 Jean d’Arras, Mélusine, roman du xive siècle, éd. Louis Stouff, Dijon, Bernigaud et Privat, 1932.
245 « En hault dit devant les barons : / ’Adieu ma dame aux beaux crins blons, / Adieu toute beneùrté, / Adieu mon bien et ma seurté.’ » (Coudrette, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. Eleanor Roach, Paris, Klincksieck, 1982, v. 4227-4234). La version de Coudrette, postérieure de quelques années, se révèle en fait moins intéressante car elle occulte la coiffure dans la description de Mélusine : « La regarde, si apperçoyt / Mellusigne qui se baignoit ; / Jusqu’au nombril la voit si blanche / Comme la nege sur la branche, / Le corps bien fait, fricque et joly, / Le visage fres et poli ; / Et a proprement parler d’elle, / Oncques ne fut point de plus belle. / Mais queue ot dessoubz de serpent, / Grande et orrible vrayement : / D’argent et d’asur fut burlee ; / Fort s’en debat, l’eaue a croulee. » (Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, v. 3065-3076).
246 F. Clier-Colombani, La Fée Mélusine au Moyen Age. Images, Mythes et Symboles, Paris, Le Léopard d’or, 1991, p. 117. Mélusine est souvent représentée comme une sirène.
247 Voir l’analyse du fabliau Les tresces page 318 et suivantes.
248 Édition de William Roach & Colette-Anne Van Coolput-Storms, Paris, Lib. Gén. Fr., 1993.
249 Précisons que le fait d’apporter un peigne à son hôte constitue un rite d’accueil médiéval : « Ma fille m’aporte un pigne / En sa main par cortoisie. » (Sire cuens, j’ai vïelé, v. 5.6-5.7 dans Les Chansons de Colin Muset, p. 148).
250 Voir l’emploi du même verbe dans les railleries lancés à un chevalier particulièrement répugnant : « C’ont vos puceles gaaignié, / Qui vo cief ont aplennoiié ? / De l’esgarder est grans delis, / Li moinet i ont fait lor nis. » (Les Merveilles de Rigomer, v. 15618-15622).
251 « The most common instance of neglected hair is the so-called matted hair (jata) associated with forest hermits. At least in its early history, neglected and matted hair symbolized ideally and typically an individual’s physical separation from society and civilized living » (Patrick Olivelle, art. cit., p. 23).
252 Le dévouement féminin rejoint parfois l’abnégation : « Elle estoit de si grant humilité pour l’amour de Dieu qu’elle coucha en son propre giron ung homme malade, horrible de visage, puant le chef, et luy tondit l’ordure de ses cheveulx et lui lava, dont ses chambrières rioient tousjours » (La légende de sainte Elisabeth dans La Légende dorée, 163, p. 1072).
253 On pense aux amants raffinés du Dit dou yion de Guillaume de Machaut : « Car ceste gent dont ci propos / Furent moult joint et moult poli, / Gent, cointe, faitis et joli, / Si espincié, si crespelet, / Si bien pingné, si blondelet, / Si tressaillant, si trés mignot, » (v. 1248-1253) ou aux conseils de Moniot de Paris dans sa Chanson d’amour : « Net chief, cheveus bien pigniez / Doit li fins amis vouloir ; », (v. 31-32 dans Chansons des trouvères) ou encore aux recommandations de la dame à Jean qui d’hirsute et sale revient, bien peigné, voir la dame dont il est tombé amoureux : « et oultre plus une seule pencee de la dame lui fist descroter sa robbe, tendre sez chaussez, noircir sez soulers, laver sa vermeille face, pignier ses cheveulx et soy faire rere » (L’istoire de tres vaillans princez monseigneur Jehan d’Avennes, éd. Danielle Quéruel, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 51), ou enfin dans Jehan de Saintré les conseils de la dame concernant l’amoureux qui doit toujours être bien net : « Lors vous pingniez, voz mains et votre face bien lavez » (§ 24, p. 103).
