Communauté vs universalité, perspectives antiques
Un échantillon de travail transdisciplinaire
p. 233-242
Texte intégral
1J’aimerais présenter ici quelques réflexions sur le champ disciplinaire dans lequel je développe mes recherches et mon enseignement, à savoir l’histoire de la philosophie ancienne. Comment ces réflexions trouvent-elles leur place dans le présent ouvrage collectif, qui s’attache à analyser une expérience pédagogique résolument transdisciplinaire, dans sa construction comme dans ses répercussions sur l’activité scientifique de ceux qui y participent ? Cette place tient à une particularité de ma discipline dans le champ des savoirs. En effet, si l’histoire de la philosophie ancienne est une discipline très bien identifiée dans le champ académique, cependant, sa réalité concrète, telle que l’éprouve l’enseignant-chercheur spécialisé dans ce domaine, est plutôt celle d’un croisement entre plusieurs disciplines. L’histoire de la philosophie ancienne constitue donc un exemple qui illustre à petite échelle la façon dont se structure une démarche transdisciplinaire : elle est une discipline plurielle, qui est produite par le croisement de plusieurs disciplines. Comme on le verra, il faut ici entendre croisement en un sens fort – j’irai jusqu’à dire : comme une hybridation, ce qui est bien autre chose qu’une suite de moments que l’on pourrait méthodiquement distinguer et ordonner à la manière d’une démarche par étapes.
2Dans le cas de cette discipline intrinsèquement multiple, la transdisciplinarité est clairement exigée par les objets qui sont étudiés. Par là, l’histoire de la philosophie ancienne me paraît ouvrir une question intéressant la réflexion sur toute démarche transdisciplinaire : pour que cette démarche soit féconde, il faut peut-être que le croisement des savoirs parte de l’objet, qu’il trouve dans la complexité de l’objet des raisons d’en développer une approche transdisciplinaire. La transdisciplinarité n’est pas un mot d’ordre, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’engouement actuel pour tout ce qui s’affiche « inter », « pluri » ou « multi » disciplinaire. On peut se demander si elle ne renoue pas, de façon lointaine, et par-delà une histoire du savoir qui n’a cessé d’en déporter la norme de l’objet vers le sujet, avec ce que Claude Imbert appelle la « tâche apophantique1 » que les philosophes antiques, qu’ils s’appellent Platon, Aristote ou Chrysippe, et quelles que soient par ailleurs leurs divergences doctrinales, ont également perçue comme tâche incombant en propre à la science et la démarquant des pseudo-savoirs, telle la sophistique : construire une articulation du savoir qui tire sa forme de la structure de l’objet que ce savoir doit appréhender.
3Complexité première de l’objet, donc. Or, il est un fait que l’histoire de la philosophie ancienne s’intéresse à des objets d’étude très singuliers et très complexes. J’en donne une caractérisation sommaire : il s’agit de textes écrits il y a très longtemps, dans des langues aujourd’hui mortes ; des textes antérieurs à l’invention de l’imprimerie, dont la transmission, jalonnée d’altérations et de destructions, s’est faite par copie, copie de copie, copie de copie de copie, sans la pierre de touche d’un original rapidement perdu, ce qui pose un certain nombre de problèmes spécifiques quant au statut de ces textes2 ; enfin, des textes philosophiques, c’est-à-dire dus à des philosophes, autrement dit des penseurs qui avaient une ambition elle aussi assez singulière : celle d’élaborer des théories dotées d’une force explicative très globale de la réalité, dans un débat et une rivalité avec d’autres théories tout aussi larges et fondatrices dans leurs visées, ce qui constitue un paysage bien différent de la segmentation des savoirs à laquelle nous sommes aujourd’hui habitués.
