Justifications épistémologiques de la trandisciplinarité
p. 25-28
Texte intégral
1On voudrait écrire ici, de manière assez informelle, quelques mots pour rendre compte de la multiplicité des motivations qui animent la licence concernant la transdisciplinarité. À dire vrai, le mot lui-même est aujourd’hui suffisamment à la mode pour que nous ayons toutes les raisons de le suspecter : par ailleurs, il est assez rare d’entendre des raisonnements précis qui permettent de justifier théoriquement la supériorité de la transdisciplinarité (comme processus d’intégration et de dépassement des disciplines) sur la pluridisciplinarité (juxtaposition des disciplines), ou même la disciplinarité, pour résoudre certains problèmes d’enseignement ou de recherche. On proposera donc ici une réponse temporaire à la question : comment donner une justification épistémologique convaincante à la pratique de la transdisciplinarité ? Cette question s’est posée à de multiples occasions dans l’histoire de la formation. Il est intéressant de noter qu’à la pluralité des enseignants et chercheurs dans la licence correspond certainement une pluralité des conceptions et justifications théoriques de la transdisciplinarité. On peut néanmoins essayer brièvement, très schématiquement, d’en évoquer ici les plus courantes.
2Et l’on pourra partir pour cela d’une discussion collective que nous avions eue sur les œuvres éminemment indisciplinées d’Arthur Koestler. Il nous a semblé que dans son livre Le cri d’Archimède, celui-ci donnait une première piste pour conférer une armature intelligente à la transdisciplinarité. Ce livre entend en effet montrer, à sa façon, que toute invention ou découverte théorique est le produit d’un acte disruptif, c’est-à-dire d’un acte qui fait se rencontrer deux (ou plus) plans de conceptualité (appelés par lui matrices), différents et a priori séparés. L’exemple classique de ce modèle est la genèse de la théorie darwinienne de l’évolution : l’invention théorique de Darwin autour de 1838 repose en substance sur la rencontre entre un problème issu de la théologie (la question de l’adaptation merveilleuse des vivants chez le révérend Thomas Paley), une méthode de géologue (l’actualisme de Charles Lyell, qui interroge les phénomènes actuels comme produits de causes microscopiques toujours les mêmes, non de créations ponctuelles), une observation empirique d’éleveurs (la variation constante à chaque génération de chiens, pigeons, ou chevaux) et une thèse démographique (le concept malthusien de découplage entre croissance géométrique d’une population et croissance arithmétique des ressources). C’est la rencontre de ces matrices issues de disciplines et de champs différents, rendues compatibles par la pensée darwinienne, qui va donner naissance à la théorie de l’évolution.
3Or il ne s’agit pas d’un exemple isolé puisque l’introduction du concept physique de champ dans la sociologie de Bourdieu, la place de la linguistique de Jakobson dans les travaux de Lévi-Strauss, la formulation du principe de conservation de l’énergie par un Helmholtz expérimentant sur les batraciens, ou la fondation de la différence entre chimie organique et inorganique par un Pasteur mesurant le pouvoir rotatoire de solutions d’acide tartrique, semblent bien relever du même mécanisme de rencontre. Schématiquement, cette position suggère qu’une certaine conception de la transdisciplinarité serait une voie privilégiée pour une recherche féconde. Car la découverte, ou l’invention, exigent souvent un croisement de matrices théoriques d’abord séparées. Cela justifierait la pratique de la transdisciplinarité pour produire des penseurs novateurs ; parce qu’ils auront acquis par l’enseignement transdisciplinaire une autonomie suffisante (dans la saisie des lexiques conceptuels et des types de raisonnement de disciplines différentes) pour être capables de s’approprier ces matrices dispersées, qui leur seraient autrement inaccessibles. Cette capacité à produire des rencontres qui fondent les inventions et découvertes est ce que l’on pourrait appeler la justification heuristique de la transdisciplinarité1.
