L’enseignement des mathématiques à l’Université
Réflexions sur ce qui m’a mené à m’engager dans la licence Sciences et Humanités
p. 187-197
Texte intégral
1On assiste depuis quelques décennies à une évolution inquiétante de l’enseignement des mathématiques à l’Université. On les y présente le plus souvent comme un outil au service d’applications valorisables dans diverses industries ou comme le moyen de réussir un concours de recrutement de la fonction publique, le plus couramment l’agrégation. On voit ainsi progressivement disparaitre de nos cursus toute réflexion conceptuelle au profit de l’enseignement d’une pure technique, souvent calculatoire et vide de sens. On croit, à tort, que la mention des applications pratiques des matières enseignées suffit aux étudiants pour qu’ils puissent leur donner sens. Ainsi voit-on défendue l’idée que l’enseignement des probabilités et des statistiques doit être renforcé pour répondre aux besoins du monde financier. Ainsi voit-on surgir un peu partout des cours de modélisation, afin de servir les appétits de l’industrie1 pour une recherche dont elle veut avant tout optimiser le rapport qualité prix.
2Les promoteurs de cette évolution lui trouvent plusieurs justifications. La première est celle d’une nécessaire mise au service de l’économie. C’est elle qui guide les réformes qui se sont succédées depuis plus de vingt ans dans l’enseignement supérieur et la recherche et, plus largement, dans tous les domaines de l’intervention publique. Nous ne l’évoquerons pas ici. Une deuxième justification vient de l’idée que l’on se fait des nouvelles générations estudiantines qui seraient réfractaires, voire inaptes au raisonnement abstrait et ne seraient intéressées que par l’évolution du prix du bifteck ou l’écoulement du pétrole dans un tuyau. Une autre, enfin, prétend que l’emploi est la première préoccupation de nos étudiants, justifiant au passage une conception des enseignements entièrement soumise aux demandes supposées des employeurs ou au programme de l’agrégation.
3Je pense que nous faisons fausse route.
4Nous devons retrouver un enseignement qui donne une place importante au questionnement conceptuel sur la science que l’on enseigne. C’est par ce questionnement radical que les grandes avancées se sont faites. Où en serait l’informatique sans les recherches fondamentales de Gottlob Frege, Bertrand Russell, Kurt Gödel ou Alan Turing ? Quelle vision de l’univers aurions-nous sans les interrogations d’un Nicolas Copernic, d’un Isaac Newton ou d’un Albert Einstein ? Nous devons cesser de prêter à nos étudiants une étroitesse d’esprit qui n’est jamais qu’une projection de notre propre étroitesse. Après des années passées dans un système scolaire dont le but est d’en faire des machines capables de réussir à un examen vide de sens2, nos étudiants ont soif de connaissance authentique, profonde et source d’interrogations, dont les tenants et les aboutissants, même ceux qui semblent a priori les plus abscons, soient mis au jour sans fard.
5Je prétends que dispenser un enseignement qui réponde à ces attentes est possible tout en procurant aux étudiants une formation technique solide qui les rendra capables d’affronter les problèmes pratiques rencontrés, par exemple, dans l’industrie nucléaire ou une épreuve de l’agrégation. Il nous faut pour cela utiliser ce qui fait encore la force du système universitaire : notre liberté3 d’enseignant et de chercheur. En usant de cette liberté nous pouvons, non certes changer le système, mais au moins en amoindrir les effets les plus pervers, dans le domaine d’intervention qui est le nôtre.
6Les tenants du discours dominant, dont les intérêts imposent de soumettre tous les aspects de nos vies aux exigences de l’économie libérale mondialisée, balaieront de tels propos d’un revers de la main, comme ceux d’un rêveur aux aspirations quelque peu puériles. Ce n’est pas à eux que je m’adresse mais plutôt à ceux qui, peut-être par peur du temps que cela pourrait prendre sur leur recherche ou sur toute autre activité qui leur semble prioritaire, préfèrent ne pas se poser ce genre de question, ou affronter des réalités peu agréables.