4L’historien de la philosophie ancienne est donc un griffon, un être par constitution transdisciplinaire. Il y a dans son activité de recherche au minimum de l’histoire, de la philologie, de l’étude des langues anciennes, de la traduction et de la philosophie. Je n’entre pas dans le débat sur la position respective de ces disciplines dans la morphologie du griffon. Certains aspects en sont abordés dans la discussion qu’eurent deux grands historiens de la philosophie ancienne en France, Pierre Aubenque et Jacques Brunschwig, sur la question : « l’histoire de la philosophie est-elle ou non philosophique3 ? ». Leurs réponses, pour n’en prendre que l’intitulé, étaient respectivement « oui et non » et « non et oui »… De fait, il me semble que ce débat est devenu quelque peu artificiel au regard de l’expérience d’un travail qui exige de mobiliser ces disciplines multiples d’une façon variable, selon les moments de la recherche, mais non hiérarchisée a priori, et à propos duquel j’ai parlé d’hybridation, plutôt que de succession prédéterminée.
5Plutôt qu’une description abstraite de cette collaboration interdisciplinaire, je préfère présenter ici un échantillon de ce type de travail. Cet échantillon, toutefois, ne sera pas représentatif de la coopération de toutes les disciplines que j’ai citées, et je ne parlerai ni de philologie, ni même – ou si peu – de traduction. Je me concentrerai plutôt sur la façon dont une question qui se pose à nous aujourd’hui a pu se poser, ou justement pas, ou différemment, dans des époques très éloignées, dont on peut espérer ramener quelque dépaysement fécond de notre regard. Je me sens en effet proche, dans mon rapport à ces vieux textes, de ce que Foucault appelle une « curiosité qui permet de se déprendre de soi-même », et qu’il décrit ainsi dans l’Introduction à L’usage des plaisirs lorsqu’il explique le motif qui l’a poussé à s’intéresser à l’Antiquité gréco-latine :
C’est la curiosité – la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. […] Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à voir ou à réfléchir4.
6Ce soi-même dont l’étude des textes anciens permet de se déprendre, bien sûr, n’est pas qu’individuel.
7 Le politique et la société civile se posent aujourd’hui des questions touchant aux relations, pour le dire de façon très générale, entre le tout, qui peut éventuellement s’appeler aussi République, ou encore universel, et le particulier. Ces questions prennent en gros la forme suivante : faut-il que la loi reconnaisse juridiquement des comportements qui sont propres à des groupes particuliers ? Faut-il simplement les tolérer tout en les laissant à la sphère privée ? Faut-il en interdire les expressions publiques ? Ce sont ces questions qui sont présentes dans le débat, pour prendre des exemples récents, sur l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, ou sur le port du voile islamique dans les lieux publics. Dans ce dernier cas, le problème du rapport entre un droit universel (l’égalité des sexes) et une revendication particulière (l’obéissance aux prescriptions de telle religion) se double du problème du rapport entre le religieux et le politique. C’est par cette voie-là que je proposerai un détour par les lointains de l’Antiquité.
8Dans un ouvrage classique qui interroge la démocratie antique en la comparant à la démocratie moderne, un historien de la Grèce antique, Moses I. Finley, écrit ceci :
Les deux premières interdictions du premier amendement à la Constitution des États-Unis : « Le Congrès ne fera pas de loi concernant l’établissement d’une religion officielle ou restreignant la liberté de parole » auraient été, pour un Athénien, incompréhensibles. Et s’il les avait comprises, il les aurait jugées abominables5.
9La remarque de Finley pose immédiatement une question : existait-il une liberté religieuse dans l’antiquité classique ? Je répondrai : oui, mais. Oui, mais pas au sens où il y aurait eu une sphère religieuse par principe indépendante de toute intervention du politique (indépendance en revanche affirmée par l’amendement que cite Finley). En quel sens, alors ? Il y a liberté de croyance et de culte au sens où, dans une religion faite de rites et non de dogmes, et dotée d’un panthéon foisonnant de dieux et de déesses, chacun est libre de suivre le culte qu’il préfère. On honore généralement les dieux de sa famille et de sa cité, mais on peut aussi en honorer d’autres pour des motifs personnels. Cependant, cette possibilité laissée à chacun est tout à fait différente d’un droit à la liberté religieuse. Un tel droit n’existe pas dans l’Antiquité, pour une raison bien simple : la religion antique est indissociable du politique et ne saurait être posée à part de lui. D’où cette situation peu intelligible pour nous : d’un côté, on est libre de croire au dieu que l’on veut6 – pour nous, c’est là une position synonyme de tolérance religieuse – mais en même temps il n’y a aucun droit à la liberté religieuse.
