Les Secrets du Monde de Johannes Kepler
Où astrologie, métaphysique et histoire enrichissent l’enseignement de l’astronomie
p. 115-157
Texte intégral
1Ceci n’est pas un article d’histoire ou de philosophie des sciences. Ceci n’est pas non plus un article de didactique, de physique, ou d’astronomie, non plus qu’une tentative de réhabilitation de l’astrologie. Ceci est un peu de tout cela. Mais ceci est surtout un récit. Le récit d’un cours dans la licence Sciences et Humanités, de sa construction et de la quantité de choses que j’ai apprises – y compris dans mon domaine (la physique) – le jour où j’ai accepté que je ne savais pas grand-chose de ma propre discipline. Ce format paraîtra peut-être surprenant, et je me suis évidemment interrogé sur l’intérêt de soumettre un tel texte plutôt qu’un compte-rendu plus formel et synthétique. Ainsi me suis-je demandé si j’avais déjà lu ce genre de texte ailleurs, et s’il m’avait paru pertinent. Alors m’est immédiatement revenue en tête la préface du Mysterium Cosmographicum, premier ouvrage publié par Johannes Kepler1 :
Mon dessein, Lecteur, est de démontrer dans ce petit ouvrage que le Créateur Très Bon et Très Grand s’est référé pour la création de ce monde mobile et la disposition des cieux à ces cinq corps réguliers qui, depuis Pythagore et Platon jusqu’à nos jours, ont acquis une si grande célébrité2, et qu’il a ordonné en fonction de leur nature le nombre des cieux, leur proportion et le rapport de leur mouvement. Mais avant que je ne te permette d’en venir au sujet lui-même, je voudrais te dire, tant sur l’occasion de ce petit livre que sur la raison de mon entreprise, certaines choses qui, à mon avis, te permettront de mieux comprendre et de mieux me connaître.
2Comme l’aurait certainement fait le maître, j’ai interprété cela comme un signe, et me suis engagé sans plus hésiter dans la rédaction du texte que vous trouverez avez entre les mains.
3Dans ce récit, vous me verrez enfoncer beaucoup de portes ouvertes. Si vous venez des sciences humaines, vous saurez alors que ces portes nous semblent bien fermées à nous physiciens, et qu’il nous a fallu bien du temps et des efforts pour en trouver la poignée. Si vous venez des sciences de la matière, voyez combien de portes ont été ouvertes par nos collègues des autres disciplines que nous n’avons qu’à franchir. Au-delà d’informer sur les idées et travaux de Kepler et ce qu’ils peuvent apporter aux étudiants, ce texte a donc pour but de faciliter le dialogue entre ses lecteurs, en soulignant régulièrement les motivations, les apports, mais aussi les erreurs et les a priori qui ont donné leur forme actuelle à ce cours et qui furent propres au spécialiste des sciences physiques que je suis.
Gestation de ce cours
4Ainsi, au printemps 2013 ai-je présenté en première année de la licence Sciences et Humanités de l’université d’Aix-Marseille un cours de dix heures intitulé Kepler astronome astrologue, titre repris d’un excellent ouvrage de Gérard Simon3. Pourquoi suivre ou écrire un cours de dix heures sur Kepler ? Et que va-t-on y trouver ?
5Cela faisait deux ans que je travaillais sur Kepler dans le cadre de la licence. Il avait été initialement prévu en réunion qu’un enseignant astrophysicien du groupe de travail « Systèmes du Monde » fasse un cours de vingt-huit heures sur Copernic, Tycho Brahé, Kepler et Galilée, dans le but à peine masqué d’utiliser certains de leurs résultats bien choisis comme prétextes à l’introduction d’éléments de physique et d’astronomie modernes. En principe, en tant que physicien, je n’aurais pas dû avoir à redire à ce parti-pris. Néanmoins je m’étais proposé pour participer un peu à ce cours et évoquer en deux heures la place de l’astrologie dans les travaux de Kepler. Non pas que je m’y connaissais en astrologie, que je la considérais comme un savoir devant être enseigné dans notre cursus, ou que j’aie pressenti son importance dans le développement de l’astronomie des Anciens. Je ne connaissais d’ailleurs de Kepler que ses trois fameuses lois qu’on avait dû m’enseigner rapidement dix ans plus tôt. Simplement étais-je alors intrigué par le fait que dans la maquette initiale de la licence, quelqu’un4, absent à cette réunion, avait jugé bon de proposer un cours sur le rôle de l’astrologie chez Kepler. Je savais que les grands astronomes anciens, dont Kepler, avaient souvent occupé la fonction d’astrologues des puissants. Mais je pensais alors naïvement que la raison en était que cette activité leur permettait de financer leurs recherches et de payer leur loyer. Donc qu’en ces deux heures je pourrais probablement discuter de la clairvoyance et de la malignité des pères de la Science, et souligner les rapports déjà anciens entre Science et Pouvoir. Le tout en en profitant pour explorer les bases pseudo-scientifiques de l’astrologie, et écorcher un peu l’image de cette pratique à laquelle je n’ai jamais prêté le moindre crédit. Ainsi quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris à la lecture de l’ouvrage précité de Gérard Simon que non seulement Kepler, mais aussi la plupart de ses prédécesseurs5, n’avaient pas envisagé l’astrologie comme un simple gagne-pain, mais comme partie intégrante de leurs systèmes astronomiques. Je tombais des nues. Mais quelle chance ! Je me rendais compte, en même temps que tout s’effondrait, que toute une série de petits détails dissonants dans l’histoire des sciences si magnifiquement logique et harmonieuse avec laquelle on m’avait bercé, prenaient tout-à-coup tout un sens.
6Mais pour saisir comment astrologie et astronomie avaient pu être si proches, il n’était plus possible de raisonner en scientifique du vingt-et-unième siècle. Il fallait aller sonder la structure de la pensée du siècle de Kepler et envisager le travail de ce personnage dans sa globalité, afin de pouvoir essayer de tirer des conclusions fidèles au sujet.
7J’ai donc enchaîné les lectures et accumulé tant de données sur le sujet6 que je me retrouvais finalement à tenter de comprimer en deux heures de cours tout ce que je voulais raconter de ce personnage, et qu’il était nécessaire de dire si l’on voulait comprendre sa démarche et ne pas se contenter de vagues anecdotes peu convaincantes. Par chance, mes collègues ont pensé que ces choses pourraient être profitables aux étudiants et ont décidé de favoriser une approche du cours plus iconoclaste, mais aussi plus fidèle à son personnage central. Les vingt-huit heures initiales de physique patinée d’histoire devinrent alors six heures dédiées à Copernic7, douze heures dédiées à Galilée8 et dix heures pendant lesquelles j’avais la joie de pouvoir développer librement un cours qui, d’anachronique introduction aux idées newtoniennes et scientiste brûlot anti-astrologie, était devenu un véritable cours de « physique du dix-septième siècle ». Et plus précisément de physique keplerienne ; qui a ceci de très spécifique que personne n’a utilisé ces principes avant ni après lui. Le postulat de ce cours est donc le suivant : plaçons-nous dans le contexte social, scientifique et culturel dans lequel a vécu Kepler. Et voyons comment à partir des structures de pensée et des outils de savoir dont il dispose il reçoit les observations astronomiques de l’époque et les organise en un système harmonieux, sensé et cohérent, mais aujourd’hui parfaitement obsolète. Regardons-le construire une théorie scientifique et voyons quels enseignements nous pouvons tirer de sa méthode rigoureuse et exigeante, de ses errements, de ses inspirations, de ses succès, de sa poésie et de ce que nous en avons isolé comme étant pertinent selon les critères de la science moderne.
Le cours
8Lors de la conception du résumé de cours qui va suivre et qui constitue le cœur de cet article, j’ai essayé de faire ressortir quatre structures essentielles du cours original : 1 – une tentative de replacer le travail de Kepler dans son contexte socio-culturel, ou dans son paradigme au sens de Thomas Kuhn9 ; 2 – l’observation du mécanisme de construction d’une théorie cosmologique : celle de Kepler dans le Mysterium Cosmographicum ; 3 – Le rapport ambigu de l’astrologie à l’astronomie ; et enfin 4 – une description de la physique de Kepler à proprement parler. Ayant bien conscience de la longueur de cet article, j’ai tenté de faire en sorte qu’il soit possible de lire les parties 2, 3 et/ou 4 indépendamment, sans avoir à faire appel à trop d’éléments des autres parties.
Replacer les découvertes dans leur contexte
9Ce cours commence donc nécessairement par une courte biographie de Johannes Kepler (1571-1630), permettant d’installer le contexte scientifique, social, géographique, politique et religieux10 dans lequel celui-ci a pu mener les travaux qui l’ont mené à la découverte des trois lois de l ’astronomie pour lesquelles il est aujourd’hui célèbre. La loi des trajectoires elliptiques, selon laquelle l’orbite de chaque planète est une ellipse dont le corps du Soleil occupe l’un des foyers. La loi des aires, qui nous dit que la surface balayée par le segment liant le Soleil à une planète en un temps donné sera identique quelle que soit la position initiale de la planète sur son orbite. Et la loi harmonique, selon laquelle le rapport T2/R3 entre le carré de la période T de révolution autour du Soleil, et le cube du demi-grand axe de l’orbite R a la même valeur pour toutes les planètes.
10C’est généralement sur ces trois lois et sur leur explication et démonstration que se construit un cours sur Kepler. Et cela durerait trente minutes voire une heure si on le faisait de manière classique. Un peu plus si l’on voulait démontrer ces lois mathématiquement. Mais ce n’est pas ce qui m’intéressait. D’une part parce que Kepler ne les a jamais démontrées au sens strict. En tous cas de la manière dont on le ferait aujourd’hui, puisqu’en termes scientifiques modernes Kepler a seulement mis en évidence ces régularités dans le mouvement des planètes. Il en développera bien sûr progressivement une justification physique et harmonique, basée sur une théorie qui lui est propre et qui constitue le véritable point de départ de la mécanique céleste. Théorie redoutablement cohérente et complète quant à l’explication de l’organisation et du mouvement des Cieux, mais qui présente la particularité d’être de nos jours ignorée et parfaitement incompatible avec la théorie contemporaine.
11Ainsi la justification mathématique et physique que l’on donne aujourd’hui des lois de Kepler est parfaitement anachronique et n’a été formulée par Newton que soixante-dix ans plus tard. Ce-dernier ne parlera d’ailleurs pas de lois de Kepler mais de propositions fameuses de l ’astronomie auxquelles il va donner lui-même le statut de loi grâce à la démonstration mathématique qu’il en fera11. Cette démonstration faite par Newton validera donc à la fois les travaux de Kepler et le nouveau système de la mécanique newtonienne. Mais ceci n’est pas le propos de ce cours et se trouve amplement développé en seconde année de la licence12.
12Les questions sur lesquelles nous avons orienté ce cours sont donc les suivantes : « Comment Kepler a-t-il réellement obtenu ces lois ? Et comment les justifiait-il s’il ne le faisait pas comme nous ? » Pour justifier de l’intérêt de ces questions, je ferai à nouveau référence à Gérard Simon, qui dit que le travail de l’historien des sciences est souvent proche de celui de l’anthropologue13, hormis le fait qu’au lieu d’aller explorer le monde pour interroger de nouvelles cultures, il faut se plonger dans les écrits du passé pour aller à leur rencontre. Car derrière l’apparente familiarité que présentent ces textes, renforcée par une impression de continuité chronologique et d’évidents recouvrements spatiaux et linguistiques, se cachent de véritables et profondes différences culturelles.
13Saturne est toujours Saturne. Du plomb est toujours du plomb. Prague est toujours baigné par les eaux de la Vltava. Pourtant les choses ne sont plus exactement ce qu’elles étaient. Saturne à la couleur de plomb n’est plus la dernière planète du système et a cessé d’être un astre maléfique infectant tous les trente ans un signe du zodiaque. Le plomb, métal malléable et inerte, cause du saturnisme, n’est plus le froid résidu saturnien d’une opération alchimique sur l’or solaire. Prague n’est plus la capitale d’un empire couvrant l’Europe Centrale secoué par les guerres de religions et la rivière qui la traverse a connu d’autres noms. Ainsi, si l’on ne se replonge pas dans l’époque et la culture dans lesquelles évolue l’auteur que l’on étudie, on se méprend presque nécessairement sur les objets et sujets qu’il traite. Et qui, même quand ils sont évoqués en des termes qui nous sont familiers, ne portent en fait très probablement pas le sens que nous leur donnons aujourd’hui.
14Sans être historien des sciences, ni épistémologue ou anthropologue14, c’est donc à un exercice naïf d’anthropologie des sciences que j’ai aussi invité les étudiants ; car en partant à la découverte d’une autre culture, en tentant de comprendre sa conception du monde et ce en quoi elle est bien fondée, nous avons fait le pari que nous saurions peut-être alors aussi prendre un peu de recul sur la nôtre et en découvrir des éléments qui en étaient jusque-là cachés par l’évidence.
15L’un des buts de ce cours est évidemment d’éviter d’entretenir auprès des étudiants la confusion dans laquelle j’avais moi-même été entretenu jusqu’à un âge aussi avancé. Non pas que les historiens des sciences de la licence ne se chargent pas eux-mêmes de révéler les ressorts de la mise en place de nos disciplines. Mais je me suis dit que si les étudiants entendaient un physicien tenter de prendre du recul sur sa propre discipline, le message aurait peut-être une autre portée. Pour cela, je me devais absolument d’insister sur les dangers d’une relecture de l’histoire a posteriori. En particulier de l’histoire des sciences. Jusqu’à ce travail, j’avais eu souvent en effet l’impression, devant les travaux d’un grand savant du passé, d’y reconnaître quelqu’un qui nous avait précédés sur le long chemin de la connaissance ; qui avait ouvert la même route que nous continuions de suivre actuellement. Cette métaphore suggérant que la pensée scientifique reste fondamentalement homogène depuis ses origines ; et que nous n’avons fait qu’aller plus loin dans une direction qui était déjà indiquée par d’autres.
16Or rien ne m’autorisait à poser pour vrai un tel présupposé, sinon sans doute une illusion provoquée par une étude trop rétrospective et entretenue par de nombreux discours convenus sur la science (comme par exemple un ouvrage15 qui traite des mêmes auteurs évoqués dans ce texte). Quand nous partons de ce que nous savons pour remonter aux sources, il est facile d’avoir l’illusion d’un parcours bien dessiné. « L’histoire des sciences ne livre alors que ce qu’on a bien voulu a priori y mettre : tout ce que nous tenons pour vrai ou moyen d’accès au vrai, classé selon la nomenclature contemporaine des matières ou des disciplines16 » et rangé par ordre chronologique. Voici certainement la manière de visiter l’histoire d’une discipline la plus répandue dans notre société. Pourquoi en est-ce ainsi ? L’épistémologue Éric Audureau aime dire à ce sujet que « les disciplines sont comme les nations ; un jour elles posent leurs frontières, et ensuite elles s’écrivent une histoire pour les justifier ». C’est l’histoire que l’on m’a racontée tout au long de ma formation de physicien qui participe, je pense, à compliquer le dialogue entre disciplines.
17Aujourd’hui, fort de l’étude de nombreux textes originaux des xvie et xviie siècles (de Copernic, Descartes, Kepler, Galilée ou Newton), de leurs commentaires éclairés par des historiens des sciences qui ne sont pas asservis à la science dont ils explorent l’histoire17 et par la lente digestion du point de vue plus global apporté par des textes d’épistémologie18, je peux lentement me dégager de cette image et accepter de délaisser cette vision de l’histoire de la physique sous forme de frise chronologique pour passer à une représentation plus complexe et tentaculaire que j’ai naïvement essayé d’appliquer en Annexe 3, sur un schéma que je propose aux étudiants et qui veut représenter une partie des sources ayant influencé les travaux de Kepler en astronomie ; où d’autres disciplines que l’astronomie apparaissent. Des résultats fondamentaux apparaissent, puis disparaissent sans raison évidente (Héraclide, Aristarque, Ibn Sahl...), pour réapparaître des siècles plus tard, au gré de la redécouverte d’un texte, ou d’une relecture radicalement transformée par une évolution technique ou culturelle permettant de réévaluer des éléments de grande pertinence au sein d’une œuvre longtemps jugée non conforme.
18Dans le cadre précis de ce cours, j’ai tenté de montrer – en paraphrasant Gérard Simon – que quand nous reprenons à notre compte les lois de Kepler et que nous les lisons à l’aune de la physique moderne, comme on le fait généralement, nous ne « réutilisons [que quelques] parties d’un ensemble en ruines [que] nous détournons de leur fonction première. [Car] la continuité chronologique nous masque […] une radicale hétérogénéité culturelle19 ».
19Ainsi ai-je essayé de mettre en valeur par l’exemple de Kepler comment un modèle théorique incroyablement différent du nôtre a pu arriver à des résultats en apparence identiques. Et l’erreur que l’on pourrait commettre à penser que parce qu’untel a avancé un résultat fondateur de notre science moderne, il était lui-même moderne et accordait le même sens que nous à ce résultat. Ces réflexions n’ont pas pour but de décrédibiliser la science moderne, ni d’envoyer les étudiants vers les masters d’histoire ou d’épistémologie. Je rappelle que je suis physicien. Ce choix de présentation du cours repose sur le postulat que, vue sous cet angle, la science moderne perdra peut-être un peu de son apparence terriblement dogmatique – entretenue par son statut d’ultime critère de vérité dans notre société – pour y gagner un peu de poésie, de charme et d’humanité. Et qu’elle en sortira d’autant plus forte que nous aurons accepté ses faiblesses.
