Vu de loin, vu de près
Brèves observations sur une utopie et une université existant réellement1
p. 269-272
Texte intégral
1C’est par un pur et heureux hasard que j’ai connu la licence Sciences et Humanités de Marseille. Ma première réaction, lorsque certains de ses concepteurs les plus pugnaces ont commencé à me parler du projet, a été cette forme d’attention désorientée avec laquelle on se défend habituellement devant des propositions fumeuses ou inutiles. Une distraction que l’on oppose rarement face à l’impact des choses extraordinaires. Celles que, dans un premier temps, on a du mal à situer et à bien déchiffrer, à comprendre et à évaluer dans toutes leurs implications. Ceci tout simplement parce qu’on ne s’attend pas à ce qu’elles puissent réellement exister. Mais que, assez rapidement, on finit par reconnaître comme vraiment hors catégorie, comme on le dit de l’ascension d’un col du Tour de France, c’est-à-dire belles, difficiles et incontournables.
2Dans ce cas particulier, non seulement parce qu’elles sont inconcevables et impraticables dans le contexte de la routine académique ordinaire, c’est-à-dire radicalement étrangères aux schémas de pensée et d’action qui dominent aujourd’hui, soit par résignation, soit par consentement cynique, le domaine de l’enseignement universitaire. Mais surtout parce qu’elles ébranlent et revitalisent la situation en faisant apparaître toute l’ampleur d’un horizon d’expectatives et d’expériences. Expectatives et expériences qui sont celles d’un enseignant et d’un étudiant – ou même simplement celle d’un citoyen ou d’un être humain – dans une époque qui a décrété – avec les lois des gouvernements, la main très visible des marchés et l’impuissance et la servitude volontaire de la très grande majorité des individus concernés – la mort de l’université publique telle que nous l’avons connue au cours de la seconde moitié du xxe siècle (celle qui, pour se comprendre rapidement, est issue de la contestation des années soixante). Et sa renaissance sous la forme de l’horrible caricature d’une hideuse entreprise néolibérale.
3La seconde impression que j’ai ressentie, lorsque j’ai pris contact pour la première fois avec l’équipe pédagogique, en participant à la semaine de bilan et de programmation que la Licence organise chaque année, au début de l’été, dans des villages de bord de mer bénis des Dieux et des hommes, fut une variation autour du thème de l’envie. Non pas la frustration habituelle provoquée par le bonheur d’autrui, la plus étroite et mesquine de toutes les passions. Mais l’admiration, teintée du regret de ne pas avoir été capable de concevoir de projets analogues en Italie, pour ce que mes futurs coéquipiers de rugby politico-académique avaient été capables de mettre sur pied. Le chemin qui m’avait conduit accidentellement à Marseille avait en fait pris naissance dans un lieu très semblable à celui où la Licence avait connu ses premiers soubresauts. Mais il s’était terminé différemment.
4 En Italie aussi, au crépuscule des années zéro du nouveau millénaire, on trouvait dans les universités une protestation ouverte et organisée contre la destruction et la privatisation de tous les biens communs, y compris de l’enseignement public supérieur. Composé dans une large mesure, pour la première fois depuis des temps immémoriaux, d’enseignants plutôt que d’étudiants, le mouvement avait résisté durant une année, pour être finalement mis en échec par l’approbation de la loi Gelmini (un ministre choisi par, et apprécié de, Berlusconi, ce qui suffit pour en comprendre la stature). Suivit un triste retour à la routine et à l’isolement uni à la diaspora, à l’étrange, mais peut-être inévitable, sentiment de honte et d’humiliation que provoquent les défaites politiques. Et un diagnostic net : pour ma génération, la lumière s’était définitivement éteinte jusqu’à la fin de notre carrière professionnelle. Deux voies restaient ouvertes : se mettre à danser sur le char des vainqueurs en revêtant du voile de l’excellence son opportunisme et son impuissance attestée. Ou tenir bon sur quelques points îapitaux (qualité de l’enseignement, rapports avec les étudiants, liberté de la recherche, aucune collaboration avec les organismes chargés de l’application de la réforme) et, pour le reste, se préparer à l’apnée jusqu’à l’âge de la retraite.