10Pour comprendre ce qui pour nous est un paradoxe, considérons rapidement le traitement de l’impiété dans l’Antiquité classique. Un peu avant 430 av. J.-C., l’Assemblée athénienne vote un décret, proposé par le devin Diopeithès, qui permet de traduire en justice « ceux qui ne croient pas aux choses divines ou qui enseignent des doctrines relatives aux régions célestes » (c’est-à-dire les philosophes qui professent des théories physiques sur les astres, tenus alors pour des dieux7). Cette loi valut quelques ennuis à plusieurs personnalités athéniennes, comme Anaxagore de Clazomène, Aspasie, le sculpteur Phidias, Socrate qui fut exécuté en 3998, et quelques autres. On est ici très loin de l’image d’un polythéisme tolérant. Mais quelle sorte de délit constitue l’impiété ? Est-ce une atteinte à la sacralité des dieux ? Dans la même Athènes, les poètes comiques ne se privent pas, dans les concours de théâtre, de tourner les dieux en ridicule avec une verve qui vaut bien celle des dessins de Charb dans Charlie Hebdo. En fait, ce n’est pas comme offense religieuse, mais comme délit public, que l’impiété est condamnée ; ce n’est pas parce qu’elle serait sacrilège, mais parce qu’elle risque de mettre en danger la communauté politique. Car les dieux font partie du même monde que les hommes. Ils en font partie, cela veut dire que le monde est un vaste ensemble de vivants hiérarchisés, qui comprend les plantes et les animaux, les hommes et les dieux9. Dans ce monde commun, les dieux sont pour les hommes des sortes de voisins très puissants avec qui l’on peut plaisanter, à condition que ce soit dans un cadre public soigneusement codifié10, mais qu’il ne faut pas se mettre à dos, ce que risqueraient bien de faire les philosophes avec leurs théories sérieuses de physiciens :
[...] les plaisanteries d’Aristophane se situaient à l’intérieur des conventions des fêtes religieuses (comme les plaisanteries grossières des Miracles médiévaux) où la communauté célébrait ses dieux, tandis que les philosophes ne plaisantaient pas, ne fonctionnaient pas non plus à l’intérieur du cadre de la communauté, ils l’attaquaient, du moins beaucoup le pensaient. Même les dieux riaient lorsque le protagoniste de la paix d’Aristophane choisissait un gros bousier comme véhicule pour s’élever vers leur demeure. Mais personne ne riait lorsque Anaxagore enseignait que le soleil, c’était seulement une pierre lointaine, chauffée au rouge. Ce n’était pas dit dans l’intention de plaisanter11.
11On pourrait donc dire, en prenant beaucoup de précaution avec les termes modernes que nous pourrions être tentés de projeter sur l’ancien, que la cité antique s’est parfois montrée « intolérante », mais au sens médical du terme : elle est allergique à ce qui la menace ; et, comme tous les sujets allergiques, elle réagit plus ou moins violemment en fonction de son état général (de fait, la loi de Diopeithes a été adoptée à un moment où Athènes ne se portait pas bien12). Du procès et de la mort de Socrate jusqu’au règne de Constantin, qui est à la fois le dernier empereur romain non chrétien et le premier à s’être, tardivement, converti au christianisme, tout au long de cette période qui couvre plus de sept siècles, il y a constamment eu, écrit Paul Veyne, une hésitation « entre deux conceptions : tantôt les rapports entre les individus et les dieux étaient leur affaire, aux uns et aux autres, et la collectivité hésitait à s’en mêler ; tantôt au contraire la collectivité tout entière se croyait menacée par l’impiété d’un de ses membres13 ».