Exemple d’un savoir en construction. Lecture du Mysterium Cosmographicum
20Pour tenter de comprendre vraiment Kepler et quels sont les objectifs de son travail, nous avons commencé par la lecture de la préface de son premier ouvrage, Le Mysterium Cosmographicum, ou Secret du Monde20 qu’il écrit à l’âge de vingt-cinq ans seulement mais dans lequel pointent déjà tous les thèmes et toutes les questions de ses recherches à venir. Le reste de sa vie consistera en effet à tenter de corroborer et d’affiner les thèses déjà présentes dans cet ouvrage de jeunesse.
21La lecture des textes de Kepler – et de celui-ci en particulier – est particulièrement instructive en ce que Kepler semble être l’un des rares génies nous permettant de suivre avec lui pas à pas le chemin sinueux qui le conduisit à ses découvertes. Chaque paragraphe y est révélateur d’un aspect de la démarche créatrice de Kepler. Car les textes de Kepler ont en effet cette particularité qu’avec une grande humilité il y révèle tout, en un récit complet de ses découvertes : ses lectures, les gens et les événements qui ont inspiré ses travaux, ses intuitions, l’époque à laquelle il a eu une idée, le temps et le travail qu’il y a consacré, l’erreur et la déception qu’elle a pu entraîner, la longue série des échecs, jusqu’à la joie de la découverte. Le récit de cette démarche, qui lui est certainement en grande partie personnelle, porte aussi quelque chose d’universel sur lequel nous souhaitions travailler. Revenons donc sur quelques moments de cette préface, et voyons quels sujets ils nous ont permis d’aborder avec les étudiants.
Le dessein de cet ouvrage
22La préface du Secret du Monde commence par les quelques lignes que j’ai déjà reprises en introduction de cet article. Kepler y annonce d’emblée qu’il souhaite montrer que le Très Bon et Très Grand Créateur s’est appuyé sur les cinq corps réguliers lors de la création du monde. Étonnante déclaration d’introduction provenant de l’un des pères de la science moderne. On serait tenté de penser qu’en invoquant dès sa première phrase le nom du Créateur, Kepler (contemporain de Galilée) s’assure intelligemment de ne pas entrer en conflit direct avec l’Église. Ce serait une projection abusive sur une autre époque de nos propres présupposés culturels quant à une opposition radicale et inconciliable entre science et religion21. Rien n’est plus opposé à l’idée de Kepler que la réponse de Laplace à Napoléon selon laquelle Dieu est une hypothèse inutile à la mécanique céleste. Au contraire, Dieu fut certainement en ce temps une prémisse nécessaire au projet fou de saisir un ordre rationnel dans le chaos du monde. D’ailleurs, la place qu’occupe la symbolique chrétienne dans les théories kepleriennes ne laisse aucun doute sur sa foi et sa sincère conviction d’observer et révéler l’œuvre du Dieu créateur lorsqu’il lève les yeux vers le ciel et travaille à l’explication physique des mouvements qu’il y observe. Kepler s’était dédié à la théologie avant que le hasard ne le contraigne à s’engager plus avant dans l’astronomie. Il nous faut donc accepter l’étrange nouvelle que Kepler – comme la plupart des savants de son temps – a été un fervent dévot, et que c’est sa foi qui a été le moteur premier de ses travaux scientifiques.
23Revenons alors à ce que Kepler appelle corps régulier – souvent nommé polyèdre régulier – et qui selon lui ordonnerait les cieux. Il s’agit d’un polyèdre (volume à faces planes et polygonales) dont toutes les faces et tous les sommets sont identiques. Ceux-ci sont parfois appelés solides platoniciens car Platon leur donne une place particulièrement importante dans le Timée22. Par ailleurs, Euclide a démontré dans le scholion de la proposition 18 du livre XIII des Eléments qu’il n’existait que cinq polyèdres réguliers (convexes) et pas un de plus23 : le tétraèdre (4 faces), le cube (6 faces), l’octaèdre (8 faces), le dodécaèdre (12 faces) et l’icosaèdre (20 faces). Il est possible de les retrouver parmi la multitude de polyèdres représentés en Illustration 1..
24Kepler affirme donc dès les premières lignes de son premier ouvrage que ce sont ces solides qui président au nombre des cieux – c’est-à-dire des planètes –, à leur disposition et à leurs vitesses. Dans ce système, le Soleil est immobile au centre de l’Univers, et la Terre, comme les autres planètes, tourne autour de lui et sur elle-même. Le nombre des solides platoniciens, comme Kepler l’expliquera un peu plus loin, justifie d’abord le nombre des planètes ; il y a exactement six planètes car il y a cinq polyèdres réguliers. Et entre les orbes de ces planètes dont parle Copernic24 vient naturellement se placer à chaque fois un polyèdre régulier (voir Illustration 2). Ainsi les polyèdres structurent-ils aussi les dimensions de l’Univers, puisqu’ils délimitent l’étendue des espaces vides entre les orbes des planètes successives.
25Enfin cette magnifique poupée russe est ceinte, à très grande distance, par la sphère solide, immuable (à quelques exceptions prodigieuses près) et immobile des étoiles fixes. Sphère au-delà de laquelle il n’y a rien, et qui ferme et limite donc notre Univers.
Comprendre les trois questions à l’origine du travail de Kepler
26N’oublions pas qu’à l’époque les observations astronomiques sont faites à l’œil nu et que l’on reconnaît l’existence de six planètes seulement : Mercure, Venus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne. Uranus et Neptune ne seront découvertes que beaucoup plus tard grâce à l’usage du télescope et de la mécanique céleste de Newton. Rappelons aussi que ces six planètes sont, d’après l’œuvre publiée par Copernic cinquante ans plus tôt, comme des joyaux sertis chacun dans une énorme sphère cristalline, transparente et légère, tournant naturellement autour du Soleil du fait de sa sphéricité parfaite. Ce sont ces sphères que l’on appelait orbes. La Lune est identifiée comme un satellite de la Terre, le Soleil est au cœur de l’Univers, et cet Univers est clos par une sphère cristalline sur laquelle figurent les étoiles, fixes les unes par rapport aux autres. Mais surtout il est important de noter que la très remarquable réintroduction de l’héliocentrisme par Copernic ne repose pas sur une thèse physique, ni sur de nouvelles observations du ciel. Du point de vue des données, il reprend essentiellement les relevés des anciens, et n’en a d’ailleurs fait que très peu lui-même25. Sa démonstration, bien que géométriquement très élaborée, repose en fait principalement sur des arguments d’ordre esthétique et philosophique. En particulier au sens où en plus d’être moins élégant, le système d’épicycles de Ptolémée n’est pour Copernic pas suffisamment conforme aux écrits d’Aristote et aux principes de primauté du mouvement circulaire et uniforme qui y est prôné26. Mais entre autres faits surprenants, ce système comporte plus de cercles que celui de Ptolémée (48 au lieu de 40), et son mouvement n’est dû qu’à une propriété ontologique de la forme circulaire : « Le mouvement naturel de la Terre est de tourner ; étant de forme sphérique elle ne peut tout simplement pas s’empêcher de tourner. Sa rotation est la conséquence naturelle de sa sphéricité27 ». Enfin, le système entier ne tourne pas véritablement autour du Soleil mais autour du centre de l’orbe terrestre (appelé soleil moyen), donc d’un point vide et imaginaire, éloigné du Soleil d’environ trois fois son diamètre.
27C’est dans ce cadre des connaissances de l’époque (prévalence institutionnelle du système de Ptolémée, lente diffusion de la théorie des orbes cristallines coperniciennes, et récentes observations de Tycho Brahé sur le mouvement des comètes remettant en cause l’existence des orbes cristallines mais aussi l’immutabilité des cieux) qu’il faut comprendre pourquoi quelques lignes plus tard, le jeune Kepler dit s’être posé les trois questions suivantes28 :
Et il y avait trois choses dont je recherchais avec obstination pourquoi les raisons en étaient telles et pas autrement : Le Nombre, La Grandeur et Le Mouvement des Orbes. Ce qui me poussait à m’attaquer à ce problème, c’est la belle harmonie des choses immuables, Soleil, étoiles fixes et espace intermédiaire, avec Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit.
28Kepler s’est vu officiellement enseigner l’astronomie ptoléméenne à l’université de Tübingen, mais y fut également sensibilisé aux théories coperniciennes par son maître Maestlin, auxquelles il s’est montré particulièrement réceptif. Émerveillé par celles-ci, il n’en cherche pas moins à comprendre les raisons d’une organisation si harmonieuse des astres dans les cieux. Ainsi cette phrase de Kepler est d’une extrême importance, en ce qu’elle formule de façon explicite ce qui a été le but réel de son travail pour les trente années qui ont suivi. Il va en effet chercher toute sa vie à percer le mystère du nombre, de la taille et de la vitesse des orbes coperniciennes. C’est de ce nombre six des planètes que Kepler veut comprendre le pourquoi. Ainsi que celui des dimensions des orbes et de la vitesse de leur rotation. On verra aussi plus tard qu’étant le premier à prendre au sérieux les données de Tycho Brahé suggérant l’absence d’orbes cristallines soutenant le mouvement des planètes, Kepler sera le premier à être en position de proposer une nouvelle raison aux mouvements planétaires basée sur la notion de Force.
29Car il présupposera avant tout qu’il y a une raison, un ordre dans tout cela, qu’il va s’évertuer à révéler. Cette présupposition paraît elle aussi fort étonnante aujourd’hui. Aucun astronome ne s’avouerait plus fasciné par le nombre des planètes du système solaire au point de chercher une raison à ce nombre29.
L’intuition de l’harmonie
30Kepler est convaincu de la présence d’une explication harmonique à ce qu’il observe dans le ciel, puisqu’il voit déjà dans l’organisation de l’Univers avec le Soleil au centre, la sphère parfaite des fixes à l’extérieur et l’espace vide à l’intérieur, la trace d’un Dieu créateur et grand architecte ayant signé son travail par la représentation de la Sainte Trinité même dans la forme de l’Univers. Le Père au centre (le Soleil) rayonne dans toutes les directions vers le Fils qui est la surface de la sphère, dont les points sont une infinité mais tous à une distance égale du Père. Le vide de l’espace entre les deux ne peut représenter pour Kepler que le Saint Esprit, intermédiaire entre le Père et le Fils30.
31Cette métaphore de la Sphère et de la Sainte Trinité est fondamentale, car elle est comme axiomatique pour Kepler. Elle sera à la base de nombre de ses hypothèses et conclusions astronomiques, astrologiques, musicales et optiques. Elle justifie entièrement pour lui l’affirmation pythagoricienne et néo-platonicienne de la perfection supérieure de la Sphère par rapport à toute autre forme géométrique. Ainsi pour Kepler, ce qui est parfait, ce qui relève de Dieu ou de l’âme doit nécessairement être sphérique (ou circulaire). Et tout ce qui se rapporte à la sphère (tout ce qui est commensurable à la sphère) possède une noblesse supérieure. Ceci est un point essentiel à la compréhension de tous ses travaux. En effet, cette idée sera une intuition directrice omniprésente, fortement chargée d’affect, qui se révélera d’une incroyable fécondité dans tous ses travaux par la suite.
Le récit d’un long chemin
32Kepler cherchera donc jusqu’à la fin de sa vie à mettre en évidence l’harmonie nécessaire qui sous-tend la disposition des astres dans l’univers. C’est son projet de recherche.
33Et il révèle dans la suite de sa préface au Secret du Monde que la première piste qu’il explore est basée sur la considération pythagoricienne classique du rapport harmonique entre les nombres. Il va en effet commencer par chercher si les rapports entre les dimensions (ou diamètres) des différents orbes (telles que calculées par Copernic) ne correspondent pas à des rapports de nombre entiers simples.
34Copernic, comme ses prédécesseurs, ne donne pas la valeur absolue des distances des planètes au Soleil. En effet, l’observation astronomique est a priori basée sur la mesure d’angles et elle ne donne donc accès, via la trigonométrie, qu’à des rapports de distances ; pas aux distances mêmes. Ainsi par exemple Copernic – et Kepler – pourront dire que la distance Mars-Soleil est dans un rapport 3/2 avec la distance Terre-Soleil. Mais ils ne pourront pas donner la valeur absolue – en termes d’étalon de distance terrestre (en mètres, en lieues...) – de ces deux distances. La possession exclusive de données relatives aux dimensions de l’univers présentées naturellement sous forme de rapports n’a certainement fait qu’amplifier la tendance largement répandue à l’époque à essayer de plaquer des rapports harmoniques sur les dimensions de toutes les choses.
35Or juste après avoir détaillé pendant plusieurs paragraphes la teneur de ses calculs de rapports harmoniques, et révélé le temps qu’il y avait consacré, Kepler nous apprend que cette première piste ne mène à rien. Cependant ce travail long et répétitif, n’aura pas été un échec complet. Il lui aura permis, dit-il, de graver profondément dans son esprit toutes les données du système proposé par Copernic (tailles et périodes des orbes et des excentriques entre autres).
36Pédagogiquement, la lecture de ces lignes, qui sont le récit d’un échec et qui paraissent souvent inutiles et redondantes aux étudiants, s’avère finalement très riche, comme en témoigne l’Annexe 5. Elles révèlent non seulement la possibilité pour une hypothèse de recherche d’échouer ; une publication classique ne synthétisant que les succès de l’auteur en un récit linéaire et trompeusement logique, au risque de faire croire qu’un chercheur ne se trompe jamais. Mais elles soulignent aussi l’importance cachée d’un travail de calcul long et répétitif. Souvent les étudiants vivent le fait de faire et refaire cent fois le même calcul comme excessivement pénible, voire absurde. Or ce processus s’avère extrêmement important en mathématiques comme en physique. Essentiellement parce que par la pratique régulière du calcul, peu à peu celui-ci devient de plus en plus naturel et simple, et que l’on peut enfin se concentrer sur les phénomènes physiques ou les fondements mathématiques d’un problème sans avoir à se perdre dans les méandres de calculs que l’on maîtrise mal. Le calcul n’est que le moyen technique de résoudre un problème plus profond. Il n’est pas le but. C’est pourquoi il faut le traiter comme un exercice technique régulier, un peu comme des gammes en musique, afin de l’intégrer suffisamment bien pour qu’il nous devienne naturel et ne soit plus un obstacle à notre vrai travail. D’ailleurs ce type d’exercice régulier se retrouve dans toutes les disciplines, sous une forme ou une autre. Pour exceller dans un domaine il faut se remettre sans cesse à l’ouvrage et s’entraîner sur des exercices de base afin de pouvoir construire sans encombre de plus grandes choses. Voilà ce que peut nous apprendre Kepler, même lorsqu’il échoue, et que les étudiants ont bien entendu – faute de l’avoir systématiquement appliqué.
37Mais il ne s’arrête pas là ; il nous offre en effet bien d’autres merveilleuses fausses pistes31 :
Cette évocation de mes diverses tentatives peut sans doute balloter ton assentiment ça et là, Lecteur, avec inquiétude comme sur une houle marine, mais c’est afin que, fatigué par les vagues, tu te rendes plus volontiers aux explications proposées dans le présent petit ouvrage, comme à un port sûr.
38Réflexion sur la noblesse du nombre 6 et son importance symbolique dans les Écritures ou pour les autres astronomes de l’époque (comme Rheticus dans son Narratio32) ; tentative d’insérer deux nouvelles planètes encore jamais observées entre Jupiter et Mars ainsi qu’entre Mercure et Venus afin de faire apparaître une régularité dans les rapports de distances des planètes au Soleil ; invention d’une figure géométrique composée d’un carré dont sur le côté vertical gauche on placerait les planètes selon leurs distances respectives au Soleil (voir Illustration 3) et d’un arc de cercle circonscrit au carré de manière à ce que la longueur du segment horizontal joignant la position d’une planètes à l’arc de cercle donne une mesure de la vitesse de la planète33 ; allées et venues entre arcs de cercles et sinus pendant tout l’été 1595 ; jusqu’à l’illumination, un jour de juillet 1595 à Graz, lors d’un cours qu’il donne sur l’astrologie : une série de tentatives basées sur les cercles inscrits et circonscrits aux polygones réguliers, et l’évidence enfin du système des cinq polyèdres platoniciens. Mais nous reviendrons sur ce point précis dans la troisième partie de cet article.
Métaphysique
39Concluons d’abord sur l’un des aspects qui nous a d’abord paru très surprenant dans la démarche scientifique de Kepler et qui saute aux yeux dans cette préface. Surprise créée certainement par la nature des questions que Kepler se pose. Celui-ci cherchant en effet inlassablement le « pourquoi » ultime des choses. Et ses recherches reposant toutes sur des questions, comme sur des conclusions, que l’on qualifierait aujourd’hui plus de métaphysiques que de proprement physiques.
40Par exemple, il est intéressant de lire dès la première page que Kepler ne fut pas convaincu de la validité de son hypothèse héliocentrique pour des raisons de simplicité mathématique du système : « J’en étais venu à assigner aussi à la terre le mouvement du Soleil, mais alors que Copernic le fait à partir de raisons mathématiques, je le faisais à partir de raisons physiques, ou mieux encore, métaphysiques34 ». Selon ce qu’écrit Kepler, les arguments métaphysiques, c’est-à-dire ayant trait à l’origine immatérielle de la réalité matérielle, sont donc plus importants que ceux tirés de la mathématique et même de la simple expérimentation et de l’observation des faits. Cela peut paraître surprenant aujourd’hui. Pourtant par exemple, si l’on s’en tenait à l’observation pure, on ne croirait jamais que nous tournons autour de l’axe de la Terre à plus de mille kilomètres par heure.