7L’une de ces réalités m’a amené à quitter l’enseignement en licence de mathématiques pour me lancer dans l’expérimentation au sein de la licence sciences et humanités, afin de vérifier si ce qui me semblait être une voie possible vers un enseignement faisant sens était tout simplement viable. Cette réalité tient en une phrase : notre enseignement des mathématiques est en échec. Cet état d’échec se constate à bien des endroits, par exemple dans le jeu de massacre que constitue souvent la première année, ou encore dans l’extinction rapide de l’intérêt pour la chose enseignée que l’on constate chez les étudiants qui résistent. C’est, plus généralement, un échec de la transmission. Enseignant depuis fort longtemps en première année de master, j’ai peu à peu été amené à y faire un constat inquiétant : ce que l’on est en droit d’attendre d’étudiants en quatrième année de mathématiques n’est pas du tout maitrisé par la plupart de nos étudiants. Je ne suis pas le seul à le constater puisque, chaque année désormais, les jurys de concours de recrutement d’enseignants (certifiés et agrégés) arrêtent les listes d’admis bien avant d’atteindre le nombre de postes mis au concours. Ce qui montre la gravité de la situation, c’est que ces décisions sont prises en concertation avec les autorités du ministère de l’Éducation nationale et que les postes mis au concours correspondent aux besoins réels et urgents de nos collèges et lycées. On trouve à ce propos, dans le rapport sur le concours de l’agrégation de mathématiques de 2014, un passage intéressant. Il y est fait état d’une nouveauté consistant à donner une question de cours dans la première épreuve écrite. Cette année-là, la question était celle que j’emploie depuis des années pour m’assurer que les étudiants de master maîtrisent des contenus et compétences qu’ils sont censés avoir acquis en première année de licence. Elle porte sur un fait simple mais fondamental de l’algèbre linéaire, un domaine au centre des mathématiques, tant pures qu’appliquées, en particulier parce qu’elle permet de fonder rigoureusement une théorie de la dimension4 des espaces, concept au cœur des enseignements dispensés en première année de licence. Dans mon cours de master, seuls les étudiants venant de classe préparatoire répondent sans trop de difficulté à cette question. Ceux venant de nos filières sont soit complètement démunis, soit incapables d’apporter une réponse cohérente à la question. Ce sont quelques raisons pour lesquelles je pose ce constat : notre enseignement des mathématiques en licence à l’université est en échec.
8Montrant à mon avis un manque de courage à l’idée d’user de nos libertés académiques pour faire face à cette réalité afin d’y remédier, on me rétorque souvent que l’on ne peut rien réellement changer à notre enseignement du fait de la faiblesse des moyens qui sont les nôtres. S’il est vrai que l’université française est très largement sous dotée comparée à ses consœurs étrangères ou aux classes préparatoires, on y dispose cependant d’une liberté pédagogique totale et d’une maitrise de la décision au niveau de l’organisation des cursus, de leurs contenus et de leurs calendriers5. On affirme également que les rigidités administratives sont telles qu’elles nous paralysent, rejetant souvent la faute sur la réforme dite « LMD6 » et le carcan des fameux ECTS7. Force est de constater que nous n’avons pas saisi pleinement ce qu’était l’outil des crédits de transfert dans la conception8 des cursus. Pour résumer, ces crédits sont une unité de temps quantifiant la totalité du travail nécessaire à un étudiant pour parvenir à satisfaire la demande du formateur. Le comité qui a mis au point ce système a opté pour qu’une année universitaire fasse l’objet de 60 crédits, nombre intéressant car hautement divisible. Il a ensuite raisonnablement posé qu’une telle année, dans le cas d’un étudiant à plein temps, représentait entre 1 500 et 1 800 heures de travail ce qui, au regard des programmes ayant cours dans nos formations scientifiques est tout à fait justifié. Prenant alors une calculatrice, on s’aperçoit qu’avec deux « semestres » de 13 semaines chacun, l’étudiant est censé travailler entre 58 et 69 heures par semaine, un rythme que même les anciens de classes préparatoires disent intenable plus d’une ou deux semaines d’affilée.
9Les questions budgétaires et administratives évacuées, on invoque enfin la faiblesse des bacheliers qui aujourd’hui entrent à l’université. N’ayant pas les moyens de changer grand-chose à l’enseignement primaire ou secondaire9 et plutôt que d’attendre en geignant que la situation s’améliore, nous devons nous adapter à ce nouveau public. Cela passe par une refonte profonde de nos enseignements. Celle-ci est possible, comme le montre l’exemple de la Licence Sciences et humanités.