4Il existe dans la licence, parallèlement à celle-ci, une seconde justification fondamentale qui n’est pas identique mais pas incompatible : une justification archéologique de la transdisciplinarité, qui consiste à la penser comme le seul moyen de redonner accès aux œuvres fondatrices de la culture et de la pensée occidentale, précisément parce qu’elles étaient intrinsèquement libérées des cloisonnements disciplinaires. Par exemple, Descartes est philosophe, mais aussi mathématicien et opticien : l’aborder par l’enseignement d’une seule de ces disciplines mutile l’organicité de son projet théorique, nous fait manquer la manière dont il a effectivement joué un rôle structurant dans la culture qui fait de lui non seulement le père de la philosophie, mais aussi de la science moderne. On fait d’ailleurs couramment dans la licence l’expérience intrigante de mieux comprendre un élément bien connu de sa discipline en entendant un chercheur d’une autre discipline en parler (par exemple saisir mieux le sens et les limites philosophiques du Discours de la méthode en écoutant un physicien opticien expliquer les forces et faiblesses de l’optique de Descartes, et réciproquement). Nous appelons cette justification archéologique par commodité : elle revient à penser la transdisciplinarité comme une pierre de Rosette pour décrypter les pensées architectoniques de la modernité, dont les disciplines segmentées actuelles auraient perdu le code. Cette mise en acte de la transdisciplinarité autour des textes fondateurs des disciplines modernes est un postulat fort de la licence2, visant la formation de chercheurs avertis et visionnaires. Dans ce voyage éclairé et prudent à travers l’histoire des disciplines, c’est à la fois à l’évolution tortueuse des contours des champs disciplinaires et à la présence d’invariants dans les problèmes posés à travers les époques que l’on sera sensible. Éléments nécessaires à la formation de chercheurs nouveaux, développant progressivement un savoir disciplinaire qui dépasse les simples techniques, embrasse les véritables questions et postulats fondant les disciplines contemporaines.
5Il y a aussi une justification sociétale de la transdisciplinarité, semblable à celle défendue par Edgar Morin3, qui repose sur le bref raisonnement : les problèmes contemporains décisifs sont globaux. Les problèmes globaux sont complexes. Les problèmes complexes exigent une approche transdisciplinaire. Donc, il faut être transdisciplinaire pour aborder les problèmes contemporains. Cette justification peut sembler plus faible épistémologiquement. Mais elle n’est pas infondée et joue probablement un rôle très structurant dans le sentiment partagé par enseignants et étudiants de la pertinence de la licence, dans une conjoncture où le sentiment de complexité inextricable du monde contemporain, de changement rapide de ce qu’on croyait en connaître, est largement partagé. Par ailleurs, cette justification s’est certainement révélée déterminante stratégiquement pour justifier l’existence de la licence aux yeux de certains décideurs. Sa pertinence revient à son diagnostic du présent : il y a bien une hypercomplexité intriquée du monde contemporain, que la spécialisation empêche d’atteindre, qui exige pour saisir les phénomènes sociétaux, politiques, ou environnementaux actuels, une intégration des approches. La finalité de cette transdisciplinarité serait de faire des intellectuels, non pas découvreurs dans le champ de la pure connaissance, mais capable de décrypter le présent et de dessiner des chemins pour l’invention du futur : des sortes de futurologues.
6On retrouve également, assez souvent dans le discours des étudiants, plus rarement dans celui des enseignants, la justification perspectiviste de la transdisciplinarité (analogue à la précédente dans son fonctionnement, mais pas dans sa finalité). Cette dernière repose sur la métaphore très séduisante des points de vue multiples sur la réalité, qu’il faudrait additionner pour avoir une saisie globale. Cette métaphore est probablement un obstacle épistémologique, car elle commet l’erreur de faire croire qu’il existe bien un objet unique et unifié réel, dont les disciplines seraient vouées à ne pouvoir saisir qu’une seule face, comme dans le cas des limites de la perception visuelle. Ce faisant, cette métaphore occulte le fait que les disciplines construisent en grande partie le phénomène qu’elles étudient, comme les problèmes qu’elles tentent de résoudre. Le travail en commun autour du langage, entre philosophie, linguistique et psychologie comparée, nous a rendu bien conscients de ce phénomène : ce n’est pas la même chose qu’on y appelle langage4. Ce n’est en conséquence pas vraiment une justification théorique de la transdisciplinarité, mais elle possède une vertu puissante : elle postule en effet une relation de limite mutuelle et de complémentarité coopérative entre les disciplines, ce qui est utile et sain pour que les dialogues entre enseignants-chercheurs reposent sur une humilité partagée, quelque chose comme un sentiment d’égalité (ce que ne permettrait pas, par exemple, une conception hiérarchique ou pyramidale de la transdisciplinarité, avec des sciences qui seraient fondamentales, prises dans un rapport d’autorité à l’égard des autres).
