Chapitre IX. Le christianisme
p. 213-232
Texte intégral
1C’est à la faveur de la réflexion sur le christianisme qu’apparaît pour la première fois, non l’idée de système, mais le syntagme témoignant de son assomption par Leopardi : « il mio sistema ». « Mon système portant sur les choses et les hommes », écrit Leopardi dans la longue pensée des pages [393-420], datée des 9-15 décembre 1820, « et le fait que j’attribue toutes choses ou presque à la nature, et très peu ou rien à la raison, c’est-à-dire à l’œuvre de l’homme ou de la créature, ne s’oppose pas au christianisme ». Leopardi n’entend pas proposer un ensemble de remarques et de commentaires fragmentaires sur le christianisme mais indiquer, dans un premier temps, les points sur lesquels son système et la tradition s’accordent : « Mon système ne se fonde pas sur le christianisme, mais s’accorde avec lui, de sorte que tout ce que j’ai dit jusqu’ici suppose essentiellement la vérité réelle du christianisme : mais ôtez cette hypothèse, et mon système reste intact ». En somme, le système léopardien intègre le christianisme non comme un moment nécessaire à son déploiement mais comme une confirmation de sa teneur essentielle. La pensée des pages [393-420], analysée dans les paragraphes qui suivent, expose plusieurs points de convergence.
Accord du système avec le christianisme
Deus sive natura [393-394]
2La réflexion léopardienne sur la religion se fonde sur une décision aussi fondamentale que coûteuse, l’identité de Dieu et de la nature : « la nature est la même chose que Dieu » (la natura è lo stesso che Dio).
3Cette identification a une dimension polémique. Leopardi entend par là s’opposer à « ceux qui croient être les amis de la religion », les « apologistes de la religion » qui soutiennent que le salut de l’homme repose dans la raison seule. Ils attribuent « tout à la raison » et revendiquent l’idée de « perfectibilité » de la nature humaine, corrompue depuis la faute originelle. Si la perfection de l’homme réside dans le bonheur, ce bonheur ne peut être atteint que par le biais de la connaissance de la vérité, du triomphe de l’esprit sur la matière, de la maîtrise de la pensée sur le corps. Pour ces faux amis de la religion, la vérité – qui s’identifie avec la connaissance rationnelle de Dieu – est bonheur et l’erreur, le leurre, l’illusion, lui sont fatales. Il s’agit en somme d’amender progressivement la corruption originelle de la nature humaine par le déploiement des forces de l’esprit et leur victoire sur une nature fondamentalement mauvaise. Leopardi souligne l’absurdité prétentieuse de cette position qui fait reposer la perfection de la création sur la perfection d’une seule de ses créatures et d’une seule de ses facultés. « L’ordre humain et universel » (l’ordine umano ed universale) ne peut dépendre d’une « faculté de la créature » qui s’oppose essentiellement à la nature. Ce qui est en jeu, dans ce premier point, c’est l’inscription de la réflexion sur le christianisme dans le cadre plus général de l’opposition entre nature et raison. « La nature est grande, la raison est petite », affirmait déjà Leopardi dans la pensée des pages [14-15], ce qui pourrait se traduire ici par « Dieu est grand, la créature humaine est petite ». Leopardi « exalte » et « prêche » Dieu en tant qu’il s’identifie avec la nature au sens de cette entité téléologique, providentielle et bienveillante qui pourvoit au bonheur de ses créatures. « Mon système divinise la nature » (il mio sistema divinizza la natura), précisera-t-il à la page [411], et il la divinise précisément comme système. Dieu est l’ordre naturel, le système de la nature en tant qu’il compose un agencement harmonique, un tout dans lequel les parties entretiennent des rapports de convenance. Ainsi la perfection de la créature consiste en la conformité de son essence avec la nature qui s’identifie à Dieu, et non dans le déploiement d’une faculté accidentelle et dans la réalisation d’une prétendue perfectibilité qui l’éloigne de sa perfection originaire et réelle.
Morte morieris [394-398]
4Leopardi s’oppose aux apologistes de la religion chrétienne mais pas au contenu du christianisme. Après l’établissement préalable du premier point concernant l’identité de Dieu et de la nature, la pensée du 9-15 décembre 1821 va s’orienter vers une exégèse de la Genèse. Il s’agit de déduire de « la lettre et l’esprit […] du récit mosaïque » une confirmation du système. Leopardi « admet » la faute originaire, la corruption de l’homme, mais lui confère un sens nouveau. Le récit mosaïque ne raconte pas l’histoire de la rébellion du corps, de la matière et de la nature contre la pensée, l’esprit et la raison mais l’inverse. La véritable faute de l’homme, son vrai péché, est « l’abus de raison, de savoir, de société ». La première nature de l’homme, celle qui précède la faute, correspond à un état primitif de bonheur. Dieu a placé l’homme in paradiso voluptatis (Genèse, II, 8, 15, 23-24), « dans le paradis de la volupté », et Leopardi de préciser qu’il s’agit d’une « volupté et d’un bonheur terrestre, contre ceux qui soutiennent que l’homme n’est naturellement destiné qu’à un bonheur spirituel et appartenant à une autre vie ». La perfection véritable n’est jamais quelque chose qui s’obtient, pour Leopardi, comme fruit d’un processus mais est donnée d’emblée. La perfection de l’homme dans le paradis terrestre est donc son bonheur absolu, une volupté naturelle et matérielle, en un mot immanente. Toute modification de cet état primitif de félicité ne peut produire aucune amélioration mais seulement une « déchéance », c’est-à-dire le malheur. La déchéance survient lorsque la raison et le savoir font irruption dans cet état de bonheur primitif, comme conséquence de la « désobéissance ». Dieu met à l’épreuve Adam en lui interdisant de manger du fruit de l’« arbre de la science du bien et du mal » et Leopardi comprend cette science du récit mosaïque comme « savoir » rationnel qui donne accès au contenu de la vérité, à savoir le néant de toutes choses. La raison dont parle Leopardi ne se réduit pas à la faculté morale de distinguer le bien du mal mais plutôt le vrai (le néant et la nécessité du malheur) du faux (l’éternité de l’être in paradiso voluptatis, c’est-à-dire dans une félicité matérielle indéfinie). Elle est, de façon générale, une faculté de discernement. Dieu – ou la nature – veut « interdire le savoir », « empêcher l’accroissement de la raison » afin qu’Adam ne connaisse pas la nécessité de son malheur. La faute d’Adam, son « péché d’orgueil » consiste à ne pas se satisfaire de la connaissance que lui a donné Dieu dans l’état de son bonheur primitif, à vouloir « savoir plus qu’il ne convenait ». Autrement dit, sa faute est son désir, le « désir de connaître et discerner le bien du mal ». En effet, dans l’état pré-lapsaire, Adam n’est pas ignorant mais son savoir relève de ce qu’il faudrait appeler une raison naturelle, une connaissance spontanée de son bien propre, qu’il partage avec les animaux – l’instinct qui constitue « un moyen et une action immédiate de Dieu ». Mais cette raison instinctive est bien distincte de la scienza à laquelle lui donne accès le fruit de l’arbre de la science, comme l’établissait déjà Leopardi dans cette pensée de la page [375], non datée (écrite vraisemblablement le 2 ou le 3 décembre 1820) :
La raison est ennemie de la nature. Je ne parle pas de cette raison primitive dont l’homme se sert à l’état de nature et que les autres animaux, également libres, et par conséquent capables de connaître, possèdent. Cette raison a été placée en l’homme par la nature, et il n’y a pas de contradictions dans la nature. C’est l’usage de la raison qui est ennemi de la nature, qui n’est pas naturel, cet usage excessif qui est le propre de l’homme, et de l’homme corrompu : ennemi de la nature et par conséquent ni naturel, ni propre à l’homme primitif.
