Chapitre X. Politiques
p. 233-252
Texte intégral
1Le motif de la contradiction traverse tous les champs de la réflexion léopardienne : la métaphysique avec la contradiction entre l’être et le non-être, la logique avec la critique sceptique du principe de non-contradiction, l’ontologie avec l’hostilité entre nature et raison, la gnoséologie avec l’opposition entre raison et imagination. La réflexion politique n’échappe pas à ce mouvement en rencontrant la contradiction dans ces trois lieux que sont la question de la meilleure forme de gouvernement, la guerre (guerre commune contre guerre universelle) et le problème de la sociabilité naturelle de l’homme.
Premier traité politique : gouvernements et pléonexies [544-579]
2La premier « traité » politique de Leopardi est présent aux pages [544-579] datées des 22-29 janvier 1821. Il y expose la question classique des formes de gouvernements (monarchie primitive, monarchie héréditaire, république, tyrannie, etc.), de leur origine, de leurs qualités et de leurs effets, à la lumière des concepts fondamentaux de sa métaphysique (système de la nature, principe, absolu, perfection, convenance). Les trois thèses qu’il entend soutenir sont les suivantes : premièrement, que la « monarchie absolue » est la meilleure, ou plutôt la moins imparfaite, des formes politiques. Deuxièmement, que cette forme, si elle a jamais existé, ne peut plus être réalisée : il suit « que toute forme de gouvernement », réelle ou « possible », est imparfaite en tant qu’elle contient en elle « les germes du mal et du malheur plus ou moins grand » (i germi del male e della infelicità maggiore o minore) des peuples et des individus. Troisièmement, que ces germes du mal et du malheur peuvent être déterminés comme des corruptions, qu’il nomme encore pléonexiai.
La monarchie absolue
3Il faut distinguer l’idée de monarchie absolue de sa réalisation empirique. Leopardi convient que, dans les représentations communes, le régime monarchique est spontanément associé aux notions de « fléau », d’infortune majeure « de notre siècle et des siècles passés depuis l’extinction de la république romaine ». De tous les gouvernements, il s’agirait du plus contraire au bon sens, à la nature, à la « droite raison » : en somme du plus barbare. Mais c’est là confondre l’accident avec la substance car l’image que nous nous formons alors est celle du despotisme, à savoir l’état d’asservissement du plus grand nombre à la volonté et au bon plaisir d’un seul. En réalité, la monarchie au sens strict, à savoir le gouvernement de l’un en tant qu’un, c’est-à-dire en tant que principe, est la seule forme qui constitue la perfection de la société.
4La perfection se définit, pour Leopardi, comme la réalisation de l’essence de la chose, qui ne fait qu’un avec l’accomplissement de sa fin propre (« la correspondance complète d’une chose avec sa fin », [549]). Or, l’essence de l’existence en commun, sa raison d’être, son but et son principe est le « bien commun ». Si le bien commun est la perfection de la société il suit qu’il ne peut être réalisé que par une union de tous ses membres, c’est-à-dire une aspiration commune où tous les individus, en tant que parties du système social, conviennent de ce bien et joignent leur force pour l’obtenir. La société ne peut, par définition, faire l’économie de ce que Leopardi nomme un « principe d’unité ». Ce principe d’unité n’est pas naturellement présent dans le groupe, qui n’est à l’origine qu’une juxtaposition d’individus (un « assemblage matériel », adunanza materiale, [561]) dont les volontés diffèrent presque toujours ou ne conviennent que par accident. L’amour du bien commun n’est pas inné, c’est l’amour de soi, ou amour du bien propre, du plaisir particulier, qui meut naturellement l’individu, c’est-à-dire la convenance pour tel individu de tel bien. Avant tout principe d’unité, nous avons donc affaire à une multiplicité d’individus aux désirs et aux intérêts épars, « nécessairement discordants ». Par là, Leopardi n’entend pas tant un conflit, une hostilité ou une malveillance des volontés individuelles que leur disjonction de fait. Dans l’état naturel, la haine des individus à l’égard de leurs semblables ne trouve à se manifester que dans de rares occasions et dans des circonstances déterminées. Cette discordance est plutôt une disconvenance : chaque individu, vaquant à la recherche de son bien propre, ne peut avoir aucun souci du bien commun, tout simplement parce que ce bien n’existe pas. Sans la convenance des volontés des éléments qui composent le groupe, il ne saurait y avoir de système social.
5Le principe d’unité qui rend possible cette convenance (cette union ou cospirazione) n’est rien d’autre que le monarque, au sens étymologique de l’Un en tant que principe, et dont l’existence correspond à celle d’une unité numérique qui est en même temps une cause finale, c’est-à-dire une unification. Le prince léopardien est principe. La monarchie est par essence la seule forme de régime adéquate à la réalisation de la perfection de la société en tant que désir du bien commun. Elle est par nature la meilleure des formes de gouvernement possible. Il suit que le monarque ou le prince léopardien doit être vertueux, d’une vertu qui renvoie peut-être moins à la conception moderne, machiavélienne d’une virtù qui sait à la fois être force et ruse, et saisit dans le cours du devenir – la fortuna – le moment opportun pour agir, qu’à une conception antérieure, celle que l’on trouve par exemple dans les Miroirs aux princes. Le monarque, en tant que lui incombe la responsabilité d’être le principe d’unité du système social, se doit d’être irréprochable dans ses jugements, ses opinions et ses actions. Sa prudence consiste en sa faculté de déterminer le « véritable bien universel » et les moyens de l’obtenir. Mais ce n’est pas seulement cette vertu rationnelle de discernement qui le caractérise. Il est irréprochable aussi bien dans sa conscience que dans sa volonté et dans ses mœurs. Bref, la perfection de la société ne saurait provenir d’un individu fondamentalement vicieux (qui ferait, de par sa nature même, exister la contradiction d’un mal commun) et la vertu du monarque n’est pas autre chose que sa bonté, c’est-à-dire la convenance de tout son être avec le bien. Dans sa vie comme dans ses œuvres, les forces du monarque sont tout entières tendues en vue de la réalisation d’un bien qu’il incarne.
6L’existence d’un tel prince est si rare qu’elle semble faire achopper la terminologie politique de Leopardi. Ce premier traité parle, à quelques pages d’intervalle, de la nécessité d’un « prince presque parfait » (principe quasi perfetto, [550]) et, en même temps, de celle d’un « prince absolu » (principe assoluto, [552]). Si la monarchie absolue est en effet la meilleure forme de gouvernement possible pour les hommes, c’est que la souveraineté de son prince doit être totale et naturelle. Leopardi ne parle pas ici des monarchies héréditaires qui ne constituent que des formes altérées de la monarchie absolue. La souveraineté du prince est absolue mais elle est en même temps relativement absolue au sens où le prince, aussi vertueux et bon soit-il, ne peut être qu’un « prince presque parfait ». En effet, la perfection ne se rencontre nulle part dans la nature : « ni chez les hommes, ni chez les animaux, ni dans les choses ». La notion même de perfection (c’est-à-dire de la convenance de telle chose avec telle autre) est relative, pas au sens où elle conduirait à niveler les choses (il existe des « choses » meilleures ou pires que d’autres, des formes de gouvernement meilleures ou pires que d’autres, des princes meilleurs ou pires que d’autres, etc.) mais au sens où elle implique la notion de rapport et d’ordre, c’est-à-dire de système. Une chose n’est parfaite que par rapport ou relativement à une autre dans un ordre ou un système déterminé, ainsi le prince peut-il être « parfait » dans l’ordre du système social dont la nature est la seule « norme véritable et invariable » (norma vera e invariabile, [573]). Par sa vertu et sa bonté, le prince convient au système social en tant que celui-ci convient au système de la nature. La relativisation de toute chose en général et de la perfection en particulier ne désigne jamais chez Leopardi leur indifférenciation mais leur mise en perspective systémique. L’être n’est rien d’autre pour Leopardi que système et inclusion multipliée de systèmes. Il suit que la nature ne peut être une norme transcendante mais immanente au système social : le bonheur qu’elle destine aux sociétés et aux individus n’est pas un archétype idéal et séparé de leur existence (« rien ne préexiste aux choses, ni forme, ni idée, ni nécessité […]. Tout est postérieur à l’existence », [1616]) mais est présent sous la forme concrète du bien commun voulu et recherché par le prince en même temps que tous les membres du corps social. La perfection relative du prince ne signifie pas son imperfection (ce qui serait le cas dans une pensée qui poserait, précisément, une norme absolue et extrinsèque, préexistante au système de la nature et qui viendrait le surplomber) mais sa conformité optimale à la norme de la nature. Cette perfection n’est ni mystérieuse ni inaccessible, elle est de celle que l’on rencontre dans le plan d’immanence de la nature ou, comme le dit Leopardi invoquant le De Amicitia de Cicéron, « dans la vie courante ».