12On a donc affaire à la reconnaissance d’une liberté de croyance et de culte que j’appellerai « à géométrie variable », comme telle très éloignée de notre conception moderne : pour nous, une reconnaissance de libertés « à géométrie variable » nous paraît produire un faux droit, un simulacre illégitime dans son essence, et dangereux dans la pratique. Si l’État a des devoirs envers les individus, tel le devoir de respecter et de faire respecter la liberté religieuse, c’est parce que les individus ont des droits (droit à la liberté de croyance et de culte). Dans la cité classique en revanche, chacun a bien une sphère de liberté, où il exprime ses préférences en matière religieuse ; mais cette sphère privée n’a pas de caractère juridique, ce qui exclut toute garantie formelle des libertés individuelles14.
13Plus généralement, on peut se demander si, dans l’Antiquité, il y a place pour un dehors juridique de la cité. Il semble bien que la justice au sens strict, celle qui s’exprime dans une législation, ne concerne que les relations entre les citoyens : il n’y a pas de droits de l’homme en tant qu’homme, il y a seulement des droits du citoyen. Pour autant, on ne peut pas faire n’importe quoi dans les relations humaines qui se nouent avec ceux, et ils sont nombreux, qui n’ont pas le statut de citoyen : relations avec une épouse, un enfant, un esclave, relations avec un allié militaire ou un partenaire commercial étranger. Mais il s’agit alors, non de la justice au sens strict, avec ses formes spécifiques organisées par la loi et ses contraintes, mais d’une exigence plus vague, placée sous le patronage d’un dieu. Par exemple, on traite bien un étranger pour plaire à Zeus Xeinios ; les traités conclus avec d’autres peuples reçoivent une force contraignante d’invocations rituelles15. Bref, hors de la cité, l’exigence de justice s’appuie sur des lois non écrites, celles de tel ou tel dieu. Mais attention : cela ne signifie pas qu’une loi divine limiterait la loi politique. Le mouvement est inverse : il consiste à étendre la protection qu’un dieu exerce sur la cité à des individus qui n’en sont pas citoyens. C’est une manière de régler les relations avec ceux qui sont hors du domaine d’application normal de la justice en les faisant plus ou moins entrer dans la communauté politique, par le biais du patronage bienveillant d’un dieu. On est toujours dans une logique de la géométrie variable, et non dans une logique du droit opposable. Le patronage des dieux n’a donc rien à voir avec une justice transcendante à la cité, au contraire c’est une justice plus faible et comme de surplus, qui élargit la justice de la cité à ceux qui n’en relèvent pas au sens propre, mais de façon assez flottante, et sans recourir à l’octroi de droits fondamentaux. Comme le note le philosophe Alasdair MacIntyre,
dans le monde antique, l’extension de la portée de la justice au-delà de ses limites originales, passablement étroites, fut en général non pas une remise en cause de l’assimilation des frontières de la justice aux frontières de la communauté politique, mais plutôt une extension de la conception de ces frontières16.
14 On est là aux antipodes de l’esprit moderne : nous n’assimilons pas les frontières de la justice avec celles d’une communauté politique, qui est forcément particulière. Si une communauté politique vit sous le régime de la charia, et tient pour juste de lapider à mort une femme adultère, nous déclarons cette disposition légale injuste, au nom d’un autre droit qui proclame des valeurs universelles. Or, que nous dit McIntyre ? Non seulement les frontières de la justice et celles de la cité ne font qu’un dans l’Antiquité, mais l’idée d’une justice hors de la cité ne se forge qu’en étendant imaginairement les limites du groupe, et non en s’opposant à lui.