5« Il n’y a pas de contradictions dans la nature » (nella natura non si trovano contraddizioni), c’est-à-dire qu’il n’y a aucune contradiction en Dieu, ni dans l’état primitif dans lequel l’homme se trouve avant qu’il n’enfreigne son commandement. Cet état est un état de félicité, d’adéquation parfaite entre l’homme et son essence : le savoir dont il dispose demeure dans un rapport de convenance avec sa nature. La contradiction est la raison même, ce péché d’orgueil qui pousse l’homme, dans un inexplicable clinamen, à désirer plus de savoir. La faute originelle coïncide avec l’irruption contingente de la raison en l’homme : non pas de cette raison naturelle, convenant au système de la nature, mais d’une raison pour ainsi dire purement rationnelle, éloignée de la nature et qu’on pourrait appeler épistémique (la raison qui donne accès à l’épistémè véritable, à savoir la connaissance du néant comme vérité et de l’être comme illusion). À partir de là, l’homme est condamné par la nature à « mourir de mort » (morte morieris). Que signifie cette formule apparemment redondante ? Pas simplement que l’homme commencera à mourir, cessera de vivre éternellement in paradiso voluptatis, mais aussi qu’il mourra, en quelque sorte, de la main de la mort, c’est-à-dire de la vision du néant et de l’anéantissement nécessaire de toutes choses. La vérité authentique de la raison en tant que « science » (la science qui a su détruire toute instance éternelle et immuable) et non en tant que raison naturelle et primitive (faculté primitive et innée pour tout être de rechercher son propre bien et de fuir le mal) est le néant de toutes choses, néant qui, une fois connu, anéantit le bonheur et la vie. Dieu ou la nature interdit donc à l’homme de connaître le néant de toutes choses car l’intuition de la vérité anéantit. Emanuele Severino a raison de souligner que la mort à laquelle est condamnée l’homme qui transgresse le commandement divin (ou naturel) n’est pas une « sanction extrinsèque1» à la transgression mais appartient à son essence même. La transgression est l’intuition du néant de toutes choses et cette intuition anéantit : elle est la mort. Et en effet, le récit biblique ne dit pas que l’homme mourra de la main de Dieu, ou d’une autre façon, mais bien de la mort même qui constitue le contenu de la vision à laquelle la raison lui donne accès. Ainsi nous saisissons les deux résultats essentiels de ce second point : premièrement que la raison « est destruction du bonheur et de la vraie perfection ». Deuxièmement, que « la déchéance de l’homme ne consiste pas dans la déchéance de la raison » (il decadimento dell’uomo, non consiste nel decadimento della ragione : le triomphe du corps et de la nature sur l’esprit et la raison) mais dans son « accroissement ». La science véritable, en tant que connaissance du néant comme fondement, n’augmente pas le bonheur auquel Dieu ou la nature destinaient nativement l’homme mais le détruit. Le salut de l’homme n’est pas dans le déploiement des forces de la raison et leur victoire sur la nature, comme le croient les apologistes de la religion. C’est la raison qui est la faute originelle (et cependant inexplicable, accidentelle, contingente) et ces apologistes, en promouvant la perfectibilité humaine, ne font pas autre chose que réitérer cette faute en recherchant une perfection tout aussi factice que celle qu’Adam désirait en mangeant du fruit de l’arbre de la science.
Cognovissent se esse nudos [399-400]
6Le troisième point constitue à la fois une confirmation et une prolongation du résultat précédent : la « décadence de l’homme » consiste dans la décadence « de son état naturel ou primitif », c’est-à-dire dans le passage d’une première nature, originaire et parfaite, à une seconde nature, dérivée et corrompue. Leopardi va maintenant porter son attention sur la découverte par Adam et Ève de leur nudité. Une fois mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, aperti sunt oculi amborum. L’intuition du vrai est de l’ordre de l’expérience perceptive, il s’agit d’une vision qui détermine la connaissance de la contradiction existante : cognovissent esse nudos. La honte qui saisit Adam et Ève découvrant leur nudité est une contradiction dans la mesure où elle est une « honte de leur nature » (si vergognarono della loro natura), une tonalité qui est aussi la négation immédiate de leur nature première et bienheureuse. C’est le savoir, moins dans son contenu que dans son mouvement, qui opère la corruption de la première nature, « puisque l’homme sut alors ce qu’il ne savait pas avant, ce qu’il n’aurait pas su ni n’aurait dû savoir », à savoir qu’il était nu. Le fait de se vêtir n’est pas l’affirmation d’une seconde nature qui viendrait parfaire la première mais sa négation. Le savoir est une honte, c’est-à-dire une négation éprouvée : « l’homme ressent immédiatement après avoir péché une contradiction dans sa propre nature » (subito dopo il peccato l’uomo provò una contraddizione colla sua natura). La connaissance du vrai que Dieu avait interdit aux hommes correspond explicitement pour Leopardi en un provare, une épreuve (au double sens de ce qui constitue un défi et de ce qui doit être éprouvé) de la contradiction : Adam et Ève ne se découvrent pas comme nus mais comme non-vêtus. Le premier malheur de l’homme naît donc dans une expérience qui mêle étroitement la honte et la connaissance de soi : « Ouvrir les yeux, et par conséquent connaître fut donc la même chose que déchoir ou se corrompre ».
7Ainsi le christianisme s’accorde avec le système léopardien sur ce résultat fondamental : la connaissance du vrai est saisie immédiate, vision de la contradiction existante. Cette contradiction qui oppose l’homme vêtu à l’homme non-vêtu constitue donc « un grand coup porté » à « la prétendue loi de nature, innée et essentielle » ainsi qu’à « la prétendue nécessité, ou disposition, soit naturelle soit primordiale et substantielle, de l’homme à vivre en société ». Leopardi articule ici la critique de la thèse de la vocation théorétique de l’homme à celle de sa vocation sociale. Il n’y a pas plus en l’homme de désir par nature de connaître, comme le prétendait Aristote, que de devenir un être de culture. L’homme n’est ni un être métaphysique ni un animal social et c’est pour ainsi dire par raison qu’il devient l’un et l’autre, sous l’effet de l’irruption accidentelle, du coup de dés inexplicable du savoir, et ce, en dépit de « tous les obstacles dressés » [365] par Dieu (ou la nature) pour l’empêcher d’accéder à ce savoir et à la fausse nécessité de l’existence sociale qui en découle. L’exigence de vie en société est si étroitement liée à la connaissance du vrai (« le besoin qu’a l’homme de certains arts et d’un certain usage de la raison s’explique aussi en grande partie par son besoin d’avoir des vêtements ») qu’elles en viennent l’une et l’autre à refléter la même contradiction. La connaissance et la vie sociale sont des contradictions en soi, elles font exister la contradiction dont la déchéance et la corruption ne sont au fond que les formulations théologiques.
L’état de « civilisation moyenne » [407-409]
8Le quatrième point est consacré à l’approfondissement de l’idée de « civilisation moyenne » (civiltà media). L’expression n’a rien de péjoratif, elle ne renvoie pas pour Leopardi à une forme de médiocrité mais au contraire à un degré de perfection et d’excellence de l’existence sociale, de la vie de « l’homme social ». La fonction principale d’une religion est de conduire à cet état de civilisation : « l’état d’un peuple chrétien », par exemple, « est précisément l’état d’un peuple moyennement civilisé » et un « christianisme pur » (Cristianesimo puro : formule rare chez Leopardi qui ne renvoie pas à un christianisme extrême, c’est-à-dire fruit d’un excès de raison, mais véritable, à savoir conforme à la nature) conduit « et même équivaut à un état juste et suffisant de civilisation et convient parfaitement à l’homme social ». En quoi la civilisation moyenne rendue possible par le christianisme (et, on le verra, les autres religions) constitue-t-elle une forme d’excellence de la vie sociale ?
9Tout d’abord parce qu’elle représente le milieu juste entre la société primitive, purement naturelle, dont l’existence est hypothétique et qui ne peut, dans tous les cas, pas être retrouvée après l’irruption de la raison, et les sociétés « excessivement civilisées et étroitement rationnelles » qui caractérisent « notre époque ». La civilisation moyenne se situe donc dans une position d’équilibre par rapport à la connaissance, entre le défaut de raison qui s’accompagne d’une félicité parfaite mais irrémédiablement perdue (défaut d’une raison pour ainsi dire raisonnante et non de la raison naturelle) et l’excès de raison qui s’accompagne d’un malheur manifeste et nécessaire. Elle réalise le tour de force de concilier ces deux ennemies mortelles que sont, dans le système léopardien, la nature et la raison. C’est la religion qui va jouer ici un rôle déterminant car, comme on l’a vu, celle-ci est un mixte de l’une et de l’autre. Cette essence hybride de la religion est particulièrement sensible dans le christianisme qui, en tant que rationnel, donne accès à la vérité du néant et du malheur de l’existence temporelle et, en tant que naturel, redonne la vie et le désir de l’action en promettant la béatitude de l’existence céleste. Autrement dit, la religion chrétienne est tout autant pourvoyeuse de vérité que d’illusion, et c’est tout autant l’intellect que l’imagination qui s’expriment par sa voix. Elle « confond notre raison » en signifiant, notamment à travers le récit de la faute, « la corruption qu’elle a introduite dans l’homme » et en même temps, comme l’indiquait Leopardi dans le point précédent, « divinise la raison et le savoir » (ha divinizzato la ragione e il sapere), dans la mesure où elle l’appelle à se perfectionner pour accéder à l’ordre transcendant de la surnature et de la révélation. Le christianisme n’est pas une juxtaposition statique de la nature et de la raison mais une alliance dynamique où la nature originaire perdue laisse place à une seconde nature, corrompue par le surgissement de la raison, une nature contradictoirement rationnelle – c’est-à-dire pécheresse ou fautive – qui ne saurait trouver son accomplissement et sa perfection que dans le dépassement de cette contradiction par la révélation, c’est-à-dire la promesse de l’accès à une surnature. La révélation constitue au fond le triomphe de la nature dans l’être rationnel corrompu, mais Leopardi considère ce triomphe moins comme une rupture que comme le prolongement ou le refleurissement rationnel de la nature en l’homme. « Et voilà la religion qui favorise infiniment la nature », c’est-à-dire qui réactive les puissances de fiction de l’imagination dans l’homme corrompu par la raison et la vision de la vérité. Il s’agit là d’un des motifs les plus constants de la pensée léopardienne : quand la raison prétend pouvoir se passer de la nature et qu’elle ne devient pas folie ou barbarie, elle est incapable de déterminer l’action. La raison pure conduit à l’inactivité d’une existence sépulcrale et ne se signale que par son « impossibilité à nous rendre heureux ». La vie, c’est-à-dire le bonheur trouvé dans l’activité, dans l’œuvrer, est intrinsèquement liée aux forces de l’imagination. Ce sont les illusions, en tant que produit de la faculté naturelle par excellence qu’est l’imagination, qui peuvent mettre en branle l’action de l’individu comme de la société. Autrement dit, pas de société parfaite (parfaite relativement à la condition irréversiblement altérée de l’homme) sans illusions vitales et sans la religion qui les crée en adéquation avec le degré de rationalité (de corruption) atteint par cette société : « l’homme ne vit de rien d’autre que de religion ou d’illusions » [216] ; c’est l’illusion qui « forme la substance et la raison de la vie ». C’est ainsi que le christianisme établit « ces qualités qui étaient propres aux hommes de l’Antiquité ou plus proches de la nature » et « assouvit notre imagination avec l’idée de l’infini, exalte l’héroïsme, celui de la vie, du corps, raison et fondement de ces milliers d’illusions qui constituent l’état de civilisation moyenne ». Leopardi évoque ici l’état de civilisation « d’un peuple véritablement chrétien » (par exemple, l’Espagne jusqu’en 1820) qui s’oppose point par point à celui des sociétés excessivement civilisées où règnent « égoïsme, mort, ennui, indifférence, inaction, mauvaise foi publique et privée, absence de tout héroïsme, de tout sacrifice et de toute vertu ». L’absence « de toute illusion inspirée par la nature dans l’état primitif » fait donc d’un peuple purement rationnel, et donc sans illusions, un peuple de spectres ou de scélérats. Ces illusions étant définitivement perdues avec la nature primitive, c’est à la religion qu’il revient de « rappeler l’homme, dans la mesure du possible, à son état naturel » en forgeant l’ensemble des illusions rationnelles (ou plutôt compatibles avec un certain degré de société et donc de rationalité) qu’enveloppe la révélation. Le christianisme propose donc un retour relatif à la nature par le biais de cette raison qui a corrompu l’homme et découvre qu’elle doit s’abolir pour laisser place à la surnature, déposant ainsi le malheur qui lui est consubstantiel pour accéder au bonheur de l’espérance et de l’activité qui recherche le salut dans les œuvres.