La monarchie relative
7La monarchie absolue dont parle Leopardi est donc une monarchie relative, c’est-à-dire parfaite relativement à l’ordre de la nature et qui consiste dans le choix par les individus de celui qui, parmi eux, est « le plus digne et le plus capable, tant pour son intelligence et son jugement, que pour sa bonne volonté de répondre aux exigences de la souveraineté et de la société ». Un tel type de gouvernement se manifeste dans les premiers peuples et les premières sociétés qui élevèrent à la souveraineté celui qui se « distinguait » (Leopardi emploie ici le latin : eminebat) par ses « dons physiques et moraux ». Mais de quels peuples et de quelles sociétés s’agit-il exactement ?
8La réponse de Leopardi est double. Premièrement, et du point de vue de la méthode, la nature même de ce « traité » exclut une détermination catégorique : « il ne m’appartient pas de savoir si ce choix, ce pacte social […] eut bien lieu réellement ». La position de cette monarchie absolue joue ici le même rôle de fiction heuristique que l’état de nature dans la philosophie politique de Rousseau. L’unique occurrence, dans ce « discours », de l’expression « pacte social » suggère même que c’est dans le sillage de l’auteur du Second discours que se déploie implicitement la réflexion de Leopardi. En effet, celui-ci « considère » et « doit considérer » la « raison des choses » non comme « elles se sont passées jusqu’à maintenant » mais telles qu’elles « auraient dû et auraient pu se passer à l’origine et selon la nature ». Le « discours » politique a pour tâche et devoir de saisir non pas la réalité empirique des sociétés mais leur idéalité au sens où celle-ci, encore une fois, ne s’identifie pas avec une forme transcendante mais avec la norme immanente de la nature. La différence avec Rousseau étant que la fiction théorique de l’état de nature précède chez lui l’instauration de l’état social tandis que la monarchie absolue dont parle Leopardi s’y identifie. Sa deuxième réponse est donc moins une concession à ce postulat méthodologique qu’une confirmation : il ne manque pas d’exemples dans « les rares vestiges historiques qui nous restent des plus anciennes monarchies » [554] de cette convenance de la monarchie absolue avec le « bien public » : les peuples d’Amérique, les Germains selon Tacite, les Celtes selon Ossian, les Grecs des récits homériques, etc. Si ces témoignages sont véridiques, la monarchie absolue apparaît alors empiriquement comme l’une des formes les plus primitives du meilleur gouvernement possible ; s’ils ne le sont pas, il n’en demeure pas moins qu’une telle monarchie est en adéquation avec l’idée que la raison peut se former d’une société parfaite, c’est-à-dire d’une société qui pourvoit à la fin que la nature lui a assignée : la réalisation du bien commun par la souveraineté de l’Un comme norme incarnée dans le prince.
La multiplication des πλεονεξίαι
9Si la monarchie primitive est la plus parfaite des formes de gouvernement, qu’en est-il alors de celles que nous voyons se succéder ou coexister dans l’histoire humaine ? Logiquement, elles n’en constituent que des formes dégradées ou ce que Leopardi nomme encore des corruptions. La monarchie héréditaire, l’État libre ou démocratique, l’empire, la monarchie constitutionnelle et, de façon plus évidente encore, la tyrannie et l’anarchie sont toutes, relativement à la monarchie absolue, des imperfections. Elles ne correspondent que de façon inadéquate au concept d’une société conforme à la norme naturelle et sont d’autant plus inutiles, voire nuisibles, à la recherche du bien commun qu’elles s’éloignent par degrés de cette norme.
10C’est la notion de « corruption », aussi bien moderne qu’antique qui constitue la question principale du second moment [556-559] de ce traité politique. Au singulier, Leopardi entend par là l’état d’un individu ou d’une société qui se caractérise par une altération fondamentale de leur nature ; au pluriel, il désignera par « corruptions » les causes de cet état. Leopardi est tout d’abord relativement imprécis sur la détermination de ces causes : changement de mœurs, affaiblissement des illusions, développement de la ruse et de l’ambition, etc. En somme, il s’agit d’un devenir de la société dont il faut déduire les conséquences. La corruption correspond à un état de confusion dans lequel il n’est plus possible de choisir le prince parfait qu’évoquait le premier moment. Si on le trouve, il est difficile pour lui, en vertu de la nature de la société comme de celle du pouvoir dont il dispose, de ne pas abuser de sa souveraineté. S’il n’en abuse pas et réussit, par extraordinaire, à conserver le bien commun comme seule fin du système social dans le temps de son existence, il devient difficile de réitérer l’exploit en lui trouvant un successeur. Quand le monarque ne peut plus être désigné par un choix spontané émanant immédiatement du jugement naturel, il faut s’en remettre à un autre principe : le hasard de la naissance. La monarchie héréditaire apparaît lorsque l’élection naturelle de la monarchie absolue devient impossible. Certes, le principe de la naissance est corrompu et imparfait, mais il ne l’est que de manière relative. Il est éloigné de la nature, en tant qu’il ne désigne plus celui qui est effectivement le meilleur – l’incarnation de la norme – et en même temps il en procède, dans la mesure où il désigne celui qui descend naturellement du meilleur (ou est considéré comme tel). Ainsi la monarchie héréditaire n’est-elle qu’une corruption relative par rapport à la monarchie primitive, tout au plus un degré d’altération. Elle n’est pas une facétie politique, témoignant de l’arbitraire pur, mais la conséquence nécessaire de l’impossibilité de choisir, sur le mode d’un consentement naturel immanent, le meilleur. S’en remettre au hasard comme principe déterminant le « principe d’unité », le monarque de la société, n’est pas irrationnel mais témoigne d’une raison naturelle qui commence à se corrompre : le choix n’étant plus possible, la meilleure solution, la plus « sûre » et « invariable », demeure encore celle de l’absence consentie de choix.
11Malheureusement, un principe aléatoire a des effets aléatoires, et c’est rarement qu’il attribue la souveraineté à cet « homme insigne » qu’est le prince parfait. Quand il le fait, la corruption de la société exige que les qualités du prince soient encore plus rares et plus grandes que par le passé. En sorte qu’un prince « qui eût convenu parfaitement jadis » n’est même plus suffisant pour l’époque. Et, comme on l’a vu, la société perd sa raison d’être quand le monarque est mauvais. Dans la monarchie héréditaire, il peut l’être par accident comme il peut le devenir en vertu même du système social (attrait du pouvoir, flatterie, etc.), la société devient donc inutile voire nuisible à ses membres. Dans un tel état, il ne reste que deux possibilités : dissoudre complètement la société ou en affaiblir le lien. C’est ce que firent effectivement les peuples en abandonnant la monarchie naturelle et en se tournant vers d’autres régimes, comme la république.
12« En théorie comme en pratique », note Leopardi, les républiques sont toujours postérieures aux monarchies. La république correspond à un second degré de corruption de la monarchie absolue et d’éloignement par rapport à la norme naturelle. Elle consiste en un changement beaucoup plus radical que celui de la monarchie héréditaire, presque un tournant politique et métaphysique. Le principe d’unité qu’est le monarque ne pouvant plus convenir à l’accomplissement du bien commun, il ne s’agit pas moins que de fragmenter ce principe : « ils séparèrent les pouvoirs et, en quelque sorte, divisèrent l’unité ». Cette fragmentation répond à une exigence, celle de regagner la liberté et l’égalité qui régnaient dans l’état naturel « précédant la monarchie primitive ». Cette tentative de restaurer la réalité et l’effectivité du bien commun correspond, pour Leopardi, à un succès, une forme de perfection réelle (cependant toujours relative) : L’État libre et démocratique fut « certainement le meilleur de tous ». Certes, il correspond à un degré éloigné de la perfection de la monarchie primitive et la torsion qu’il inflige au concept même d’une société parfaite est extrême (le principe d’unité devient multiplicité), mais il n’en demeure pas moins la manifestation d’une nature vigoureuse qui accorde aux citoyens la vertu, l’héroïsme, la force d’âme, les bonnes mœurs, en somme les grandes illusions nécessaires à l’accomplissement du bien commun. Dans l’état libre et démocratique, le principe d’unité ne réside plus dans l’incarnation de l’Un (le « prince presque parfait » comme norme vivante) mais dans la politeia, c’est-à-dire l’unité-multiplicité du corps de lois voulus par tous les citoyens. Telle fut la forme de gouvernement des républiques grecques jusqu’aux guerres médiques et de la république romaine jusqu’aux guerres puniques.