10Revenons maintenant sur l’affirmation que les étudiants sont inaptes au raisonnement abstrait, à la réflexion conceptuelle, ou n’en ont pas le goût. Cette opinion est souvent liée à celle selon laquelle la principale préoccupation des étudiants serait la perspective de trouver un emploi et donc qu’il faut veiller à leur employabilité. La question de l’emploi est bien évidemment, en ces temps difficiles et incertains, une question importante, mais sa surestimation est avant tout un fantasme d’adultes angoissés face à l’avenir de leurs enfants ou des étudiants dont ils ont la charge. Y répondre ne pourrait se faire qu’en dispensant un enseignement technique où toute considération qui n’aurait pas une utilité immédiate pour l’employeur présumé devrait être supprimée. On commet, en tenant ces raisonnements, deux erreurs. La première concerne les intentions et motivations des étudiants. Je ressens dans la jeunesse une soif pour un savoir fondé et ouvert au questionnement. Elle y prend goût pour peu qu’on lui donne l’occasion de s’y confronter. Certes leur futur, en particulier de travailleur, les inquiète. Mais ils veulent aussi étudier pour en savoir plus sur le monde, au sens le plus large du terme. Ne leur prêtons pas des inquiétudes qui sont avant tout celles des parents. La seconde erreur concerne les employeurs : leur ouverture d’esprit est plus grande que ce que l’on croit, en particulier depuis que les entreprises, s’ouvrant à des pratiques venues d’ailleurs10, réalisent que l’endorecrutement au sein des mêmes écuries n’est pas la panacée. Une vie de travail durant longtemps il vaut mieux pour elles recruter de forts potentiels que d’étroits spécialistes incapables d’évolution ultérieure.
11En ce qui concerne le recrutement dans les métiers de l’enseignement, je crois qu’il est de notre devoir de former les étudiants qui s’y destinent en voyant au delà du strict concours. Nous devons leur transmettre les outils et connaissances qui leur permettront d’avoir le recul nécessaire pour être de bons professeurs, agrégés ou certifiés de leur discipline. À titre d’exemple, je trouve incroyable que de futurs enseignants de lycée ou de classe préparatoire n’aient pas une idée claire sur les théorèmes d’incomplétude de Gödel et leurs conséquences. C’est sans doute le résultat mathématique le plus cité et en même temps le moins bien compris, donnant lieu à une foule de contresens. On pourrait imaginer qu’un professeur agrégé soit une personne tout indiquée pour faire œuvre de salubrité publique en clarifiant les usages de ces théorèmes. Faute de formation sur le sujet, il se retrouve malheureusement souvent dans le camp des imbéciles. Sur ces points encore, la licence Sciences et Humanités a montré qu’il était possible d’agir.
12La mise en place de la licence Sciences et Humanités a été pour beaucoup d’entre nous l’occasion d’expérimenter des formes et des contenus d’enseignement permettant de redonner du sens à la chose enseignée. Cette expérience a pris des formes multiples et variées, et je me limiterai ici aux mathématiques et plus particulièrement à une partie du programme de la licence qui rassemble des enseignements de mathématiques qui sont les plus proches de ce que l’on enseigne dans les premiers cycles scientifiques (classes préparatoires ou licences universitaires). Cet exemple a la vertu de montrer qu’il n’est nullement besoin de bouleverser nos filières pour remédier aux maux évoqués plus haut. Je n’aborderai ni comment cet enseignement s’articule avec les autres au sein de la licence, ni les enseignements de mathématiques destinés aux usages qu’en font la physique ou les sciences sociales.
13À leur arrivée à l’université, la plupart des étudiants, bacheliers de fraiche date, n’ont qu’une très vague notion de ce que signifie le mot démontrer, et a fortiori les mots rédiger une démonstration. Ces deux activités sont pour eux liées d’une manière imprécise au calcul, le raisonnement n’y ayant qu’une place secondaire, la rédaction y étant inexistante. Le premier cours de mathématiques que rencontrent les étudiants de la licence Sciences et Humanités a pour but de les former à l’art de la preuve et de sa rédaction. Le sujet choisi pour cela est l’arithmétique, c’est-à-dire la science des nombres entiers. Ce choix a été fait pour son articulation avec le reste du cours intitulé « Logique, langage, calcul », l’un des cinq grands cours structurant les trois années de la licence, mais aussi pour ses vertus pédagogiques nombreuses. Je vais maintenant en détailler quelques-unes.
14La notion de nombre est assez difficile à cerner. À la question « qu’est-ce qu’un nombre entier ? », la plupart des étudiants répondent « c’est un nombre sans virgule » ou toute autre variante de cette réponse. En creusant un peu en leur compagnie, on arrive à une définition un peu plus précise qui ressemble à celle-ci : « un nombre entier est un nombre sans rien après la virgule ». On constate ici que les nombres qui ont le plus de réalité pour les étudiants sont ce que l’on appelle les nombres réels, nombres qui sont utilisés pour repérer des points sur une droite continue. Ce travers est lié à l’enseignement des mathématiques au lycée, centré sur l’analyse vue comme système de calcul purement formel. On y oublie que la notion même de nombre réel est problématique et difficile à fonder rigoureusement.