10Cette réflexion consacrée à la civilisation moyenne, qui constitue « l’état le plus heureux de l’homme social, et irrémédiablement corrompu » est aussi l’occasion pour Leopardi de renvoyer à la pensée des pages [304-305] consacrée à la philosophie. Si celle-ci consiste véritablement en l’exercice de la raison, alors sa perfection réside dans la connaissance de sa propre « insuffisance à nous rendre heureux », de son opposition radicale, dès lors qu’elle est déploiement de la raison pure, au bonheur. La perfection de la raison est la connaissance « de l’impuissance et [du] malheur de la raison ». La contradiction de la raison dans le christianisme est donc double : elle contredit une nature primitive qu’elle gâte pour finir par se contredire elle-même en s’abolissant au profit de l’illusion et du bonheur :
Ce mot spirituel d’un Français, Glissez, mortels, n’appuyez pas2, me paraît contenir toute la sagesse humaine, toute la substance, le fruit et l’aboutissement de la plus sublime, profonde, subtile et mûre philosophie. Nous avons tous mis en pratique cet enseignement que la nature nous dispense depuis [305] l’enfance et qui ne s’adresse ni à notre esprit ni à notre raison, mais à notre instinct inné et intime. Qu’avons-nous donc appris de tant d’études, de tant de fatigues, d’expériences, de sueur, de douleurs ? et la philosophie, que nous a-t-elle enseigné ? Ce qui nous était naturel quand nous étions enfants et que nous avons oublié à force de sagesse ; ce que nos aïeux incultes et sauvages savaient et faisaient sans songer à être philosophes, sans peines ni recherches, sans observations ni profondeur. La nature nous avait donc donné autant de sagesse qu’aux plus grands sages de toutes les époques ; elle nous en avait même donné davantage, puisqu’ils agissaient selon des maximes, c’est-à-dire selon des choses qui leur étaient extérieures, quand nous agissions par instinct et selon une disposition intérieure s’identifiant à notre nature et qui était certainement, invariablement et constamment plus efficace. De cette façon, si l’homme était resté ce qu’il était au commencement, le plus haut degré du savoir humain et de la philosophie aurait consisté à en connaître l’inutilité et à corriger les maux que la philosophie lui avait elle-même donnés, à remettre l’homme en cette condition qu’il n’aurait jamais dû quitter si elle n’avait pas vu le jour. C’est pourquoi seul le sommet de la philosophie est utile, parce qu’il nous en libère et nous en détrompe.
11À ce stade de sa réflexion, Leopardi voit dans la révélation le moyen principal pour la raison de remédier à elle-même, d’où cet éloge du christianisme dans sa capacité de redonner vie à une civilisation exsangue. Mais sa pensée s’orientera progressivement dans une autre direction, celle de la critique du christianisme en tant que nihilisme (négation de l’existence terrestre au profit de l’existence céleste, doctrine de l’inaction et du désir d’inexistence, haine du corps et de la vie, etc.). Le dépassement de la contradiction entre nature et raison promis par la révélation, dès lors qu’il est déterminé et connu comme illusoire, ne peut plus avoir d’effectivité et doit laisser place à l’alliance de la philosophie et de la poésie à travers l’œuvre de génie, c’est-à-dire l’œuvre qui ne prétend par relever la contradiction entre nature et raison mais se propose seulement de la faire exister.
Divinisation de la raison et divinisation de la nature [409-411]
12C’est la question de la « perfection de la raison » qui est au centre du point suivant. Cette perfection peut être entendue en deux sens : la raison est « parfaite » soit au sens où elle détruit la vie, soit au sens où elle redonne vie à celui qui en fait usage. Dans le premier cas de figure, la raison perfectionnée est la raison dite pure, c’est-à-dire la raison qui a réussi à éradiquer toutes formes d’illusions naturelles dans l’esprit. Ce triomphe complet de la raison sur l’imagination peut se manifester, entre autres, sous la forme de la barbarie, de la folie et du suicide. De manière générale, quand la raison parfaite ne conduit pas à l’anéantissement pur et simple de son hôte, elle suscite en lui ce que Leopardi nomme le « malheur », c’est-à-dire le contraire de ce à quoi Dieu – ou la nature – l’a destiné. Dans le second cas de figure, la raison ne persévère pas dans sa logique d’autonomisation par rapport à la nature mais opère au contraire un retour inattendu à celle-ci. C’est un tel retour à la nature, par la médiation de la raison, que réalise précisément le christianisme. Dans la foi, la raison devient puissance de « persuasion » des illusions naturelles qui redonnent sens et bonheur à l’existence terrestre. Le tour de force de la religion consiste à donner un nouveau corps et une nouvelle vérité aux illusions naturelles et c’est en ce sens que Leopardi peut affirmer que « la perfection de la raison […] consiste formellement dans la connaissance d’un autre monde ». Le contenu de cette connaissance n’est pas autre chose que le contenu de la révélation. Pour redonner leur effectivité à ces illusions que sont, par exemple la « vertu » et la « beauté », il faut que celles-ci soient « personnifiées » par les bienheureux dans l’autre vie. La vertu et la beauté terrestres de l’être fini prennent sens par rapport à la vertu et à la beauté de l’être infini. Le « bonheur de l’homme corrompu » ne peut donc consister en autre chose que dans ce retour de la raison, non à la nature primitive, mais à une nature seconde orientée vers une existence qui la transcende. La raison ne peut être parfaite (et aller dans le sens de la vie, c’est-à-dire de l’activité et du bonheur) que dans la mesure où elle peut persuader celui qui en fait usage que les illusions qui le meuvent sont en réalité des vérités. Soit la vérité rationnelle anéantit son hôte, soit elle lui redonne la vie en s’abolissant comme destructrice des illusions naturelles et en devenant force de persuasion de leur existence, différée certes dans un arrière-monde, mais réelle. La religion chrétienne n’est pas irrationnelle pour Leopardi, elle n’oppose pas le cœur à la raison mais découvre qu’il y a un cœur, une volonté de vivre dans la raison même de l’être corrompu par la connaissance. D’une certaine façon, la raison a un cœur (une part de nature, un désir de vie) que le cœur (la nature seule) ne connaît pas. La croyance religieuse, c’est au fond la rationalité qui devient créatrice d’illusions, de nouvelles fictions pour l’esprit de l’homme corrompu.