15Un exemple intéressant et paradoxal est ici le stoïcisme. Les stoïciens affirment que loi et justice ne sont pas seulement l’affaire d’une cité particulière, mais qu’une loi naturelle, universelle, règne de façon égale sur tous les hommes en tant qu’ils sont tous des êtres rationnels. C’est une affirmation qui leur a valu, parfois, d’être considérés comme les lointains inventeurs des droits de l’homme. Mais comment les stoïciens élaborent-ils ce « droit de l’homme en tant qu’homme » ? Ils le conçoivent comme le cercle le plus large d’une série de cercles concentriques, dont le plus petit coïncide avec l’individu, et dont les suivants, par un élargissement progressif, englobent les proches, puis les parents plus éloignés, puis les concitoyens, puis les habitants des cités voisines, et finalement le genre humain :
Chacun de nous est pour ainsi dire inscrit tout entier dans plusieurs cercles, les uns plus petits, les autres plus grands, les uns enveloppants, les autres enveloppés, selon leurs caractères différents et leur inégalité mutuelle. Le premier cercle, le plus proche, est celui que quelqu’un a tracé comme autour d’un centre qui serait sa propre pensée. Dans ce cercle sont compris le corps et tout ce qu’on reçoit pour le bénéfice du corps. […] Le second […] enveloppe le premier et contient parents, frères, femmes et enfants. […] Ensuite, celui des concitoyens, et de la même manière pour le reste : celui des habitants des villes voisines, celui des membres du même peuple. Le cercle extrême et le plus grand, qui enveloppe tous les autres, c’est celui du genre humain tout entier17.
16Le stoïcisme est par là un bon révélateur de notre éloignement mental par rapport à l’Antiquité, là même où nous croirions identifier par-delà les siècles des choses familières. On y trouve en effet des formules qui semblent nous faire passer directement de l’Antiquité à la modernité :
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, […] nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle et en conséquence il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui18.
Affirmer qu’un esclave n’est en aucune circonstance le bienfaiteur de son maître, c’est ignorer que l’humanité a ses droits19 .
Ma cité et ma patrie, comme Antonin, c’est Rome ; et, en tant qu’homme, c’est le monde20.
17Nous pourrions supposer que cela veut dire que, en tant que citoyen du monde, j’ai des droits et des devoirs qui peuvent entrer en conflit avec ceux que me donne mon statut de citoyen de Rome. Mais est-ce là ce que veut dire Marc Aurèle ? Il ne semble pas. La double citoyenneté dont il parle ne conduit en rien à la contestation politique des décrets de Rome. Elle sert à relativiser le droit particulier, en montrant qu’à son échelle il n’est qu’une expression partielle d’un droit plus vaste ; elle ne sert pas à l’invalider. Il y a donc une façon, opposée à la nôtre, de penser les rapports entre l’universel et le particulier, entre la loi de l’homme en tant qu’homme et celle de l’homme en tant que membre de tel groupe social.
18Comment alors les affirmations universalistes des stoïciens se combinent-elles avec les droits et les devoirs du citoyen ? Dans son traité des Devoirs, Cicéron présente quelques études de cas. Par exemple, un sage qui meurt de faim a-t-il le droit de voler la nourriture d’un autre homme, si ce dernier est un inutile ? Un homme de bien mourant de froid peut-il dépouiller de son manteau un méchant tyran ? Pour le citoyen d’une grande démocratie moderne, habitué à l’idée que même le pire des criminels a droit à une défense en justice, il est évident que ces questions appellent une réponse négative. Pour Cicéron aussi, ce sont, dit-il, « des cas faciles à décider » ; mais il les tranche à l’inverse de ce que nous ferions. L’homme utile à la société peut dépouiller autrui pour préserver sa propre vie si autrui est un inutile, a fortiori s’il est un tyran, puisque « il n’y a aucun lien social entre nous et les tyrans, il y a plutôt un écart extrême21 ». C’est cette absence de lien social (dont l’homme « inutile » est déjà une figure) qui légitime, même au regard de la loi universelle, les solutions proposées :
Maladie, pauvreté ou inconvénients de ce genre ne sont pas plus contre la nature que le vol ou le désir du bien d’autrui ; négliger l’intérêt commun, voilà qui est contre nature ; car c’est une injustice. C’est pourquoi la loi naturelle elle-même qui observe et maintient l’intérêt commun décidera certainement qu’un homme sage, bon et courageux dont la mort serait un grand préjudice pour l’intérêt commun prenne à un homme paresseux et inutile ce qui lui est nécessaire pour vivre22.