15On convainc assez facilement les étudiants d’abandonner ce point de vue et de ne considérer, pour la durée du cours en question, que des nombres entiers. On fonde le cours sur ce que l’on appelle parfois les entiers naïfs, c’est-à-dire sur la notion intuitive de nombre entier comme multiplicité d’unités (on note ici l’aspect circulaire de cette définition, aspect qui sera abordé dans les cours des années suivantes). Partant de la collection des nombres un, deux, trois, quatre, etc. on commence à construire la théorie en rappelant par exemple que ces nombres peuvent être additionnés, multipliés, ou qu’on peut les ordonner. Le rappel des règles élémentaires du calcul n’est pas conçu comme l’occasion de les réviser, mais de noter leur importance. On apprend dès l’école primaire que six plus deux est égal à deux plus six par exemple, ce qui, énoncé de manière générale, dit que pour tout couple d’entiers a, b on a a+b=b+a. Cette règle étant d’une grande importance, les mathématiciens lui ont donné un nom : la commutativité de l’addition11. En repartant ainsi des lois de base du calcul sur les entiers, on montre aux étudiants issus des filières scientifiques que l’élaboration de l’arithmétique peut se faire sans avoir recours à des concepts avancés comme ceux de nombre réel ou de limite, et on permet à ceux issus des baccalauréats littéraires ou professionnels de se raccrocher aux savoirs qu’ils ont acquis à l’école primaire et au collège.
16On s’interroge ensuite sur la possibilité de noter les nombres sans ambiguïté. C’est le moment de sensibiliser les étudiants au fait qu’il ne faut pas confondre nombre et écriture ou représentation du nombre12. Si j’écris 1812 cela ne signifie pas que je veuille parler du nombre mille huit cent douze. Il faut pour cela préciser que l’écriture 1812 sous-entend l’utilisation d’un système d’écriture, ici le système décimal indo-arabe. L’examen succinct d’un système comme celui de l’écriture dite romaine des nombres nous indique qu’un tel choix n’a rien d’anodin : la notation devrait permettre de noter de grands nombres et une automatisation des calculs. C’est ici que le chiffre 0 entre en lice. Symbole13 avant tout destiné à noter une absence, il va, par son interaction harmonieuse avec les règles du calcul précédemment citées, pouvoir être considéré lui aussi comme un nombre à part entière.
17Les choses étant clairement mises en place, on passe ensuite au principe de démonstration qui est à la fois, selon Henri Poincaré, le seul principe de démonstration propre aux mathématiques et celui qui en quelque sorte nous fait concevoir ce que sont les nombres entiers : le principe de démonstration par récurrence. L’idée en est simple. Supposons que l’on dispose d’une séquence d’énoncés dont la vérité dépende d’un nombre entier n. En voici un exemple : « soit le carré du nombre n est un multiple de 4, soit le carré du nombre n diminué de 1 est un multiple de 4 ». On peut essayer de démontrer que cet énoncé est vrai quelle que soit la valeur du nombre n en le vérifiant pour chacune de ces valeurs à la suite. Ainsi pour n=1, le carré de n vaut 1 et si on lui retranche 1 on trouve 0 qui est un multiple de 4 (car 0 = 4 × 0). Pour n=2 le carré de n vaut 4 qui est bien multiple de 4. Pour n=3, le carré de n vaut 9 qui, lorsqu’on lui ôte 1, donne 8, un multiple de 4. On peut bien évidemment continuer ainsi aussi longtemps qu’on le veut, nous ne démontrerons jamais ainsi que cet énoncé est vrai quelle que soit la valeur de l’entier n. Le principe de démonstration par récurrence permet de surmonter cette difficulté, en « supposant deux lemmes », comme l’écrit Blaise Pascal dans son Traité du triangle arithmétique. L’énoncé que nous avons considéré est vrai pour l’entier 1. Imaginons maintenant que nous ayons démontré que s’il est vrai pour un entier n, il est nécessairement vrai pour l’entier suivant n+1. Nous en déduisons qu’étant vrai pour l’entier 1, il est nécessairement vrai pour l’entier 2, et étant vrai pour l’entier 2 il est vrai pour l’entier 3, etc. Ce principe de démonstration se pratique donc en deux étapes :
- l’initialisation, consistant à démontrer la vérité de l’énoncé pour un entier explicite pour lequel il est vrai, 1 dans notre exemple ;
- l’inductivité, consistant à démontrer que sous l’hypothèse que l’énoncé est vrai de l’entier n, il l’est aussi de l’entier n+1.