41Examinons les questions que Kepler se pose ensuite. Pourquoi six planètes et pas un autre nombre ? Pourquoi les astres nous influencent-ils ? Pourquoi les planètes ont-elles exactement ces vitesses et se trouvent-elles exactement à ces distances ? Kepler a la conviction que toutes ces questions ont une réponse intelligible, convaincu qu’il est que le monde a été créé par un Dieu ayant agi en architecte, répondant à des choix logiques et que l’on peut retrouver les traces de ses plans dans l’observation minutieuse de la Nature35. Voilà pourquoi il affirme d’entrée les justifications métaphysiques de son système comme étant supérieures à d’éventuelles justifications physiques ou mathématiques.
42Ce questionnement métaphysique semble aujourd’hui ne pouvoir être qu’une entrave au développement de la science, qui prétend ne plus répondre à la question du pourquoi, mais seulement à celle du comment. Surtout lorsque l’on connaît les réponses qu’apporte Kepler à ces questions : il y a six planètes parce que cinq polyèdres réguliers ; la lumière des astres est de même nature que notre âme ; ou les planètes ont ce mouvement irrégulier parce qu’elles jouent une symphonie pour le Soleil.
43Mais cette dépendance de la physique à la métaphysique répond en réalité à une nécessité. En l’occurrence, elle comble le manque de réponses techniques aux questions ouvertes, ou l’impossibilité d’accepter qu’une réponse ne puisse être que technique ou mathématique, à l’époque où la physique mathématique n’a pas encore fait ses preuves. Ainsi Kepler a-t-il besoin d’un Dieu géomètre et architecte de l’Univers pour imaginer l’existence d’un ordre mathématique caché dans la nature ; Descartes pour donner à son monde l’impulsion initiale et pour en conserver l’existence ; Leibniz pour assurer sa finalité et son harmonie ; Newton pour justifier de l’action à distance. Ce n’est probablement qu’après lui que la physique mathématique prendra suffisamment d’assurance pour affirmer avec Laplace pouvoir s’affranchir de l’hypothèse de Dieu.
44Ainsi, avec un peu d’attention, on remarquera que d’une manière générale l’avènement de la science classique s’accompagne d’un regain de la métaphysique plutôt que d’un recul de celle-ci36 comme le montrent les travaux de la plupart de ceux que l’on retient comme les grands scientifiques de l’époque (Kepler, Descartes, Huygens, Leibniz...). On comprendra qu’en fait cette métaphysique ne fut pas une barrière, mais probablement une condition nécessaire à ces savants pour pouvoir passer de l’étude des phénomènes directement accessibles aux sens (le visible, la nature grave ou légère d’un corps, le lieu, l’élan, le son, la couleur…) tels qu’ils étaient étudiés jusqu’au Moyen Âge, à celle de ces entités aujourd’hui familières mais invisibles qui sont derrière (lumière, masse, force, vibration, onde…). Et ce n’est que lorsque ces secondes entités ont acquis un statut nouveau, souvent assis à la fois sur la force d’un formalisme mathématique et de la méthode expérimentale, qu’elles sont passées du champ de la métaphysique à celui de la physique37. Mais cela a pris du temps, et il faut reconnaître ce que tous ces concepts qui nous semblent naturels aujourd’hui ont de non-intuitif pour espérer pouvoir comprendre la force et la portée des textes anciens.
45Par ailleurs, il m’a semblé important d’insister sur ce point, car ce qui est l’une des sources majeures d’incompréhension dans la lecture de textes anciens, me semble l’être aussi dans l’enseignement des sciences modernes. Incompréhension qui vient de l’illusion dans laquelle vit l’enseignant (ou le lecteur) de manipuler des concepts et des objets réels et évidents, directement accessibles à l’expérience des sens – donc intuitivement compréhensibles par l’étudiant (ou nécessairement partagés avec l’auteur du texte ancien) – quand il réfléchit en réalité en termes de concepts qui n’ont pénétré la science que depuis quelques siècles (lumière, force, masse...) et ne sont donc certainement pas que le fruit du bon sens.
46Nous pensons que ce temps de réflexion, quant au fait que la science moderne repose sur un socle métaphysique implicite et quant à la réalité, à l’évidence, à l’évolution et à l’origine des concepts sur lesquels elle repose, ne peut qu’être profitable à un étudiant – surtout s’il se destine plus tard à la recherche ou à l’enseignement. Et qu’en acceptant par ailleurs de nous soumettre nous-mêmes à ce travail de réflexion sur le sens des concepts que nous manipulons au quotidien, nous ne pourrons qu’améliorer nos propres pratiques d’enseignement, de recherche et de vie.
La place de l’astrologie dans un cours de sciences
47Une étude de ses premiers écrits nous ayant familiarisé avec la biographie de Kepler et sa façon de travailler, nous nous sommes rapidement posé la question de ce qui lui avait permis de faire ses extraordinaires découvertes en astronomie. En particulier, nous nous sommes demandé si les éléments d’histoire de l’astronomie classiquement présentés dans les manuels de physique ont pu suffire au développement de son système. Pourquoi ? Parce qu’alors il faudrait expliquer pourquoi personne n’avait fait ces découvertes plus tôt. En effet, pourquoi a-t-on passé si longtemps à empiler des cercles sur des cercles et pourquoi a-t-il été si difficile de penser à l’ellipse, s’il suffisait d’observer le ciel, d’avoir lu les Anciens (notamment Héraclide ou Aristarque) et de connaître les propriétés des coniques (extensivement étudiées par Apollonius deux cents ans avant notre ère) ?
48C’est que je commençais à comprendre et à accepter combien les très nombreux éléments culturels et extérieurs à une discipline ont tout autant participé à son développement que ses résultats antérieurs. Dans le cas de Kepler, nous pourrions sans ambiguïté mettre en évidence comment au moins les quelques éléments extérieurs suivants ont participé de façon essentielle à la formulation de ses découvertes en astronomie : la religion, ses maîtres, le contexte politique et scientifique de son époque, son étude de l’optique, les premières études du champ magnétique38, sa connaissance poussée de la médecine et de l’alchimie, l’évolution de la théorie des harmonies musicales à la Renaissance39, l’astrologie, des traits personnels particuliers (indiscutable névrose obsessionnelle et famille pratiquant la petite sorcellerie)... Éléments indissociables, puisque tous participant à composer le même objet cohérent qu’est la pensée de Kepler. Quand il travaille sur l’astronomie, il serait ainsi absurde d’imaginer qu’il s’abstrait de tous les autres champs de sa pensée et qu’il ne cherche pas – même inconsciemment – à maintenir ou même révéler la cohérence de ce tout. Nous nous sommes penchés sur plusieurs de ces points en cours, et quelques-uns ont été repris schématiquement en Annexe 3. Mais comme nous n’aurons pas le temps de parler de tout ici, c’est sur l’astrologie que j’insisterai puisqu’elle a joué un rôle avéré et fondamental des plus surprenants.
49Puisqu’il est essentiel avant d’entamer une discussion – surtout sur un terrain aussi glissant que celui-ci – d’en bien définir les termes, il faut tout d’abord clairement distinguer les mots astronomie et astrologie. L’astronomie (ἀ στϱονομία, « la loi des astres ») est la discipline traitant de l’observation des astres dans le but d’expliquer leur organisation, leur origine, leur évolution, ainsi que leurs propriétés physiques et chimiques. Quand l’astrologie (ἀ στϱολογία, « l’étude des astres ») est la discipline traitant de l’observation des astres dans le but d’analyser ou de prédire des événements personnels, sociétaux ou naturels. Malgré des noms et des définitions en apparence similaires, ces disciplines sont aujourd’hui absolument différentes, et il est crucial de s’en rendre compte.
50Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Et puisque nous avons dit plus haut qu’il était nécessaire pour leur compréhension d’étudier la production des savoirs dans le contexte dans lequel ils ont été produits, commençons par nous projeter un instant dans la société européenne du xvie siècle pour essayer de saisir la place que peut y avoir l’astrologie. Il semble que les bouleversements profonds que connaît l’Europe pendant ce siècle (guerres, famines, grandes épidémies et surtout Réforme), ainsi que l’angoisse des incertitudes en résultant, aient donné alors à l’astrologie un poids qu’elle n’avait sans doute pas eu depuis que le christianisme avait radicalement fait reculer le paganisme au cœur de l’Empire Romain. De plus, dans la communauté scientifique même, la distinction entre astrologie et astronomie n’allait pas de soi et aurait d’ailleurs été peu justifiée. La plupart des astronomes pratiquaient effectivement l’astrologie40 et même ses plus fervents détracteurs (comme Pic de la Mirandole au siècle précédent) admettaient eux-mêmes qu’il existe des signes dans la nature, et remettaient essentiellement en cause la capacité de l’homme à les interpréter. Ainsi pour clarifier la situation, nous avons lu en classe l’extrait d’un des nombreux textes de Kepler relatifs à l’astrologie, dont nous résumerons les grandes lignes ci-dessous41. Car à la lecture de ces passages, on découvre différents éléments de la pensée de Kepler d’autant plus intéressants qu’ils semblent contradictoires et qu’ils sont représentatifs d’une mutation de la pensée scientifique de son époque.
Les bases de l’astrologie keplerienne
51Le texte commence ainsi :
J’ai vu en effet qu’avec une grande constance l’état de l’air était perturbé chaque fois que des planètes entraient en conjonction ou figuraient l’un des aspects si communément connus des astrologues ; j’ai vu que l’air restait la plupart du temps calme s’il ne s’en produisait pas, ou peu ; ou s’ils se formaient ou se déformaient avec rapidité.
52Kepler annonce avoir observé que la position particulière des planètes dans le ciel (conjonctions et aspects qui sont classiquement acceptés par les astrologues et décrits de manière très complète par Auguste Bouchée-Leclerc et Kepler lui-même42) affectait effectivement les conditions météorologiques. Son observation est clairement minutieuse ; il ajoute dans un autre texte qu’il a observé ces liens entre positions planétaires et « état de l’air » sur une période de vingt ans. Il y a donc là une réelle étude observationnelle de l’astrologie, alors qu’observation et expérimentation – qui existent depuis longtemps déjà (Archimède, Ptolémée, ibn al-Haytham, Roger Bacon...) – commencent justement à cette époque à jouer un rôle décisif dans le développement des théories scientifiques. Au vu de ces premières conclusions, il semble clair que Kepler admet que les planètes influencent d’une manière ou d’une autre notre atmosphère.
53Il poursuit néanmoins immédiatement avec les mots suivants :
J’ai pensé que cette question ne devait pas être considérée avec autant de légèreté que le font la plupart des pronostiqueurs ; car ils décrivent l’influence des astres comme s’ils étaient des sortes de Dieux, ayant pouvoir sur terre et au ciel, et faisant tout selon leur bon plaisir ; sans se poser la question du moyen par lequel ils agissent parmi nous sur la terre, alors qu’eux-mêmes restent dans le ciel et ne nous envoient rien de perceptible aux sens, si ce n’est des rayons lumineux. C’est là l’origine principale des détestables superstitions des astrologues.
54Kepler soulève ici plusieurs points. Il reproche en effet aux pronostiqueurs, ou astrologues, de considérer la raison de cette influence des autres planètes sur la nôtre « avec trop de légèreté ». On retrouve ici le fait qu’au centre du raisonnement de Kepler, il y a toujours la volonté de répondre du pourquoi de la chose observée (rappelons-nous la question du nombre des planètes). Il reproche ensuite plus précisément aux astrologues de considérer les planètes comme des « sortes de Dieux pouvant agir comme bon leur semble ». Or il est fort probable que ce reproche de Kepler aux astrologues ne soit pas un reproche d’ordre scientifique mais plutôt d’ordre théologique : les planètes ne peuvent pas être des Dieux car il n’y a qu’un seul Dieu. Néanmoins, on remarquera ici le besoin d’explication causale que ressent Kepler, même si l’archaïsme de sa pensée est à nos yeux amplifié par la nature des causes envisagées, comme on le verra plus tard.
55Dans ce texte, une courte phrase nous laisse néanmoins apercevoir quelle est l’opinion personnelle de Kepler qui va servir de base à son propre système astrologique. Il écrit en effet : « [Les astres]] ne nous envoient rien de perceptible aux sens si ce n’est des rayons lumineux ». Et il est important de s’arrêter un instant ici pour souligner le fait que l’une des structures centrales de la pensée scientifique qui perdure en Europe jusqu’aux xvie etxviie siècle et en particulier chez Kepler est la pensée par analogie43. Analogie qu’il faut ici comprendre sous l’acception suivante : du fait que deux objets présentent une ou plusieurs propriétés communes (qu’ils présentent par exemple une similitude de forme) on déduira que d’autres propriétés du premier objet se trouvent chez le second. Ici, par un raisonnement de type analogique, Kepler va postuler une équivalence entre lumière, âme, chaleur, et vie. La question de l’analogie, de sa fonction, de sa pertinence et de ses limites, de sa place particulière dans la licence Sciences et Humanités, mais aussi appliquée aux théories de la lumière de Kepler, Descartes et Young étant développée par ailleurs44, nous ne nous étendrons pas sur la question ici. Signalons néanmoins que fort de ses connaissances en optique, de ses observations astronomiques et météorologiques et de sa foi en l’existence de l’âme des hommes et des planètes, Kepler va fonder entièrement un système astrologique rationnel45 rejetant en particulier les croyances anciennes et l’influence supposée du zodiaque, mais justifiant pleinement l’influence des planètes sur la Terre et les hommes.
56Celui-ci repose entre autres choses sur l’idée que, du fait de l’analogie entre lumière et âme, notre âme est capable de ressentir la direction depuis laquelle nous arrive la lumière des différentes planètes – qui est elle-même une manifestation de l’âme de ces planètes. Qu’ainsi au moment de notre naissance, le choc de la première rencontre entre notre âme et celle des astres dans le ciel (qu’ils soient visibles ou non, ils sont bien là) va imprimer définitivement en elle leurs positions respectives à cette date (un peu comme une persistance rétinienne, d’après Kepler lui-même). Et cette première impression influencera notre personnalité tout au cours de notre vie. Kepler va donc écrire de nombreux thèmes astraux au cours de sa carrière, notamment pour l’empereur Rodolphe II de Habsbourg ou pour le généralissime Wallenstein, auprès desquels il occupera la charge d’astrologue et de mathématicien personnel. Pour Kepler, l’efficacité d’une telle pratique relève évidemment d’une connaissance extrêmement précise du mouvement des astres dans le ciel afin de pouvoir connaître leur position à telle ou telle date, lors de la naissance de la personne concernée. Mais aussi d’une réflexion profonde, à la fois physique et symbolique, sur la nature, la composition des planètes et les mécanismes selon lesquels elles émettent de la lumière afin de pouvoir interpréter rationnellement quelle influence peut avoir la lumière de l’une ou de l’autre, arrivant sous des angles différents sur l’âme du sujet. Ainsi au bout du compte il ne faut pas se tromper sur l’interprétation de la dernière phrase concernant « les détestables superstitions des astrologues », puisqu’elle ne condamne aucunement l’astrologie, mais seulement les fondements mythologiques de celle-ci.
57Rappelons que Kepler est un contemporain, mais aussi un prédécesseur de Descartes. Contemporain historiquement, mais aussi au sens où tous deux sont animés d’une exigence rationnelle nouvelle. Prédécesseur au sens où il n’a pas lu ce que l’on connaît de Descartes et qui révolutionne les critères de rationalité en marquant le déclin du mode de pensée analogique sauvage46. Ainsi, dans son travail sur l’astrologie, on observe Kepler introduire une rationalité dans les causes astrologiques sans se débarrasser absolument des croyances. Si l’on retrouve cette attitude dans tous les champs de son travail, c’est certainement ici en astrologie que c’est le plus choquant car c’est aussi là que l’on s’attend à ne plus pouvoir le qualifier de rationnel. Nous pensons qu’il est intéressant de voir dans cette attitude une étape dans l’évolution de la pensée scientifique ; le mysticisme quant à l’existence d’une architecture symbolique du monde continue de teinter les théories de Kepler. Mais il réclame néanmoins une rationalité dans l’analyse et de véritables rapports de cause à effet dans l’étude des phénomènes. Et bien qu’insatisfaisante à nos yeux, cette « étape » dans l’histoire de la pensée scientifique était certainement nécessaire.
Clarification nécessaire de notre position sur l’astrologie
58Une fois les principes de l’astrologie keplerienne détaillés et justifiés, il est essentiel de faire un pas supplémentaire – et si possible marquant – afin de clarifier notre position, et celle de la science contemporaine, sur l’astrologie.
59Ainsi, nous avons commencé par affirmer aux étudiants combien il est étonnant de voir les résultats incroyables que peut tirer Kepler de la rédaction de thèmes astraux, sans toutefois préciser quels genres de résultats. Cependant, nous avons aussi insisté sur le fait que son système astrologique et ses nombreux horoscopes reposent sur une étude expérimentale ; que son système rejette l’influence du zodiaque, mais justifie pleinement l’influence des planètes – qui renvoient en effet vers nous une partie de la lumière solaire en lui imprimant un peu de leurs propriétés – et que tout cela est très bien détaillé dans plusieurs traités d’astrologie disponibles à la lecture aujourd’hui et dont nous avons lu quelques extraits en cours47 Il suffit donc pour s’en servir d’avoir une petite connaissance de la position des planètes dans le ciel – que nous ne manquons pas d’avoir. Chose dont nous avons proposé de leur faire la démonstration en direct.