13Mais ce n’est pas la guerre qui vient mettre fin à ces républiques. La « corruption » dont parle Leopardi n’est pas une cause extérieure mais immanente à toute forme politique, dès qu’elle s’éloigne de la monarchie primitive. C’est en vain, indique Leopardi, que les législateurs et les philosophes déploient les forces de la raison pour remédier à cette altération. Ce n’est pas que l’entreprise soit difficile, c’est plutôt qu’elle est promise à l’échec depuis l’origine. La perfection de la nature est toujours d’une « simplicité extrême ». En sorte que, pour Leopardi, la nature même, dans son être, en vient à s’identifier avec ce principe de simplicité. De même qu’elle est « système », « ordre », « variété », « vie », la nature est simplicité, au sens où son agencement correspond toujours à un strict principe d’économie : le moins de principes possibles pour la plus grande multiplicité des effets. Il ne s’agit pas d’une propriété accidentelle mais inhérente. Cette simplicité, nous la voyons à l’œuvre dans le champ politique même : la monarchie absolue est la plus parfaite, par nature, des formes politiques précisément en ceci qu’elle est simple, son principe est simple en tant qu’il est Un : monarque. On en déduit alors que la corruption dont parle Leopardi n’appartient pas primitivement à la sphère de la morale, mais à celle de l’ontologie : elle est une complexification de l’être avant d’être une dépravation des mœurs. Une société corrompue est une société « compliquée » (complicata) au sens où se trouvent comme enveloppée et pliée en elle toute une prolifération d’entités qui s’opposent à sa nature. Leopardi donne à ces complications-corruptions qui constituent l’altération même de toute forme politique le nom de « πλεονεξίαι1 ». Seul le Thrasymaque de la République de Platon pouvait voir dans la pléonexia un état naturel que viendrait entraver la justice. La pléonexia est au contraire, pour Leopardi, ce qui s’oppose à la nature comme « seule source possible du bonheur ». En tant que corruption et complication, elle est par essence contre nature. Elle s’oppose tellement à la simplicité de la nature qu’il ne faudrait, en rigueur, la mentionner qu’au pluriel. Comment se manifeste-t-elle dans la république corrompue ? De même que dans la monarchie primitive, l’égalité est incompatible avec l’unité (qui implique nécessairement un principe hiérarchique), l’inégalité est incompatible avec la division du pouvoir entre tous. Pour que la société démocratique soit réellement parfaite et que le bien commun soit réalisé, il ne doit y avoir aucune « inégalité », aucun « déséquilibre » entre ses membres. C’est la pléonexia qui introduit la disparité destructrice de la vraie société démocratique. Elle est une convoitise, une volonté de suprématie, elle détourne le pouvoir de sa vocation première – obtenir le bien public – et le met au service du bien personnel. Cette convoitise n’est pas autre chose qu’un désir d’accaparement de la souveraineté mais Leopardi précise aussitôt qu’elle ne se restreint pas à ce domaine : « Ce n’est pas seulement la πλεονεξία du pouvoir mais toute espèce de πλεονεξία qui est incompatible et mortifère pour la liberté ». La pléonexia est multiplicité, complication, elle renvoie par exemple « [au] luxe, [à] la clientèle, [aux] obligations, [aux] ambitiones, [à] la philosophie, [à] l’éloquence, [aux] arts ». En somme, tout ce qui constitue, d’une manière ou d’une autre, un moyen pour le citoyen de prévaloir sur un autre, de se distinguer. C’est la raison pour laquelle les législateurs de l’Antiquité comme Lycurgue, Fabricius et Caton « prohibaient la richesse », « proscrivaient le savoir, les sciences, les arts, la culture ». Les pléonexiai constituent autant de signes de distinctions qui, par leur nature même, nuisent à la liberté et à l’égalité des individus dans le régime démocratique. Leopardi le rappelle : toutes les vraies démocraties étaient, à leur plus haute perfection, « pauvres et ignorantes ». Le mérite des citoyens y était d’autant plus chichement récompensé qu’il était grand et manifeste, comme si la vertu constituait à elle-même sa plus grande récompense. Les « illusions naturelles » sont seules en mesure de prémunir la société contre l’inégalité que produisent les pléonexia en complexifiant le désir. Elles tempèrent le désir en le simplifiant, c’est-à-dire en lui donnant pour seule fin le bien commun de la société. C’est ainsi que Léonidas peut sacrifier le bien de sa vie au profit de celui de Lacédémone. Certes, ce sacrifice est aussi la satisfaction personnelle d’un désir de gloire, mais cette gloire (« vaste chimère », « tout-puissant ressort de la société »), comme la vertu, l’héroïsme, la magnanimité, était vu, par ses compatriotes, « d’un bon œil », « sans envie », et même « avec plaisir » comme un bien qui les intéressait tous. Les biens fictionnels de l’imagination diffèrent substantiellement des biens pléonectiques de la raison. Les uns sont ces puissances vitales qui, par leur caractère indéfini, satisfont le désir de plaisir et de bonheur des citoyens et restaurent ce principe d’unité perdu avec le monarque de la monarchie primitive. Ils sont ce par quoi la vigueur du désir tend vers l’Un. Les autres ne sont que des biens finis qui satisfont moins le désir qu’ils ne l’exacerbent et le pulvérisent dans les conflits d’intérêts, les convoitises et les dissensions. Par eux, l’égalité des citoyens devant la loi et le désir du bien commun s’affaiblissent progressivement, vacillent et finissent par s’effondrer. Les pléonexiai sont des corruptions au sens où la corruption est « la mathématique des choses, des règles et des forces ». Elles ont toujours à voir avec la raison lorsque celle-ci s’écarte de sa guise naturelle et prétend devenir raison pure ou mathématique. Complexifications inutiles qui ne parviennent jamais à restaurer la nature mais la détruisent et font de toute forme de gouvernement politique une tyrannie, qu’elle soit celle d’un seul sur le plus grand nombre ou celle de chacun sur chacun :
Le monde a croupi à peu près dans cet état depuis le début de l’Empire romain jusqu’à nos jours. Au siècle dernier, la philosophie, la connaissance, l’expérience, l’étude de l’histoire et des hommes, les rapprochements, les parallèles, les échanges mutuels entre les individus et entre les peuples, l’examen des différentes coutumes, les sciences de toutes natures, les arts, etc., etc., etc., ont accompli de tels progrès que le monde éclairé et instruit s’est mis à s’examiner lui-même, à examiner sa condition, s’attachant particulièrement à la politique, élément de grande importance, qui exerce l’influence la plus forte et la plus générale sur la vie des hommes. Voilà enfin que la philosophie, c’est-à-dire la raison humaine, entre en lice avec toutes ses forces, tout son pouvoir, ses moyens, ses lumières et ses armes, et entreprend la tâche immense de remplacer la nature perdue, de remédier aux maux découlant de cette perte, et de ramener dans le monde cette félicité immémoriale qui avait disparu avec la nature. Car c’est le bonheur, et rien d’autre, qu’en chacune de ses œuvres cette raison devenue parfaite doit se fixer pour but, comme c’est du reste le but auquel tendent toutes les facultés et tous les actes de l’homme.
14La philosophie fait elle aussi partie de cette « mathématique des choses, des règles et des forces ». Elle est, elle aussi, une corruption et une pléonexia, mais une pléonexia contradictoire qui se donne pour tâche de remédier à la corruption. Pour quel résultat ? Dans le champ politique : elle reconnaît d’une part que la monarchie est un fléau et de l’autre qu’elle est indispensable. L’intuition est juste mais la mise en œuvre est décevante : la philosophie ne produit aucune invention, aucune découverte, aucun « modèle de perfection essentielle et nécessaire ». Au lieu de ce travail substantiel, elle ajoute, modifie, précise, elle augmente d’un côté, diminue de l’autre, divise le tout puis « se creuse la cervelle » (lambiccarsi il cervello) pour équilibrer les résultats de cette division, pour modifier encore, ajouter ici, enlever là, etc. Bref, plus la philosophie fait son œuvre, plus elle complexifie la perfection du gouvernement idéal. Plus elle le complexifie et plus elle le corrompt, plus elle le rend imparfait et moins en mesure d’accomplir sa fin première. Ce bricolage de la raison ou ce « misérable replâtrage » prend le nom de « monarchie constitutionnelle ». Certes, il ne s’agit pas du pire des régimes possibles (qui peut connaître les limites de la possibilité ?) et Leopardi concède qu’il s’agit, « dans l’état actuel de la société », de la meilleure solution. Même la monarchie constitutionnelle est parfaite, mais d’une perfection toute relative et qui correspond à un degré fort lointain de la perfection de la monarchie absolue. Moins parfaite que la république romaine ou la démocratie athénienne qui l’étaient moins que la monarchie primitive. En effet, la raison d’être de la monarchie consiste dans le principe d’unité. Il suit que le prince doit être unique, absolu, « seul maître de tout ce qui concerne son but, le bien commun ». La division du pouvoir détruit cette unité, et ce que la démocratie antique avait réussi à accomplir dans l’unicité-multiplicité des individus devant la loi ne saurait être réalisé à nouveau par la monarchie constitutionnelle. Celle-ci n’est promise qu’à une existence caduque (« tout ce qui n’a pas son fondement dans la nature même de la chose a une existence nécessairement précaire ») comme peut l’être celle d’une institution arbitraire et factice, c’est-à-dire un pur artifice. La constitution n’est ni conforme à l’idée de société en général, ni même à celle de monarchie. Telle la « jambe de bois » pour l’unijambiste, elle permet au corps de la société de subsister, mais subsister en tant qu’imperfection. Tous les efforts conjugués de la raison, de la science et des arts ne peuvent remédier à la corruption originaire de la société primitive dans la mesure où ils sont eux aussi des corruptions.