18Le cours consiste alors à faire pratiquer ce type de preuve aux étudiants, en insistant plus particulièrement sur la nécessité d’aboutir à une rédaction correcte. C’est ici que la pratique mathématique rejoint la pratique littéraire consistant à décrire précisément, dans un français correct et sans abus du symbolisme mathématique, un cheminement de la pensée, un raisonnement convaincant le lecteur de la validité du résultat annoncé. Il est utile à ce titre de faire démontrer aux étudiants l’inductivité de certaines propositions absurdes (qui, du coup, ne peuvent jamais être initialisées). Ainsi par exemple l’énoncé « toute boite contenant n craies ne contient que des craies de couleur verte » est inductif dès que n est plus grand que 2, mais est par ailleurs clairement faux. Cela permet de faire réfléchir les étudiants à la notion d’hypothèse, ou à celle d’implication, notion difficile et le plus souvent incomprise, même par des étudiants avancés en mathématiques. L’exemple cité ci-dessus fournit un intéressant exercice de rédaction littéraire d’un raisonnement de nature logique et mathématique. Il est aussi l’illustration du fait qu’une démonstration mathématique n’est pas nécessairement un calcul mais peut faire appel à des manipulations purement combinatoires ou géométriques par exemple14. La suite de ce premier cours de mathématiques se déroule ensuite comme on15 l’imagine, introduisant aux notions et résultats de l’arithmétique élémentaire : divisibilité, nombres premiers etc. Les étudiants découvrent ici un premier exemple d’algorithme (et donc de calcul à proprement parler), celui d’Euclide permettant de calculer explicitement le plus grand diviseur commun à deux nombres. Sa mise en place est l’occasion pour eux de réviser ou de se familiariser avec la pratique du calcul. On y trouve également une première confrontation avec l’infini, sous la forme de l’énoncé, encore dû à Euclide, affirmant qu’étant donnée une collection finie quelconque de nombres premiers, on peut trouver un nombre premier qui n’en est pas membre, l’énoncé se formulant aujourd’hui de la manière suivante : l’ensemble des nombres premiers est infini.
19On y rencontre enfin un premier théorème d’impossibilité, celui disant l’incommensurabilité de la diagonale d’un carré avec son côté16. L’importance de cet énoncé est grande et est un des liens forts avec le cours sur la doctrine pyhtagoricienne que les étudiants ont suivi au début du semestre, ou avec les cours sur la logique, en particulier aristotélicienne, qu’ils suivront au second semestre (via la démonstration par réduction à l’absurde). Il illustre, comme le résultat sur les nombres premiers, l’irruption de l’infini dans la science grecque. Il lui sera fait écho plus tard, en seconde année, lorsque l’on s’intéressera à la possibilité d’une description mathématique du continu.
20Pour conclure sur ce cours, notons qu’au delà d’une exigence de connaissance des contenus et d’une bonne articulation de ceux-ci avec le reste du cursus, ce qui est avant tout demandé, c’est de savoir fournir une rédaction de qualité des démonstrations trouvées. Ce savoir-faire17 serait renforcé par une interaction avec des cours de français, pratique que nous souhaitons développer. L’importance de la maîtrise de la langue ne saurait être minimisée. Les qualités de rigueur et d’écriture ici développées sont très utiles dans le cursus, voire bien au delà. L’objectif du cours pourrait ainsi se résumer par la célèbre citation de Nicolas Boileau18 : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ».
21La suite des enseignements de mathématiques dispensés dans le cours « Logique, langage, calcul » suit une progression classique mais, par son articulation avec les questionnements philosophiques, historiques ou linguistiques sous-entendus par l’intitulé, elle permet aux étudiants une véritable appropriation des savoirs et compétences enseignées, dans la mesure où ils acquièrent un sens qui est absent lorsque l’on se contente d’aligner les définitions, théorèmes et exercices. Le second semestre du cursus est consacré à la logique, tant dans sa composante philosophique et historique19 que dans sa pratique contemporaine, incarnée ici par une introduction à la théorie naïve des ensembles. Le troisième semestre parle d’algèbre : son histoire20, ses avatars au travers par exemple de la caractéristique universelle de Leibniz, et sa présentation contemporaine. En partant de la problématique de la résolution des équations, comme par exemple ax2+bx+c=0, équation du second degré21 qui est familière aux étudiants, on met en valeur la chose suivante : cette résolution fait principalement appel aux règles du calcul, indépendamment de la nature des objets sur lesquels porte ce calcul. Cette constatation a des conséquences de grande portée, comme le montre un exemple historique exploré au xvie siècle par Rafael Bombelli et connu sous le nom de casus irreducibilis. Il s’agit de résoudre une équation du troisième degré, en l’occurrence x3-15x-4=0. Cette équation a pour solution évidente le nombre 4, puisque 43=64 et donc 43-15×4-4=0. Peu avant que Bombelli ne publie son traité d’algèbre, Girolamo Cardano a publié des formules générales permettant de résoudre les équations de degré 3. Dans le cas ici considéré, ces formules font apparaître des entités qui n’avaient aucun sens à l’époque : des nombres négatifs, mais aussi leurs racines carrées, aujourd’hui connues sous le nom de nombres complexes. Voici à quoi ressemble la formule de Cardan donnant une solution qui devrait être 4 :
22Bombelli fait une chose incroyable : il imagine que les règles du calcul puissent s’appliquer, en quelque sorte aveuglément, à ces entités vides de sens. Et il démontre qu’elles entrainent que de l’entité décrite par la formule écrite22 ci-dessus on peut retrouver la solution indiscutable 4.