60Nous affirmons donc avoir composé pour chacun des étudiants, selon les règles de l’astrologie keplerienne et à l’aide de leurs dates et lieux de naissance que nous a fournis la scolarité, leur thème astral. Nous le leur distribuons sous enveloppe cachetée imprimée à leur nom et à leur date de naissance, et leur demandons de le lire en silence et sans regarder ceux des voisins (ils peuvent contenir des informations personnelles). Un exemple de thème astral distribué est fourni en Annexe 2. Comme les étudiants, le lecteur peut prendre le temps de le lire et d’évaluer ensuite la pertinence de ce thème astral à titre personnel, en lui attribuant une note sur une échelle de 0 à 5. Malgré le silence qui était demandé, un brouhaha est lentement monté dans la salle et le nombre de « C’est pas possible ! » et de « Mais c’est exactement moi ! » qui s’en sont échappés corrobore bien la liste des notes recueillies cette année, qui est elle aussi indiquée en Annexe 2.
61C’est ensuite seulement que nous leur avons demandé de tous faire passer leur thème astral personnel à leur voisin de gauche, dans le but de passer à l’analyse des éléments d’astrologie ayant permis leur écriture. Et alors qu’ils commençaient à lire ce second texte et que la rumeur enflait, nous leur révélions enfin qu’ils avaient été victimes de l’effet Forer48 ou Barnum : tous les textes étaient exactement identiques ! À ceci près qu’ils étaient écrits au féminin pour les filles, au masculin pour les garçons. Et quant à la teneur du texte, comme je l’annonçais aux étudiants, elle était parfaitement arbitraire et se contentait de répondre plus ou moins aux trois critères qui selon les psychologues Dickson et Kelly49 augmentaient artificiellement l’évaluation de la pertinence de la prédiction : soit la reconnaissance par le sujet de l’autorité de l’auteur (d’où notre long appesantissement sur les traits particuliers de l’astrologie keplerienne et sur le fait que nous nous appuyions largement sur ses ouvrages, ainsi que sur notre connaissance de l’astronomie) ; la persuasion du sujet que l’analyse s’applique à lui seul (d’où l’utilisation d’enveloppes cachetées indiquant leurs nom, date et lieu de naissance) ; et la présence dans le texte de traits majoritairement positifs. Pour plus d’information à ce sujet – qui s’éloigne de l’axe de notre cours – on consultera ces références.
62Et si l’on remarquera pertinemment que l’expérience décrite ci-dessus ne démontre pas la charlatanerie généralisée des pratiques d’astrologie contemporaine, on admettra néanmoins qu’elle permet de souligner à quel point il est facile d’en être dupe. Étant donnée la place occupée par l’astrologie et les pseudo-sciences aujourd’hui50, la réaction de stupéfaction et d’émerveillement des étudiants à la lecture de ces textes, et l’ambiguïté d’un tel cours, il est certain qu’un exercice de ce type n’était pas superflu, tant il a permis de manière radicale de clarifier la position de l’enseignant vis-à-vis des pratiques astrologiques, qu’il ne peut que condamner.
63C’est donc avec un esprit plus clair que nous avons pu aborder la partie suivante du cours, dédiée à la présentation de ce en quoi l’astrologie a pu jouer un rôle essentiel – et qu’il serait contre-productif de nier – dans le développement de la très respectable astronomie.
Apports historiques indéniables de l’astrologie à l’astronomie ; et son influence sur le modèle keplerien des polyèdres emboîtés. Deux exemples
64Un premier exemple d’apport de l’astrologie à l’astronomie est lié à tous les systèmes astronomiques étudiés auparavant en première année du cours « Systèmes du Monde » (Babyloniens, Eudoxe, Aristote, Ptolémée, apports du Moyen Âge arabe puis occidental, Copernic, Tycho Brahé et Kepler). Du point de vue purement géométrique, tous ces systèmes permettent de très bien représenter la position des planètes dans le ciel au fil des mois. Et bien que de formes très diverses, ils rendent compte des observations de façon à peu près équivalente, malgré une lente et irrégulière amélioration de la précision au fil des siècles. Cependant quant à l’interprétation du mécanisme à l’origine des mouvements planétaires, il change très peu de la Grèce Antique à Copernic et reste invariablement lié à l’action d’êtres surnaturels ou de propriétés ontologiques de formes géométriques. Si bien qu’il semble peu probable que les observations incessantes du ciel au fil des générations aient pu servir à questionner ces mécanismes, comme elle le fait aujourd’hui.
65Il n’est donc pas incongru de penser que le travail énorme qu’a demandé le développement et l’affinement de ces systèmes de représentation ait eu pour buts premiers de développer non pas une science astronomique, mais d’abord une meilleure connaissance du calendrier, objet essentiel pour les sociétés religieuses et agricoles, dont la survie est tributaire de la reconnaissance des signes précurseurs du retour des saisons ou des événements climatiques. Or le Soleil ayant un rôle crucial et évident dans les changements du climat, le cycle des étoiles étant contingent au cycle des saisons, et la Lune agissant clairement sur la Terre – et de manière spectaculaire – en réglant les marées, il n’est pas absurde d’affiner le système et d’attribuer aux planètes une possible influence sur les choses de notre monde et de chercher dans leurs mouvements d’autres indicateurs de changements saisonniers ou climatiques. Donc d’étudier et de relever de très près ces mouvements pour y trouver des signes utiles au travail de l’agriculteur, du navigateur ou du soldat – directement tributaires du temps qu’il fera –, du médecin et de sa théorie des humeurs, de l’artisan travaillant le feu ou l’eau51. Donc des signes utiles à la stabilité de la société tout entière.
66On imagine facilement alors l’enjeu qu’il a pu y avoir à extrapoler cette influence des astres sur la météorologie à une possible influence sur les êtres vivants ; menant à une complexification de ces incroyables prédictions astrologiques qui ont pu alors favoriser ou défavoriser les destins de millions d’hommes quand elles ont tenu sous leur emprise la pensée d’Auguste, de Tibère, de Charles-Quint, de Catherine de Médicis, de Wallenstein ou de Richelieu52. Sinon pour connaître l’avenir, pourquoi observer et décrire si longuement et assidûment le ciel ? C’est certainement que l’on y cherchait autre chose que la simple satisfaction de connaître la position de boules de gaz ou de terre insignifiants. La charge d’astrologue – prédicateur chargé de lire dans les étoiles – a donc évidemment été couplée à celle d’astronome – observateur des étoiles – depuis la Mésopotamie ancienne jusqu’à Kepler, sans pouvoir en être dissociée. Et les progrès des observations et des systèmes de représentation visant à l’amélioration des prédictions ont fourni une base de données colossale, sur laquelle a pu se développer l’astronomie que nous connaissons aujourd’hui.
67Avec l’affinement des théories du ciel dans le but de perfectionner l’astrologie, il nous semble observer un exemple de travaux ayant historiquement été développés pour des fonctions bien précises, mais qui suite à un changement radical de paradigme ont été laissés sans fonction, ou bien ont légèrement muté et ont été réutilisés à de tout autres fins. Les observations du ciel, accumulées et affinées sur de nombreux siècles dans le but d’améliorer la lecture et la connaissance des signes divins, ont progressivement été réutilisées pour rechercher la structure géométrique et dynamique de l’univers (autre signe de la présence de Dieu), et réinterprétées aujourd’hui dans le cadre d’un affinement quotidien de modèles scientifiques de plus en plus techniques et essentiellement athées. Sans vouloir brusquer trop violemment une analogie, il semble que l’on puisse observer ce genre de mutation/réutilisation de concepts ou d’objets à plusieurs moments de l’histoire des sciences (transformation de la longue vue en lunette astronomique par Galilée par exemple). Et que l’on puisse le comparer à un phénomène étonnamment similaire dans les théories de l’évolution connu sous le nom d’exaptation53 qui éclaire ces moments de l’histoire des sciences d’une tout autre lumière.
68Le second exemple d’apport de l’astrologie à l’astronomie nous est évidemment donné par Kepler. C’est tout d’abord elle qui, comme on va le voir tout de suite, lui a fourni l’idée saugrenue mais essentielle à son travail du système de polyèdres emboîtés54. Mais l’astrologie lui fournit aussi la justification de la rotation des planètes (voir chapitre suivant, axiome 5). Et c’est aussi probablement parce qu’il croit en la valeur de l’astrologie et en l’harmonie divine de l’univers qu’il trouve la motivation d’investir l’énergie colossale qui était nécessaire à son travail et à ses découvertes fondamentales pour l’astronomie.
69Voici donc comment Kepler dit avoir eu l’idée de son système planétaire dans lequel la taille des orbes serait régie par la forme des cinq polyèdres réguliers55 :
Or donc, le 9/19 juillet 1595, voulant montrer à mes auditeurs comment les grandes conjonctions sautent par-dessus les huit signes du zodiaque, et comment elles passent successivement d’un trigone à un autre, j’inscrivis dans un même cercle une multitude de triangles, ou plutôt de quasi-triangles, de telle façon que la fin de l’un formait le commencement du suivant (voir Illustration 5). Par suite, les points où se coupaient mutuellement les côtés des triangles esquissaient la forme d’un cercle plus petit ; et, en effet, le rayon d’un cercle inscrit dans un triangle est la moitié du rayon du cercle circonscrit au triangle. La proportion entre l’un et l’autre paraissait, à l’œil, presque semblable à celle qui existe entre l’orbe de Saturne et celui de Jupiter ; en outre, le triangle est la première des figures, tout comme Saturne et Jupiter sont les premières planètes. Je tentai aussitôt de déterminer la deuxième distance, celle entre Mars et Jupiter, à l’aide d’un carré...
70Une conjonction correspond au moment où deux planètes, observées depuis la Terre, semblent se croiser dans le ciel. Ces moments sont rares et ont une forte connotation symbolique en astrologie. En particulier la conjonction entre Jupiter et Saturne, qui, du fait de leur éloignement du Soleil, et donc de la lenteur de leurs progressions respectives dans le ciel56, est la plus rare et ne se produit que tous les vingt ans. On sait par ailleurs que celle que l’on appelle la grande conjonction, se déplace d’une occurrence à la suivante de 117,5° dans le zodiaque, et se produit donc huit constellations plus loin (une constellation du zodiaque occupant 360 / 12 = 15° dans le ciel). Au bout de soixante ans, la conjonction a donc lieu à 352,5° de son point de départ ; soit pas exactement au même endroit, mais juste à côté. Ainsi, une succession de trois grandes conjonctions forme un triangle quasi-équilatéral dans le zodiaque, qui se déplace insensiblement d’époque en époque. C’est le déplacement que Kepler décrit dans le texte ci-dessus et qu’il a représenté sur l’Illustration 4.
71Or comme on le voit sur cette illustration, si les conjonctions 1 à 10 ont lieu dans un signe du Feu, (Bélier, Sagittaire, Lion), les conjonctions 11 à 20 – du fait de ce lent décalage – auront lieu dans un signe de Terre (Capricorne, Vierge, Taureau). Tous les deux cents (un) ans, la grande conjonction change donc d’élément, ce qui signe un changement d’âge pour les astrologues. Le plus remarquable de tous les augures ayant lieu tous les huit cents (quatre) ans, quand après avoir traversé la Terre, l’Air et l’Eau, la grande conjonction entre Jupiter et Saturne, revient enfin dans le triangle des constellations du Feu.
72À l’époque où Kepler présente cette figure, le précédent retour de la grande conjonction dans le triangle igné a eu lieu en l’an 800, en même temps que l’avènement de Charlemagne à la tête du Saint Empire Romain Germanique. La précédente encore, en l’an 4 avant notre ère. De cette constatation, Kepler déduit qu’il a dû y avoir erreur sur la date de naissance du Christ (dont il a écrit l’horoscope), qu’il faut anticiper de quatre ans. Enfin le prochain retour dans le triangle de feu devrait avoir lieu très bientôt, en 1604, et tous les astrologues et astronomes de l’époque scrutent le ciel en s’interrogeant sur le changement certainement radical qu’elle amènera dans le monde57.
73Pardonnez cette longue digression, car elle m’a permis non seulement d’introduire quelques notions d’astrologie traditionnelle dans ce texte, sans lesquelles il serait certainement resté très allusif et léger sur le sujet. Mais elle m’a aussi permis de vous faire deviner à quel point la figure géométrique que traçait Kepler au tableau en ce jour d’été 1595 était riche symboliquement, et donc potentiellement porteuse d’un message hermétique essentiel pour lui. Surtout lorsqu’il a remarqué qu’un petit cercle se dessinait dans le grand et que le rapport des rayons des deux cercles correspondait de très près à celui des rayons des orbites de Saturne et Jupiter, qu’il connaissait évidemment par cœur. Rien de surprenant alors à ce qu’il passe des mois à calculer les rapports des rayons des cercles circonscrits et inscrits au carré, au pentagone, à l’hexagone58... dans l’espoir d’y retrouver les rapports de rayons des orbes de Jupiter à Mars, de Mars à la Terre, etc... Rien de surprenant à ce qu’il insiste malgré des échecs répétés. Jusqu’à ce que dans « un dernier et heureux effort » il en vienne à considérer que les orbes décrites par Copernic étaient volumiques (des sphères cristallines) et non planaires (des cercles). Et que si l’on devait réfléchir aux figures géométriques permettant de circonscrire ces orbes, il faudrait certainement considérer des polyèdres réguliers plutôt que des polygones. Or59,
il suffit d’être tant soit peu expert en géométrie pour que ces quelques mots fassent immédiatement venir à l’esprit les cinq corps réguliers, avec les rapports de leurs sphères inscrites et circonscrites, et que l’on ait devant les yeux le scholion de la proposition 18 du livre XIII des Éléments d’Euclide, où il est démontré qu’il ne peut exister, ou qu’on ne peut concevoir plus de cinq solides réguliers. Mais il est une chose bien remarquable : alors que je n’étais pas encore certain de l’ordre de ces corps à partir de leurs prérogatives, néanmoins en usant d’une conjecture nullement trop hasardeuse60, puisqu’elle était tirée des distances connues des planètes, j’ai si heureusement touché le but en ce qui concerne l’ordre des corps, que, plus tard, je n’ai rien eu à changer, lorsque j’ai examiné ces questions avec de meilleures raisons.
74D’un seul coup, le système des polyèdres emboîtés (présenté sur l’Illustration 2) résolvait deux des trois questions que Kepler s’était posé : d’une part, le nombre des planètes était directement lié au nombre des polyèdres réguliers : s’il n’y avait que six planètes, c’est que le Créateur avait disposé des seuls cinq polyèdres réguliers existant pour définir harmonieusement leurs places dans le ciel. D’autre part la taille des orbes était dictée par les dimensions des sphères inscrites et circonscrites à ces polyèdres. Immédiatement convaincu par son hypothèse doublement séduisante, c’est d’abord à partir de considérations astrologiques que Kepler répartira la position de ces polyèdres entre les orbes (par exemple le cube, la plus stable et dure de ces figures, structurant l’élément Terre dans le Timée, est naturellement associé à Saturne, dieu du temps, mais aussi planète associée à la terre dans les traditions astrologique et alchimique) avant qu’il ne s’aperçoive, incroyable coup du sort – heureux ou malheureux –, qu’à quelques pourcents près, les tailles d’orbites calculées à partir des polyèdres coïncident presque exactement avec celles données par les tables de Copernic (Tableau 1). Comment lui reprocher alors d’avoir passé le reste de sa vie à tenter de confirmer ses intuitions sur les mouvements planétaires, à travers de longs et fastidieux calculs basés pour la première fois de l’histoire sur des considérations physiques, mais sans se défaire jamais d’une recherche d’inspiration et de confirmation dans l’astrologie ? Surtout quand on sait combien le fruit de ce travail, que nous évoquerons rapidement, a pu être déterminant pour la suite de ses découvertes en astronomie.
75On a donc rappelé ici combien l’astrologie a pu avoir une place importante dans la fondation de l’astronomie et des sciences physiques modernes. Il me faut cependant, avant de conclure, absolument clarifier le but de ce travail, puisqu’il ne s’agit nullement de justifier les pratiques de l’astrologie moderne aux yeux des étudiants. C’est le grand enjeu de ce cours que de leur faire réaliser que s’il serait anachronique de condamner la naïveté des astrologues antiques, il serait dangereux, du fait des chemins très différents qu’ont suivi astrologie et astronomie depuis le xviie siècle, de ne pas réaliser le caractère purement superstitieux de l’astrologie moderne.
76L’objectif positif de cet enseignement est donc double : tout d’abord, rendre compréhensible une partie du travail des astronomes de l’époque en éclairant sous un nouvel angle leurs possibles motivations et axes de recherche réels. Et rendre ainsi leur lecture plus accessible en nous efforçant de nous rappeler à chaque instant que nous ne devons ni les juger, ni leur appliquer trop hâtivement nos critères de rationalité ni nos objectifs scientifiques.
77Deuxièmement, nous pensons qu’en développant dans des esprits bien formés une certaine connaissance des pseudo-sciences, et en acceptant de leur présenter une image plus réaliste et désacralisée de la science moderne, bien loin d’affaiblir la science on développe en fait des arguments d’opposition à l’invasion des superstitions. Attitude selon nous bien plus convaincante que celle de l’opposition frontale dans laquelle nous nous trouvons depuis des décennies, et dans laquelle il est aujourd’hui trop facile à nos opposants de rejeter sur nous l’anathème du dogmatisme.