5Pour un professeur de philosophie d’âge moyen, qui traine derrière lui les résultats de cet unique éclair d’orgueil et de résistance collective et coopérative, entrer en contact avec le corps enseignant de la licence S & H a tout simplement été comme recommencer à respirer. J’ai du mal aujourd’hui à me rappeler mes impressions exactes. Au début, ce qui domina fut le contraste, ou mieux l’antithèse, avec le milieu dans lequel je travaillais. On pourrait parler d’un petit choc culturel. Ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris qu’une expérience semblable ne m’était pas particulière, mais bien la raison même qui avait rassemblé dans ce projet et dans ce village touristique une cinquantaine de chercheurs d’âge et de curriculum psycho-politique variés.
6S’il m’avait fallu définir cette expérience, j’aurais proposé, un an plus tard, les formules « égalité des intelligences » et « contagion des libertés ». Deux principes qui, si on les mettait en pratique, désintégrerait instantanément toute la hiérarchie artificielle du pouvoir et les pathologies de la reconnaissance sur lesquelles repose aujourd’hui l’université pour qui y travaille. Mais au début, ces principes m’apparurent d’abord comme l’incarnation d’une forme de vitalité collective. Il était en fait évident que ce groupe de collègues avait retrouvé le sens et la passion de leur métier. Et il l’avait fait ensemble, dans le cadre d’un projet porté et défendu en groupe. Une évidence qui se manifestait indiscutablement – la chose peut faire sourire, mais ce n’est pas un détail banal pour qui a passé ne serait-ce que cinq minutes entre les murs d’un athénée – à travers, les corps, les sourires, les algarades et la confiance partagée. Toute une constellation de comportements vivants et humains, au sens le plus noble du terme, dont je n’avais jamais vu la moindre trace dans le monde académique.
7Aux côtés de cette vitalité, un investissement et un sérieux effrayant qui s’attisaient autour d’un feu commun qui, au xxie siècle, représentait une sorte de retour sacré aux origines. À savoir, redonner une centralité absolue aux éléments – au fond peu nombreux – que la métamorphose néo-libérale de l’université avait drastiquement repoussés aux marges des pratiques quotidiennes de qui y travaille ou y étudie : le plaisir d’enseigner et d’apprendre des choses intelligentes associé au goût de la recherche et de la découverte de choses nouvelles. Tout cela se présentait dans la licence S & H sous une multiplicité de nuances : du nom et du domaine de connaissances des matières inventées ad hoc (« Figures du pouvoir », « Logique, langage, calcul », « Systèmes du Monde », « Optique, vision, couleurs », ...) à une méthodologie de programmation et de transmission des contenus en passant par une réflexion, centrale, sur les besoins des étudiants.
8Il s’en dégageait une belle utopie au goût français. Le maximum de résistance et d’innovation créative que l’on puisse opposer à la destruction de l’université publique tout en y renforçant son ancrage. En somme, quelque chose de très différent des habituelles fuites en avant, ou des longues marches dans les rails des institutions, ou de l’abandon du terrain par dégoût et résignation. Unis par l’ambition, toute politique, de corriger en un sens égalitaire et collectif, solidaire et démocratique, ces bizarreries élitistes que sont les classes préparatoires aux Grandes Écoles. En bref, la qualité et l’excellence, associées habituellement au circuit de recrutement et de reproduction de la classe dirigeante, mises plus ou moins à la portée de tous. À Marseille, la moins snob et la moins intellectuelle de toutes les villes françaises.
9La troisième et, pour l’heure, la dernière impression qui a accompagné ma rencontre avec la licence S & H est liée à mon expérience de l’enseignement puisque j’en suis désormais un intervenant. Un moment délicat, celui dans lequel l’utopie touche terre et rencontre ses destinataires concrets, c’est-à-dire les étudiants. Habitué aux étudiants italiens de philosophie, un mélange bigarré d’adolescents « génialoïdes » et inadaptés, je me suis longuement demandé ce pourrait être ma contribution au projet marseillais. Que pouvais-je conserver ou modifier dans ma manière habituelle de concevoir une leçon ou, plus généralement, l’enseignement universitaire ? De quelle quantité et de quel type de philosophie – dans mon cas politique et sociale – la Licence avait-t-elle besoin ? Quel intérêt y trouverait les étudiants, dont certains étaient très peu familiarisés avec ce domaine du savoir ? Et comment l’intégrer dans une UE qui a priori ne lui conférait pas un poids et une valeur particulière ?