23Partant de ce constat de l’efficacité redoutable des simples règles du calcul apprises au collège, on peut dérouler leur étude qui est aujourd’hui l’objet de l’algèbre. C’est ainsi qu’est introduite la notion de structure algébrique, ici sous la forme de ce que les mathématiciens appellent un anneau : un domaine sur les éléments duquel on peut effectuer des calculs obéissants aux règles usuelles.
24La réflexion sur la notion d’équation permet de réfléchir sur les notions d’inconnue et de variable. Lorsque l’on écrit une équation comme x3-15x-4=0, la lette x désigne une inconnue, indiquant par là qu’on cherche la solution à un problème dont l’équation est un énoncé condensé. Mais dans la simple expression x3-15x-4, x peut avoir un autre sens, celui de variable, à qui l’on peut substituer diverses valeurs numériques donnant par exemple, par substitution de 4 à x, la valeur 0, indiquant que 4 est une solution de l’équation x3-15x-4=0. Ces deux notions de variable et d’inconnue s’unifient en celle d’indéterminée, à la base de la construction moderne des objets que l’appelle les polynômes.
25On termine le cours avec à notre disposition les outils et concepts suffisants permettant de revenir à la question initiale de la résolution des équations et d’énoncer le théorème d’impossibilité d’Abel disant que dès que le degré de l’équation dépasse 5, il n’existe pas de formule générale donnant les solutions de l’équation en fonction23 de ses coefficients (dans l’exemple ci-dessus, les coefficients sont -15 et -4). Comme le théorème d’incommensurabilité de la diagonale et du côté d’un carré, on arrive ici à un résultat d’impossibilité. Nous nous appuyons assez systématiquement dans le cours « Logique, langage, calcul », sur de tels théorèmes. Les étudiants en rencontrent d’autres, illustrant le fait que les mathématiques ne sont pas une science achevée, ou que le cours de son histoire n’est pas qu’un long fleuve tranquille au long duquel se sont enchainés les théorèmes en un long épanchement régulier. Les mathématiques, dans leur aspect dialectique, sont régulièrement confrontées à des impossibilités qui les font se heurter à des problèmes de nature épistémologique et philosophique. C’est en surmontant ces impossibilités, comme l’a fait Évariste Galois pour la résolution des équations, qu’elles trouvent leurs avancées les plus fructueuses, en se forçant à approfondir leur corpus, voire à lui donner une direction radicalement nouvelle.
26Le quatrième semestre est consacré au problème du continu et à sa résolution mathématique. L’approche choisie combine le point de vue philosophique, avec la lecture de quelques textes de mathématiciens et philosophes comme Richard Dedekind, Henri Bergson, Henri Poincaré ou Bertrand Russell, et le point de vue des mathématiques contemporaines avec une introduction au continu mathématique et à son étude, objet de l’analyse mathématique. Les méthodes algébriques permettent de rajouter au domaine des nombres entiers les solutions de n’importe quelle équation du type de celle évoquée plus haut, mais cela ne suffit pas dans les problèmes de géométrie ou de mathématiques appliquées à la physique, où des arguments de continuité sont utilisés. Un tel argument peut prendre une forme très simple : si un plan est séparé en deux demi-plans par une droite et qu’un point se meut de manière continue (par exemple en suivant une loi du mouvement donnée par la physique) de l’un des demi-plans vers l’autre, alors sa trajectoire doit couper la droite frontière en un certain point de celle-ci. En jouant sur la polysémie du verbe couper on peut introduire de manière naturelle un nouvel axiome permettant de construire un nouveau domaine de nombres, celui des nombres réels, permettant de repérer des points sur une droite continue. L’exploration des conséquences de cet axiome conduit à jeter les bases de l’analyse mathématique telle qu’on l’enseigne un peu partout, introduisant la notion centrale de limite ainsi que celles de fonction continue et de fonction dérivable. Le dialogue avec l’atelier de lecture des textes philosophiques mené en parallèle24 fait que les étudiants portent un regard à la fois serein et profond sur les mathématiques enseignées. Cette découverte du sens et du contenu de l’activité mathématique est louée par tous comme une des réussites du cours « Logique, langage, calcul », et beaucoup avouent y avoir découvert que cette matière pouvait être agréable et intéressante, chose qu’ils n’avaient pour la plupart jamais envisagée pendant leurs études jusqu’à là.