Quelques éléments marquants et instructifs de la physique keplerienne
78Il est temps maintenant de rappeler que je suis enseignant de physique, et que malgré mes recherches prolongées sur les questions d’histoire des sciences gravitant autour de Kepler, c’est dans le cadre d’un cours de physique que mes propos restent le plus pertinents. Il était donc essentiel que ce cours contienne de la physique. Mais le pari – peut-être idiot – que je faisais dès le départ était de réussir à amener les étudiants à comprendre la façon dont Kepler avait réellement fait ses découvertes. Donc la façon dont il faisait de la physique. C’est-à-dire revenir aux postulats de la physique qu’il tenait pour base de son travail (parfaitement erronés aux yeux de la science moderne) et de voir comment avec les outils mathématiques (caducs) et les données observationnelles (beaucoup moins précises qu’aujourd’hui) à sa disposition il a pu arriver à des résultats faisant aujourd’hui partie de la légende des sciences physiques modernes. Donc d’une part pratiquer de la physique mathématique et familiariser les étudiants avec la logique de la physique. Mais d’autre part essayer aussi de mettre en évidence par l’exemple comment il est possible d’obtenir un résultat juste (au sens de conforme aux observations) à partir d’hypothèses fausses. Et de questionner ainsi la pertinence objective de l’expérience comme indicateur de la validité d’une théorie.
79Je ne reviendrai pas sur tous les éléments de ce cours de physique keplerienne, mais je prendrai le temps d’en signaler les axiomes d’insister sur le sens de la notion de Force chez Kepler, et enfin d’évoquer l’importance de l’harmonie dans la structure de l’univers selon lui.
Axiomes de la physique céleste keplerienne
80Par l’étude des nombreuses et très précises observations astronomiques que lui lègue Tycho Brahé, suite à des années de calculs de l’orbite de Mars ralentis par la lente et difficile remise en cause des dogmes anciens, Kepler met d’abord en évidence dans son Astronomia Nova61 l’excentricité des orbites planétaires, et le fait que le plan de leur orbite contient le Soleil (vrai)62. Suite à ces considérations purement géométriques Kepler dit qu’il lui faut, sans parti pris, examiner de quelle manière et par quels moyens les vertus propres des planètes peuvent amener celles-ci à décrire une trajectoire excentrique. Or dans cette recherche de la nature des moteurs planétaires nous devons, dit Kepler, prendre pour base les six axiomes « très vrais » suivants :
« 1. Le corps de la planète, de par sa nature, est enclin au repos dans tout lieu où il est posé solitaire. »
81Pour Kepler, les planètes (mais aussi tous les corps pesants) ont ainsi une tendance naturelle à l’immobilité. Cela semble une évidence. Si l’on n’exerce aucune action, si l’on n’applique aucune force à un corps, celui-ci restera immobile. Et d’ailleurs tout corps tendra naturellement au repos ; si on le lance il finira par s’arrêter63. L’idée, en commentant cet axiome, est d’abord de clarifier le fond de la physique keplerienne. Mais aussi, et plus fondamentalement, d’entamer avec les étudiants une réflexion sur la question de l’inertie, que nous avons menée en liant ce premier axiome aux notions d’inertie évoquées dans les cours sur la physique d’Aristote, de Galilée, de Descartes (premier à énoncer correctement le principe d’inertie) et de Newton64. Nous pensons que cette approche comparée de l’inertie leur permettra de mieux saisir l’importance du premier principe de la dynamique.
« 2. Par la vertu qui [émane] du Soleil, elle [(la planète)] est transportée de lieu en lieu selon la longitude du Zodiaque. »
82Quelque chose, émanant nécessairement du Soleil, entraîne les planètes le long du zodiaque, i.e. autour du Soleil, dans le plan de l’écliptique (qui est le plan de l’orbite terrestre, rappelons-le). S’il y a mouvement, c’est qu’il y a une vertu motrice. S’il y a vertu motrice, c’est qu’elle a une source. Tous les mouvements étant ordonnés autour du Soleil véritable, ce que Kepler a démontré dans son étude de Mars, la source ne peut être qu’en lui.
« 3. Si la distance de la planète au Soleil ne se modifiait pas, il résulterait de ce transport une trajectoire circulaire. »
83Par ce qui semble être une tautologie, Kepler suppose un instant que l’orbite planétaire peut être circulaire centrée sur le Soleil, essentiellement afin de pouvoir introduire l’axiome suivant. Étrange (mais efficace) manière de procéder.
« 4. Pour la même planète, et deux trajectoires circulaires possibles, les temps périodiques seraient en proportion double des distances ou de l’amplitude des cercles. »
84Cet axiome fondamental sur lequel va s’appuyer la physique de Kepler est récupéré de l’idée copernicienne selon laquelle « Les planètes vont d’autant plus vite qu’elles sont plus près du Soleil, et d’autant moins vite qu’elles sont loin65 ». Cette idée ne s’appliquait en réalité chez Copernic que pour comparer la vitesse d’une planète à une autre66. Mais Kepler va admettre très tôt qu’elle est valable aussi pour chaque planète individuellement.
85C’est justement le sens de l’axiome 4. Celui-ci dit en effet que la période de révolution T d’une planète unique changerait proportionnellement à R2 (proportion double des distances) si l’on venait à changer subitement le rayon R de son orbite circulaire. Ce qui est impossible, mais soit ! Ce genre d’expériences de pensée – très présentes aussi chez Galilée – se retrouve à foison dans la physique moderne (Einstein, Poincaré...).
86Ainsi, comme la longueur du périmètre du cercle à parcourir par la planète serait différente (L=2π.R), on peut en déduire que, si la vitesse de la planète sur son orbite V est constante sur chaque orbite (V = L/T), celle-ci est proportionnelle à 1/R.
87On a bien compris qu’une planète ne peut pas sauter d’une orbite à une autre. Mais par extension, Kepler estime que selon cet axiome fondamental, pour chaque planète prise individuellement sur son orbite, la vitesse est inversement proportionnelle à la distance qui la sépare du Soleil.
88Il est intéressant de noter que cette idée est l’une des bases de la physique de Kepler et que pourtant il ne la démontre jamais, et ne semble même pas se soucier de cette démonstration d’ailleurs. Il se contente d’observer que cette propriété est vraie aux points extrêmes de l’orbite (périhélie et aphélie) et l’étend sans justification à toute l’orbite67.
89Il est surtout extrêmement important de remarquer que cet axiome, la période T de révolution d’une planète est proportionnelle à R2, ne semble absolument pas compatible avec la fameuse troisième loi de Kepler : T2/R3 = constante identique pour toutes les planètes.
90Le fait est que d’une part Kepler n’a établi cette troisième loi, de façon empirique, que des années plus tard. Mais aussi que pour lui l’axiome 4 n’est valable que pour une planète (n’importe laquelle) évoluant sur son orbite. Alors que la loi harmonique sert pour la comparaison de la période de révolution d’une planète à celle des autres. Il se trouve même que de la comparaison de ces deux formules, et de l’observation de leur incompatibilité, il ne conclura pas que l’une des deux est erronée, au contraire. De la conviction de leur justesse à chacune (aujourd’hui nous savons que l’axiome 4 est faux) il déduira que les planètes ont des tailles et des masses différentes, et que c’est pour cela qu’un résultat valable pour une planète n’est pas généralisable aux autres. Mieux encore, de cette observation il déduira théoriquement la taille et la densité que doivent avoir les différents astres pour que ces deux résultats ne soient pas contradictoires. De la densité calculée des astres il imaginera leur composition (Soleil-or, Mercure-mercure, Venus-plomb, Mars-fer, Terre-argent, Jupiter-pierre magnétique, Saturne-gemmes dures) inaugurant en quelque sorte le champ de l’astrophysique68 tout en retrouvant des justifications de son système du côté de l’alchimie.
« 5. La vertu nue et solitaire résidant dans le corps de la planète n’est pas suffisante pour transporter son corps de lieu en lieu car elle [(la planète)] est privée d’ailes et de pieds par lesquels elle s’appuierait sur l’aura éthérique. »
91Pourquoi ce déplacement est-il dû à une vertu émanant du Soleil et pas à l’âme de la planète, comme le propose Tycho Brahé, ou comme Kepler l’imagine lui-même dans son premier ouvrage ? D’autant qu’il a précisément démontré l’existence d’une âme terrestre et, par extension, des planètes dans ses traités d’astrologie. C’est même d’ailleurs le principe sur lequel repose toute son astrologie. Alors pourquoi donc ne pas attribuer à cette âme le mouvement des planètes ?
92Pour la révolution autour du Soleil, l’intervention de l’âme ne paraît pas suffisante à Kepler car pour cela la planète aurait besoin de membres (ailes, jambes). Il semble que ce soit un contre-argument suffisant pour lui qui veut toujours aller jusqu’au fond des choses.
93Néanmoins on notera avec intérêt que l’âme planétaire a bel et bien un rôle moteur dans l’astronomie de Kepler : celle-ci est en effet selon lui le moteur de la rotation de chaque planète autour de son axe. Il estime en effet impossible d’appliquer aux planètes l’hypothèse de l’impetus l’impetus69 (car celui-ci finirait par s’épuiser et la planète s’arrêterait). Mais si la Terre doit tourner sur elle-même il faut bien en donner la raison. Alors, quelle force pourrait animer cette rotation ? Issue de quelle source ? C’est selon Kepler l’âme des planètes (dont l’existence a été démontrée par des considérations astrologiques) qui entretient leur mouvement de rotation sur leur axe, rotation qui est un mouvement simple et naturel qu’elle n’a pas besoin de membres pour assurer.
« 6. Et néanmoins le rapprochement de la planète par rapport au Soleil et son éloignement de celui-ci proviennent de la vertu qui est propre à la planète. Ces axiomes sont conformes à la nature, s’accordent entre eux et ont été démontrés dans ce qui précède. »
94Enfin, Kepler sait que sur son chemin la planète s’éloigne et se rapproche régulièrement du Soleil. Aussi, l’âme pourrait-elle également servir de timonier en « sentant » la distance de la planète au Soleil et en indiquant à la planète qu’il faut régulièrement s’approcher puis s’éloigner de l’astre (en percevant son diamètre angulaire apparent par exemple). Dans Astronomia Nova c’est bien sous l’influence de son âme que la planète fait ce mouvement de libration vers le Soleil70. Mais dans l’Epitome Astronomiae Copernicanae, Kepler propose une autre solution basée sur les forces, dont le mode de fonctionnement sera inspiré d’une double analogie avec l’expansion sphérique de la lumière71 et avec les pouvoirs d’attraction et de répulsion de l’aimant72. Cependant nous allons voir que le concept même de force chez Kepler est bien différent de l’idée qu’on s’en fait aujourd’hui.
Les Forces
95Si pour ce qui est du déplacement des planètes sur leur orbite, seule l’intervention d’une force émanant du Soleil est envisageable, reste à savoir ce qu’est cette force.
Définition de la force
96La notion de Force chez Kepler reste conforme à celle acceptée par les aristotéliciens, pour qui la Vitesse d’un corps est égale au rapport de la Force qui lui est appliquée et de la Résistance de ce corps au mouvement (Vitesse = Force / Résistance). Où la Résistance est due à une tendance naturelle du corps à l’immobilité. Elle est donc proportionnelle à sa masse et à la viscosité du milieu.
97Première chose essentielle donc : la force est la source du mouvement même. Sans force pas de vitesse. Pour ceux qui ont des notions de mécanique newtonienne, cette formulation pourra paraître saugrenue. Elle doit l’être. Kepler est très certainement le premier à rechercher quelle est la force motrice qui entraîne les planètes. Mais il propose une solution relative au concept de force en vigueur à l’époque. Il faudra attendre soixante-dix ans pour que Newton, s’appuyant sur la notion d’inertie correctement formulée par Descartes, redéfinisse la force comme ce qui modifie le mouvement73 (et non pas ce qui l’entretient). C’est le sens de la célèbre formule Force / masse = accélération. Ainsi afin de comprendre le travail de Kepler, nous devons nous en tenir au concept de force que Kepler manipulait, mais sans oublier qu’il sera radicalement modifié par les générations suivantes, et qu’il faudra rapidement l’oublier dans la suite du cursus de la licence.
98Pour Kepler, la vitesse des planètes est donc un compromis entre l’effet moteur de la Force issue du Soleil et la Résistance naturelle de la planète qui tend à l’immobilité. Cet état d’immobilité naturel est d’ailleurs justifié physiquement par Kepler par le fait que la sphère des fixes qui clôt l’univers est immobile. Il est donc normal pour lui que le mouvement des planètes soit le fruit de la double influence du Soleil moteur et de la sphère des fixes modèle d’immobilité.
99Ainsi, première conséquence pour la force, si les vitesses des planètes sont réellement non-uniformes et varient en 1/R (où R est la distance du Soleil à la planète), et si la Résistance au mouvement d’une planète ne dépend que de sa masse, son volume, sa forme et de la nature du milieu éthéré qu’elle traverse – lesquelles sont constantes – c’est que les forces motrices qui poussent les planètes sur leur orbite sont nécessairement non-uniformes elles aussi et varient également en 1/R.
100Deuxième conséquence, si ces forces poussent les planètes, c’est qu’elles doivent être en permanence dirigées selon la tangente à l’orbite (et non vers le Soleil, comme dans le modèle newtonien).
Nature magnético-lumineuse de la force motrice
101Mais si par le mouvement des planètes on a mis en évidence l’existence d’une force et que l’on a déduit déjà certaines de ses propriétés (elle est tangente à l’orbite et diminue proportionnellement à l’éloignement), il nous reste à déterminer ce qu’est cette force. À proposer une explication rationnelle de la manière dont elle est produite et dont elle agit. Parce que ce qui est très surprenant c’est que cette action se fait apparemment à distance, et qu’à l’époque on ne connaît que très peu d’exemples d’actions à distance. L’idée même de la possibilité d’une action à distance n’est pas communément acceptée. Descartes, par exemple, la refuse et base toute sa physique sur le modèle de chocs entre les minuscules corpuscules qui remplissent notre monde plein et continu74.
102Kepler lui, aura moins de scrupules à accepter cette action à distance. Et pour cause ; il l’a déjà observée, justifiée et démontrée dans le cadre de l’astrologie ! Rappelez-vous que les astres influencent nos âmes à distance par le biais de la lumière qu’ils rayonnent vers nous. C’est donc sur ce même modèle de la lumière qu’il va imaginer le fonctionnement de la force motrice solaire. Le parallèle avec la lumière est d’autant plus évident que le Soleil émet de la lumière bien sûr et que l’on ressent son impact sous la forme de chaleur. Le Soleil émet donc de la lumière depuis son centre vers les confins de l’univers dans toutes les directions.
103Cependant, si c’était vraiment cette lumière qui exerçait une force directement sur les planètes, alors celles-ci devraient être poussées vers l’extérieur du système. Or ce n’est pas le cas : elles tournent en rond (cf. Axiome 3). De plus, lorsqu’une planète en masque une autre, la lumière étant bloquée, celle qui est derrière devrait s’arrêter, ou au moins subir un ralentissement. Ce qui n’est à nouveau pas le cas.
104Enfin Kepler sait que l’intensité lumineuse diminue en 1/R2 où R est la distance de l’observateur à la source lumineuse. Cette constatation basée sur l’idée de l’émission sphérique de la lumière est même l’un des apports majeurs de son optique75. Or la force d’après Kepler n’évolue pas comme 1/R2 mais comme 1/R. C’est donc une troisième preuve que celle-ci n’est pas exactement lumineuse. Cependant elle est de type lumineux et pour ne pas remettre en cause son idée de la décroissance de la force en 1/R, Kepler suppose qu’au lieu d’irradier sphériquement depuis le centre du Soleil, la force motrice (species motrix) irradie en cercles, dans le plan de l’écliptique. Après tout, l’orbite des planètes ne se fait-elle pas dans ce plan seulement ?
105Par suite, afin de justifier du fait que les planètes tournent autour du Soleil et que donc la force est perpendiculaire à la direction Soleil-planète, Kepler va imaginer que cette vertu motrice qu’émet le Soleil et qui pousse les planètes tourne elle-même. Il justifiera cela par l’hypothèse que le Soleil lui-même tourne, dans le même sens que les planètes et va même, par des considérations harmoniques en calculer la vitesse de rotation. Cette hypothèse est corroborée a priori par le fait que la Terre tourne sur elle-même76 et que les planètes tournent toutes dans le même sens. Les observations par Galilée dans les années qui suivront de tâches sur le Soleil77 qui tournent justement dans le sens prédit et à une vitesse un peu plus lente que ce que Kepler ne le pensait (25 jours au lieu de 3 jours) ne feront que renforcer sa conviction.
106Ainsi le Soleil tourne sur lui-même en émettant une espèce motrice qui tourne avec lui dans le plan de l’écliptique. L’intensité de celle-ci diminue de manière inversement proportionnelle à la distance au Soleil, et quand elle rencontre une planète elle l’emporte avec elle dans sa rotation, un peu comme les ailes d’un moulin qui pousseraient la planète en cercle en permanence.
107Reste une dernière question : comment les planètes se rapprochent-elles et s’éloignent-elles régulièrement du Soleil (mouvement dit de « libration ») ? Pour expliquer ce phénomène, on a vu que Kepler fera d’abord appel aux âmes dans son axiome 6. Mais il va progressivement se rabattre sur une explication physique78 en faisant le parallèle avec le seul exemple d’attraction/répulsion à distance qui ait été étudié à l’époque : l’effet des aimants et du magnétisme de la Terre.
