Genèse de la licence Sciences et Humanités
p. 13-15
Texte intégral
1On se propose ici de décrire l’expérience collective et originale de mise en place de la licence Sciences et Humanités (S & H) de l’Université d’Aix-Marseille (AMU). Cette histoire très singulière a commencé à un moment particulier de l’histoire récente des universitaires et revêt une dimension de réflexion politique sur le rôle et l’avenir de l’université.
2C’est en mai 2009, à l’issue d’un mouvement d’ampleur exceptionnelle de contestation des réformes dans les universités qu’est née l’idée de cette formation. « L’université en crise, mort ou résurrection ? » titrait alors La revue du MAUSS2. C’est indéniablement dans une tentative de résurrection que se sont engagés les concepteurs de ce projet. Pour beaucoup d’entre nous, le mouvement universitaire de 2009 a été l’occasion de réfléchir aux missions de l’Université, d’établir un diagnostic de ses malaises, de ses incohérences et de ses dysfonctionnements, et de rechercher d’autres voies pour exercer leur pratique d’enseignement. Durant ce long mouvement de 2009 où l’interrogation sur ce que devrait être notre métier était centrale, est apparue l’idée, au moins sous forme de projet, de ce que serait un cursus universitaire en accord avec les principes et les valeurs de l’Université. Issus de disciplines et de formations différentes, nous partagions la même insatisfaction sur les contenus et le fonctionnement de nos formations respectives. C’est donc à cette tâche que nous nous sommes attelés : écrire sur une page blanche le canevas d’une formation différente, en nous réunissant pour y travailler à une fréquence approximativement mensuelle.
3Autour de la table étaient essentiellement représentés deux domaines du savoir, souvent identifiés comme bien distincts, que l’on définit habituellement comme « sciences exactes » et « sciences humaines ». Si l’on songe à la difficulté de réunir autour d’une même table des physiciens et des mathématiciens pour discuter d’enseignement, on imagine aisément quelle petite révolution était à l’œuvre quand participaient à ces réunions des collègues de disciplines aussi variées que l’histoire, la chimie, la physique, la philosophie, la linguistique, les mathématiques, l’anthropologie, la biologie, la sociologie...
4Nous avons très vite constaté que l’insatisfaction que nous ressentions dans nos formations disciplinaires tenait en particulier aux barrières qui sont les leurs et à la compartimentation étroite des savoirs. Pour surmonter ces difficultés nous avons choisi la voie de la transdisciplinarité qui, contrairement à la pluridisciplinarité, ne consiste pas en la juxtaposition de plusieurs disciplines, mais au contraire en la modification des enseignements universitaires orientée vers la compréhension de thèmes fondamentaux de la pensée. En un sens, les travaux d’Edgar Morin3 sur la pensée complexe y trouvaient une réalisation, tels que formulés par exemple en 1997 dans une communication au titre évocateur « Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’Université4 » dans un colloque tenu à Locarno et placé sous l’égide de l’UNESCO. Il y décrit la pluridisciplinarité comme l’association de disciplines différentes sans remise en cause de l’extension de leur domaine. À l’opposé, la transdisciplinarité permet selon lui d’occuper les espaces entre ces disciplines. Or s’il est une activité qui se prête à ce jeu des espaces entre les disciplines, c’est bien l’enseignement. Il suffit en effet de le penser en plaçant en avant les questions posées, leurs résolutions historiquement attestées, et en étant attentif au contexte dans lesquelles ces questions ont été résolues, pour toucher du doigt la transdisciplinarité. Morin écrit dans les actes de ce colloque5 : « Connaître c’est, dans une boucle ininterrompue, séparer pour analyser, et relier pour synthétiser » et quelques lignes plus loin :
Je retiens au passage comme très prometteuse la proposition d’une dîme payée par chaque université au profit des enseignements transdisciplinaires. Ceux-ci porteraient, par exemple sur la relation cosmo-physico-bio-anthropologique et par la boucle des sciences décrite par Piaget.
5Ces remarques de Morin s’accordaient bien avec deux constats que nous faisions. Premièrement celui des méfaits que produit une spécialisation excessive des étudiants et des chercheurs, très vite enfermés dans leurs disciplines ou sous-disciplines, incapables de dialoguer car inconscients de la multi-dimensionnalité des problèmes qu’ils explorent, comme des limites de leur champ d’expertise. Deuxièmement, le fait que l’histoire montre que les divisions disciplinaires se reconfigurent sans cesse5 et nous force à envisager le caractère précaire de la division entre les disciplines actuelles.
6Le cadre étant posé, restait à le remplir. La première question a été celle du niveau de notre formation : licence ou master ? Nous avons opté pour le niveau de licence, car à ce moment particulier du passage du lycée à l’université, les étudiants sont encore prêts à envisager tous les possibles. Au niveau du master, ils sont déjà modelés par des pratiques de l’enseignement que nous souhaitions, au moins partiellement, remettre en question. C’est ainsi que nous avons entamé le travail de construction d’un programme d’enseignement. Deux difficultés majeures se sont présentées : choisir les contenus de façon pertinente, convaincre tutelles et collègues de l’intérêt du projet.