10Le contact avec les étudiants n’a produit que des réponses partielles à ces doutes. Je me suis retrouvé face à des jeunes gens doués d’une réactivité intellectuelle et d’un esprit de groupe hors du commun. Une capacité à assimiler avec intelligence et curiosité des éléments provenant de domaines scientifiques et culturels très variés. Tout cela associé au sentiment de faire partie d’un projet ambitieux et très différent de ce qui les environnait. Et à côté de ces qualités une impression plus difficile à déchiffrer, mélange d’une sensation de vide et de son exact opposée.
11Le premier aspect dépend du fait que si les étudiants constituent le terrain sur lequel le projet de la Licence doit fleurir, en se transformant en intelligence, passion et sens critique en chair et en os, alors ce terrain ne jouit pas toujours d’une très bonne santé. Il est certain que c’est dû au traitement qu’il a subi au cours des saisons précédentes (éducation primaire et secondaire), au climat psycho-politique général, au choix un peu aléatoire de cette formation. Mais peut-être également en raison d’une propriété intrinsèque de l’expérience dans laquelle ils sont engagés. En deux mots, j’ai parfois eu le soupçon que la distance entre le projet pédagogique, culturel et politique et le matériel humain effectivement disponible pour sa mise en œuvre était notable. C’est-à-dire que les objectifs initialement fixés étaient trop élevés, éloignés au point de devenir inaccessibles. Une visée qui ne peut prendre corps dans le cadre de l’université réellement existante, puisque celle-ci se caractérise par un abaissement inquiétant de ses réquisits et de son offre de formation. Il reste que cet écart doit être pris sérieusement en considération, pour éviter la dérive typique de nombreuses utopies, laquelle revient à réduire ou à ignorer la distance entre horizon et réalité au détriment exclusif de cette dernière.
12Et ici entre en jeu l’opposé de l’impression de vide qui vient d’être décrite : le plein, ou, tout bonnement, la saturation. Comme si pour ces jeunes gens la possibilité d’acquérir avec calme, curiosité et profondeur les contenus d’enseignements si originaux était inexistante. Un fait à relier à ce qui me semble plus que jamais un des facteurs cruciaux pour quiconque aujourd’hui, quelque soit le contexte, veut essayer de reprendre son destin en main en créant collectivement quelque chose de nouveau : le temps. Le temps : la cible principale du gouvernement néo-libéral des existences. Temps et autogestion, temps et soin de soi, temps et créativité intellectuelle et institutionnelle, temps et organisation, temps et possibilité d’assimiler des contenus complexes, temps et dimension collective de l’action et du sentiment ; la liste des couples de concepts ou des domaines de l’expérience dans lesquelles un usage adéquat, conforme et correct du temps joue un rôle crucial pourrait être étendue à l’infini.
13Car aujourd’hui, le gros enjeu, le trésor et la planche de salut des privilégiés, c’est le temps. Le pouvoir fait tout son possible pour nous en priver, pour briser la possibilité de reprendre en main notre destin. Un devoir qui exige un temps considérable. Tout comme l’exige enseigner et étudier dans la Licence. Mon impression, du moins jusqu’ici, est qu’il s’agit peut-être là du point le plus vulnérable de ce projet. Pour les enseignants, qui sont peut-être encore habités par le fantôme sacrificiel et stakhanoviste des classes préparatoires et du militantisme politique : un tour de force sadomasochiste qui devient le cauchemar des noyés et l’orgueil douteux des survivants et des élus. Et pour les étudiants, parce qu’il est trop semblable, en qualité et en quantité, au temps imposé, frénétique et fragmenté qui régit aujourd’hui l’essentiel de l’existence de chacun d’entre nous.
14En quoi pourrait alors consister aujourd’hui un usage différent du temps ? Quel régime temporel devrait inventer une utopie réellement existante qui voudrait éviter la dérive du retranchement sur soi face aux défections humaines, trop humaines ? Comment répondre à ces défections, d’enseignants et d’étudiants, qui déclarent ou montrent qu’ils n’ont pas assez de temps pour être à la hauteur de ce projet fascinant ? Tel est, me semble-t-il, le prochain défi à relever par ce collectif de Marseillais si proches et si lointains.
Notes de bas de page
1 Traduit de l’italien par Éric Audureau.
Auteur
Dipartimento di filosofia, Università di Torino
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