108En 1600, William Gilbert publie son De Magnete, où il développe une théorie d’ensemble du magnétisme terrestre et où il décrit les règles d’attraction et de répulsion des aimants par leurs pôles. La Terre étant de fait un aimant présentant un axe de direction fixe (l’axe des pôles), Kepler expliquera avec un plaisir manifeste comment l’attraction et la répulsion des aimants par leurs pôles peut être appliquée au cas d’un Soleil magnétique79 attirant la planète quand son pôle « ami » est dirigé vers lui, puis la repoussant quand celui-ci lui est opposé (voir Illustration 5).
109L’action magnétique du Soleil dans Astronomia Nova devient quasi-magnétique dans l’Epitome. Comme dans le cas de la force lumineuse pour la rotation, il se rend compte qu’il ne peut établir une équivalence parfaite, mais seulement une analogie. Notamment cette force se différencie du magnétisme car celui-ci est une force d’interaction : les deux aimants la subissent mutuellement et se déplacent tous les deux. Or la force décrite ici par Kepler doit absolument être unilatérale : elle s’applique du Soleil sur la planète, mais le Soleil ne doit pas la subir en retour afin de pouvoir rester parfaitement immobile au centre de l’univers keplerien parfaitement harmonique. Ainsi Kepler fait-il preuve d’une grande sagacité dans l’analyse des mécanismes dynamiques pour s’assurer que son système héliocentrique demeure aussi héliostatique.
110Ici, on finit de réaliser de façon assez remarquable à quel point la dynamique keplerienne est radicalement différente de la dynamique newtonienne. Ses bases (inertie synonyme d’immobilité, forces motrices proportionnelles à la vitesse et possibilité de forces unilatérales) sont explicitement et absolument incompatibles avec les trois principes sur lesquels la mécanique de Newton reposera quelque soixante-dix ans plus tard (inertie synonyme de mouvement rectiligne uniforme, force vue comme une modification du mouvement donc proportionnelle à l’accélération, actions nécessairement réciproques).
111On remarquera néanmoins que ce sont à nouveau ses travaux en astrologie qui lui permettront d’avoir l’audace de proposer leur premier modèle d’action à distance pour justifier de la révolution des planètes. Mais aussi que ce modèle de force bien qu’erroné, compensé par d’autres postulats erronés, lui permettra de justifier a posteriori la quasi-totalité ses résultats obtenus par l’observation. On pourrait rétorquer que ce succès n’est pas si étonnant, Kepler ayant justement construit et adapté ce système dynamique afin qu’il justifie ses observations.
112En particulier pour ce qui est du modèle de la force variant en 1/R, qui bien qu’erroné fonctionne bizarrement mieux dans le cadre d’une orbite ovale que dans le cas d’une orbite circulaire, et qui finit d’orienter Kepler vers l’abandon total du cercle80. Et c’est ce même modèle erroné de variation de la force qui va aussi le mener – indirectement – à la découverte de la loi des aires, puis à sa démonstration – à sa manière.
La loi des aires
113Comment exactement Kepler parvient-il à ce résultat ? C’est difficile à dire. D’autant que Kepler affirme lui-même que c’est un hasard qui lui fit trouver la sortie du labyrinthe – mais très certainement le genre de hasard qui n’arrivent qu’à ceux qui le méritent ; car ils ont su les provoquer. De plus le chapitre de l’Astronomia Nova où il développe son raisonnement est probablement le plus confus qu’il ait jamais écrit. Je ne m’aventurerai donc pas dans une explication précise de ce passage que je comprends mal moi-même, mais tenterai d’en dégager l’idée de fond.
114Certain du lien entre la force qu’il a imaginée en 1/R et la vitesse de la planète, Kepler espère remonter, à partir de cette force évaluée en chaque point de l’orbite, au temps que la planète met pour aller d’un point à un autre81. Convaincu que cette force agit en chaque instant, comme moteur, et qu’elle varie avec la distance au soleil, Kepler va essayer de voir comment cette force s’accumule le long du trajet. Et pour cela il va accumuler les distances successives à laquelle se trouve la planète du Soleil alors qu’elle parcourt l’arc PC par exemple (voir Illustration 6). Pour faire ce calcul rigoureusement il aurait besoin du calcul différentiel et intégral qui ne sera inventé que bien plus tard par Newton82 et Leibniz.
115Ainsi décide-t-il de découper son orbite en petites sections (360 sections de 1° d’ouverture) et de calculer leur surface, supposant que la somme des distances successives devait être liée à cette surface. Enfin il explore les liens possibles entre ces surfaces et le temps passé par la planète sur son arc, pour conclure que « la mesure par laquelle les distances font s’accumuler les temps était rassemblée dans cette aire83 ». En quelque sorte il pose a priori ce qui deviendra la loi des aires, en affirmant un lien direct entre les aires balayées et les temps – hypothèse qui d’ailleurs ne nécessite pas le modèle mathématique de force développé plus haut. Et c’est cette hypothèse qu’il utilise pour déterminer la forme exacte de l’orbite ; la loi des aires venant donc avant la forme elliptique.
116La conclusion est que pour une orbite circulaire, il n’y a pas de rapport constant entre la surface balayée et le temps mis par la planète pour parcourir un arc quelconque ; le calcul des surfaces surestime régulièrement le temps de parcours. Ainsi Kepler passe-t-il à une hypothétique orbite en forme d’œuf incluse dans le cercle ; cette fois le temps est sous-évalué. Enfin, il tente la solution intermédiaire d’une orbite parfaitement elliptique située à mi-chemin entre ces deux premières tentatives et dont l’un des foyers correspond à la position du soleil. Les résultats coïncident tout à coup ! Et ce incroyablement bien. À tel point qu’il ne semble pas y avoir de différence perceptible entre les résultats des prédictions et les observations. Le résultat de ce travail justifie donc tout d’abord la nécessité de passer à la forme elliptique des orbites (avec Soleil au foyer). Mais il permet aussi, par circularité du raisonnement, de justifier la pertinence de l’étonnante Proposition – dite « des aires » – selon laquelle : « dans les mêmes temps, et bien que la planète parcoure des distances différentes, les aires balayées par son rayon-vecteur sont les mêmes ». Celle-ci permettra alors à tous les astronomes qui voudront bien l’accepter de déterminer avec une facilité (un simple calcul d’aires) et une exactitude inégalée le progrès des planètes dans le ciel sur n’importe quelle période de temps.
117C’est seulement plus tard, dans l’Epitome, que Kepler va apporter une justification mathématique et physique de sa loi des aires, reposant sur les principes de la dynamique que nous avons présentés dans ce chapitre. Il se rendra alors compte qu’il ne peut pas rigoureusement retrouver la loi par un calcul sur les forces telles qu’il les a décrites, et va apporter une très légère modification au modèle de base : ce n’est plus la force (ni la vitesse) qui décroît en 1/R. C’est la vitesse radiale (perpendiculaire au rayon Soleil-planète). Et, chose incroyable, non seulement ce principe colle mieux avec ses hypothèses physiques (la force motrice du Soleil fait tourner les planètes en rond et agit donc perpendiculairement au rayon), mais en plus, par une série d’hypothèses fausses se compensant les unes les autres, cette formulation lui permet effectivement de justifier la loi des aires. Enfin, le plus étonnant est certainement que cette formulation préfigure l’un des résultats marquants de la dynamique céleste newtonienne selon laquelle la composante de la vitesse perpendiculaire au rayon est effectivement inversement proportionnelle à la longueur de ce rayon84.
118Ainsi nous avons vu comment Kepler, qui est le premier savant à rechercher la cause physique du mouvement des astres85, travaillait à partir d’axiomes et d’une notion de force qui sont absolument antinomiques de la mécanique newtonienne enseignée de nos jours à l’université. Il est important de souligner ce trait afin de ne pas perdre les étudiants par la suite. Cependant il est remarquable de voir que cette axiomatique et cette notion de force permirent en effet à Kepler de justifier mathématiquement et physiquement les trois lois qu’il avait d’abord découvertes empiriquement. Qu’en termes de précision et de simplicité des calculs, elles n’ont même rien à envier au système développé par Newton lorsqu’on se restreint, comme le fait Kepler, à ces trois lois. Que leur défaut sera pourtant de s’effondrer lorsqu’il s’agira d’expliquer n’importe quel autre phénomène (comme la chute des corps). Mais ces problèmes ne relevaient pas des trois questions que se posait Kepler dès la préface du Secret du Monde. Il y avait révélé par contre une tout autre ambition ; celle de mettre en évidence l’harmonie du monde. Et la physique qu’il avait lentement développée tout au long de sa vie le lui permettait justement.
119Nous ne pensons pas que la présentation aux étudiants de ce modèle erroné de force et d’axiomes de la dynamique apportera de la confusion lorsqu’ils en viendront à étudier les principes de la mécanique newtonienne86. Mais qu’au contraire, si le lien entre ces deux parties du cours est bien fait, et que les ressemblances et différences entre ces deux modèles sont bien mises en évidence, cette première réflexion sur la force et l’inertie permettra d’une part de réaliser que ce n’est pas parce qu’une théorie permet d’expliquer, même mathématiquement, un certain nombre de phénomènes qu’elle est nécessairement juste et définitive. D’autre part de développer une compréhension plus fine et profonde des concepts modernes (notamment sur l’aspect vectoriel), qui vont beaucoup moins de soi que le croient souvent les enseignants de physique.
L’harmonie et la musique des planètes
120On aurait pu imaginer que le fait d’avoir établi un modèle de force centré sur le rôle du Soleil et de la lumière, modèle lui permettant de répondre à ses questions de jeunesse et de justifier parfaitement de ses phénoménales découvertes (les deux premières lois) tout en fournissant les tables de positions planétaires les plus précises de l’histoire de l’humanité, aurait suffi à satisfaire Kepler et mis un terme à ses travaux. Mais souvenons-nous que celui-ci est à la recherche du pourquoi ultime des choses et de la révélation de l’harmonie du Monde tout entier ; marques laissées par le Créateur pour son humble serviteur qui saura les contempler. Toujours, Kepler a cherché à élucider le mystère du mouvement des planètes, et en particulier la raison pour laquelle celles-ci semblent changer de vitesse au fil des jours. Or si son système de polyèdres explique le nombre des planètes et leur distance moyenne au Soleil, et si les forces révèlent bien les rouages du mécanisme à l’origine du mouvement irrégulier des planètes, ils n’en révèlent pas la raison première.
121C’est pourquoi Kepler introduira, au point de la développer à l’extrême dans ses derniers ouvrages87, le thème de la musique des planètes. Cette idée de musique des sphères célestes n’est pas propre à Kepler. C’est un très ancien thème pythagoricien88, qu’il s’appropriera avec d’autant plus de conviction qu’après avoir commencé très jeune à travailler sur le sujet, il remarquera plus tard que Ptolémée lui-même a étudié la question dans des manuscrits aujourd’hui perdus.
122Fort d’une nouvelle théorie des astres (la première théorie vraie selon lui) et d’une nouvelle théorie de l’harmonie89, Kepler estime être le premier à pouvoir révéler l’harmonie qui est dans le ciel. En résumé – car le raisonnement développé dans son Harmonices Mundi est à nouveau long, méticuleux et fastidieux – la mission de ce dernier ouvrage d’astronomie est de révéler pourquoi les planètes se déplacent sur des orbites elliptiques à vitesse non-constante. La forme elliptique de l’orbite implique en effet des rapprochements et des éloignements périodiques entre la planète et le Soleil. Ces variations de distance entraînent des variations de vitesse bien connus et facilement calculables grâce à la loi des aires. Mais la question qui reste en suspens est celle de la raison profonde de l’ellipticité de ces orbites. Après tout, on émerge tout juste de deux millénaires durant lesquels a été répétée et déclinée sous toutes les formes imaginables l’association nécessaire entre la perfection des cieux et la perfection du cercle. Kepler se doit donc, ne serait-ce que pour se convaincre lui-même, de justifier métaphysiquement de l’intérêt de l’ellipse par rapport au cercle. Et l’interprétation qu’il propose est qu’au mouvement des planètes, comme l’ont révélé les Anciens, est associée une musique. Musique qu’elles jouent évidemment pour le Soleil90, moteur, ordonnateur et spectateur de leur ballet. Ainsi le Créateur aurait pu leur attribuer des vitesses constantes et des orbites circulaires, mais alors elles n’auraient chacune joué qu’une note unique, ce qui aurait produit une bien pauvre symphonie.
123Suite à de nombreux tâtonnements afin de saisir la forme possible de la mélodie jouée par chaque planète, et donc de révéler l’harmonie sous-jacente aux mouvements effectivement mesurés, Kepler calcule la vitesse angulaire quotidienne de chaque planète telle que vue depuis le Soleil (angle parcouru en un jour terrestre par une planète dans le ciel, vue depuis le Soleil). En particulier, il établit les rapports de la vitesse maximale de chaque planète (vitesse qu’elle a à son périhélie) à sa vitesse minimale (à son aphélie). Le résultat est indiqué dans le Tableau 291 : Kepler trouve que pour chaque planète, le rapport vmin/vMax correspond exactement à un intervalle harmonique de la gamme tempérée. Mieux encore, les rapports vMax1/vmin2 et vmin1/vMax2 pour deux planètes successives sont eux aussi harmonieux.
124Alors, en associant l’angle parcouru par chaque planète quotidiennement à une note, et en associant la note la plus basse (vitesse la plus lente, obtenue pour Saturne à son aphélie) à un Sol, Kepler peut même retranscrire la mélodie du chœur planétaire (sur l’Illustration 7, en notations modernes).
125On y remarque que l’on passe d’une octave à une autre quand la fréquence de vibration est multipliée par deux, donc quand la vitesse angulaire apparente quotidienne de la planète est elle-même multipliée par deux. Cette notation révèle très élégamment à la fois les différences d’excentricités entre les différentes orbites (orbite presque circulaire de Venus ou très excentrique et irrégulière de Mercure), de même que le « trou » entre Mars et Jupiter.
126Le résultat le plus spectaculaire de cette étude est cependant lié au fait que c’est de la méditation sur ce résultat – mettant plus clairement que jamais en exergue le fait que les planètes les plus éloignées sont les plus lentes (notes plus basses) – que Kepler en arrivera à sa troisième loi, ou loi harmonique. En effet, désireux de déduire à nouveau les distances des planètes au Soleil, cette fois-ci à partir de l’harmonie, Kepler cherchera une relation entre leur vitesse (donc leur période de révolution) et le rayon de leur orbite. Le résultat, on le connaît : c’est la loi harmonique (T2/R3 = constante) dont nous avons déjà parlé. Comment exactement en est-il arrivé là ? Très étonnamment il ne le précise pas. Mais il semble qu’interpellé par la forme que prenait la musique des planètes, il ait essayé de vérifier si leur période de révolution T était systématiquement proportionnelle à R ou à R2. Puis qu’il ait simplement tenté la solution intermédiaire entre la première progression qui était trop lente et la seconde qui était trop rapide (soit 1 < 3/2 < 2). Et une fois de plus, sa tentative a miraculeusement bien fonctionné. Et son modèle de force appliqué à ses axiomes de la dynamique lui permettra à nouveau, après coup, de démontrer ce résultat – au sens de le faire émerger comme une déduction logique de son système.
127Alors qu’il publie les derniers tomes de son œuvre, Kepler peut enfin reposer en paix, dans la béatitude de la beauté de la Création qu’il a révélée au Monde. Comment aurait-il pu imaginer qu’un travail aussi complet et révélateur d’une si évidente beauté serait si rapidement oublié ?
Conclusions
128Avec les résultats publiés dans l’Harmonices Mundi et dans l’Epitome Astronomiae Copernicanae, Kepler peut considérer son œuvre achevée. Le système qu’il a créé et décrit est tout à fait cohérent et explicatif, selon ses propres critères de rationalité, partagés par la plupart des grands savants de son temps avec lesquels il correspond. Son système est par ailleurs aussi cohérent avec les données observationnelles disponibles de l’époque sur les quelques cas de physique céleste qu’il a décidé d’analyser en profondeur (orbite de Mars, orbite de la Terre). C’est même le système dont les prédictions sont de très loin les plus fidèles aux observations astronomiques. Enfin il peut raisonnablement considérer avoir atteint (voire dépassé) le but qu’il s’était fixé dès ses premiers travaux : révéler les règles d’Harmonie et de Proportion que l’Artiste Divin avait appliquées à la création de l’Univers.
129Pourtant, et bien qu’il ait indéniablement été l’astronome le plus audacieux et perspicace de son temps, Kepler n’a été suivi par personne de son vivant. Ses contemporains rejetèrent non seulement sa cosmologie harmonique, mais aussi ses idées les plus profondes et fécondes ; comme la nécessité de construire une « physique céleste » ou ses découvertes les plus précieuses que furent les trois lois. Des tenants de l’approche traditionnelle de l’astronomie qui condamneront cette idée même de physique céleste (comme Fabricius et même Maestlin, son maître), aux grands novateurs de la science moderne que sont Galilée et Descartes qui ignoreront prudemment ses travaux pour leurs côtés probablement encore trop mystiques, il semble que le personnage de Kepler, par sa position de trait d’union entre deux mondes, entre deux systèmes de pensée, n’ait jamais pu s’intégrer à l’un ni à l’autre.