Second traité politique : pour une guerre commune [872-911]
15Dans son second « traité » politique exposé aux pages [872-911], datées des 30 mars-4 avril 1821, Leopardi soutient l’idée que la société ne peut être conforme à son concept ni exister effectivement sans l’amour de la patrie. Cet amour ne peut être compris que comme l’extension de ce principe du vivant qu’est l’amour de soi.
Amour de soi et haine de l’autre
16La théorie politique trouve son ancrage dans les principes de la nature, dont le premier est l’« amour de soi ». Tout être vivant se définit par l’amour de soi, qui équivaut à une « préférence exclusive » (amor di preferenza) pour soi-même. Cette préférence peut d’abord renvoyer à une non-préférence du bien de l’autre, une neutralité à son égard ; ensuite, et en général, à une recherche active du bien personnel ; enfin à la recherche du bien de l’autre en tant qu’il coïncide avec ce bien personnel. Cet amour de préférence a pour corollaire la « haine de l’autre » (odio degli altrui) qui partage avec l’amour de soi le point de neutralité : haïr l’autre signifie avant tout pour Leopardi, et en son sens minimal, ne pas rechercher son bien. Ensuite la haine peut prendre la forme de l’hostilité et de la malveillance. Dans l’hostilité, le bien de l’autre coïncide avec le bien personnel et en menace l’existence, en sorte que seul un conflit permet de départager les deux. Dans la malveillance, et c’est l’acception usuelle de la haine, l’amour de soi veut le mal de l’autre, c’est-à-dire désire la privation de son bien.
17Cette haine de l’autre est, comme l’amour de soi dont elle est le double, « innée », c’est-à-dire qu’elle appartient au système de la nature. Elle n’est pas le produit des circonstances ou de cette seconde nature qu’est l’accoutumance. Pour Leopardi, l’amour et la haine sont principes. Il suit comme première conséquence qu’aucun être vivant ne saurait être fait pour la coexistence avec l’autre, à savoir la vie en « société ». Aucune espèce vivante n’est sociable par nature et l’espèce humaine, en tant que l’amour de soi et la haine de l’autre se manifestent chez elle de façon plus intense, encore moins qu’une autre. L’homme n’est pas un animal politique : il n’existe en lui aucune essence sociale en l’accomplissement de laquelle consisterait sa vocation d’être politique. La nature n’a destiné le vivant qu’à une chose : le moins de société possible. Dans son « dessein primitif », elle n’a pas assigné d’autre société à l’homme que ce que Leopardi nomme une « société accidentelle » (società accidentale), formée par l’identité passagère des intérêts et qui renvoie au concept de società larga qu’il développera dans le troisième traité de 1823. Cette société accidentelle se compose d’un nombre restreint d’individus et se dissout une fois sa perfection réalisée, c’est-à-dire une fois le bien commun obtenu. Si elle dure, elle est très « lâche » au sens où les liens qu’entretiennent ses membres sont simples, ouverts et finalement assez rares. Un tel type de société large ou « ouverte » (larga) est celui que nous observons chez les « animaux » ou dans les « premières sociétés », réduite en extension comme en nombre et où les liens internes sont peu multipliés à l’intérieur et quasi inexistants à l’extérieur. En revanche, certaines sociétés humaines, à partir d’un certain stade de développement, apparaissent comme plus « précises », « déterminées », « unies » et « resserrées ». En d’autres termes, elles se caractérisent par la multiplication et la complexification des liens qu’entretiennent les individus. Il n’existe pas de société destinée par nature à être ristretta. On peut seulement constater au cours du temps une mutation progressive des sociétés larghe en sociétés ristrette. « Aujourd’hui », précise Leopardi, la plupart des nations modernes ont atteint un point élevé de « complexification » (ristrettezza). La vie sociale y est plus « liée » (vincolata) non au sens où elle présenterait une plus grande force et une plus grande cohésion (c’est même plutôt le contraire) mais au sens où elle est soumise à une prolifération de liens, de lois, de devoirs, d’obligations, de contraintes et d’autres interactions de toutes sortes. Et ce, autant dans le rapport d’obéissance des individus au chef ou au gouvernement que dans le rapport des individus entre eux. L’existence des membres de la société ristretta est conditionnée par tout un ensemble de réglementations morales, politiques, religieuses, civiles, publiques, privées, domestiques, etc. Autrement dit, c’est « l’exactitude mathématique » (matematica esatezza, c’est-à-dire la décomposition analytique) qui la caractérise le mieux.
Le « système de la haine nationale »
18Qu’en est-il alors de l’amour de soi et de la haine de l’autre dans chacun de ces « degrés » de société ? Dans les sociétés antiques, « très lâches » (lassissime), au sens clairement mélioratif où Leopardi l’entend, l’amour de soi existe comme « amour de la patrie » (amor patrio) et haine radicale de l’étranger. Dans les sociétés modernes, où l’homme est « retourné à sa solitude primitive », il dégénère en égoïsme et en haine du compatriote. Comment expliquer cette différence ? C’est que l’amour de soi peut prendre « des aspects très divers ». En tant qu’« unique moteur des actions animales », il constitue le « principe » de toute forme d’amour pour un ensemble donné : pour la patrie, pour la religion, pour l’humanité. Le bien personnel n’entre pas naturellement en conflit avec celui de la patrie mais peut trouver en elle, au contraire, l’occasion de son expansion naturelle. Dans la société antique (Leopardi pense surtout ici à la démocratie athénienne et à la république romaine), le bien de la société peut effectivement coïncider avec celui de l’individu. La perfection relative d’une telle société consiste en ceci qu’elle ne multiplie pas les biens mais les unifie : elle les compose autant que la société moderne décompose le bien commun. Dans le sacrifice héroïque, par exemple, le citoyen n’abolit pas son bien personnel au profit du bien de la cité mais l’obtient en même temps que celle-ci. L’amour de soi du citoyen ayant ainsi pris la dimension de l’amour de la patrie, il en va de même pour sa haine de l’autre. C’est ce que Leopardi nomme le « système de la haine nationale » (sistema dell’odio nazionale, [1016], [1422], [2306]) : l’amour du compatriote pour sa « nation » (quand bien même celle-ci se réduirait aux frontières de la cité) ainsi que l’hostilité franche à l’égard de l’étranger ne sont pas des phénomènes contingents et secondaires de la vie politique. Ils fonctionnent ensemble et entrent dans cet ordre ou ce rapport de convenance qui définissent l’idée même de système : l’amour pour la patrie et pour chacun de ses membres n’a de sens qu’en tant qu’il s’exerce contre celui qui se définit comme n’y appartenant pas : le barbare, l’hostis latin en tant qu’il est à la fois l’étranger et l’ennemi. L’intensité de l’un varie en proportion directe de celle de l’autre. En sorte que la cité où règne avec force et vigueur l’amour de la patrie, est semblable à un individu qui, s’aimant lui-même, tourne sa préférence vers son bien propre et est animée par une haine tout aussi forte et vigoureuse de son autre : « partout où l’on trouve l’amour de la patrie, partout on trouve la haine de l’étranger » (dovunque si è trovato amor vero di patria, si è trovato odio dello straniero). Leopardi note en ce sens, aux pages [1083-1084], qu’à l’époque homérique, la « cruauté » envers l’ennemi est considérée comme le signe d’une « vertu héroïque » : c’est pour son bien propre comme pour celui du peuple grec qu’Achille humilie le cadavre d’Hector en le traînant derrière son char devant les murailles de Troie, et son indifférence à l’égard des larmes de Priam n’est encore qu’une manifestation de cette haine nationale, farouche et jalouse de sa force. Cette haine est si forte qu’elle est partagée par tous, sa naturalité est si intense qu’elle pénètre même dans le discours de la raison. Ainsi Leopardi note que ce « système de la haine nationale », propre aux sociétés antiques, est si puissant et nécessaire qu’on le voit exposé par Platon dans le cinquième livre de la République (« Les Grecs ne détruiront pas les autres Grecs, ne les rendront pas esclaves, ne dévasteront pas leurs campagnes, ne brûleront pas leurs maisons ; en revanche, ils feront tout cela aux Barbares ») ; par Xénophon dans la Cyropédie (qui décrit Cyrus comme un prince « très humain » et « très libéral » avec les Perses et tyrannique avec les Assyriens) ; par Isocrate dans ses Discours (plein de miséricorde et de justice à l’égard des maux des Grecs et impitoyable avec les Perses, exhortant Philippe à les exterminer), etc. Bref, même la philosophie, l’histoire et l’éloquence, déploient toutes leurs forces pour « enseigner » la « haine nationale ou individuelle de l’étranger ». De là le rapport essentiel de ces sociétés antiques à la guerre : les cités vivaient « toujours en état de guerre » et les combats se signalaient par leur férocité, leur « aspect désespéré », « la vaine obstination des résistances impossibles », le massacre préféré à toute forme de reddition ou de négociation. C’est qu’en effet le vaincu ne devait espérer aucune clémence de la part du vainqueur. Dans le système de la haine nationale, le citoyen ne peut être l’ami dont le bien s’identifie avec le bien de tous qu’en tant que l’étranger est l’ennemi mortel ; le peuple est aussi libre au sein de la cité qu’il se conduit en tyran à l’extérieur, dépouillant le vaincu « de ses lois, de ses mœurs, de ses dirigeants, de ses temples, de ses tombeaux, de ses ressources, de son argent, de ses possessions, de ses femmes, de ses enfants, etc. ». En somme, l’amour de la patrie s’identifie avec un pur et simple « égoïsme national ».