19La loi universelle qui promulgue des droits de l’homme en tant qu’homme n’est donc pas une loi reconnaissant à chacun, fût-il un méchant tyran ou un parasite social, des droits inaliénables qui dériveraient de sa simple nature humaine. C’est une loi qui élargit la notion de communauté sociale et d’intérêt commun à plus d’hommes que n’en compte la cité. Je cite encore Cicéron : « Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous23 » – autrement dit : la notion d’un droit de l’homme en tant qu’homme n’a aucun sens si on ne continue pas de la comprendre comme droit d’un élément appartenant à un groupe unifié par un intérêt commun. Dans les formules stoïciennes d’apparence universaliste, il faut donc plutôt reconnaître des thèses qui se préoccupent de l’appartenance à un espace commun élargi à la totalité, ce qui est très différent. Le monde entier comme mégalopolis, la « grande cité des hommes et des dieux », ce n’est pas l’universel.
20On pourrait préciser cette distinction par contraste, en se tournant cette fois vers l’Antiquité chrétienne des premiers siècles ap. J.-C. On y trouverait une tout autre conception de la loi universelle et de son rapport à la loi positive, qui est toujours celle d’un groupe. La loi universelle n’y est plus pensée comme une extension de la loi positive, mais comme une autre loi, transcendante et concurrente, comme telle capable de constituer des conflits de devoirs et de fonder des revendications. Sans développer ce point, je me contente d’en indiquer un aspect, particulièrement intéressant pour nous. Cet aspect n’est pas la transcendance. Après tout, les juifs de l’Empire romain aussi pensaient que la loi de Dieu est transcendante au droit positif, mais ils n’en faisaient paradoxalement pas une loi universelle : c’était pour eux la loi du peuple juif. Avec les chrétiens, en gros avec saint Paul, la transcendance prend un tout autre sens : elle est dénationalisée (Paul s’adresse aux ἔθνoι, ce qu’on traduit souvent par les « nations », mais le pluriel du terme sert précisément à dire qu’il ne s’adresse pas à un peuple en particulier), ce qui distingue la loi chrétienne de la loi juive ; et elle est déterritorialisée (un peu plus tard saint Augustin dira que la cité de Dieu est partout et nulle part, qu’elle est une voyageuse de par le monde) : par où l’universalité de cette loi chrétienne n’est donc plus la totalité stoïcienne.
21Alors, en quoi tout cela nous concerne-t-il ? Il ne s’agit bien sûr pas d’aller chercher des réponses ni des solutions chez les anciens. Que pourraient nous dire sur le voile islamique ou le burkini les inventeurs du gynécée ? De toute évidence, rien. On dit souvent que l’étude du passé doit “éclairer” le présent. Pourtant, et plus probablement, sa fonction première est plutôt d’éclairer le passé, c’est-à-dire de nous rendre intelligibles des structures de pensée décalées des nôtres là même où, souvent, elles s’énoncent en des termes inchangés. Mais cela ne la rend pas muette sur les préoccupations du présent. Par exemple, il est très intéressant d’observer comment la mondialisation aujourd’hui réouvre une réflexion sur le cosmopolitisme, que ce soit pour y chercher des modèles susceptibles de permettre de penser le phénomène de la mondialisation autrement que sur le seul registre économique et financier, ou pour en faire une analyse critique qui y pointe une dépolitisation par l’invocation d’un prétendu intérêt commun24. Le concept de cosmopolitisme actuellement discuté n’a bien sûr pas grand chose à voir avec ce qu’entendaient par là les stoïciens, mais, à sa manière, il cherche à articuler le problème du particulier avec celui du monde, c’est-à-dire une totalité concrète qui est aussi un territoire, sur lequel on s’interroge à l’aide des catégories du commun et de l’ensemble plutôt que de l’universel. Cette discussion réinvestit par-là, à l’aide de questions nouvelles, des possibles dessinés dans de tout autres contextes culturels et historiques. L’articulation ancienne de certains concepts, telle que j’en ai donné un petit aperçu, parce qu’elle suit des logiques inattendues pour nous, permet ainsi de « défamiliariser » nos propres structures de pensée, de nous déprendre de nos évidences, ce qui est une condition favorable et peut-être même indispensable à un regard inventif sur le présent.