130Kepler et ses travaux ne firent aucun disciple92. En particulier ses principes harmoniques restèrent lettre morte, sinon dans le domaine artistique où le thème de la musique des planètes a continué à inspirer quelques œuvres. Quelques rares astronomes intégreront à leur système l’astronomie elliptique (Ward), ou l’idée de dynamique (Borelli, Hooke) au cours du xviie siècle. Hooke amendera même le modèle en proposant la variation de la force d’attraction en 1/R2. Mais en maintenant la loi keplerienne des vitesses (erronée) – comme Borelli et Leibniz – il se retrouvera finalement dans une impasse.
131Et c’est Newton qui sortira l’astronomie de cette impasse. Dans ses Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica (1686), en construisant une dynamique sur une axiomatique n’ayant rien de commun avec celle de l’Astronomia Nova ou de l’Epitome, Newton réussira enfin à unifier physique terrestre et physique céleste et, tout en démontrant rigoureusement les trois lois de Kepler, éclipsera définitivement l’ensemble des travaux dont elles avaient émergé.
132Nous espérons cependant à l’issue de ce cours, qu’une démarche telle que celle développée par Kepler dans son Harmonices Mundi93 – où il traite conjointement de géométrie, de musique, d’astrologie, de psychologie, d’astronomie et de métaphysique – a pu être entendue, sinon comprise. Qu’il aura été clair que la dispersion radicale de ces champs du savoir n’existe que pour nous, formés dans ces disciplines modernes qui imposent plus ou moins explicitement non seulement leurs normes, leurs a priori, leurs formalismes, mais aussi leurs connexions familières. Et qu’il est probable que nous – enseignants, chercheurs et spécialistes – assurions justement notre reproduction en moulant à ces normes l’esprit de nos étudiants – eux-mêmes futurs enseignants et chercheurs – avant même qu’ils aient acquis suffisamment d’autonomie pour leur échapper.
133Ainsi, l’essence de ce cours ne fut pas de porter un jugement sur Kepler, sur ce qu’il a pu affirmer qui a pu s’avérer juste ou erroné par la suite. Le propos ici n’était pas de lui faire grief de ses erreurs et de son excentricité – quel mot serait plus adapté pour parler de lui d’ailleurs ? Notre but n’était surtout pas de faire passer Kepler pour un fou ou un illuminé. Sinon il n’aurait pas consacré sa vie à tenter de proposer une explication complète et rationnelle du monde. Et si tout cela n’avait été qu’élucubration et folie, il ne serait pas imaginable qu’il ait réussi à produire des résultats aussi formidables, ni que l’histoire ait rien conservé des éléments de sa pensée. Néanmoins nous avons mis en garde quant à l’excès inverse, qui consisterait à ne retenir que ses incroyables succès et à les extraire de leur contexte afin de reconstruire artificiellement l’image d’une étape clairement identifiable du cheminement de l’humanité sur la voie linéaire du progrès scientifique. Nous avons été clairs quant à ce que nous pensions de cette illusion simpliste.
134L’essence de ce cours, pour reprendre une phrase d’Alexandre Koyré94, a été de révéler le cheminement complexe et surprenant de la pensée de Kepler avec le plus de fidélité possible car il nous semble que « la voie sur laquelle l’esprit humain s’avance vers la vérité [si tant est qu’elle existe] peut être bien plus étrange, [passionnante] et admirable que cette vérité elle-même ».
Remerciements
135Enfin je ne pourrais pas conclure ce texte sans témoigner de l’immense plaisir que j’ai pu prendre à préparer ce cours malgré le travail considérable qu’il m’a demandé. Et encore plus de ma joie durant chacune des séances de ce cours avec les étudiants de première année de la licence Sciences et Humanités. Malgré ma maladresse dans sa présentation, due en partie au fait que pour la première fois je ne me sentais absolument pas maître de tout ce que je racontais, que je devais lire une grande partie de mes notes, et que je doutais en permanence de la pertinence, de l’intérêt et de la compréhensibilité pour les étudiants des idées présentées, ils m’ont incroyablement facilité la tâche et furent les véritables moteurs de ce cours grâce à leur enthousiasme, leur perspicacité, l’attention qu’ils y ont porté et la grande pertinence de leur questions incessantes. Je ne peux que les en remercier, les inviter à persévérer et leur rendre un hommage amusé en insérant en Annexe 5 quelques extraits de leurs réponses à l’examen, que je laisse au lecteur le soin d’interpréter.
Annexe
Annexe 1 : Liste des ouvrages publiés par Kepler
1596, Mysterium Cosmographicum, sur la relation entre les distances des planètes et les cinq solides de Platon. Seconde édition en 1621. . En français : Le secret du monde, traduction annotée d’Alain Segonds, Paris, Gallimard, 1984.
1601, Contra Ursum. Querelle avec l’astronome Ursum au sujet de l’origine du système géo-héliocentrique.
1601, De fundamentis astrologiae certioribus, sur l’astrologie. Trad. anglaise sous le titre On giving Astrology sounder foundations disponible dans Judith V. Field, A Lutheran Astrologer : Johannes Kepler, Archive for History of Exact Sciences, Vol. 31, no. 3, 1984..
1604, Ad Vitellionem Paralipomena, quibus Astronomiae pars Optica. Kepler y développe entre autres une loi de la déviation de la lumière anticipant la loi de la réfraction, ainsi qu’une théorie de l’image rétinienne et de la propagation sphérique de la lumière. En français : Les Fondements de l’Optique Moderne : Paralipomenes à Vitellion (1604), traduction et notes par Catherine Chevalley, Paris, Vrin, Histoire des sciences - Textes et études, 1980.
1606, De Stella nova in pede serpentarii, sur la supernova de 1604.
1609, Astronomia Nova, énonce les deux premières lois fondamentales.
1609, Antwort auf Roeslini Diskurs, polémique astrologique avec Helisaeus Röslin.
1610, Tertius interveniens, sur l’astrologie.
1610, Dissertatio cum Nuncio Sidereo, lettre de soutien à Galilée (que ce dernier rendra publique) avant même que Kepler n’ayant pu observer par lui-même ces quatre nouvelles « planètes médicéennes »», Galilée n’ayant pas jugé bon de lui envoyer une lunette de sa fabrication. En français : Discussion avec le messager céleste, traduction et notes Isabelle Pantin, Paris, Les Belles Lettres, 1993.
1611, Strena sive de Nive sexangula. Traduction française : L’étrenne ou la neige sexangulaire. Cadeau au conseiller de l’empereur dans lequel Kepler, en décrivant la géométrie des cristaux de neige, en arrive à méditer sur la structure de la matière, associée à la forme hexagonale. En français : L’étrenne ou la neige sexangulaire, traduction critique par Robert Halleux avec préface de René Taton. Paris, Ed. du C.N.R.S. et Libr. Vrin, 1975.
1611, Narratio de Observatis Quatuor Jovis Satellibus, (rédaction à l’été 1610) récit de l’observation par Kepler des quatre satellites de Jupiter en complément de la théorique Dissertatio. En français : Rapport sur l’observation des satellites de Jupiter, traduction et notes Isabelle Pantin, Paris : Les Belles Lettres, 1993.
1611, Dioptricae, reprend les résultats principaux publiés dans les Paralipomènes sur l’optique et l’œil. Kepler y développe une théorie de la lunette de Galilée sur la base de ces hypothèses.
1614, De Vero Anno quo Aetermus Dei Filius Humanam Naturam in Utero Benedictae Virginis Mariae Assumpsit, travail sur l’année de naissance du Christ.
1615, Stereometria doliorum vinarorum, sur les unités de mesures usuelles dans le commerce. Stéréométrie (mesure du volume) des tonneaux de vin.
1617-1621, Epitome Astronomiae Copernicanae. Présentation pédagogique de l’astronomie copernicienne sous forme de questions - réponses, et application des deux lois découvertes avec Mars dans l’Astronomia Nova à toutes les planètes du système solaire. En réalité ce texte n’a de copernicien que l’affirmation de l’héliocentrisme. Tout le reste est la présentation du système keplerien basé sur sa nouvelle physique céleste.
1619, De cometis libelli tres. Astronomicus, Physicus, Astrologicus. Trois traités sur les comètes abordées sous trois aspects différents : astronomique, physique, astrologique.
1619, Harmonices Mundi, énonce la troisième loi fondamentale et théorie sur l’harmonie musicale et la musique des planètes.
1620, Astrologicus, réflexions sur l’astrologie.
1624, Chilias logarithmorum, table de logarithmes.
1627, Tabulae Rudolphinae, tables de positions fondées sur les observations de Tycho Brahé.
1634, Somnium, seu opus posthumum de astronomia, posthume, récit fantastique d’un voyage de la Terre à la Lune. . En français : Le Songe ou l’astronomie lunaire, trad. Michèle Ducos, Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1984.
Annexe 2 : Thème astrologique distribué aux étudiants en cours
Planète dominante : Mercure
Aspects dominants : - Mars sextile avec Saturne et carré avec Mercure (bénéfique)
- Jupiter trigone avec Venus (maléfique)
- nouvelle Lune
Souvent vous ressentez le besoin d’être aimé et admiré, et pourtant vous êtes critique envers vous-même. Vous avez certes des points faibles dans votre personnalité, mais vous savez généralement les compenser, vous l’avez prouvé par le passé.
Vous avez un certain goût pour les études bien que vous soyez souvent dérangé par leur aspect trop académique. Vous avez un fort potentiel que vous n’avez pas encore utilisé à votre avantage.
À l’extérieur vous êtes discipliné et vous savez vous contrôler, mais à l’intérieur vous êtes souvent préoccupé et pas très sûr de vous-même. Parfois vous vous demandez sérieusement si vous avez pris la bonne décision ou fait ce qu’il fallait faire.
Vous préférez une certaine dose de changement et de variété, et devenez insatisfait si l’on vous entoure de restrictions et de limitations.
Vous aimez être entouré. Pourtant, vous êtes un esprit indépendant ; et vous n’acceptez l’opinion d’autrui que si elle est démontrée.
Il vous arrive d’être obsédé par une idée ou une personne et d’y consacrer une trop grosse partie de votre temps.
Vous trouvez qu’il est maladroit de se révéler trop facilement aux autres. Par moment vous êtes très extraverti, bavard et sociable, tandis qu’à d’autres moments vous êtes introverti et réservé, et on vous le fait remarquer.
Certaines de vos aspirations tendent à être assez irréalistes. Votre avenir a tendance à vous inquiéter mais vous restez optimiste.
*****
Sur trente étudiants de la licence Sciences et Humanités présents ce jour-là, la liste des notes attribuées à la pertinence de ce thème astral est donnée ci-dessous :
Soit une moyenne de 4,17 sur 5.
La même expérience, tentée quelques mois plus tôt avec 25 étudiants de licence physique chimie et avec le même texte (qui d’ailleurs avait été rédigé spécifiquement pour eux), avait mené à une moyenne de 3,69 sur 5.
Et le même texte proposé un an plus tard à 26 étudiants de la promotion S & H suivante a mené à la liste de notes qui suit : 5 pour 11 étudiants, 4 pour 12 étudiants, 3 pour 2 étudiants et enfin 0 pour 1 étudiant ; soit une moyenne de 4,19 sur 5.
Annexe 3 : Schéma des éléments majeurs de l’histoire des idées ayant influencé les travaux de Kepler en astronomie
Nous proposons une schématisation non exhaustive des éléments majeurs de l’histoire des idées ayant directement influencé les travaux de Kepler en astronomie, et du cheminement de ces éléments depuis leurs sources jusqu’à lui. Les flèches indiquent que les travaux du personnage au départ de la flèche ont influencé ceux de la personne située au bout de la flèche. En pointillés les liens directement dirigés vers Kepler, sans intermédiaire. En gras et rouge, le seul exemple d’influence des travaux de Kepler sur un autre savant ; en l’occurrence Newton qui assoit ses lois de la dynamique grâce à la démonstration des trois fameuses propositions astronomiques de Kepler.
Annexe 4 : Réflexions des étudiants
Extrait des réponses des étudiants à la dernière question de l’examen relatif à ce cours : « Quelles réflexions a éventuellement fait naître chez vous ce cours sur Kepler ? »
... Pour moi ce cours est révélateur de notre obstination à la recherche d’une vérité pure, exacte. Ce pendant que rien n’affirme son existence et qu’elle est relative au point de vue, au référentiel en quelque sorte. Il fut très intéressant de refuser le jugement immédiat et d’essayer de comprendre les motivations d’un scientifique dans un contexte historique et culturel qui le cadre inconsciemment.
La science est un cheminement d’étude et de thèses, toutes comportant des intérêts aussi bien dans leurs ‘erreurs’. Elle se construit sur la base de ses échecs, de ses succès, de ses points de vue et de nombreux mélanges et enchevêtrements d’influences. Ce cours nous a montré les efforts et la détermination dans la recherche de réponses. Et dans le fait de savoir aussi faire face et reculer devant ses propres croyances et celles des autres...
... Ce qui m’a surtout percuté, c’est le travail acharné de Kepler pour arriver à perfectionner sans cesse son système du monde. Il est également intéressant de voir comment en faisant dialoguer les disciplines, il arrive à se sortir de situations problématiques. Il peut choisir de s’aider de logique métaphysique ou de théologie si ça l’aide à poursuivre un raisonnement démonstratif. Pour lui il n’y a aucune barrière, il veut seulement comprendre pourquoi et comment.
Il va souvent privilégier le pourquoi, alors que nous aurions tendance à faire l’inverse de nos jours. De plus si l’on comprend bien aujourd’hui qu’une considération métaphysique ne peut pas avoir un caractère démonstratif en physique, il n’y a pas de mal à ce qu’elle alimente la créativité et la motivation du scientifique...
... Avec ce cours sur Kepler j’ai compris que la science pouvait avoir tort, mais aussi que les erreurs commises par les scientifiques pouvaient parfois permettre une certaine progression [...] car avant je pensais que les scientifiques étaient des machines à calculer qui développaient des théories avec une grande facilité et qui ne se trompaient jamais. Et c’est en partie pour cela que les sciences ne m’intéressaient pas du tout...
... Ce cours nous montre à quel point nous ne devrions pas parler de théories sans en comprendre l’histoire. Ce cours ré-humanise tout ce que nous aurions pu apprendre machinalement (au sens fort du terme) sur Kepler et oublier immédiatement. Et il incite à faire de même pour tout ce que nous considérons comme ‘acquis’. Nous avons aussi pu voir que le chemin de la science n’est en effet pas rectiligne ; qu’une découverte se produit toujours dans l’épistémè de son temps...
... Le plus étonnant de ce cours a été la mise en contexte des découvertes kepleriennes. Découvrir que les formules qu’on nous a données l’année dernière dans un contexte moderne n’avaient pas le même sens quand Kepler les a posées...
... La parabole des nains et la citation d’ [...] Éric Audureau que vous nous avez offertes illustrent bien ce que j’ai pu découvrir. Je me rends compte que si la manière de faire de la science, de raisonner et d’imaginer a évolué au cours de l’histoire, la volonté des scientifiques est restée la même : questionner et produire un savoir cohérent qui explique et/ou décrit le monde. Ainsi aucune des théories ou idées, aussi farfelue soit-elle, n’est idiote […] Nous ne les jugeons risibles qu’avec l’éclairage de nos connaissances actuelles, et c’est une réaction naïve et immédiate dont il faut nous défendre […].
Pas plus tard qu’avant-hier, j’ai mis plus de dix minutes à convaincre mon oncle, preuve à l’appui, que Kepler était astronome et astrologue. Il refusait l’idée que ce soit possible, comme si la séparation était ontologique. Cela m’a fait réfléchir à toutes les séparations qui m’ont été transmises par la culture, combien elles pouvaient être ancrées et jusqu’à quel point elles pouvaient être un frein à une réflexion libre...
Notes de bas de page
1 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum, 1596. Traduction française : Le Secret du Monde, trad. annotée d’Alain Segonds, Paris, Gallimard, 1984. Kepler écrivant principalement en latin, l’intégralité des citations en français de Kepler que l’on trouvera dans cet article sont extraites de cette traduction pour ce qui concerne les extraits du Mysterium Cosmographicum. Pour toutes les citations en français extraites d’autres ouvrages de Kepler on s’est référé au travail de Gérard Simon, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979.
2 Nous reviendrons sur ces cinq solides plus tard dans la deuxième partie de l’article.
3 Gérard Simon, Kepler astronome astrologue…, op. cit.
4 Il s’avère que ce quelqu’un était Éric Audureau (épistémologue au CEPERC), mais je ne le savais pas ce jour-là.
5 Presque tous les astronomes jusqu’à Kepler, à l’exception de Copernic et Galilée, ont eu une activité d’astrologue. La Tétrabible de Ptolémée était entièrement dédiée à l’astrologie. Les savants arabes associaient constamment astronomie et astrologie. Les grands astronomes contemporains de Kepler, y compris Tycho Brahé, étaient aussi des astrologues convaincus.
6 En plus des ouvrages et articles cités au fil de cet article : Gérard Simon, Sciences et savoirs aux xvie et xviie siècles, Villeneuve d’Ascq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion, 1996 ; Alexandre Koyré, Du monde clos à l ’univers infini, Paris, Presses Universitaires de France, 1962 ; Bruce Stephenson, The Music of Heavens : Kepler’s harmonic astronomy, Princeton, New-Jersey, Princeton University Press, 1994 ; Bruce Stephenson, Kepler’s physical astronomy, Princeton, New-Jersey, Princeton Paperbacks, 1994 ; Massimo Bucciantini, Galilée et Kepler : Philosophie, cosmologie et théologie à l ’époque de la Contre-Réforme, Paris, Les Belles Lettres, 2008 ; Fernand Hallyn, La structure poétique du monde, Éditions du Seuil, 1987 ; Frédérique Aïd-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris Gallimard, NRF Essais, 2011.