La fable de l’amour universel
19Les tableaux des guerres et des haines antiques sont terribles et « écœurants ». Un État moderne, aussi mauvais soit-il, pourra-t-il jamais être comparé à ces sociétés barbares ? La haine mortelle de l’étranger, son asservissement ou son massacre semblent de bien lourds tributs à payer à la cohésion d’une société dont la perfection est la réalisation du bien commun par le « concours » de toutes les volontés. Faut-il nécessairement haïr l’autre pour aimer son prochain ? Vouloir le mal pour assurer le bien propre ? Leopardi répond par l’affirmative mais ne parvient pas encore, dans cette pensée des 30 mars-4 avril 1821, à l’énonciation des présupposés métaphysiques de cette position, à savoir l’existence d’une contradiction substantielle dans le système social. La disparition de la haine de l’étranger emporte nécessairement avec elle l’amour de la patrie, mais la haine de l’autre demeure, elle, aussi intacte que l’amour de soi. Ce n’est pas la nature humaine qui est encline à la guerre mais la nature elle-même qui n’est pas autre chose qu’une guerre des formes de vie. La paix intérieure exige la guerre, la vertu authentique suppose la cruauté et la liberté sans mélange implique l’asservissement. Le « système de la haine nationale » n’est qu’un cas particulier du système de la nature apparaissant dans la contradiction criante de ses principes « innés » que sont l’amour de soi et la haine de l’autre. Leopardi ne peut encore énoncer l’idée d’une contradiction substantielle de la nature car celle-ci n’apparaîtra qu’à la faveur d’une nouvelle conception de la nature comme « existence universelle » et « circuit perpétuel de production et de destruction ». Il ne s’agira plus de la nature comme ordre, système, convenance et harmonie mais comme devenir anéantissant.
20Pour l’instant, c’est l’idée de philanthropie qui fait l’objet de sa critique. Si l’amour de soi peut trouver son expansion dans l’amour de la cité, de la patrie, de la nation, pourquoi ne pourrait-il pas s’étendre à toute l’humanité, annulant ainsi la possibilité même de la haine de l’étranger ? N’est-ce pas à l’amour de l’humanité et au cosmopolitisme que doivent tendre les sociétés modernes ? La philanthropie en tant qu’« amour universel » est une « fable » (fola). Mais elle diffère beaucoup des fables et des chimères qui guidaient les peuples antiques dans leur recherche du bien commun. En effet, la vertu, l’héroïsme, la gloire sans lesquelles ne sauraient exister ni se maintenir l’amour de la patrie, sont toutes des illusions, des « illusions naturelles » de l’imagination. La philanthropie est une illusion de la raison, au fond plus déraisonnable que les leurres de l’imagination. Du point de vue de la raison, elle est contradictoire dans la mesure où les termes dont elle est composée sont antinomiques : l’amour ne peut être universel parce que l’amour est, par définition et quelle que soit sa guise, préférence (préférence de soi par rapport à l’autre, de l’autre par rapport à soi dans certaines circonstances, etc.) et que « l’universel exclut l’idée de préférence » (l’universale esclude l’idea di preferenza). Cette proposition est aussi décisive que difficile à saisir dans la mesure où elle requiert une détermination de l’idée d’universalité en soi que ne propose jamais Leopardi. On retrouve le terme « universale » comme adjectif (aux côtés, par exemple, d’« éternel » : la notion de goût « universel et éternel » à la page [2638]), ou comme substantif accompagné d’un génitif dans la tournure italienne signifiant « tout » (par exemple : l’universale dei dotti de la page [3192] signifiant « tous les doctes ») mais jamais comme idée pure, si ce n’est dans cette phrase du second traité. On peut cependant faire l’hypothèse suivante : l’universel désigne pour Leopardi une totalité d’un genre particulier, une totalité sans différence. La totalité différenciée s’identifie pour Leopardi au système, qui est par définition un tout composé de parties qui conviennent entre elles, et qui n’existent que sur la base de leurs différences essentielles (ainsi du système de la nature comme varietà, c’est-à-dire comme totalité différenciée qui suscite le plaisir). Le système est, par définition, une totalité finie et différenciée. De son côté, l’universel pourrait désigner cette idée intrinsèquement contradictoire d’une totalité sans parties, d’une pure indifférenciation, indéfinie dans son intension comme dans son extension. C’est bien à une telle notion que semble faire référence Leopardi lorsqu’il parle de cet amour universel « rêvé par les philosophes ». Celui-ci est « extravagant » dans la mesure où il n’entend pas seulement être amour « de tous les hommes » mais « de tous les vivants et, autant que faire se peut, de tout l’existant ». Il s’agit bien d’un amour indéfini et indifférencié : qui va de l’amour d’un peuple à l’amour de tous les peuples, de l’amour de tous les peuples à l’amour de l’humanité, de l’amour de l’humanité à l’amour du vivant, de l’amour du vivant à l’amour de l’existant. Bref, l’amour universel vole d’une abstraction vide à une abstraction plus vide et plus générale que la précédente. Comment cet amour de l’humanité pourrait-il exister ? Sur quel mode ? Comme amour de tous les hommes individuellement ? Un tel amour semble difficile, et l’on n’en trouve guère d’occurrences si ce n’est dans l’amour christique, singulier et universel. Ainsi Pascal faisait-il dire au Christ, dans son Mystère de Jésus : « dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi ».
21Leopardi pose la question suivante : comment l’amour de soi pourrait-il faire coïncider son bien propre avec le bien « universel » ? Certes, la patrie de la société antique constituait elle aussi une forme d’illusion indéfinie mais le bien auquel elle renvoyait était beaucoup plus tangible et matériel. On voit mal en effet comment un tel bien pourrait orienter l’action du citoyen et de la cité, celle du système individuel (amour de soi/haine de l’autre) et du système social (amour de la patrie/haine nationale). Il semble plutôt qu’il l’anéantisse, engloutissant sans reste la partie comme le tout dans cette totalité indifférenciée de l’universel. Qui trop embrasse mal étreint, et vouloir embrasser l’universel ne revient à rien d’autre qu’au projet, soit délirant soit stupide, d’étreindre ce qui n’a pas de limites. La nature universelle est le devenir anéantissant, le circuit perpétuel de production et de destruction. Vouloir l’aimer renvoie à l’absurdité de vouloir aimer une ennemie. L’homme n’est donc pas plus le « citoyen » du monde que celui de l’univers et l’on voit dès lors en quoi les illusions antiques et naturelles de l’imagination s’approchaient autant de l’être que celles de la raison moderne avoisinent le néant.
22De fait, l’amour universel (et la philanthropie qui ne se présente que comme l’application locale de ce principe absurde) revient à la « théorie de ne faire de bien à personne ». La fable de l’amour universel a produit, en vérité, un « égoïsme universel » qui, s’il a réussi à faire disparaître l’effectivité du bien (son seul succès), n’est pas parvenue à faire disparaître « la fille naturelle » (figlio naturale) de l’amour propre, à savoir la haine. Le citoyen de la cité antique aimait sincèrement son concitoyen autant qu’il haïssait farouchement l’étranger ; l’individu revenu à la solitude primitive dans la société moderne ne hait plus l’étranger (sa haine s’épuise même à mesure qu’il lui est plus lointain) mais « le compagnon, le concitoyen, l’ami, le père, le fils ». La haine nationale ayant disparu et l’amour de l’autre ayant été rendu ineffectif par la chimère de l’amour universel, la haine de l’autre a désormais toute latitude pour s’exercer sur les êtres les plus proches, à la faveur de l’étroitesse des liens que s’est efforcée de parfaire la société ristretta. Il n’y a plus d’ennemis nationaux mais seulement des ennemis privés. La guerre entre cités ou entre nations a-t-elle disparu ? C’est une guerre intérieure « sans trève » qui la remplace. Une guerre « de chaque jour, de chaque heure, de chaque instant », de « chacun contre chacun ». Mais sans héroïsme, sans clémence, sans magnanimité, bref « sans une goutte de vertu ». La haine de l’étranger n’a pas disparu, mais l’étranger a changé de visage : il n’est plus l’étranger de l’autre cité, le barbare de l’autre nation ; il n’est plus le lointain mais le prochain et la haine a son égard ne peut s’exercer qu’en tant que le semblable est devenu le plus dissemblable. Leopardi demande alors : quel est le pire des maux ? La guerre antique de l’« égoïsme national » (egoismo nazionale) ou cette guerre d’autant plus terrible qu’elle est plus sourde, plus silencieuse et plus cachée : la guerre moderne de l’égoïsme universel ?