22En conclusion, je voudrais revenir d’une part à l’histoire de la philosophie ancienne, d’autre part à la transdisciplinarité telle que la licence Sciences et Humanités tente de la construire.
23Concernant l’histoire de la philosophie ancienne, on peut se demander ce qu’il y a de proprement philosophique dans cette histoire qui se penche sur des objets textuels très particuliers, qui ne sont que partiellement réductibles à des données. À la fin du livre qu’il a consacré à Saint Paul. La fondation de l’universalisme25, Alain Badiou cite une formule de l’Épître aux Philippiens où Paul, à propos du Christ, dit que Dieu « l’a gratifié du nom au-dessus de tout nom26 ». Cette formule, Badiou la généralise pour l’étendre à ce qu’il appelle les « noms véridiques », ce par quoi il entend les concepts, c’est-à-dire ces « noms » par lesquels les philosophes construisent des thèses, énoncent des principes, des définitions, qu’ils considèrent et qu’ils défendent comme porteurs d’une vérité. En somme, ce lexique, riche mais pas immense non plus, avec lequel nous travaillons – par exemple, pour l’échantillon que j’ai présenté : justice, loi, monde, cité, communauté, universel, individu, homme, etc.
24À propos du « nom qui est au-dessus de tout nom », Alain Badiou écrit ceci :
C’est toujours à de tels noms, plutôt qu’aux noms fermés des langues particulières et des entités closes, que prétend le sujet d’une vérité. Tous les noms véridiques sont « au-dessus de tout nom ». Ils se laissent décliner et déclarer, comme le fait la symbolique mathématique, dans toutes les langues, selon toutes les coutumes, et par le travers de toutes les différences. Tout nom dont une vérité procède est un nom d’avant la tour de Babel. Mais il doit circuler dans la tour27.
25La formule de Badiou me semble offrir une réponse possible à la question : qu’y a-t-il de philosophique dans l’histoire de la philosophie ? Même si cette réponse trahit sans doute le sens que lui-même donne aux « noms véridiques » (qu’il tient pour anhistoriques), elle pourrait être la suivante : l’histoire de la philosophie est une manière de faire circuler les « noms » dans la tour. Ce pouvoir de circulation lui vient des ressources de dépaysement de nos concepts qu’elle offre, à l’intérieur d’une histoire des vocables à laquelle nous appartenons, et du croisement des disciplines par lequel elle opère la reconstitution des textes et l’interprétation des doctrines.
26Voilà qui nous ramène à la transdisciplinarité. Car la formule de Badiou sur les « noms véridiques » peut aussi s’appliquer à un des effets de la transdisciplinarité – elle peut dire ce que celle-ci apporte aux disciplines qu’elle confronte et articule les unes aux autres. De fait, une expérience pédagogique telle que celle qui est menée dans le cadre de la licence Sciences et Humanités est, pour chaque enseignant-chercheur qui y prend part, la source d’une réflexion sur sa propre discipline et sa pratique scientifique, dans un contexte où il est amené à confronter, sur des thèmes communs, son travail et sa manière de penser à ceux de chercheurs spécialisés dans d’autres domaines que le sien. Sortir du cloisonnement disciplinaire, c’est nécessairement y revenir avec des questions nouvelles. Ces questions nouvelles me paraissent en particulier issues de l’expérience suivante, qui a été faite, je crois, par tous les collègues intervenant dans la licence Sciences et Humanités : celle de l’équivocité des termes partagés, et des difficultés corrélatives pour construire un langage commun capable de circuler dans la tour, aujourd’hui devenue babélienne, des savoirs. Cette confrontation à l’autre conduit à problématiser le langage commun non seulement entre les disciplines, mais aussi à l’intérieur de sa propre discipline. Nombreux sont les concepts qui, discutés avec des enseignants-chercheurs issus de disciplines distinctes, produisent des effets retour sur l’usage que chacun peut avoir de ces concepts dans son propre domaine : le mouvement, la preuve, l’ordre, la symétrie, l’infini, longue est la liste des « noms véridiques » qui, lorsqu’on les fait circuler dans le discours de l’autre, renvoient au discours propre, lui ôtant ses évidences familières et obligeant à le repenser. Là encore – et je terminerai en citant à nouveau les remarques de Foucault –, il s’agit de « se déprendre de soi-même », dans un mouvement d’aller-retour qui vise, « au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement28 ».