254 Les moqueries formulées par Ovide à l’égard des hommes coiffés sont encore d’actualité au Moyen Âge : « Les vrais hommes ne se pomponnent pas. Quand Thésée enleva Ariane, il ne portait pas d’épingles à cheveux ». (cité par Mary Trasko, op. cit., p. 24).
255 Ipomédon se différencie nettement sur ce point de Keu, le sénéchal aux cheveux tressés.
256 Dans le tome i, xvii, 10. Pasage déjà analysé page 199 et suivantes.
257 Voir la Satire vi dans Satires, éd. Pierre Labriolle, François Villeneuve & Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2002, et notamment les pages 116 à 123.
258 Voir par exemple dans Les Prophesies de Merlin les implications religieuses du maquillage : « Diex aide ! fait Mierlins a soi meisme, n’aront eles honte l’une de l’autre ? Car bien savront eles pour coi le feront et pour coi eles aront pointes lor faces ! Non voir, car aussi le connistront li homme comme les femmes et si le saront eles apiertement, et pour çou ne s’en astenront ne tant ne quant, car mout s’en quideront bien escondire. Mais jou voel bien que eles sachent vraiement que se eles ne s’en prendent garde, que li anemi d’Ynfier metront en lor faces pour eschange de blanc la pices et pour le viermel feu espris. Et tele en serra faite la vengance de celes ki quident faire ymage de femme çou que Chius ne vaut faire, ki le fist a sa fourme. Car se la femme estoit un poi brunete, celi devroit iestre mout biel, que je vous di apiertement que la brune coulours ne se change pas de si legier comme fait la blanche, et de la viermelle vous di jou que ele vient souvent sans nul malisse et sans nule enluminure. » (chapitre xci, 13).
259 Perrine Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 110.
260 Le Lai de Nabaret, dans Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, éd. Alexandre Micha, Paris, Flammarion, 1992, p. 342-347.
261 Elisabeth Bruel Dever, op. cit., p. 150.
262 Op. cit., p. 150-152.
263 Voir par exemple l’énorme peigne à deux rangées de dents, plus large même que le miroir dans le ms. 665 du musée Condé, reproduit par François Garnier (op. cit., t. ii, p. 392, fig. 160).
264 À rapprocher de la chevelure crispine des filles de Sion condamnées pour leur coquetterie dans la tirade d’Ysaïe (Le Miroir de Mariage, v. 5933).
265 Judith x, 3.
266 Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 283.
267 « Quant aux femmes, qu’elles aient une tenue décente, qu’elles se parent avec pudeur et modestie, ni tresses ni bijoux d’or ou perles ou toilettes somptueuses, mais qu’elles se parent de bonnes œuvres, comme il convient à des femmes qui font profession de piété. » (Epître de Timothée, I, 2, 9) et « Que votre parure ne soit pas extérieure : cheveux tressés, bijoux d’or, toilettes élégantes, mais qu’elle soit la disposition cachée du cœur. » (Première Epître de Pierre, 3,3).
268 Le Voile des vierges (De virginibus velandis), éd. Eva Schulz-Flügel & Paul Mattei, Paris, Éditions du Cerf, 1997, ii, 7, 3.
269 Op. cit., p. 179. À rapprocher de la tentation d’un sage ermite par une demoiselle tressée : « li dus prist une soie acointe, / bele et jonete, simple et cointe, / si li envoia por savoir / s’il voldroit de sa char avoir. / De lui sorprendre ce pena, / ses tresces devant lui mena, / sovent remuoit sa toele / por la crine qu’ele avoit bele, » (Vie des Pères, v. 10836-10843). La formulation du vers 10841 laisse entendre que les tresses suffiraient, par leur puissance de séduction, à provoquer un accouplement coupable.
270 « Se coiffer au Moyen âge ou l’impossible pudeur », p. 283.