7La finalité assumée de la transdisciplinarité dans cette approche est de permettre à chacun de comprendre mieux le monde en général : il nous semble que cela renvoie au motif réactualisé du citoyen comme honnête homme qui se libère des œillères conjointes de l’expertise disciplinaire pour s’ouvrir aux autres savoirs. C’est une justification qui n’a pas strictement d’effets sur la production de pensée, ni sur la recherche (découvreurs, archéologues ou futurologues), mais sur le rapport du citoyen à la société. À ce niveau, cette justification est donc profondément défendable, comme projet de société : faire des citoyens intellectuellement autonomes dans la saisie critique des contenus experts – mais c’est une autre fin que celle de faire des savants ou des intellectuels d’un genre nouveau. On peut noter en passant que tous les étudiants de chaque promotion ne souhaiteront ou ne pourront pas poursuivre dans la recherche. Conséquemment il est intéressant que la transdisciplinarité ne se justifie pas seulement parce qu’elle fait de meilleurs chercheurs, mais aussi parce qu’elle fait de meilleurs citoyens penseurs.
8Enfin il est une justification de la transdisciplinarité dont la portée n’est probablement ni aussi long-termiste, ni aussi fondamentale que les précédentes, mais qui les recoupe toutes certainement par ses effets immédiats, tout en occupant une position nécessairement centrale dans notre travail quotidien, et que nous qualifierons tout simplement de justification pédagogique. La licence Sciences et Humanités est avant tout une expérience d’enseignement, menée par des enseignants soucieux de faire leur métier du mieux qu’ils le peuvent, dont le premier souci est comme pour tous leurs collègues celui de transmettre au mieux leurs savoirs, de permettre aux étudiants d’en avoir une compréhension aussi riche que possible et de s’assurer qu’ils puissent les mettre en œuvre dans leur vie. Or il nous est devenu manifeste aujourd’hui que la transdisciplinarité produit des effets d’intelligibilité exceptionnels5. Les étudiants semblent comprendre mieux les contenus qu’on leur proposait depuis toujours dans nos formations spécialisées, car placés dans leur contexte vaste et riche, le sens de nos enseignements émerge plus clairement que jamais (même pour nous), facilitant non seulement la compréhension, mais stimulant aussi et surtout l’envie de comprendre des étudiants.
9Ces cinq conceptions de la transdisciplinarité, qui ne sont pas analogues, sont toutes présentes dans la licence, bien qu’inégalement représentées. Si elles peuvent coexister, souvent mélangées, plus ou moins confusément verbalisées, c’est que par bonheur elles ne sont pas incompatibles. C’est probablement cette pluralité compatible qui explique pourquoi, bien qu’il n’y ait pas consensus rigoureux sur le sens du projet transdisciplinaire dans la licence Sciences et Humanités, il y a néanmoins une unité fonctionnelle puissante, et le sentiment d’avancer ensemble sans être sous le joug d’un dogme.
Notes de bas de page
1 C’est le point de vue repris et appliqué dans l’article de Baptiste Morizot et Olivier Morizot Faire des liens – mais lesquels publié dans ce volume.
2 Cf. articles Florence Boulc’h, Gabriel Nève, Olivier Morizot, Isabelle Koch ou Éric Audureau dans ce volume.
3 Edgar Morin, La Méthode (6 volumes), Le Seuil, Nouvelle édition, coll. Points.
4 Voir l’article Marie Montant et Sara Ploquin-Donzenac, Walking on the MOOC, au sujet du cours en ligne « Le langage, entre nature et culture » dans ce volume.
5 On renvoie à nouveau aux articles de Florence Boulc’h, Gabriel Nève, Martine Quinio ou Olivier Morizot dans ce volume.
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