13L’essentiel de l’argumentation de Leopardi dans ce point consiste donc à résoudre l’apparente incohérence entre l’affirmation de la divinisation, par le christianisme, de la raison et du savoir (il cristianesimo divinizzando la ragione e il sapere) et celle de la divinisation, par le système léopardien, de la nature « ennemie de la raison et du savoir » (nemica della ragione e del sapere). La nature que divinise le système léopardien est la nature primitive et heureuse de l’homme et la raison que divinise le christianisme est celle qui rend possible le retour (tout relatif) à celle-ci. Encore faudrait-il rendre compte de l’homonymie, au sens aristotélicien, du terme « diviniser » dans chacune des ces occurrences. Lorsque Leopardi affirme qu’il divinise la nature, il semble plutôt qu’il naturalise Dieu. Il ne fait pas accéder la nature au statut d’instance transcendante et séparée mais lui accorde plutôt les déterminations traditionnellement attribuées à Dieu : la nature est téléologique, providentielle, fondamentalement bienveillante et miséricordieuse. Ainsi le divin se trouve-t-il projeté dans le plan d’immanence. À l’inverse, lorsque le christianisme divinise la raison, il semble pour le coup qu’il lui confère un statut transcendant, celui de faculté en mesure de faire accéder l’homme au contenu de la révélation et à la croyance en la surnature. La raison est certes une puissance de fictions mais, dans le christianisme, elle s’ignore comme telle, de même que l’imagination s’ignore comme faculté productrice d’illusions chez l’homme de la nature primitive.
« Mon système ne se fonde pas sur le christianisme » [416-420]
14Le dernier point de la longue pensée des 9-15 décembre 1821 précise une dernière fois le rapport ambigu de la philosophie léopardienne au christianisme. Il ne s’agit pas d’une philosophie chrétienne si l’on entend par là une philosophie qui trouverait son fondement dans le contenu du dogme chrétien (« mon système ne se fonde pas sur le christianisme »). Le système léopardien « s’accorde » avec lui dans la mesure où il trouve en lui la confirmation de son « point principal », à savoir que le corruption et le malheur qui en découle sont l’œuvre de la raison et de la connaissance. Ou, plus exactement : d’un « déséquilibre » entre la raison et la nature, « raison et nature excellemment équilibrées, ou subordonnées l’une à l’autre, et finalement combinées, chez les autres êtres vivants ». Péché est le nom que donne la foi chrétienne à cette crise du vivant en l’homme.
15Le récit de la Genèse confirme cette intuition fondamentale, d’où le soin méticuleux, presque naturaliste, que manifeste Leopardi lorsqu’il propose, non pas une exégèse qui se donnerait pour tâche de dévoiler le sens caché des Ecritures, mais une enquête qui, à travers l’analyse la plus littérale possible du texte biblique, trouve les preuves de sa validité. Si véritablement, et comme l’énonçait le tout premier point, la nature « est la même chose que Dieu », le récit de la faute originelle relève plus de l’histoire naturelle que de la vérité révélée. Disons-le encore une fois : Leopardi divinise peut-être moins la nature, comme il l’affirme, qu’il ne naturalise Dieu. L’interdiction divine faite à Adam de manger du fruit de l’arbre de la connaissance renvoie plus à l’expression d’une prudence (au double sens de sagesse et de précaution) naturelle qu’à un impératif transcendant. C’est en ce sens que Leopardi peut réaffirmer « la vérité réelle » (la verità reale) du christianisme, où l’épithète signifie ici qu’il s’agit d’une vérité rationnelle et factuelle, conforme à l’ordre des choses que nous connaissons (le christianisme convient à la raison), à la différence des religions antiques, qui ne sont, à proprement parler, ni fausses ni « irréelles », mais fondées sur la puissance fictionnelle de l’imagination (le paganisme convenait à la nature). En d’autres termes, le christianisme s’enracine dans l’intuition vraie du néant de toutes choses et du malheur qui en découle nécessairement en cette vie. Que l’existence d’une autre vie qui viendrait la relever soit vraie ou fausse réellement (c’est-à-dire découverte par la raison comme la fiction qui a fleuri sur son sol), que la promesse soit effective ou pas, ne change rien à la validité générale du système léopardien : « ôtez cette hypothèse et mon système reste intact ».
16Un problème se pose cependant, celui du rapport de Dieu au péché, c’est-à-dire au mal, à la corruption ou encore, puisque les termes sont, dans le cadre de la réflexion sur le christianisme, synonymes, à la contradiction. Comment Dieu a-t-il pu laisser la nature première de l’homme entrer en contradiction avec elle-même ? En effet, et d’un point de vue qui s’en tiendrait à la stricte naturalisation du récit de la faute et de ses conséquences, l’homme, loin d’apparaître comme « le premier des êtres dans l’ordre des choses terrestres » en serait plutôt le plus « infime » représentant. Comment le christianisme peut-il concilier l’affirmation du statut de l’homme comme étant « la plus noble des créatures terrestres » et à la fois la seule qui soit substantiellement dénaturée, corrompue et contradictoire ?
17Deux réponses possibles sont envisagées par Leopardi : l’une provenant du christianisme et l’autre, brièvement ébauchée, de son propre pessimisme.
18Du point de vue du christianisme, la contradiction était nécessaire au déploiement de la miséricorde et de la gloire divine (Dieu voulut « manifester sa miséricorde et l’étendue de sa gloire sur terre ». Dieu autorise l’imperfection de l’homme en lui faisant subir « l’épreuve » (la prova) de la contradiction, c’est-à-dire de « son malheur temporel » auquel sa condition première ne le destinait pas, pour mieux manifester la perfection propre de son essence. En d’autres termes, « Dieu permit un mal effectif en vue d’un bien » (Dio permise un effettivo male, per un bene) car il fallait bien que l’homme pèche (c’est-à-dire entre en contradiction avec sa nature) pour qu’il soit rédimé (pour que l’ordre de la surnature ou de la grâce ne vienne relever cette contradiction). Ainsi, bien que la contradiction que constitue le péché dans le christianisme ne soit pas un mal accidentel mais substantiel, elle n’en demeure pas moins un moment nécessaire à la manifestation d’un ordre parfaitement bon.
19Le pessimisme léopardien commence à poindre dans la deuxième réponse qu’il propose à la toute fin de cette pensée des pages [393-420]. Il faut envisager la possibilité, proprement impie, que Dieu ait « permis un mal (et le mal suprême qu’est le péché) sans raison » (permesso un male (e sommo male qual è il peccato) senza motivo). Dieu, ou la Nature, « aurait laissé sans raison l’ordre établi par lui être violé et gâté ». La vérité du christianisme et l’intelligibilité de la création divine sont suspendues à l’effectivité de la Rédemption. Si la Rédemption n’est pas réelle mais fictive alors Dieu « n’a pas agi pour le meilleur mais pour le pire » (non avrebbe fatto il meglio ma il peggio). Il n’est plus cette nature providentielle et bienveillante qui pourvoit au bonheur de l’homme mais il n’est pas encore cette force aveugle et destructrice qui se confond avec le devenir anéantissant. Leopardi fait ici l’hypothèse d’un Dieu qui serait un Dieu du mal pour l’homme, un Dieu pervers qui aurait permis l’existence locale de la contradiction dans le système de la nature sous la forme d’une nature humaine substantiellement corrompue. Les développements ultérieurs de la pensée léopardienne viendront confirmer et élargir cette hypothèse : ce n’est pas simplement l’existence du mal en l’homme qui est effectivement « sans raison » (senza motivo) et sans pourquoi, mais celle de la totalité de l’ordre naturel avec lequel Dieu se confond. C’est l’être même qui est sans pourquoi. Si le néant est le fondement des choses et de Dieu même alors il n’y a aucune raison absolue pour qu’une chose ne puisse pas ne pas exister. Aucune chose, même cette contradiction que représente le mal substantiel. Au fond, Leopardi reconnaît au christianisme le mérite d’avoir mis en évidence la substantialité du mal en l’homme, de l’avoir nommé et circonscrit comme péché, mais sa faiblesse est de s’être restreint à cette dimension humaine. C’est l’existence en soi qui est un mal pour Leopardi, bien que ce mal ne soit en définitive qu’un rien face à l’infinité réelle du néant dont il surgit sans raison, sur le mode de la plus pure contingence.
La contradiction dans le christianisme
20Le motif de la contradiction affleure à de nombreuses reprises dans cette grande pensée des 9-15 décembre 1820. Il s’agit maintenant d’examiner des pensées ultérieures où ce motif est présent explicitement. La contradiction est présente dans le contenu du christianisme (les mystères de la foi) comme dans ses effets (l’idéal ascétique d’une vie inexistante), en sorte que Leopardi en vient à le considérer, non plus comme le soutien de son système, mais comme « le monstre le plus impitoyable engendré par notre raison ».