271 Voir aussi : « 1 Ci nous dit comment la suer saint Bernart l’alla veoir a Clerviax dont il estoit abbes, en noble abit. 2 Et il li manda par un varleit qu’elle n’estoit pas sa suer, ançoiz estoit un trebucheit au deable et une raiz pour prendre musars. 3 Et elle redist au varleit : Or va, si di a mon frere quar, ja soit ce que je soie trebucheit a deable, qu’il me viengne veoir hardiement et je feroi tant qu’il me loera. 4 En l’eure la bonne dame coupa ces traices et se veisti d’umble abit ; et ainssi vint au devant de son frere, dont il li sout mout boin gré et li loa qu’elle fust religieuse. 5 Et si fu elle, qu’elle devint nonnain en une abbaie et ses mary moingnes en une autre. » (chapitre 232, t. i, p. 204-205) et : « 1. Ci nous dit conment une cointe fame ne pouait entrer en l’eglyse de Rochemador s’ele n’ostoit ses traices. 2 Et en l’eure que par le conseil de ceulz de l’eglyse les out ostez, elle y entra. 3 Et en ses oroisons dist a Nostre Dame : Haa belle tres douce dame ! pour l’amour de vous j’ai osté mes cheveux. 4 Mais j’eusse aussi chier qu’il vous pleust que j’eusse perdu un oil et il me fussent demouré. 5 Et en l’eure qu’elle out ce dit, si cheveul li ratacherent a la teste si conme il estoient devant et elle perdi un oil. 6 Et la monstra Nostre Dame que les traices li desplaisoient, ja soit ce qu’en n’en laisse guaires pour lie. 7 Et la monstrent celles qui pour lie n’en veullent nient laissier quar li services a l’anemi leur plaist miex que li siens. 8 conme dou plus biau de leur membres le veullent servir, et a grant poinne, qu’elles seroient plus aises sans traices qu’atoutes les traices ; 9 et s’en sont plus laides et plus ordes, que traices a fames, c’est chastiau a pous, que l’en ne les en puet jeter ne que un lievre d’un boiz. » (chapitre 238, p. 209) dans Ci nous dit, Recueil d’exemples moraux, éd. Gérard Blangez, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1979, t. i et 1986, t. ii.
272 Voir le tome i, xi, p. 93, l. 255-262.
273 Voir Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 281.
274 « Ainsi, le motif de la sirène à peigne et à miroir apparaît en Europe au xiiie siècle » (Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 280).
275 « Comme dans l’Antiquité, le miroir est un des ustensiles importants de la vie courtoise médiévale. Sa polysémie en a fait l’un des objets les plus représentés dans l’art du Moyen Âge : objet de coquetterie et de vice, mais aussi symbole de savoir (les encyclopédies reçoivent souvent le nom de speculum, « miroir » de Dieu, de la nature et de l’homme), objet de gestes narcissiques, mais symbole aussi du regard, la vision étant considérée comme le plus important des sens au Moyen Âge, et des interrogations inquiètes de l’homme sur lui-même, sur le visible et l’invisible. La scène du miroir dans les célèbres tapisseries du xve siècle de La Dame à la licorne conservées au musée de Cluny, Musée national du Moyen Âge à Paris, est centrale. (Jacques Le Goff, Un Moyen Age en images, p. 140).
276 Voir la sirène aux cheveux longs qui se regarde dans un miroir et tient un peigne à double rangée de dents dans le Bréviaire de Charles de Neufchâtel datant de la deuxième moitié du xve siècle, bibliothèque municipale de Besançon, ms. 69, fol. 458, tirée du Langage de l’image au Moyen Age, Signification et Symbolique, t. ii, p. 77, dessin 55, et sa cousine (Livre des Propriétés des choses de Barthélémy l’Anglais, BnF DMS FR 22532, fol. 312). Voir aussi Antonin Debidour, Le Bestiaire sculpté en France, Paris, Arthaud, 1961, p. 225-234 et Edmond Faral, « La queue de poisson des sirènes », Romania, t. 74, 1953, p. 433-506.
277 Voir la tenture de l’Apocalypse, datant du xive siècle, au château du roi René à Angers. Une femme blonde aux cheveux très longs se regarde dans un miroir à pied qu’elle tient de la main gauche et se coiffe avec un peigne à double rangée de dents de la main droite : elle représente la grande Prostituée (Apocalypse, 17). Voir Un Moyen Age en images, p. 141, fig 132.