Notes de bas de page
1 Cf. Claude Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992, p. 207-208, p. 308.
2 Pour une synthèse sur ces problèmes spécifiques, cf. Monique Canto-Sperber & Luc Brisson, « Ce qu’il faut savoir avant d’aborder l’étude de la pensée antique », dans M. Canto-Sperber (dir.), Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997, p. 781-826.
3 Cf. Barbara Cassin (textes réunis par), Nos Grecs et leurs modernes. Les stratégies contemporaines d’appropriation de l’Antiquité, Paris, Le Seuil, 1992, p. 17-96.
4 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, II. L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 14.
5 Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 20032, p. 131.
6 Cf. Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Le Seuil, 2005, p. 425 et p. 465-469.
7 Plutarque, Vie de Périclès, 32. Sur ce décret, cf. Eudore Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes à Athènes au ve et au ive siècle avant J.-C., Liège, Vaillant-Carmanne, 1930, p. 19-24.
8 L’acte de l’accusation portée contre Socrate est rapporté par Xénophon, Mémorables, I, 1, 1 et Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 40 : « Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pitthé, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè : Socrate enfreint la loi parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort ». Cf. aussi Platon, Apologie de Socrate, 19b, 23d, 24b, 26d, 35d.
9 P. ex. Cicéron, Des devoirs, II, 3, 11 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, Ep. 124, 13 ; Galien, Protreptique, 9.
10 Comédies et tragédies étaient représentées dans des concours publics, lors de fêtes religieuses célébrées par la cité entière, une ou deux fois par an, qui attiraient environ 10 000 personnes. Les pièces représentées étaient choisies par un magistrat, financées par une liturgie spéciale, la chorégie, et placées sous le patronage de Dionysos. Sur tout cela, cf. Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, op. cit., p. 137 ss.
11 Ibid., p. 153-154.
12 En 431 débute la guerre du Péloponnèse et en 430 la population athénienne est durement touchée par une épidémie (dite « peste d’Athènes », même s’il semble aujourd’hui peu probable qu’il s’agît de la peste bubonique).
13 Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, op. cit., p. 472.
14 Cf. ibid., p. 82, p. 111-112.
15 Cf. par exemple Tite-Live, Histoire romaine, I, 24.
16 Alasdair MacIntyre, Quelle Justice ? Quelle rationalité ?, Paris, PUF, 1993, p. 160.
17 Hiéroclès, apud Stobée, Anth. IV, 671 ss., dans Anthony Long & David Sedley, Les philosophes hellénistiques, trad. par Jacques Brunschwig & Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, GF, 2001, vol. 2, texte 57G, p. 408-409.
18 Cicéron, Des devoirs, III, 6.
19 Sénèque, Des bienfaits, III, 18, 2.
20 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 44.
21 Cicéron, Des devoirs, III, 6.
22 Ibid.
23 Ibid. (je souligne).
24 Cf. quelques travaux récents : Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006 ; Philosophie politique et horizon cosmopolitique : la mondialisation et les apories d’une cosmopolitique de la paix, de la citoyenneté et des actions, Paris, Unesco, 2006 ; Seyla Benhabib, Another Cosmopolitanism, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Daniele Archibugi, La Démocratie cosmopolitique. Sur la voie d’une démocratie mondiale, Paris, Le Cerf, 2009 ; Michaël Foëssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Le Seuil, 2012. On trouvera une synthèse historique sur le cosmopolitisme dans Peter Coulmas, Les Citoyens du monde. Histoire du cosmopolitisme, Paris, Albin Michel, 1995.
25 Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997.
26 Philippiens 2, 9, trad. André Chouraqui.
27 Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, op. cit., p. 118.
28 Michel Foucault, L’Usage des plaisirs, op. cit., p. 14-15.
Auteur
AMU, CEPERC, UMR 7304
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