Les mystères de la foi
21Dans les pensées des pages [1627] et [2178-2180], datées respectivement du 4 septembre et du 27 novembre 1821, la réflexion de Leopardi va se concentrer sur les mystères de la foi chrétienne : Eucharistie, Incarnation, Trinité. Ces dogmes constituent autant de scandales pour la raison dans la mesure où ils manifestent la ruine du « principe dit de contradiction » (principio detto di contraddizione). Comment une substance peut-elle à la fois être ce qu’elle est (le pain et le vin) et ce qu’elle n’est pas (non pain mais corps, non vin mais sang) ? Comment l’immatériel (le Verbe) peut-il devenir matière (se faire chair) ? Comment l’essence de Dieu peut-elle être à la fois une et trine ? Certes, « les Pères et les Docteurs se sont ingéniés à expliquer […] par un discours humain et raisonné » ces mystères (en établissant, par exemple, pour la Trinité, la distinction entre la substance unique de Dieu la triplicité de ses personnes) mais il n’en demeure pas moins, pour la raison humaine, qu’elle soit ou non éclairée « par les lumières de la révélation », de pures et simples contradictions : le vin n’est pas du sang, l’esprit n’est pas matière et un n’est pas trois. Ces dogmes nous éclairent cependant sur la logique à l’œuvre dans la révélation, à savoir celle d’un assujettissement de la raison aux mystères de la foi. Tout se passe dans le christianisme comme si la raison, dès lors qu’elle se donne pour tâche de déterminer l’essence de Dieu et du divin, devait rencontrer la contradiction non comme son échec ou sa limite mais comme sa vérité. Les « nombreux attributs de Dieu » que la religion chrétienne révèle nous contraignent à modifier « l’idée que nous nous faisons de l’extension du possible » (l’idea che noi abbiamo dell’estensione del possibile). Le résultat des pensées fondamentales du 3 septembre 1821, qui établissent l’essence de Dieu comme infinie possibilité (« l’infinie possibilité est donc la seule chose absolue. Elle est nécessaire et préexiste aux choses. Une telle existence ne se trouve qu’en Dieu », [1623]) se trouve ici confirmé : Dieu existe sur tous les modes possibles, tout est possible et tout peut exister en Dieu, même la contradiction ou ce qui apparaît comme telle à la raison de l’être fini. Les mystères de la foi, en s’opposant « directement à notre manière de concevoir et de raisonner », nous conduisent à reconsidérer notre idée de la perfection divine. Nous n’attribuons ordinairement à Dieu « qu’un seul mode d’être et une seule perfection » en soumettant ce mode d’être et cette perfection au principe de non-contradiction : des déterminations contraires (unité et multiplicité, spiritualité et matérialité, etc.) ne sauraient exister dans l’être absolument parfait. Ce faisant nous commettons une erreur dans la mesure où la perfection absolue véritable consiste à exister dans tous les modes possibles, dans « toutes les qualités possibles, mêmes contraires » et Dieu serait imparfait s’il n’enveloppait pas ces modes d’être contradictoires. Ainsi la réflexion de Leopardi sur les mystères de la foi chrétienne ouvre la voie à la réfutation du principe « qui semble être l’ultime principe de notre faculté de raisonner » (che par l’ultimo principio del raziocinio), le principe de non-contradiction. Cette réfutation n’est encore qu’hypothétique : il « semble » que le principe le plus ferme de notre connaissance n’ait pas une validité aussi absolue que nous voudrions le penser, comme si Leopardi reculait encore devant les conséquences de sa pensée sur le christianisme. Et en effet, si le système léopardien divinise la nature, si « la nature est la même chose que Dieu » (la natura è lo stesso che Dio, [393]) et que l’essence de Dieu, en tant qu’infinie possibilité et infinie toute-puissance, contient en elle la contradiction comme un mode sur lequel l’être rationnel peut se rapporter à elle, alors le système de la nature peut être, parmi tant d’autres déterminations, contradictoire. L’affirmation antérieure qui consistait à préserver absolument la nature de la contradiction (« il n’y a aucune contradiction en elle », niente in essa è contraddizione, [1597]) ne peut plus être soutenue.
22En faisant droit à la vérité relative des mystères de la foi, Leopardi n’entend pas établir le primat du mysticisme sur la connaissance rationnelle. Le scepticisme foncier dont il se réclame ne saurait autoriser une telle opération. Mais il met en lumière ce qu’il faudrait nommer une intelligence proprement chrétienne de la nature divine comme possibilité infinie incluant la contradiction, intelligence en accord avec le principe méthodologique énoncé dès la pensée de la page [160] : « apprenons à nous faire de la possibilité une idée plus étendue que l’idée commune, et de la nécessité et de la vérité une idée beaucoup plus restreinte » (apprendiamo a formarci della possibilità un’idea più estesa della comune, e della necessità e verità un’idea più limitata assai). Ce que donne à comprendre le mystère, c’est que la foi n’est pas irrationnelle mais répond au contraire aux vœux croisés de la raison et de la nature. C’est, paradoxalement, au nom de la raison que le principe ultime de la connaissance doit être déposé et il se fait jour dans le christianisme une forme de contradiction théorique redoublée qui constituerait le pendant de la contradiction morale redoublée de l’ascétisme : la contradiction en laquelle consiste l’irruption de la raison dans la nature première (ou encore : la corruption du péché originaire qui ne consiste pas, comme l’affirment les théologiens, dans la rébellion du corps et de l’instinct – en somme de la nature – contre l’esprit mais de l’esprit contre la nature) doit être contredite « par la médiation de cette raison » [407] qui a corrompu l’homme. Les mystères de la foi chrétienne sont donc autant de variations particulières autour de cette contradiction de la contradiction. Puisque la religion chrétienne enseigne, au fond, que l’essence de Dieu est infinie et par conséquent « mystérieuse » (arcana, [2178]), elle « laisse le champ libre » aux « spéculations rationnelles et métaphysiques » des Pères et Docteurs de l’Eglise. Ceux-ci ne font pas autre chose que philosopher (« le théologien se confond avec le philosophe ») lorsqu’il tente d’atteindre cette essence par les forces de la raison et de mener l’esprit plus ou moins « en avant dans l’espace infini de ce mystère, espace dont aucune audace spéculative ne courra jamais le risque d’approcher le terme puisqu’il est infini ». La raison théologique et la raison philosophique ont le même objet, à savoir l’« arcane » et leur recherche est d’autant plus légitime qu’elles en explorent la dimension fondamentale qu’est la contradiction. Le théologien véritable met en évidence le « mystère » de l’essence de Dieu comme le philosophe véritable découvre « l’horrible mystère des choses et de l’existence universelle » (l’orribile mistero delle cose e della esistenza universale), c’est-à-dire de la nature au sens de circuit perpétuel de production et de destruction. Si la nature est « la même chose que Dieu » alors il faut en déduire les deux conceptions possibles de Dieu : celle d’un Dieu providentiel et miséricordieux, semblable à la nature bienveillante qui pourvoit au bonheur de l’homme, et celle d’un Dieu qui s’identifie avec l’infinie possibilité et la toute-puissance infinie, un Dieu dont les déterminations correspondent point par point au mouvement du devenir aveugle et anéantissant.
Ascétisme et inexistence
23Si le christianisme dans son contenu théorique s’accorde avec le système léopardien, il n’en est pourtant pas de même sur le plan moral. L’existence à laquelle conduit la stricte observance de ses règles est une existence fondamentalement misérable et contre nature. Cette existence est barbare, non au sens de ce qui s’éloigne de la civilisation mais de ce qui s’arrache avec violence à la nature en tant que grandeur, vie, variété, amour du plaisir et activité. C’est en ce sens que la religion peut être comprise comme « l’engeance monstrueuse et la plus impitoyable de la raison » (parto mostruoso della ragione e il più spietato) ou encore, « le plus grand des maux qu’ait engendré notre ennemie capitale, je veux dire la raison » (il massimo dei danni di questa nostra nemica capitale, dico la ragione). Le christianisme est cette instance hybride, mixte de nature (en tant qu’illusion) et de raison (en tant que vérité réelle), qui conduit l’existence à se faire horreur à elle-même. Par le retrait du monde et la mortification, le christianisme enjoint l’homme à faire de son existence une pure contradiction, celle d’une vie morte. Plus d’un demi-siècle avant les analyses de la généalogie nietzschéenne de la morale, Leopardi décèle dans le christianisme son essence fondamentale, à savoir celle d’un ascétisme qui se fait contempteur du corps et de la vie. La pensée des pages [2381-2384], datée du 2 février 1822, consacrée à l’existence monacale, expose en détail cet idéal ascétique du christianisme :
Les jeunes gens âgés d’une quinzaine d’années, qui n’ont pas encore commencé à vivre et ne savent pas ce qu’est la vie, s’enferment dans un monastère où l’on prêche une règle d’existence dont l’unique fin directe et immédiate est d’empêcher la vie. Et c’est là le but recherché par tous les moyens. Clôture très étroite, fenêtres disposées de manière à ne voir personne, manque d’air et de lumière – toutes choses indispensables à la vie humaine, au confort quotidien, et dont profitent librement toute la nature, tous les animaux, toutes les plantes et toutes les pierres ; mortifications, pertes du sommeil, jeûne, silence : choses qui, ajoutées les unes aux autres, nuisent à la santé, c’est-à-dire au bien-être, à la plénitude de l’existence, et qui, en somme, sont contraires à la vie. En outre, en proscrivant absolument toute activité, c’est la vie qu’ils proscrivent, puisque le mouvement et l’activité sont ce qui distingue les vivants des morts : la vie est action, tandis que la fin directe de la vie monastique, ascétique, consiste à ne pas agir, ou à s’en empêcher. Au cours de leur profession, la nonne, le moine [2382] disent exactement : je n’ai pas encore vécu, le malheur ne m’a ni éreinté, ni découragé ; la nature m’appelle à vivre, comme elle le fait pour tous les êtres créés ; et ce n’est pas seulement ma nature qui m’appelle, mais la nature générale des choses, l’idée et la forme absolue de l’existence. Ils disent encore : je sais que vivre m’expose à de grands péchés, qu’il est par conséquent très dangereux en soi, et donc (conséquence inévitable) mauvais en soi, de vivre ; c’est pourquoi je me résous à ne pas vivre, à défaire ce que la nature a fait, à rendre inutile l’existence qu’elle m’a donnée, à en faire (autant que possible) une inexistence. Et ils ajoutent : au spectacle de cette vie, il eût mieux valu pour moi de ne pas vivre ou ne pas naître, pour n’être pas exposé au péché et être libéré du mal absolu ; il vaudrait mieux que je me tue, puisqu’aussi bien la fin serait la même. Mais comme je n’ai pu empêcher ma naissance et que ma loi me commande de fuir la vie en même temps qu’elle m’interdit d’y mettre fin, que je considère la mort volontaire comme l’un des péchés qui rendent la vie [2383] dangereuse, je choisis (parmi tant de contradictions) le parti qui est en mon pouvoir, le seul digne du sage : éviter la vie le plus possible, refuser la nécessité de ma propre naissance et la rendre la plus vaine possible ; je tâcherai en somme, en existant, d’annuler l’existence, et pour y parvenir, je me priverai de tout ce qui la distingue de son contraire, de tout ce qui la caractérise et, avant tout, de l’action – qui est tout à la fois la fin première, le caractère principal, le sens et la raison de l’existence, et qui est par ailleurs ce qui l’expose le plus au péché. Et ils concluent : si je nuis ainsi à mon bien-être, si j’abrège mon existence, c’est sans importance, puisqu’en étant si dangereuse, elle ne devrait avoir d’autre fin que de se fuir elle-même ; et l’être n’est jamais si bon qu’en s’éloignant davantage de la menace du péché, c’est-à-dire de l’être et de l’agir, qui sont les fins de l’existence.