Guerre universelle et guerre commune
23Ce traité politique date de l’année 1821. Les guerres napoléoniennes ne sont pas loin et Leopardi n’ignore pas qu’aux guerres antiques entre cités ont succédé les guerres modernes entre nations. La guerre extérieure n’a pas disparu mais a changé de nature. La guerre antique opposait l’ennemi à l’ennemi, la guerre moderne oppose « l’indifférent à l’indifférent ». Chaque citoyen luttait alors pour sa propre cause qui s’identifiait purement et simplement avec celle de la cité, chacun lutte maintenant pour la cause d’un autre. La victoire ne profite plus à celui qui a combattu mais à celui qui a ordonné de combattre :
Il n’est rien de si contraire à la nature qu’un être que n’anime aucune haine ancestrale, aucun ressentiment présent, pour ainsi dire aucun intérêt personnel, reçoive d’un personnage qu’il n’aime guère et que peut être il ne connaît point, l’ordre de tuer un individu qui ne lui a fait aucun mal et qui ne connaît pas plus son futur meurtrier que celui-ci ne le connaît. Que dis-je ? Un individu qu’il hait en général beaucoup moins que celui qui lui ordonne de le tuer, et assurément beaucoup moins encore que la plupart de ses compagnons d’armes et de ses concitoyens. Car, aujourd’hui, nous dirigeons nos haines, nos inimitiés, nos envies contre nos voisins et jamais contre ceux qui vivent loin de nous : l’égoïsme individuel nous rend ennemis de notre entourage, de nos connaissances, de nos relations, et surtout de ceux qui suivent la même carrière et aspirent au même but, et auxquels nous voudrions être préférés ; de ceux qui, étant nos supérieurs, blessent notre amour propre. L’étranger, en revanche, nous est à tout le moins indifférent ; souvent, nous lui accordons plus d’estime qu’aux gens de notre connaissance car l’estime est confortée par l’éloignement, la méconnaissance du réel et l’imaginaire qui en dérive.
24C’est ainsi que la guerre moderne a réussi à « parfaire » le caractère contre nature (au sens ici de la nature comme système, ordre, convenance et harmonie) de la guerre, en rendant le soldat plus ennemi de ses camarades de combat et de ceux sous l’autorité desquels il combat que de ses ennemis réels : tuer un homme qui lui est indifférent au profit d’un autre qu’il hait. Leopardi affirme en ce sens, et de façon provocante, qu’il y a plus de « barbarie » dans le meurtre d’un seul ennemi aujourd’hui que par le passé dans l’extermination de tout un peuple. Et tout cela, « sans susciter cet enthousiasme, cet élan, cette valeur, ce courage, cette endurance des maux et des peines, cette constance, cette force, cette vitalité publique et personnelle que les anciens parvenaient à retirer de calamités similaires ». Tels sont les bienfaits « de la civilisation », de « l’esprit philosophique et humaniste », de « l’institution du droit des gens », du « songe de l’amour universel », de « la fin de la haine mutuelle entre les peuples et de l’extinction de la barbarie antique ».
25Le propos de Leopardi est de montrer qu’entre l’égoïsme individuel de l’état naturel et l’égoïsme universel de l’état rationnel a existé une forme d’« égoïsme national » correspondant à un degré de perfection relative de la nature humaine. L’amour de soi trouvait sa prolongation naturelle dans l’amour de la cité, de la patrie, de la nation. La société y jouait son rôle, à savoir réaliser le bien commun. Ces formes sociales étaient vertueuses dans le sens où elles manifestaient une puissance de vie. Non pas que la haine, « passion naturelle et indestructible dans tous les êtres vivants », (passione naturale e indistruggibile in tutti i viventi), en fût absente, mais elles surent lui donner le peu de sens qu’elle pouvait avoir. Ces sociétés ont disparu et ce, de façon définitive. Les témoignages qu’il nous en reste ne permettent au philosophe que de mesurer l’écart qui les sépare des pseudo-sociétés modernes. « Pseudo » dans la mesure où elles semblent moins réaliser le bien que le mal commun. La question d’une nouvelle forme de société, manifestant un autre amour de soi et une autre haine de l’autre, reste ouverte mais la réponse ne sera pas le fait du philosophe seul qui, lorsqu’il s’engage sur la voie de la raison pure, produit les chimères de la philanthropie, de l’amour et du bien universels, mais de l’alliance de la poésie et de la philosophie. Il ne peut y avoir de paix perpétuelle pour Leopardi mais au contraire une guerre, celle dont il parlera dans Le Genêt comme de cette « guerre commune » de la « compagnie humaine » contre la nouvelle étrangère et la nouvelle ennemie qu’est la nature en tant que devenir anéantissant.
Troisième traité politique : antisocial [3773-3810]
« Le plus sociable des êtres vivants » ?
26Le troisième traité politique des pages [3773-3810], datée des 25-30 octobre 1823, s’articule autour du problème général de la sociabilité naturelle de l’espèce humaine. Sa dimension est polémique dans la mesure où Leopardi entend soutenir que l’homme n’est pas le plus sociable mais au contraire « le plus antisocial de tous les êtres vivants qui forment, par nature, quelque société entre eux » (il più antisociale di tutti i viventi che per natura hanno qualche società fra loro, [3773]).
27Cette affirmation d’une nature antisociale de l’espèce humaine semble aller contre les faits et pourtant, ce sont les faits que Leopardi allègue tout d’abord pour la soutenir. Ni les « formes infinies » qu’a pu revêtir la société humaine au cours de l’histoire, ni l’effort constant des législateurs, des philosophes et de « toutes sortes de gens » pour en élaborer de nouvelles et de meilleures ne témoignent en faveur de cette prétendue sociabilité naturelle. Aucune société ne trouve grâce aux yeux de Leopardi : « toutes furent mauvaises, et toutes celles qui voient le jour actuellement le sont tout autant ». Pour quelle raison ? Est-ce là l’affirmation gratuite du pessimiste portant un regard désabusé sur l’histoire ? Non, les sociétés humaines sont mauvaises pour Leopardi, et l’ont toujours été, pour une raison ontologique. C’est que ces sociétés ne sont précisément pas des sociétés : elles n’ont rien de commun avec l’idée de société et il semble même qu’elles la contredisent. S’il est évident que nous ne trouvons aucune « société parfaite » dans l’histoire humaine, il est aussi vrai que nous n’en trouvons pas même de « passables », c’est-à-dire qui correspondent un tant soit peu au concept de société. Leopardi rappelle ce concept à la page [3774] :
Par société parfaite, j’entends une forme sociale dont les membres, en raison de l’existence de la société même, ne se nuisent pas entre eux, ou ne se nuisent qu’accidentellement et pas systématiquement ; une société où les individus ne cherchent pas sans cesse à se causer mutuellement du tort.
28Il s’agit là d’une définition a minima de la société. Leopardi n’ignore pas que la fin positive de la société est la recherche du bien des individus qui la composent, le « bien commun » (« la fin propre et essentielle de la société est le bien commun de ses individus », [3786]), mais il s’agit pour l’instant, avant tout, de mettre en évidence les effets que ne doit pas produire la société sur ses membres. Une société parfaite est celle dont l’agencement est tel qu’elle exclut le mal ou, tout du moins, tend à en conjurer l’apparition, s’efforce de le circonscrire au domaine du contingent. Dans le système social bien formé, le mal ne peut jamais exister comme substance (en vertu de la nature même de ce système) mais comme accident, c’est-à-dire comme extérieur à ce système et ne faisant pas partie de son ordre.