7 Initialement Igor Ly, philosophe. Puis Julien Bernard, philosophe et historien des sciences, cours « Systèmes du Monde », semestre 2.
8 Julien Bernard, épistémologue, et Thierry Chave, physicien, cours « Systèmes du Monde », semestre 2.
9 Thomas S. Khun, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2008 (1re éd., 1962).
10 Afin de mettre en place le monde dans lequel évolue Kepler, il faut énormément de temps, et probablement faut-il dans le cadre d’un cours ne se pencher que sur certains points. Ici on s’est essentiellement attardé sur le contexte religieux, astronomique, astrologique, optique et politique de l’époque, mais on pourrait faire d’autres choix.
11 Crutis A. Wilson, « From Kepler’s laws, so-called, to universal gravitation », Archive for History of Exact Sciences 29. IV, 1970, Vol. 6, Issue 2, p. 89-170.
12 Thierry Chave, cours « Systèmes du Monde », semestre 3.
13 Gérard Simon, Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1979.
14 Ceux-ci remarqueront d’ailleurs que je n’ai rien découvert en affirmant que pour comprendre la science d’une époque (ou une autre culture), il fallait l’observer dans son contexte, et chercher ses liens avec les différents champs culturels (scientifiques ou autres) qui ont effectivement pu l’influencer et la façonner ainsi, plutôt qu’en essayant de la faire rentrer, à la manière d’un Procuste, dans le cadre des valeurs sociales et scientifiques modernes. Ou plutôt si : j’ai tout découvert, parce que je n’en savais rien avant d’entamer ce travail. Et c’est aussi pour cela que ce témoignage me semble pouvoir être utile.
15 Stephen Hawking, On the Shoulders of Giants, Londres, Running Press, 2002.
16 Gérard Simon, Kepler astronome astrologue…, op. cit.
17 Voir la longue liste d’ouvrages d’historiens des sciences citée plus haut.
18 Thomas S. Khun, La structure… op. cit. ; Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.
19 Gérard Simon, Kepler astronome astrologue…, op. cit.
20 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
21 Arthur Koestler, Les Somnambules : essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers, Paris, Calmann-Lévy, 1960.
22 Isabelle Koch, philosophe, cours « « Systèmes du Monde », semestre 1.
23 Julien Bernard, épistémologue permet justement aux étudiants de travailler à cette démonstration dans le cours « Logique, langage, calcul », semestre 1.
24 Nicolas Copernic, Des Révolutions des orbes célestes : livre Ier, Introduction, traduction et notes de A. Koyré, Paris, Librairie Félix Alcan. VIII, 1934.
25 Une soixantaine seulement de répertoriées par Arthur Koestler, Les Somnambules…, op. cit.
26 Alexandre Koyré, La révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, Histoire de la pensée : 3, 1961 ; Nicolas Copernic, Des Révolutions…, op. cit. ; Arthur Koestler, Les Somnambules…, op. cit.
27 Nicolas Copernic, Des Révolutions…, op. cit.
28 La présentation de ces questions est fondamentale d’un point de vue pédagogique. Sans elle, le véritable sens des découvertes de Kepler restera incompréhensible aux étudiants. On comprendra aisément que la résolution en cours de problèmes qui ne sont jamais posés explicitement et que ne perçoivent pas les étudiants est l’un des obstacles majeurs à la compréhension de nos enseignements classiques de sciences. Or le passage par l’histoire des sciences permet justement de réfléchir aux problèmes qui ont motivé le développement des théories enseignées, et de rendre à ces théories un peu de leur sens et de la profondeur qui font leur beauté et que l’on a trop souvent tendance à négliger.
29 De nos jours, une loi comme celle de Titius-Bode est à juste titre regardée par les astronomes comme une curiosité.
30 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
31 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
32 Georg Joachim Rheticus, Narratio prima, édition critique, traduction française et commentaire par Henri Hugonnard-Roche et Jean-Pierre Verdet, avec la collaboration de Michel-Pierre Lerner et Alain Segonds, Wroclaw, Zaklad Narodowy Imienia Ossoliňskich Wydawnictwo Polskiej Akademii Nauk, 1982.
33 Le Soleil ayant une vitesse de rotation sur lui-même infinie et la voûte étoilée une vitesse nulle.
34 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
35 Le savant capable de lire ces signes et de les traduire pour les autres ayant alors presque un statut de prophète.
36 Gérard Simon, Kepler astronome astrologue…, op. cit. ; Gérard Simon, Structures…, op. cit.
37 Sans pour autant quitter définitivement le domaine de la métaphysique.
38 William Gilbert, De Magnete, 1600.
39 Les règles de l’harmonie musicale ont énormément évolué à la Renaissance avec le développement du chant polyphonique. Notamment avec le travail de Vincenzo Galilei, père de Galileo.
40 Comme on l’a rappelé plus tôt, à l’exception de Galilée, tous les grands astronomes contemporains de Kepler étaient aussi des astrologues convaincus.
41 Extraits de texte de Kepler traduits en français dans Gérard Simon, Structures… op. cit., p. 264-265.
42 Auguste Bouché-Leclerc, L’astrologie grecque, Paris, Leroux, 1899 ; Johannes Kepler, De fundamentis astrologiae certioribus, 1601. Traduction en anglais dans Judith V. Field, A Lutheran Astrologer : Johannes Kepler, Archive for History of Exact Sciences, Vol. 31, no 3, 1984.
43 Michel Foucault, Les Mots et les choses…, op. cit.
44 Baptiste Morizot et Olivier Morizot, « Faire des liens - mais lesquels ? Pour une théorie pratique de l’analogie », dans le présent volume.
45 Judith V. Field, A Lutheran Astrologer…, op. cit. ; Johannes Kepler, De fundamentis astrologiae certioribus, 1601 ; Antwort auf Roeslini Diskurs, 1609 ; Tertius interveniens, 1610 ; Astrologicus, 1620.
46 Michel Foucault, Les Mots et les choses…, op. cit. ; Baptiste Morizot et Olivier Morizot, Faire des liens…, op. cit.
47 Auguste Bouché-Leclerc, L’astrologie grecque…, op. cit. ; Johannes Kepler, De fundamentis astrologiae certioribus, 1601, Antwort auf Roeslini Diskurs, 1609, Tertius interveniens, 1610, Astrologicus, 1620.
48 Bertram R. Forer, The fallacy of personal validation : A classroom demonstration of gullibility, Journal of Abnormal and Social Psychology, 44, 1949 ; Henri Broch, Au Cœur de l’Extra-Ordinaire, nouvelle édition Book-e-book.com, 2002.
49 D.H. Dickson and I.W. Kelly, “The ’Barnum Effect” in Personality Assessment : A Review of the Literature, Psychological Reports, 57, 1985.
50 Confirmée par les résultats stupéfiants d’une enquête réalisée en cours d’histoire des sciences auprès des étudiants de licence Physique-Chimie la même année, lesquels plaçaient l’alchimie et l’astrologie au rang des sciences.
51 Johannes Kepler, De fundamentis astrologiae certioribus…, op. cit.
52 Auguste Bouché-Leclerc, L’astrologie grecque…, op. cit.
53 Stephen J. Gould et Elizabeth Vrba, « Exaptation - a missing term in the science of form », Paleobiology, 8, 1982.
54 Je me souviens comment, lors d’une conférence sur Kepler, un physicien de l’auditoire très renseigné sur l’histoire de sa science m’avait vivement interrompu alors que je présentais le système de polyèdres comme la représentation du système solaire selon Kepler. Celui-ci n’avait pu s’empêcher de protester que si Kepler l’avait bien publié, il ne s’agissait que d’une erreur de jeunesse sur laquelle il était revenu par la suite. Je tiens à insister sur le fait que ceci n’est qu’une illusion entretenue par le fait que Kepler publie en effet ce résultat très tôt, et que la défense d’un Univers structuré par des polyèdres réguliers est très difficilement intégrable à l’image d’un père de la science. Pourtant jusqu’à ses derniers ouvrages (Epitome Astronomiae Copernicanae, 1617-1621), et même dans la seconde édition du Mysterium Cosmographicum en 1621, Kepler affirmera le rôle prépondérant des cinq polyèdres platoniciens dans la géométrie du système solaire et s’émerveillera que son intuition de jeunesse ait au bout du compte été confirmée par ses travaux.
55 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
56 Comme le confirme la troisième loi de Kepler.
57 Si notre petit exercice d’astrologie appliquée ne vous a pas convaincu, soyez rassurés, ce retour dans l’âge du Feu dans le ciel n’a rien provoqué de notable sur Terre, sinon la publication en 1606 par Kepler de son De Stella nova in pede serpentarii. En effet, l’impression produite par la grande conjonction à l’époque avait été d’autant plus considérable que quelques jours avant la conjonction, Mars – planète de feu – traversait la même zone du ciel, et qu’à peine quelques jours plus tard, une nouvelle étoile à l’éclat phénoménal apparaissait exactement à l’endroit où la conjonction s’était produite dans le ciel. Par le plus improbable des hasards, une énorme supernova (explosion d’une étoile jusque-là invisible) avait eu lieu à cet endroit et ce moment précis. Si nos esprits modernes sont près à l’accepter, pour Kepler et nombre de ses contemporains, comme en témoigne cet ouvrage, cette accumulation de signes (conjonction, apparition d’une étoile nouvelle dans le ciel réputé immuable) ne rappelait que trop les conditions légendaires de la naissance du Christ pour qu’ils ne soient pas l’annonciation d’un événement qui changerait la face du monde. On attend encore cet événement.
58 Les polygones réguliers étant les figures les plus nobles après le cercle selon Kepler, et donc seules dignes d’intérêt.
59 Johannes Kepler, Mysterium Cosmographicum…, op. cit.
60 Conjecture d’ordre astrologique, comme en témoigne la suite du livre.
61 Johannes Kepler, Astronomia Nova, 1609.
62 Ce n’était pas le cas pour Copernic (pour qui le Soleil n’avait pas le rôle physique de centre matériel du système, mais seulement un rôle de luminaire) ni pour Tycho Brahé et ses assistants qui ramenaient la position des planètes à la position moyenne du Soleil.
63 Cette considération, au-delà d’être semble-t-il évidente au sens (malgré les contre-exemples des projectiles) est héritée de l’école aristotélicienne. Elle est renforcée dans le cas de Kepler par l’idée métaphysique que les corps (et particulièrement les planètes), s’ils n’étaient pas poussés en permanence par la vertu motrice du Soleil, tendraient naturellement à l’état de repos de la sphère des fixes, qui est l’exemple même de la perfection et qui doit son immobilité à son éloignement par rapport au Soleil.
64 Dans l’ordre, Isabelle Koch, cours « Systèmes du Monde », semestre 1 ; Julien Bernard, épistémologue, cours « Systèmes du Monde », semestre 2 ; Éric Audureau, cours « Systèmes du Monde », semestre 2 ; Thierry Chave, cours « Systèmes du Monde », semestre 3.
65 C’est même sur ce critère qu’on les a ordonnées dans les systèmes pré-coperniciens : les planètes ayant des périodes plus courtes étaient supposées plus proches du centre du système (lequel était généralement occupé par le Terre).
66 Nicolas Copernic, Des Révolutions…, op. cit.
67 Il est à noter qu’en réalité cette propriété est fausse, qu’il le remarquera et que ce n’est que dans l’Epitome Astronomiae Copernicanae, 1617-1621, qu’il corrigera cette erreur. Ce qui ne l’empêchera pas entre temps de l’utiliser pour faire de grandes découvertes.
68 La façon dont il peut en tirer ces conclusions est détaillée par Koyré, La révolution astronomique…, op. cit.
69 Dominique Demange, historien des sciences, cours « Systèmes du Monde », semestre 2.
70 Très vite Kepler estime que les âmes planétaires pourraient en effet évaluer leur distance au Soleil par une mesure de son diamètre angulaire apparent. Mais il se ravise quelques années plus tard, avançant que les calculs à entreprendre ensuite pour ajuster la course de la planète en fonction de cette simple mesure seraient beaucoup trop compliqués pour qu’une âme planétaire puisse les mener.
71 Johannes Kepler, Ad Vitellionem Paralipomena, quibus Astronomiae pars Optica, 1604. Traduction française : Les Fondements de l’Optique Moderne : Paralipomenes à Vitellion (1604), traduction et notes par Catherine Chevalley, Paris, Vrin, Histoire des sciences - Textes et études, 1980.
72 Sur un mode qui lui est inspiré par William Gilbert, De Magnete, 1600.
73 Thierry Chave, cours « Systèmes du Monde », semestre 3.
74 Éric Audureau, épistémologue, cours « Systèmes du Monde », semestre 2.
75 Johannes Kepler, Ad Vitellionem Paralipomena…, op. cit.
76 Rotation due à l’existence d’une âme de la Terre, on l’a dit. Or le Soleil possède très certainement lui aussi une âme, très certainement mise en évidence par la lumière qu’il radie, et qui lui permet de tourner sur son axe. Mais aussi, on le verra plus tard, qui lui permet de percevoir la musique des planètes.
77 Julien Bernard, épistémologue, cours « Systèmes du Monde », semestre 2.
78 Dans Johannes Kepler, Epitome Astronomiae Copernicanae, 1617-1621.
79 Par ailleurs Kepler développe une description très complexe de la structure magnétique des planètes et du Soleil qui tend à justifier quantitativement la pertinence de son modèle.
80 Car c’est bien là le pas décisif. Non pas l’idée d’une orbite elliptique, qui n’est pas si choquante ; après tout, les orbites ptoléméennes (chemin réellement emprunté par les planètes dans le modèle) étaient en spirale, et celles de Copernic et Tycho étaient très enflées sur les côtés. Mais comme le dit l’astronome Fabricius dans une lettre à Kepler où il lui signifie l’absurdité de son système elliptique : « par ton ovalité, tu détruis la circularité et l’uniformité des mouvements, ce qui me paraît tout-à-fait absurde [...]. Si au moins, en retenant le principe de circularité, il pouvait expliquer l’ellipticité de l’orbite par une combinaison de mouvements circulaires (et uniformes) la situation serait bien différente, car alors, les hypothèses n’enfreindraient pas les principes fondamentaux de la philosophie naturelle ». Ce à quoi Kepler répond que « la simplicité de la nature ne doit pas être mesurée par notre imagination ». L’important est donc bien que le schéma keplerien prend la liberté de s’affranchir entièrement et définitivement des cercles.
81 Objectif fondamental de son travail d’astronomie et d’astrologie. Puisque s’il découvrait une loi régissant ce déplacement, il pourrait, en connaissant la position de la planète à une date donnée, en déduire la position à n’importe quelle date antérieure ou ultérieure. Et donc augmenter la rapidité et la précision de ses pronostics astrologiques et de ses thèmes astraux.
82 Marie Anglade, historienne des mathématiques, cours « Systèmes du Monde », semestre 3.
83 Johannes Kepler, Astronomia Nova, 1609.
84 Les formulations mathématiques sont les mêmes mais les fondements physiques absolument différents. Cela en fait-il des formules équivalentes ? La première démonstration de la loi des aires que nous qualifierions de rigoureuse a été proposée par Newton et elle est présentée au semestre 3 du cours « Systèmes du Monde » par Thierry Chave, physicien.
85 Même Galilée, qui fut son contemporain et dont l’étude physique du mouvement des corps sur Terre fut remarquable, n’aura pas cette audace.
86 Thierry Chave, cours « Systèmes du Monde », semestre 3.
87 Johannes Kepler, Harmonices Mundi, 1619.
88 Isabelle Koch, philosophe, cours « Systèmes du Monde », semestre 1. Mais aussi Éric Audureau, épistémologue, cours « Logique, langage, calcul », semestre 1.
89 On rappelle que les règles de l’harmonie musicale ont énormément évolué à la Renaissance avec le développement du chant polyphonique.
90 Et non pour nos oreilles ou pour la Terre comme l’ont cru les Anciens. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les tenants de systèmes géocentriques n’ont pas su la révéler.
91 Alexandre Koyré, La révolution astronomique…, op. cit.
92 À part semble-t-il Jeremia Horrocks (1619-1641) en Angleterre, mais qui mourut très jeune et sans avoir publié.
93 Titre complet : « Johannes Kepler – les cinq livres de l’harmoniedumonde. Le premier, géométrique, sur l’origine et la démonstration des Figures Régulières, qui engendrent les Rapports Harmoniques ; Le second, architectonique, ou de géométrie figurée, sur la Congruence des Figures Régulières dans le plan et dans l’espace ; Le troisième proprement harmonique, sur l’origine des Rapports harmoniques à partir des Figures ; et sur la Nature et les Différences des choses qui concernent le chant, contre les Anciens ; Le quatrième métaphysique, psychologique et astrologique, sur l’essence mentale des Harmonies et leurs genres dans le monde ; particulièrement sur l’Harmonie des rayons qui descendent des corps célestes sur Terre, et son effet sur la Nature, c’est-à-dire l’Âme de la Terre et des hommes ; Le cinquième astronomique et métaphysique, sur les parfaites Harmonies des mouvements célestes, et l’origine des excentricités à partir des rapports harmoniques. L’appendice contient une comparaison du présent ouvrage avec les Harmonies de Cl. Ptolémée, en trois livres, et avec les spéculations harmoniques contenues dans l’ouvrage de Robert Fludd, médecin d’Oxford, sur le Macrocosme et le Microcosme. »
94 Alexandre Koyré, La révolution astronomique…, op. cit.
Auteur
AMU, PIIM, UMR 7345, CNRS
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