Voilà le discours de quelques-uns. Ce raisonnement, la décision qu’il entraîne et l’existence qui s’ensuit viennent tout droit du christianisme et en représentent [2384] la perfection. La fin et l’essence du christianisme cherchent à n’user de l’existence que comme d’un moyen de se prémunir contre l’existence. Selon cette religion, le meilleur, et même l’unique, le vrai, le parfait usage de l’existence consiste à l’annuler le plus possible dans les êtres. ; la fin première de l’existence ne doit pas alors être l’existence humaine (comme c’est le cas pour toutes les choses créées ou susceptibles de l’être), mais l’inexistence. Absolument parlant, dans l’idée qui caractérise le christianisme, l’existence se fait horreur et se contredit elle-même par nature.
24L’idée de Leopardi est la suivante : l’existence dans la stricte observance de la foi chrétienne est contradiction, contradiction absolue, substantielle et non relative. Sa perfection est en opposition directe avec la « plénitude » de l’existence voulue par la nature (amour de soi et donc amour du bien propre, du plaisir et du bonheur, bien-être). L’idéal « ascétique » (anacoretico), mis en évidence par l’existence monacale, se donne en somme pour tâche d’« empêcher la vie » par tous les moyens. Premièrement par un dispositif matériel de retrait du monde (le monastère et le couvent, l’isolement de la cellule) : le désir infini qui ne fait qu’un avec le vivant se trouve frustré dans son élan par la séparation et le confinement. Deuxièmement par une discipline mortifère du corps (privation, jeune, veille, silence etc.) qui vise à anéantir l’amour de soi constitutif de tout être vivant et à le convertir en haine de soi (l’amour du bien propre et du plaisir devient recherche positive de la douleur : « mortifications ». Si la santé est la perfection de la vie naturelle, alors l’existence qui se conforme à l’idéal ascétique est une existence amoindrie et anémiée, en somme une existence malade. Troisièmement, par une abolition de l’action qui s’identifie avec la vie même : « la vie est action » (la vita è azione). La nature en tant que vie s’identifie avec le mouvement et la réflexion de Leopardi prend des accents aristotéliciens lorsqu’elle énonce cette identité de l’agir et du mouvement comme fondement de la distinction entre « le vivant et le mort ». La vie contemplative et la vie active ne sont pas juste deux modes possibles de l’existence parmi d’autres, mais deux modes contradictoires. La contemplation n’est pas simplement l’autre de l’action mais sa contradiction, à savoir l’« inaction » en sorte que l’expression même de « vie contemplative » peut apparaître, dans la perspective léopardienne, comme un strict oxymore. Du point de vue de l’état naturel et primitif de l’homme, l’activité n’est pas une dimension secondaire de l’existence qui viendrait, par après, compléter un hypothétique moment théorique, mais ce qui en constitue l’essence même. L’intensité de la vie n’a d’autre mesure que l’intensité du faire et de l’agir qu’elle déploie. De ces trois points de vue (confinement, mépris du corps, inaction) l’idéal ascétique entre en contradiction immédiate avec « l’idée et la forme absolue de l’existence », c’est-à-dire la perfection naturelle de la vie.
25L’idéal ascétique s’exprime à travers un discours de justification que Leopardi expose dans cette pensée en donnant la parole à ses représentants : « ils disent ». Mais que disent le moine ou la moniale « au cours de leur profession » ? Rien d’autre que ce qu’affirmera la pensée des pages [4174-4175,] à savoir l’établissement de l’équivalence entre l’être et le mal. « Tout ce qui est, est mal ; chaque chose qui existe est un mal ; chaque chose existe en vue du mal ; l’existence est un mal, elle est soumise au mal » (tutto quello che è, è male ; che ciascuna cosa esista è un male ; ciascuna cosa esiste per fin di male ; l’esistenza è un male e ordinata al male). À cette différence près que le mal prend, dans le discours des contempteurs de la vie, le nom de péché : l’existence est péché et soumise au péché. L’idéal ascétique voit dans la vie un « danger », moins au sens d’un risque relatif qui pourrait, avec suffisamment de sagesse et de prudence, être évité, que d’un péril nécessaire et absolu. L’ascète chrétien ne considère pas le péché ou le mal comme une dimension accidentelle de l’existence mais comme sa « conséquence inévitable » : être, exister, vivre est « mauvais en soi » (cattivo per se). Le fait d’exister ne soumet pas seulement l’homme au péché mais constitue déjà en soi une faute qui fait définitivement partie de sa nature, un mal inamissible. C’est en ce sens que Leopardi peut parler de la « vérité réelle » (verità reale, [416]) du christianisme car le discours de l’idéal ascétique se fonde sur une intuition juste de l’existence. Le moine a raison, au sens strict, de voir en l’existence un mal dans la mesure où il s’agit du contenu de la vérité délivrée par l’intuition rationnelle et originaire du néant de toutes choses et du malheur nécessaire qui en découle. Il est vrai que tout ce qui est est mal. Ainsi l’idéal ascétique chrétien en vient à rejoindre la sagesse païenne de Silène. L’un dit : « au spectacle de cette vie, il eût mieux valu pour moi ne pas vivre et ne pas naître » (S’io non vivessi, o non fossi nato, sarebbe meglio in quanto a questa vita presente) quand l’autre lui fait écho en affirmant que « le non-être est préférable à l’être » (il non essere sarebbe […] assai meglio che l’essere, [4177]). Si donc l’existence n’est pas un mal relatif mais le péché ou le « mal absolu », il convient dès lors de s’en libérer.
26La logique de l’idéal ascétique parvient à cette contradiction : l’être étant en soi un mal il doit désirer son propre anéantissement, il doit vouloir le non-être. Ce à quoi s’ajoute une nouvelle contrainte, qui est celle de l’interdiction par la « loi » de la « mort volontaire », c’est-à-dire du suicide. Le christianisme est « impitoyable » (spietato) pour Leopardi dans la mesure où il n’épargne rien au croyant. Il place celui qui le suit dans une position d’écartèlement entre le désir (conforme à la foi) de s’anéantir et l’interdiction formelle de le satisfaire. Summum de la contradiction dans l’idéal ascétique : dans la variété infinie des maux et des péchés particuliers auxquels s’exposent le chrétien, le plus grand de tous est celui qui consiste à vouloir anéantir en lui-même le péché absolu de sa naissance et de son existence. Autrement dit, de façon parfaitement contradictoire et presque comique, le pire des dangers que court l’être qui désire la mort – de façon conséquente et en conformité rigoureuse avec le contenu de la foi – est de se suicider.