29À partir de là, il s’agit de juger des différentes formes sociales existantes, animales ou humaines, à l’aune de leur rapport au mal. Qu’observons-nous ? La société « parfaite » existe, elle n’a rien de chimérique ni d’utopique dans la mesure où elle est « ce que nous voyons advenir » chez les animaux : chez « les abeilles, les fourmis, les castors, les grues et les autres espèces de mœurs analogues » [3774-3775]. La société animale est une société qui réalise sa « fin propre et essentielle » : ses membres « concourent tous au bien commun, et s’aident mutuellement » (cospirano tutti e sempre al ben pubblico, e si giovano scambievolmente, [3775]). Ce n’est pas que le mal y soit absent et s’il y est « accidentel » ce n’est pas au sens où il serait peu fréquent ou non voulu. Leopardi le rappelle : tel individu peut nuire à tel autre, et même le groupe entier à l’un ou plusieurs de ses membres, mais rien de semblable, dans les limites du groupe déterminé ou entre groupes de la même espèce, à ce qu’il faudrait nommer une guerre. Si le mal existe, ce n’est qu’à la faveur de maux particuliers et circonstanciés qui, non seulement ne nuisent pas à l’existence du groupe, mais contribuent au bien commun : « même cette façon de nuire à l’autre concourt au bien commun ».
30En somme, les espèces animales sont sociables par nature dans la mesure où les formes de société qu’elles manifestent n’entrent pas en contradiction avec la nature au sens d’entité téléologique, providentielle et bienveillante. La nature veut, ordonne et prévoit le bien des êtres qui la composent et la société naturelle est le moyen qui convient adéquatement à cette fin. Le mal y est accidentel au sens où il est voulu par la nature et subordonné à l’existence d’un plus grand bien. Ces formes sociales n’entrent pas non plus en contradiction avec la raison mais sont conformes au concept, à « l’idée de société en soi » (l’idea della società assolutamente, [3777]), à savoir cet ensemble d’individus « concourant, sous une forme ou sous une autre, au bien de l’ensemble, sans jamais lui porter préjudice, si ce n’est par accident ». Chez les animaux, et pour autant que nous puissions le constater, la société est dans l’ordre de la nature comme dans l’ordre de la raison.
31Il en va tout autrement dans les « sociétés humaines » où l’existence du bien commun est aussi problématique que celle du mal est manifeste. Leopardi expose, dans les pages [3775-3776], le contraste saisissant entre la débauche de moyens mis en œuvre par la raison – aidée au besoin, dans une alliance improbable, de l’imagination – pour empêcher le mal et contribuer à la réalisation du bien commun et son résultat effectif. D’une part nous observons les « lois, peines, récompenses, coutumes, opinions, religions, dogmes, éducation, culture, exhortation, menaces, promesses, espoirs et craintes d’une autre vie » et de l’autre nous constatons que c’est à grand peine que l’individu social s’abstient « d’abuser de quelque avantage personnel pour assurer son bien aux dépens d’autrui », « de chercher à posséder plus que les autres », « de les opprimer », « bref, de détourner toute la société à son seul profit […] au prix d’un préjudice et d’un désagrément général ». Pendant des siècles et sous des formes variées, l’espèce humaine n’a épargné ni son ingéniosité ni sa peine (« combien d’immenses génies ne s’y sont pas appliqués ? ») à concevoir de nombreux dispositifs, du plus doux au plus coercitif, du plus simple au plus sophistiqué, pour réaliser une société parfaite. Tout le patient et considérable processus de civilisation, « en vain » (indarno). Ou pour ce résultat douteux que constitue la « société humaine » et qui ne mérite rien moins que le nom de « société parfaite ». Chez l’homme, la société n’apparaît ni dans l’ordre de la raison (elle ne correspond en rien à son concept) ni dans celui de la nature, puisque celle-ci n’a pu vouloir et ordonner un système dans lequel le bien commun est délaissé au profit du bien particulier et du mal général.
32De là deux conséquences possibles : soit l’espèce humaine n’est destinée à aucune forme de société (et alors : « toute société humaine est impossible », una vera società è impossibile, [3776], c’est-à-dire contradictoire) soit, « comme il est vrai », [3777], elle est destinée à un autre genre ou une autre forme de société. Cette autre forme de société, Leopardi la nomme « société large » (società larga).
« Società larga » et « società stretta »
33Leopardi élabore, tout au long de ce troisième traité et sur un mode fragmenté, la distinction conceptuelle entre « société large » (società larga) et « société étroite2 » (società stretta). Ces concepts sont importants dans la mesure où ils permettent de faire le lien entre la société comme idée (la « société parfaite ») et ses formes empiriques. À proprement parler, il n’y a que des sociétés animales, parmi lesquelles figurent les sociétés humaines, mais celles-ci diffèrent par « degré » en fonction de leur plus ou moins grande conformité avec le modèle d’une société parfaite. Leopardi affirme que l’homme est destiné à « un degré de société complètement différent de ceux qu’il a connus depuis qu’il a prétendument commencé à se dégrossir ». En quoi consistent ces deux degrés de société ?
34Nous les avons déjà rencontrés tous les deux : la société larga correspond à ces formes d’associations animales (essaim, troupeau, meute, etc.) où les membres du groupe concourent au bien commun en dépit des maux particuliers et accidentels ; la société stretta aux sociétés humaines telles que nous les connaissons (Leopardi pense notamment aux nations modernes) et dans lesquels nous voyons les individus poursuivre leur bien particulier au détriment du bien commun. En droit, le concept de société stretta n’exclut pas qu’il puisse se manifester chez d’autres espèces mais une telle société est surtout le fait de l’espèce humaine. La société stretta désigne une société « étroite » non au sens où elle serait composée d’un petit nombre d’individus (au contraire, elle est plutôt populeuse) mais au sens où les liens qu’entretiennent ses membres sont nombreux, variés, substantiellement entrelacés et intriqués. La société stretta est celle qui multiplie « les contacts des individus les uns avec les autres », ce que Leopardi nomme encore un commerce « étroit et quotidien » [3786], « continu et considérable » [3787]. En somme, elle désigne un degré de continuité et de densité des rapports sociaux beaucoup plus élevé que dans la société larga. En effet, celle-ci est d’autant plus « large » (larghissima) qu’elle est plus « réduite » (scarsissima). Elle comporte un petit nombre d’individus qui n’entretiennent qu’un petit nombre de relations. Non pas que celles-ci soient moins vitales et intenses, mais elles sont assurément plus rares et strictement nécessitées par la nature. Aussi, la société larga peut-elle consister en une association temporaire, telle une meute de loups « faisant société pour attaquer une bergerie » (fanno società per attacare un ovile, [3781]). En somme, l’intensité de la vie, qui prend dans la société stretta la forme d’échanges denses et continus, prend dans la société larga celle d’échanges discontinus et caractérisés par leur rareté. Il ne s’agit pas de catégories absolues dans lesquelles viendraient se ranger les sociétés empiriquement constatables, humaines ou animales, mais d’opérateurs conceptuels relatifs qui permettent d’établir des degrés de société en fonction de leur adéquation par rapport à l’idée d’une société parfaite : ainsi la société stretta s’éloigne d’autant plus de cette idée que la larga s’en approche. C’est à celle-ci que la nature a destiné l’homme, et c’est vers l’autre qu’il a manifestement évolué.
La « società stretta » et la haine d’autrui
35Il s’agit maintenant de répondre à cette question : comment la société stretta peut-elle nuire à ses propres membres ? Comment le mal peut-il y apparaître comme substantiel et non comme accidentel ? Comme on l’a vu, la société stretta n’est pas la société de la simplicité, de la discontinuité et de la rareté des rapports sociaux mais au contraire celle de leur plus grande continuité et densité : elle met les individus en contact les uns avec les autres sur le mode d’une prolifération, non voulue par la nature, de commerces et d’échanges incessants. Par cette mise en présence, elle provoque l’essor de « la haine innée de chaque être vivant pour ses semblables » (odio innato di ciascun vivente verso altrui). D’où vient cette haine ? Non pas d’une nature fondamentalement mauvaise ou malveillante de l’homme mais du principe même de la nature et du vivant qu’est l’amour de soi (« la nature n’a pas inspiré à l’être vivant la haine des autres : elle est née toute seule de l’amour de soi »). La philosophie politique de Leopardi trouve ici sa racine dans sa métaphysique. L’amour de soi est ce bien « immense et nécessaire » qui naît spontanément de la « conscience d’exister » (dall’esistenza sentita). Il est ce qui, en chaque être en tant qu’il appartient à l’ordre harmonique de la nature, le pousse à chercher son propre bien (bien qui peut être spécifié, dans la Théorie du plaisir, comme « plaisir » ou « bonheur »). Cet amour de soi ne se confond pas avec l’égoïsme (qui n’en est qu’une variante tardive et dérivée, et se manifeste précisément dans la société stretta) mais s’identifie plutôt avec un principe nécessaire et vital de l’existant en tant qu’il s’efforce de persévérer dans son être. Comme tel, il ne fait qu’un avec l’étoffe du vivant, à savoir le désir. La haine d’autrui et de son bien propre (ou de son plaisir et de son bonheur) accompagne cet amour de soi comme son pendant nécessaire et son double logique : il ne suit pas, de là, qu’il prenne nécessairement la forme d’une malveillance en acte à l’égard de l’autre. Dans l’état naturel par exemple, l’amour de soi apparaît ordinairement de la façon suivante : comme amour de l’autre, si le bien de tel être vivant entre dans un rapport de convenance avec le bien de tel autre ; comme indifférence ou non-préférence du bien de l’autre, s’il ne favorise ni ne fait obstacle à l’obtention du bien propre ; enfin comme hostilité si la confrontation avec l’autre est nécessaire à son obtention. C’est seulement dans ce dernier cas que l’être vivant éprouvera la « haine innée à l’égard d’autrui » dont parle Leopardi. De façon générale, la haine est un « mal » [3785] dans la nature. Elle est la cause « de cent maux divers », elle nuit à l’espèce, aux individus et au « sujet haïssant lui-même ». C’est la raison pour laquelle la nature « a prévu » que la haine d’autrui soit « inopérante » (inefficace) en la « privant d’incitations, d’occasions et de circonstances où elle puisse se manifester ». Elle répugne tant à la nature qu’elle ne trouve à se déployer qu’en de rares occasions et dans des circonstances précises. Ainsi, dans la société larga, la haine de l’autre se dirige prioritairement contre des individus d’autres groupes ou d’autres espèces, à condition qu’ils soient hostiles, et ne se tourne contre ses membres que dans des cas exceptionnels et en vue de concourir au bien commun. Ordinairement, ces membres entretiennent des rapports pacifiques, oscillant entre la bienveillance et l’indifférence.