278 François Garnier, op. cit., t. ii, p. 224. Voir en particulier les dessins 315 à 318 p. 227 sur lesquels les prostituées se signalent toutes par leur longue et épaisse chevelure.
279 Ibid., t. ii, p. 224.
280 Voir Philippe Ménard, « Femmes séduisantes et femmes malfaisantes ; les filles-fleurs de la forêt et les créatures des eaux dans Le Roman d’Alexandre », Bien dire et bien aprandre, 7, 1989, p. 5-17.
281 La figure de Marie-Madeleine, pécheresse repentie, trouve en Marie l’Egyptienne une de ses émules très connue au Moyen Âge. Cette femme est à l’origine d’un récit hagiographique, La Vie de sainte Marie l’Egyptienne, qui, dans ses nombreuses versions, insiste inévitablement sur la chevelure de la sainte : « Ne vit nus hom plus bele feme ; / Ne onc contesse ne roïne / Nen ot el front plus bele crine » (v. 162-164 de la version T). Cette première allusion constitue une pierre d’attente dans le récit puisque ceux-ci seront l’objet d’une métamorphose lors de la retraite de l’ancienne prostituée au désert.
282 Comme le rappelle Elisabeth Pinto-Mathieu, cette sainte représente la synthèse de trois figures, à savoir Marie de Béthanie, Marie de Magdala et la pécheresse qui se rend chez Simon le Pharisien (Luc, 7) pour obtenir le pardon du Seigneur et lui essuie les pieds de ses longs cheveux. (Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Age, Paris, Beauchesne, 1997, p. 41).
283 Elisabeth Pinto-Mathieu, op. cit., p. 41.
284 Il en va évidemment autrement après la conversion de Marie-Madeleine.
285 « Les femmes qui s’aventurent « au dehors », celles mêmes qui se penchent à la fenêtre, sont condamnables. » (Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 287).
286 « Or, sur le mode symbolique, les cheveux flottants, les tresses mouvantes, les hennins, sont, comme les scandaleuses traînes ou les poulaines, des mangeurs d’espace, des éléments par lesquels la femme étend son territoire » (ibid., p. 287).
287 Le Mesnagier de Paris, éd. Georgina E. Brereton, Janet M. Ferrier & Karin Ueltschi, Paris, Lib. Gén. Fr., 1994.
288 Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 282.
289 Voir dans Clériadus et Méliadice la préparation des six accompagnatrices de l’héroïne qui, elles, portent simplement un chapeau d’or : « et avoient leurs cheveulx gectez par derriere, chascune petis chappeaulx vers en leurs testes. » (l. 275-277).
290 Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 281.
291 « La teinture relève d’un même processus de dénaturation ; elle est donc l’objet d’une même indignation. » (ibid., p. 285).
292 Jacques Le Goff & Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Age, Paris, Liana Levi, 2003, p. 153.
293 Enluminure reproduite par François Garnier (op. cit., t. ii, p. 391, fig. 159).
294 Voir François Boucher, Histoire du costume en Occident de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 1965.
295 « Femme-homme, femme-animal, femme-minéral grâce aux pierreries dont elle orne ses cheveux, la femme coiffée est diabolique et monstrueuse. » (Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 288).
296 Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 287.
297 Noëlle Lévy-Gires, art. cit., p. 280.
298 « Il est vraisemblable que la superstition d’après laquelle des poils ou des cheveux peuvent produire des reptiles est basée sur une analogie d’aspect entre des petits serpents très déliés, et des crins auxquels l’eau communique une sorte de mouvement. [...] En Poitou les cheveux mis dans l’eau, ou même abandonnés à l’air libre, se métamorphosent en reptiles ; une vieille sorcière de ce pays avait infecté de serpents le champ d’un voisin en venant s’y peigner chaque jour. Un conte de la Basse-Bretagne suppose aussi cette croyance : une magicienne s’arrache deux cheveux et les présente au héros en lui disant d’attacher avec son cheval et son chien ; le jeune homme souffle dessus et les cheveux se changent en deux vipères. » (Paul Sébillot, op. cit., t., p. 257).
299 Ruth Amossy & Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés., p. 61.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003