27Le christianisme place donc l’homme dans une situation ambiguë : il ne peut vivre sans s’exposer aux péchés de l’existence mondaine, ni mourir de sa propre main sans s’exposer au péché encore plus grand de la damnation éternelle. Il lui faut donc trouver une voie, qui constitue plus une voie extrême qu’une voie moyenne ou intermédiaire, qui est celle de l’ascétisme ou de l’anachorétisme. Leopardi la décrit dans cette pensée comme un patient exercice de mort différée. Le chrétien de l’idéal ascétique fait en somme tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas vivre, reporter la vie réelle dans une autre vie qui constitue le contenu de son espérance. Il s’agit pour lui d’anéantir son existence, « annuler » l’existence « en existant » (esistendo). Conatus inversé, le désir chrétien n’est pas l’effort pour persévérer dans l’être mais dans le non-être – désir qui souhaite sa propre extinction. Etant substantiellement un mal, l’existence ne doit pas avoir d’autre fin que celle de « s’éviter » (schivare), de « se fuir elle-même » (fuggir se medesima). La saisie du néant de l’existence, de sa nature contradictoire (les « choses existantes » sont néant, elles ne sont donc rien ou plutôt, sont le rien) conduit l’individu dans la foi chrétienne à la négation totale et effective de cette existence au moyen d’un ascétisme qui prône non pas le simple resserrement des désirs vitaux, mais leur anéantissement. Ce qui conduit Leopardi à synthétiser l’expression de la contradiction existante manifestée par le christianisme en liant le lexique théologique à celui de l’ontologie : « l’être n’est jamais si bon qu’en s’éloignant davantage de la menace du péché, c’est-à-dire de l’être et de l’agir, qui sont les fins de l’existence » (l’essere non è mai tanto bene, quanto allorchè in qualunque maggior modo possibile è lontano dal pericolo di peccare, cioè lontano dall’essere e dall’operare ch’è l’impiego dell’esistenza). Pour désigner une morale si « barbare » (« cette idée [la doctrine du christianisme et la morale qui en dérive] est la chose la plus barbare qui puisse être née dans l’esprit humain », quest’idea è la più barbara cosa che possa esser nata nella mente dell’uomo, [817]), Leopardi n’a pas d’autre recours que de former le néologisme d’« inexistence » (nonesistenza) : « la fin première de l’existence ne doit pas alors être l’existence humaine (comme c’est le cas pour toutes les choses créées ou susceptibles de l’être) mais l’inexistence ». La vérité et la perfection de l’être sont, dans l’ascétisme chrétien, le non-être (du moins, le non-être provisoire de l’existence terrestre). S’il existe un bien, celui-ci n’est pas de ce monde, il ne s’agit pas d’un bien sensible, matériel et mondain mais d’un bien spirituel et céleste où les choses existantes ne sont plus néant mais existent dans leur perfection, c’est-à-dire dans la plénitude de leur essence. L’être en tant qu’être n’est pas l’ordre naturel, le système des choses telles que nous les connaissons, mais l’ordre surnaturel délivré par la révélation. Durant son existence temporelle et factice (en tant que l’être y est néant), le chrétien guidé par les vertus théologales de l’amour, de la foi et de l’espérance doit s’efforcer d’inexister dans l’attente de son existence spirituelle réelle.
28Ainsi le christianisme, dans sa perfection que réalise l’idéal ascétique, est bel et bien, comme on l’évoquait plus haut, une contradiction. Il ne s’agit pas d’une contradiction relative mais absolue, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une déviance ou d’une anomalie de la foi chrétienne mais de la pleine réalisation de son concept, de son « idée caractéristique » qui est celle d’une existence qui « se fait horreur » (si ripugna) et « se contredit elle-même par nature » (contraddice per sua natura a se stessa). Mieux, il s’agit d’une contradiction redoublée : le christianisme se fonde sur l’intuition de la contradiction de l’existence (« Tout est vanité » : l’être est néant, et est donc un mal, c’est-à-dire péché) mais répond à cette contradiction théorique par la contradiction morale de l’ascétisme. L’ascétisme consiste en somme à contredire la contradiction, dans l’espérance d’une vie où la fatale et sensible évidence de la contradiction du devenir se trouverait surmontée et relevée. Il s’agit pour lui d’anéantir le néant qu’est l’être illusoire de l’existence temporelle en vue d’obtenir la plénitude et la substantialité de l’existence spirituelle : « je choisis le parti qui est en mon pouvoir, le seul digne du sage : éviter la vie le plus possible, refuser la nécessité de ma propre naissance et la rendre la plus vaine possible ». La lettre du texte ne dit pas « refuser » mais « contredire » (contraddire) la naissance, c’est-à-dire le pur fait réel du devenir, qui constitue déjà en soi une contradiction. Le christianisme peut donc être compris, dans la perspective léopardienne, comme la tentative de préserver la plénitude de l’être en niant, par la discipline mortifère de l’ascèse, ce déploiement matériel du néant qu’est le devenir, quitte à en reporter la substantialité dans une autre vie qui ne serait plus soumise à son mouvement perpétuel de production et de destruction (une vie éternelle, immuable et nécessaire qui viendrait surmonter, dépasser, relever l’existence contingente et caduque du devenir). L’être, pour le christianisme, n’est jamais aussi bon que quand il est « loin de l’être » (lontano dall’essere) et de l’« œuvrer » (dall’operare).
29C’est sur ce point précis que la doctrine chrétienne se distingue du système léopardien. On peut parler de nihilisme pour ces deux conceptions de l’existence dans la mesure où elles s’appuient sur la même intuition rationnelle du néant de toutes choses mais elles impliquent deux décisions morales différentes. Le nihilisme chrétien trouve sa perfection et sa vérité dans la négation ou la contradiction du devenir temporel, de la réalité matérielle et sensible des choses et, au premier chef, du corps et de l’activité, tandis que le nihilisme léopardien exalte les puissances du devenir. L’un invite à la négation des désirs vitaux quand l’autre fait l’éloge de l’amour, de l’ivresse, de l’activité et du sommeil. La vérité de la morale léopardienne n’est pas dans le désir de cette vie sépulcrale qui ne mérite pas d’autre nom que celui d’inexistence, mais au contraire dans une existence pleine et intense, non différée dans un arrière-monde mais rechargée par de nouvelles illusions qui ne sont pas le fruit de la croyance mais de l’alliance de la raison et de l’imagination, de la philosophie et de la poésie, et qui se manifestent dans l’« œuvre de génie » (opera del genio). Contre le christianisme et sa vaine tentative pour contredire la contradiction (réelle) de l’existence, la décision morale de Leopardi s’inscrit dans l’activité qui épouse et façonne le devenir, dans l’« œuvrer » qui fait exister, et non inexister, la contradiction, quand bien même cet œuvrer se trouverait indéfectiblement voué au néant. Encore une fois, toute tentative de redoublement en acte de la contradiction est vaine pour Leopardi et ne peut donner lieu qu’à cette existence anémiée qui caractérise l’idéal ascétique chrétien : il n’y a pas de négation de la négation chez Leopardi, de contradiction de la contradiction, et la surnature ne vient pas dépasser ou relever la nature corrompue de l’homme qui succédait elle-même à sa nature originelle et bienheureuse in paradiso voluptatis. La contradiction est une chez Leopardi et s’identifie avec l’existence même, celle des choses qui existe dans l’évidence du devenir, et rien – pas même une autre contradiction – ne saurait venir la surmonter. L’œuvrer en général et l’œuvre de génie en particulier ne surmontent pas la contradiction mais la déploient, la font exister dans le plan d’immanence temporel, matériel et sensible du système des choses que nous connaissons. Le nihilisme chrétien veut le néant quand le nihilisme léopardien désire son anéantissement.