27Munis des mathématiques enseignées au cours des deux premières années, les étudiants sont prêts à attaquer la troisième où seront explorés les paradoxes du continu et les parades qu’y ont trouvées les mathématiciens, menant à la formalisation de la logique, de l’arithmétique et de la théorie des ensembles. On explique alors aux étudiants le troisième grand théorème d’impossibilité du cours « Logique, langage, calcul », le théorème d’incomplétude de Gödel25, que l’on peut énoncer ainsi : dans toute théorie formelle suffisamment riche pour pouvoir y faire de l’arithmétique, il existe des énoncés valides dont la démonstration26 est inaccessible à ce système formel. Les conséquences tant scientifiques que philosophiques de ce théorème sont nombreuses et certaines sont explorées au dernier semestre de la licence, permettant de faire comprendre l’unité de ce qui a été enseigné tant dans le cours « Logique, langage, calcul » que dans le reste de la licence. C’est cette compréhension qui stimule les étudiants et nous permet de leur enseigner les aspects très techniques de logique formelle indispensables à la démonstration et à la compréhension du théorème de Gödel. Lors des nombreux échanges que nous avons dans cette licence avec les étudiants, nous avons été agréablement surpris de voir que ceux mêmes qui se déclaraient au début les plus rétifs aux mathématiques (en particulier ceux venant de filières littéraires) s’avouaient enthousiastes face à cette découverte du monde mathématique, à la fois dans ses aspects de pratique réelle et de ses ouvertures sur des questionnements plus philosophiques.
28L’approche décrite ici n’est pas la seule possible pour rebâtir un enseignement mathématique de qualité à l’université. On pourrait imaginer une approche historique, partant de Pythagore ou d’Euclide pour arriver à Lebesgue ou Bourbaki. Ou alors se concentrer sur les rapports entre les mathématiques et la physique27. Cette dernière approche a de nombreuses vertus. La première est que la physique requiert tout l’attirail mathématique usuel enseigné dans les premiers cycles universitaires, comme l’analyse ou l’algèbre linéaire. Elle offre en quelque sorte un curriculum clé en main. Cette approche permet également de donner corps à certaines notions mathématiques qu’il est difficile de saisir si l’on n’a jamais été confronté à leur usage en physique. Ainsi, par exemple, de la notion de vecteur. Celle-ci n’est plus enseignée au lycée, que cela soit en mathématiques ou en physique. Les étudiants la découvrent peu ou prou à leur entrée à l’université. Si l’on ne lui donne pas sens au travers de la notion de force (et de composition de forces), l’enseignement de l’algèbre linéaire prend tous les aspects d’un sévère et arbitraire pensum. Et, pour aborder des domaines plus avancés, peut-on enseigner correctement la théorie des équations aux dérivées partielles, par exemple l’équation des ondes, si l’on ne peut s’appuyer sur une intuition physique ? Cette approche par la physique, outre son indiscutable légitimité historique, permettrait également l’interrogation épistémologique, trop souvent méprisée ou mise de côté dans les cursus classiques.
29 Je conclurai de manière plus personnelle : mon expérience de l’enseignement des mathématiques dans la licence Sciences et humanités a été pour moi très fructueuse en ce qu’elle m’a démontré qu’il était possible de sortir de l’ornière dans laquelle se trouve l’enseignement des mathématiques dans les licences classiques sans renier aucunement mon exigence de transmission d’un savoir rigoureux et opérationnel. Bien des aspects de cette expérience sont transposables dans d’autres contextes, plus particulièrement celui des licences dites « classiques » ou « disciplinaires28 ». C’est maintenant à nous, enseignants de cette licence, d’essayer de convaincre nos institutions et nos collègues qu’il y a urgence à entendre ce message.