7Au vu du grand nombre de disciplines impliquées, un risque réel de survol disciplinaire nous guettait. Pour chaque discipline, il a fallu délimiter les parties essentielles qui devaient être enseignées, tant pour les contenus que pour les méthodes. Dans un second temps, la cohérence de l’articulation de tous ces savoirs devenait l’enjeu principal. Ce sont donc cinq grands thèmes généraux qui ont alors été retenus – « Nature et culture », « Logique, langage, calcul », « Systèmes du Monde », « Figures du pouvoir » et « Optique, vision, couleurs » – dont l’étude se poursuivrait tout au long des trois années de la licence. Les programmes ont été élaborés par des groupes de travail auxquels participaient des enseignants de sciences humaines comme de sciences exactes, afin d’assurer la cohérence voulue et la représentativité des deux grands champs disciplinaires. Chaque enseignant a commencé à présenter aux collègues associés les projets de cours qu’il souhaitait dispenser.
8Parallèlement, le dossier d’habilitation (« la maquette ») a commencé à être rédigé à la fin de l’année 2009 pour demander l’ouverture de cette nouvelle formation. La première réaction des instances administratives de l’université fut explicitement négative ; quant à celles des collègues, elles étaient très partagées : certaines enthousiastes, d’autres très dubitatives. Il a fallu, avec une certaine pugnacité, répéter inlassablement nos arguments pour qu’enfin le projet soit accepté. S’il a été possible de remporter l’adhésion, c’est vraisemblablement parce que ce projet s’inscrivait typiquement dans la tradition universitaire qui associe enseignement et recherche. Il s’agissait en effet de questionner les savoirs, leurs méthodes, leur constitution, leurs articulations – en d’autres termes de développer un enseignement critique et ouvert. Nous avons peu à peu obtenu l’habilitation de cette formation comme une licence de Sciences et Technologies6 avec un avis intéressé du CNESER (décembre 2011) sous condition que le nombre d’étudiants par promotion soit strictement limité à 60, du fait du caractère jugé expérimental de la formation. L’ouverture de la licence s’est faite à la rentrée 2012.
9Le travail sur les enseignements de la licence S & H ne s’est depuis jamais arrêté ; comprendre ce que chacun des collègues impliqués enseigne, saisir la complémentarité des différentes interventions et dépasser les conflits apparents entre disciplines fut et reste la partie la plus stimulante de cette entreprise, et constitue l’un des principes fondamentaux du fonctionnement de ce cursus. Cela se fait lors des fréquentes réunions de travail qui ont lieu au cours de l’année, et lors d’un séminaire annuel mis en place en 2011 qui réunit, à la fin de l’année universitaire, l’ensemble de l’équipe pédagogique. Ces réunions très intenses n’ont fait qu’augmenter en durée puisque d’un week-end en 2011, elles sont passées à une semaine en 2017, signe manifeste de l’importance de ces moments d’échanges auxquels participent jusqu’à quarante personnes, avec parfois des invités du secondaire ou d’autres universités. Enfin, certains d’entre nous vont suivre les cours d’autres collègues : c’est à cette occasion que l’on prend la pleine mesure de la formation que suivent les étudiants, de son intérêt, et des difficultés qui restent à surmonter. C’est à ces conditions que nous parvenons à dispenser des enseignements cohérents, à éviter le survol disciplinaire, et à construire les ponts menant d’une discipline à l’autre, en gardant une continuité de raisonnement et sans ignorer la complexité des problèmes. Sans doute ce travail est-il très coûteux en temps, mais il est souvent récompensé et productif.
10Il semble pourtant nécessaire de souligner que la forte cohérence recherchée entre tous les enseignements développés au sein de la formation – condition même de l’émergence des effets recherchés de la transdisciplinarité – restera toujours un objectif hors d’atteinte, ne serait-ce que parce que tous les enseignants ne peuvent pas investir le temps nécessaire au travail de mise en cohérence, qui n’est par ailleurs pas valorisé institutionnellement. Il n’appartient à personne de juger de la limite à ne pas dépasser de ce point de vue, mais cela implique nécessairement que la réussite de ce genre de projet dépend essentiellement de la bonne volonté et de la disponibilité de chacun de ses participants. C’est ce qui fait sa force comme sa fragilité.
Notes de bas de page
2 « L’Université en crise. Mort ou résurrection ? », La revue du MAUSS, n° 8, 2009, 381 p., La Découverte, EAN : 9782707158079.
3 Edgar Morin a d’ailleurs accepté de parrainer la première promotion de la licence S&H.
4 Cette communication a été publiée dans les bulletins du CIRET (Centre International de Recherche et Etudes Transdisciplinaires) et est disponible en ligne : https://fr.scribd.com/document/17718067/Basarab-Nicolescu-VERS-UNE-EDUCATION-TRANSDISCIPLINAIRE
5 On le constatera en lisant les articles de ce recueil.
6 Du moins officiellement. Conformément à nos souhaits, la licence S & H est désormais présentée comme une formation à la fois de Sciences et de Sciences Humaines et Sociales.
Auteur
AMU, PIIM, UMR 7345, CNRS
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