« Le monstre le plus impitoyable engendré par notre raison »
30Il y a un point sur lequel le système léopardien ne s’accorde plus du tout avec le christianisme ou plutôt, comme le précise la pensée des pages [814-818], datées du 19 mars 1821, avec « l’idée de la religion », c’est l’interdit du suicide. Certes, la nature « refuse » le suicide de toutes ses forces, il constitue pour elle un scandale absolu et une contradiction en acte : comment l’être vivant, qui aime par nature son propre bien, pourrait-il faire de la mort l’objet de son désir ? Ordinairement, la nature conserve dans les être vivants « toute sa force primitive » et « les éloigne » de cette idée par le syllogisme de la raison naturelle suivant : « j’aime mon bien, or la vie est un bien, donc j’aime la vie » (ou encore « je hais la mort »). Mais la condition de l’homme a changé : « nous sommes quant à nous absolument éloignés de la nature » (noi siamo del tutto alienati dalla natura), « et par conséquent malheureux » (e quindi infelicissimi). Cette condition malheureuse est celle de l’homme après l’irruption de la raison, ou plus exactement, après la rupture de l’équilibre entre la raison et la nature en lui. La raison prend le dessus sur la nature et l’homme devient l’être qui a accès au savoir et à la connaissance du vrai. Cette vérité est aride et désespérante, c’est celle de la fatale et sensible évidence du néant de toutes choses. C’est en termes d’aliénation, et non à proprement parler d’éloignement, que Leopardi décrit la condition de l’homme rationnel. Le texte dit littéralement que nous sommes « aliénés » (alienati) « de » (dalla) la nature, par l’accroissement de la connaissance rationnelle. La vérité, pour Leopardi, ne délivre pas l’homme mais l’aliène, c’est-à-dire le rend étranger à lui-même et à sa nature première. L’idée d’un long processus de culture et de civilisation qui s’identifierait avec une libération progressive de l’homme et une manifestation toujours plus achevée de son esprit ne peut relever, dans la pensée léopardienne, que de la fable ou du délire. « Nous sommes devenus incurablement malheureux et ce désir de mort que nous n’aurions pas même dû concevoir selon la nature s’est au contraire emparé de nous […] par la force de la raison ». L’homme rationnel est décrit par Leopardi comme un possédé. Hanté par la vérité de l’identité entre l’existence et le mal, il forme désormais ce syllogisme de la raison pure : « j’aime mon bien, or la vie est (nécessairement et non accidentellement) un mal, donc je hais la vie » (ou encore : « j’aime, je désire la mort »). Le suicide dont parle Leopardi n’a rien de romantique, il ne renvoie pas au geste désespéré de l’homme enthousiaste et passionné, encore tout habité par les puissantes illusions de l’imagination ; il s’agit plutôt d’un suicide froid et rationnel, qu’il décrit comme le résultat d’un calcul. Le suicide est « le remède unique, évident et calculé » (unico, evidente e calcolato rimedio) à nos maux : « unique » au sens d’exclusif, rien ne saurait interrompre le malheur inhérent à l’existant que son anéantissement ; « évident » car il procède de la vision de la vérité (l’intuition rationnelle, la fatale et sensible évidence du néant) ; et « calculé » parce qu’il procède de la raison en tant que faculté analytique (la mathésis universalis appliquée à l’existence). Ainsi nous désirons la mort « comme notre plus grand bien » (come il sommo nostro bene) « non par erreur » (non per errore, c’est-à-dire pas par la force des illusions vitales, comme cela pouvait être le cas dans le suicide antique comme sacrifice héroïque ou dans le suicide moderne de l’âme romantique) « mais par la force de la vérité » (ma per forza di verità).
31Dans ces conditions, le plus grand malheur de l’homme est qu’on lui interdise de se donner la seule chose qui soit en mesure d’abréger son malheur. C’est ici qu’intervient « l’idée de la religion » qui « nous interdit » le suicide « irrémédiablement et inexorablement ». Voici un extrait de la pensée des pages [814-818] :
Si la religion n’est pas vraie, si elle n’est qu’une chimère engendrée par notre misérable raison, cette chimère serait la chose la plus barbare qui soit jamais née dans l’esprit de l’homme : ce serait le monstre le plus impitoyable engendré par notre raison ; ce serait le tort le plus grave que nous ait fait notre ennemie capitale : la raison, qui après avoir extirpé de nos esprits, de nos imaginations et de nos cœurs toutes les illusions qui nous auraient rendus heureux, ou qui l’ont fait jadis, nous a permis de conserver celle-ci, la seule que l’on ne puisse jamais extirper si ce n’est par un doute radical […], la seule qui porte à son comble le désespoir désespéré du malheureux.
32Les pensées précédentes sur le christianisme avaient déjà mis en lumière le caractère hybride de cette religion : rationnelle et vraie réellement par l’intuition sur laquelle elle se fonde (la contradiction/corruption de la nature première par la raison) et naturelle par la promesse de bonheur qu’elle fait à l’homme dans l’autre vie, par le biais de la révélation. Mais c’est ici pour la première fois qu’elle apparaît explicitement comme une « chimère » (idea concepita dalla ragione), un « monstre » (parto mostruoso) c’est-à-dire comme cette fiction sui generis qui n’est pas illusion de l’imagination (telle la croyance antique) mais de la raison pure, c’est-à-dire affranchie de la nature (ce en quoi elle peut être effectivement déterminée comme « barbare »). Le christianisme est cette fameuse gorgée de poison qui instille le malheur en l’homme tout en le portant à son paroxysme par l’interdit du suicide. Il est aussi cette plante monstrueuse qui pousse sur le sol de la raison et que cette dernière ne saurait éradiquer comme elle a éradiqué les illusions naturelles. Seule la raison philosophique, dès lors qu’elle prend la forme du scepticisme (ce « scepticisme raisonné et démontré », [1655], que Leopardi revendique) peut en tenter la destruction par l’exercice du doute. Mais celui-ci se doit d’être un doute entier et radical (intiero dubbio) : un doute partiel qui demeurerait dans « l’incertitude inexpugnable […] de notre fin dernière et de ce que l’on peut attendre après la mort » ne saurait entamer la force de persuasion de la vérité révélée. « Même si le doute est infime » (anche nel menomo dubbio), note Leopardi, « comment risquer l’infini contre le fini ? » (come arrischiare l’infinito contro il finito ?). C’est-à-dire : même si la croyance au châtiment éternel qui menace le suicidé est ténue, aussi ténue qu’est grande la certitude que la mort correspond à l’interruption définitive de son malheur, elle ne fera pas moins pencher le jugement en sa faveur. La simple position de l’alternative biaise la délibération dans la mesure où « la disproportion entre le doute et la certitude ne pourra jamais être comparée à celle qu’il y a entre l’infini et le fini, même si l’on doute du premier et qu’on est certain du second ». Entre un malheur infini hypothétique et un malheur fini certain, la différence n’est pas de degré mais de nature, et c’est le premier qui l’emporte. L’impératif de respect de la troisième vertu théologale, l’espérance en la vie future, maintient le croyant dans la contradiction extrême consistant à conserver l’existence la plus malheureuse possible. La crainte de la damnation éternelle, bien qu’elle apparaisse à l’homme moderne appartenant au moment de plein déploiement de la rationalité, comme une illusion, n’en demeure pas moins profondément enracinée. C’est précisément de par sa nature de leurre, d’erreur ou d’illusion (caractérisée comme on l’a vu par sa persistance, sa vigueur) qu’elle demeure vivante et apparemment inexpugnable. L’illusion conserve son effectivité, même à l’état de trace, chez l’individu qui perçoit le caractère illusoire de l’idée de la religion chrétienne. Cette effectivité prend la forme d’un doute suffisant, même s’il est infime, pour que l’individu ne choisisse pas le sacrifice de sa finitude.
33Le scepticisme dont se réclame Leopardi ne peut donc être qu’un scepticisme moderne. Il se différencie du scepticisme antique qui suspend le jugement dans l’opposition de deux propositions contradictoires caractérisées par leur force égale, et propose de s’arracher à l’alternative entre l’infini et le fini, au pari de l’infini contre le fini, par un doute radical qui devient par là-même une certitude radicale – celle de la fausseté de la religion (« si la religion n’est pas vraie… », se la religione non è vera…) et de la barbarie de l’interdit du suicide.
34« Absolument parlant, dans l’idée qui caractérise le christianisme, l’existence se fait horreur et se contredit elle-même par nature » [2384]. Cette tendance à l’inaction, au « ne pas agir ou s’en empêcher » qui caractérise en propre la morale de mort différée soutenue par le christianisme atteint donc son point culminant dans l’interdit du suicide. Il faut ici se remémorer le chant XIII de l’Enfer, où Dante rencontre, au deuxième giron du septième cercle, les suicidés, changés en arbre et subissant le châtiment éternel de la tourmente et du déchirement par les harpies. Les suicidés sont ceux qui, dans la perspective chrétienne, ont manifesté le désir impie de mort et la volonté de s’arracher à l’efflorescence monstrueuse de l’illusion chrétienne. Ils ont été, à la toute fin de leur existence terrestre, les déracinés de la foi. La poésie dantesque les condamne à purger la peine éternelle d’un enracinement qui leur rappelle la puissance de l’interdit divin. Leopardi met en lumière l’aberration conceptuelle, de même que la barbarie intrinsèque, d’un tel interdit. Il ne se fait cependant pas l’apologiste du suicide3 mais place le christianisme en face des contradictions qui révèlent son véritable visage : celui du nihilisme. Aussi peut-il conclure dans cette pensée du 19 mars 1821 qu’« aujourd’hui, en dernière analyse, la cause du malheur de l’homme misérable, mais qui n’est ni stupide ni lâche, est l’idée de la religion ». Leopardi n’est pas le penseur du génie du christianisme. Le génie habite pour lui un tout autre lieu : celui de la pensée qui, unissant raison et nature, philosophie et poésie, s’incarne non dans les arbres murmurant aux enfers mais dans la fleur rencontrée sur le mont du Vésuve, le genêt dont le parfum vient consoler le désert.
Notes de bas de page
1 Cosa arcana e stupenda, op. cit., p. 152.
2 Il s’agit du dernier vers d’un quatrain de Pierre Charles Roy (1683-1764) que Leopardi a pu lire dans le Spettatore, t. XI, 1818, p. 117. Voir Zibaldone (vol. III), op. cit., p. 3303 : « Sur un mince cristal l’hiver conduit leur pas : / Le précipice est sous la glace ; / Telle est de vos plaisirs la légère surface. / Glissez, mortels, n’appuyez pas ».
3 La conclusion du Dialogue de Porphyre et de Plotin, dans les Petites œuvres morales, en est le témoignage le plus éloquent.
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