Notes de bas de page
1 Il est à ce sujet intéressant de noter combien cette question de l’utilité des mathématiques est la seule qui intéresse vraiment le personnel politique aujourd’hui, comme on peut le constater à la lecture du compte rendu de la réunion du 17 novembre 2010 à l’Assemblée nationale consacrée à l’enseignement des mathématiques en France.
2 Le baccalauréat dont les baies sont celles, mortelles, du laurier rose.
3 On pourrait paraphraser ici le célèbre slogan du Canard enchaîné : « La liberté de l’enseignement ne s’use que quand on ne s’en sert pas ».
4 Pour les connaisseurs, la question est la suivante : étant donnés deux sous-espaces E et F d’un espace vectoriel de dimension finie, rappeler la formule donnant la dimension de E+F et en donner une démonstration.
5 Peut-on prétendre, par exemple, que nous dispensons deux semestres d’enseignements, quand ceux-ci ne durent en fait que douze semaines chacun ? Ne devrait-on pas honnêtement déclarer que notre enseignement annuel se fait sur deux trimestres, soit la moitié d’une année ?
6 Licence /Master /Doctorat, ou encore 3 /5 / 8.
7 European Credits Transfer Systems.
8 Je conseille à ce titre la lecture du ECTS users’ guide de la commission européenne, qui explique très clairement ce que sont les crédits et ce à quoi ils servent : nous n’avons rien compris à leur usage.
9 Ni même au temps qu’il fait.
10 Dans certains pays, une thèse de doctorat en histoire médiévale, pour prendre un exemple dénué de tout aspect applicatif, mène rapidement à des postes de haut niveau et bien rémunérés dans l’industrie, les services etc.
11 C’est aussi l’occasion de noter la distinction entre l’opération (notée par exemple par le signe + dans 6+2=8), la représentation de l’action de cette opération sur deux nombres (ici 6+2) et le résultat de cette opération (ici 8), de sensibiliser à l’usage des quantificateurs (ici, l’universel : pour tout a, b etc.) et d’autres choses du même ordre qui seront d’une grande importance par la suite.
12 Dans un cours consacré a la doctrine pythagoricienne de la connaissance, dispensé concomitamment, les étudiants abordent la question de la différence entre nombre et écriture d’un nombre sous un autre biais. Les pythagoriciens écrivaient les nombres avec des points dont la disposition géométrique indiquait des propriétés de ces nombres. Ce faisant ils confondaient le nombre et sa représentation concrète, confusion qui allait entrainer de nombreuses difficultés dont certaines sont analysées dans ce cours.
13 Doit-on ici insister sur la distinction entre chiffre et nombre, ou plus généralement entre dénotation d’une chose et chose elle-même ?
14 On peut citer ici Jean-Victor Poncelet dans ses Applications d’analyse et de géométrie, qui y écrit que « la suite des opérations [...] n’est autre chose qu’un raisonnement tacite ».
15 C’est-à-dire un enseignant de mathématiques.
16 Dit autrement, il n’existe pas d’unité de longueur, aussi petite soit-elle, permettant de mesurer exactement et simultanément le côté d’un carré et sa diagonale. Ou encore : la racine carrée de 2 n’est pas un nombre rationnel.
17 Ou compétence, pour parler de manière moderne.
18 Citation tirée du premier chant de L’art poétique de 1674.
19 Logique d’Aristote, logique stoïcienne et médiévale, logique des classes, liens avec l’ontologie et la sémantique.
20 Lecture et analyse de textes arabes, aux sources de l’algèbre.
21 Elle est du second degré du fait que la puissance la plus élevée portée par l’inconnue x est égale à 2.
22 Entité qui n’est que pure écriture...
23 Il faut ici bien sûr préciser ce que l’on entend par là : en ne faisant intervenir que des additions, des multiplications et des prises de racine (carrée, cubique etc.).
24 Voir supra l’article de Cédric Chandelier.
25 Il s’agit en fait de deux théorèmes. Nous n’en énonçons qu’un seul dans ce texte.
26 de l’énoncé comme de sa négation.
27 Rapports qui sont évoqués dans un autre grand cours de la licence, le cours « Systèmes du Monde », qui part des cosmologies antiques pour arriver à la mécanique quantique et la relativité générale, questionnant au passage la philosophie, l’histoire de l’art, la littérature etc.
28 Le terme est à prendre en ses deux sens, celui lié aux traditionnelles disciplines académiques, comme dans celui employé lorsque l’on parlait de « bataillons disciplinaires ». L’état de nos étudiants après trois ans au sein de ces licences tend à prouver que c’est actuellement le sens second qui correspond le mieux à la réalité...
Auteur
AMU, IMM, UMR 7373, CNRS
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