36Il en va tout autrement dans la société stretta. « Étroite » parce ce que populeuse, dense et continue. Ses membres y sont toujours serrés et oppressés par la multiplication des liens qu’ils contractent et par le commerce incessant qu’ils entretiennent. Leopardi soutient qu’une telle forme de société ne peut susciter que la plus funeste et la plus « antisociale » des passions humaines, à savoir la haine. La société stretta est un déploiement de la haine d’autrui. En effet, l’amour de soi dans l’espèce humaine est extrême, et n’a d’égal que son corrélat, à savoir la haine de l’autre (« ces qualités figurent naturellement chez lui à un degré beaucoup plus élevé que chez aucune autre espèce vivante », [3773]). Mais ils ne se déploient pas séparément : l’amour de soi devient la haine d’autrui. L’amour du bien propre devient l’amour du bien d’autrui et l’hostilité à son égard, qui, faute d’occasions et de motifs tangibles, demeuraient à l’état de puissance dans la société larga (ou ne se manifestaient qu’en cas de menaces réelles), surgit à tout propos dans la société stretta. Ce qui est inévitable : l’intensité du commerce entre les hommes multiplie les biens matériels et spirituels et fait du fondement même de la société, l’idée de « bien commun », une réalité lointaine et abstraite, qui n’a plus la force de mettre en mouvement le désir de ses membres. L’amour de soi prend alors la forme de l’égoïsme, c’est-à-dire du désir du bien propre en tant que tel (et non en tant que bien commun), désir qui ne se restreint pas à obtenir un bien neutre mais se reportera sur le bien de l’autre, en tant qu’il lui appartient ou le convoite. La liste des effets particuliers qui accompagnent ce déploiement nécessaire de la haine d’autrui dans la société stretta est longue : des plus bénins tels le conflits d’intérêt, l’envie, la jalousie, les rivalités, les discordes jusqu’aux plus graves comme la vengeance, le meurtre, le suicide (ou haine de l’autre retournée contre soi), la soif de domination, les guerres intestines et extérieures. Il suffit d’indiquer qu’il ne s’agit pas là de maux exceptionnels ou accidentels mais d’effets inhérents au système social lui-même. En sorte que la société stretta n’apparaît plus juste comme une autre forme de société, ou l’un de ses degrés, mais comme sa contradiction.
La contradiction dans l’état social
37Si la société larga est celle qui s’approche le plus de l’idée de société parfaite, la société stretta s’en éloigne tant qu’elle apparaît comme une pure et simple contradiction : « l’expression société étroite, surtout dans le cas d’une société humaine, est une contradiction, non seulement dans la nature, mais dans l’absolu ». Elle est une contradiction « dans la nature » car la nature n’a pu vouloir, ordonner et prévoir qu’une de ses parties, à savoir l’espèce humaine, prenne la forme d’une entité s’autodétruisant. Et c’est pourtant ce qu’il advient dans la société stretta, puisque le déploiement de la haine d’autrui lui est inhérent, de même que les effets funestes qui en découlent sont nécessaires. Elle est aussi une contradiction « dans l’absolu », c’est-à-dire par rapport au « raisonnement absolu » qui n’est autre, comme l’indique la page [3784], que le principe de non-contradiction :
On ne peut supposer en effet que la nature ait voulu qu’aucune espèce (en particulier l’espèce humaine) pérît de ses propres mains, ou devînt malheureuse (se voyant donc interdire le but et la perfection de son être) par la faute de ses propres représentants. Elle serait alors cause de destruction et de malheur, donc d’imperfection, pour elle-même. Son existence impliquerait, comme son œuvre propre, sa non-existence, soit qu’elle se détruise, soit qu’elle se livre au malheur, c’est-à-dire se prive de son accomplissement et de sa fin, se faisant non-existence, et pire encore. Il s’agit ici de contradictions aussi formelles qu’évidentes3, qui doivent être exclues du raisonnement absolu : le principe même de notre raison, ou bien doit être tenu pour faux et l’on ne peut plus raisonner, ou bien nous interdit de supposer de telles contradictions dans la nature. Toutefois, elles apparaîtraient nécessairement si elle avait institué pour toute espèce une société stretta, puisqu’une telle société, quelle que soit sa forme, connaît toujours le sort que nous avons décrit. On en déduit aussitôt qu’attribuer à la nature l’intention d’imposer une société stretta à toute espèce animale répugne au principe même de la raison.
38L’existence de la société stretta est un scandale qui place la philosophie devant une alternative : soit abolir « le principe même de notre raison » (il principio stesso della nostra ragione), soit le préserver et reconnaître que la contradiction subsiste néanmoins dans le système de la nature, sous la forme de l’espèce humaine.
39Dans le premier terme de l’alternative, la société stretta n’est pas un accident, une contradiction locale, mais a été voulue et ordonnée par la nature pour toutes les espèces animales. Il suit que l’homme, en tant qu’il est le premier à la réaliser, accomplit sa perfection en même temps que la perfection de l’ordre naturel. L’homme serait, comme le veut la thèse traditionnelle, par nature, « le plus sociable des êtres vivants » et montrerait la voie aux autres espèces dans l’accomplissement du bonheur voulu par la nature pour toutes ses parties. Le problème, c’est que la société stretta en question, dont peut se targuer l’homme, est en même temps ce qui cause son malheur et sa destruction – c’est-à-dire son imperfection. Il suit qu’en voulant accomplir sa perfection par la médiation de la société stretta (voie pour ainsi dire « défrichée » par l’homme), la nature voudrait sa propre imperfection. Ce qui heurte le principe même de notre raison : une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être. La société stretta ne peut pas être en même temps perfection et imperfection de la nature. Ou « l’on ne peut plus raisonner ».
40Si nous maintenons sauf le principe de non-contradiction, nous refusons que la nature ait voulu et ordonné la société stretta pour toutes les espèces animales. Son intention était au contraire cette société rare, discontinue et diffuse qu’est la société larga et qui ne donne pas l’occasion à la haine d’autrui (pourtant innée, comme l’amour de soi) de se déployer de manière exacerbée et destructrice. La société larga est la perfection de la nature. Il n’y a donc aucune contradiction en elle. Leopardi affirme donc que la vérité incontestable du principe de non-contradiction (dans le système de l’esprit) nous empêche de poser la contradiction « dans la nature ». Il ne nous empêche pas de poser la contradiction comme existante (ce qui est le cas dans la société stretta), mais n’est-ce pas là précisément ce que devrait faire un discours qui ne veut pas renoncer au principe absolu de la raison ? Si le principe de non-contradiction est valide et que la société stretta est une contradiction, alors il faudrait affirmer qu’elle est une pure construction sans fondement et sans existence. Ainsi le principe de non-contradiction continue à vaciller dans ce troisième traité. Il n’est plus « absolu » mais relatif à la nature. Pour continuer à pouvoir penser la nature comme ordre et comme convenance, il faut maintenir l’ordre de la raison en dépit du pur fait réel et de l’existence de la contradiction au niveau local de la société stretta humaine.
Notes de bas de page
1 Le terme apparaît dans ce premier traité aux pages [564], [568] et [571], trois fois au singulier, une fois au pluriel. Toujours dans la graphie grecque.
2 Nous optons ici pour la traduction littérale. Schefer reprend la distinction bergsonienne en traduisant par « société ouverte » et « société fermée ».
3 Schefer traduit « essendo contraddizioni evidentissime e formalissime, sono escluse dal ragionamento assoluto » par « sont des contradictions formelles qui, bien qu’évidentes, doivent être exclues du raisonnement transcendant ».
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