Chapitre VIII. Scepticisme et matérialisme
p. 163-212
Texte intégral
1Le système léopardien se place sous le signe d’un scepticisme radical. Il s’agit, avec le pessimisme, de la seconde coordonnée du système léopardien. Ce scepticisme trouve à s’exercer principalement sur trois motifs : les modes contradictoires de l’existence que sont l’absolu et le relatif ; la question de l’essence et de l’existence de Dieu ; le problème du caractère accidentel ou substantiel du mal.
L’absolu et le relatif
« Tout est relatif »
2« Il n’est d’autre vérité absolue que celle-ci : Tout est relatif. Cette vérité doit être la base de toute métaphysique » (Non v’è quasi altra verità assoluta se non che Tutto è relativo. Questa dev’esser la base di tutta la metafisica, [452]). Peu de propositions léopardiennes ont suscité autant d’équivoques et de malentendus que celle-ci. Certains y ont vu l’expression achevée de la pauvreté d’une métaphysique fondée sur un pessimisme subjectiviste, d’autres se sont évertués à préserver, de façon plus ou moins convaincante, la philosophie de Leopardi de l’« écueil » du relativisme en montrant que cette affirmation n’en constituait pas un fondement mais un jalon provisoire. Dans un cas comme dans l’autre, le « Tout est relatif » n’est pas saisi dans son sens authentique. En voici à peu près la mauvaise interprétation : le « Tout est relatif » procède du « Tout est néant ». Devant le néant, toutes les choses apparaissent dans leur petitesse et leur insignifiance. « Tout est relatif » signifie donc : rien n’a de valeur, rien n’est préférable à rien, tout s’équivaut. Le bien est le mal, le beau est le laid, le vrai est le faux et inversement. Toutes les choses s’annulent et le néant nivelle tout. Dès lors qu’il se présente sous la guise du relativisme, le nihilisme est une pensée pauvre de l’indifférenciation. Non seulement pauvre, mais inconséquente quand elle sort de l’attitude sceptique de suspension du jugement pour affirmer, en dernière instance et de façon parfaitement arbitraire, que « Tout est mal ». Comment tout pourrait être mal si tout est relatif ?
3Cette interprétation est fausse. Même une lecture superficielle du Zibaldone suffit pour comprendre que nul plus que Leopardi n’a eu comme souci de distinguer une âme noble d’une âme scélérate, une vérité fondamentale d’une croyance erronée, une œuvre de génie d’une œuvre insignifiante. Le Zibaldone n’est pas une grande Somme du jugement désabusé et indifférencié mais une machine philosophique qui ne cesse de produire des différences, des nuances et des degrés. Cependant, une intuition est juste dans l’interprétation évoquée précédemment, à savoir le lien entre le relatif et le néant. Pour comprendre ce lien, il est opportun d’avoir sous les yeux la pensée des pages [451-452], datée du 22 décembre 1820 :
On a déjà mille fois observé que les individus sont naturellement portés à juger les autres individus en fonction d’eux-mêmes, c’est-à-dire à croire comme vrai absolument ce qui n’est vrai que relativement à eux. Mais naturellement, l’individu peut à peine concevoir formellement un autre individu d’un caractère, d’un tempérament, d’une manière de penser ou d’agir différente de la sienne, etc. Il concevra tout au plus que cet autre individu existe, parce qu’il le voit, mais il ne concevra pas comment il existe, ni quelle est la constitution précise et définie de cet individu, différente de la sienne ; ni même ses différences minimes et accidentelles, quotidiennes et habituelles. Si une telle chose se produit chez l’individu, combien se produira-t-elle plus naturellement pour les espèces et les genres relativement aux autres espèces et aux autres genres ! et si donc la même chose se produit pour les espèces et les genres d’un même ordre de choses, combien se produira-t-elle davantage pour tout cet ordre de choses pris dans son ensemble relativement à un autre ordre existant ou possible ! [452] C’est là une chose certaine et incontestable. La vérité selon laquelle une chose est bonne et l’autre mauvaise, autrement dit le bien et le mal, que l’on tient pour naturellement absolus, ne sont que relatifs. Et c’est là une grande source d’erreurs communes aussi bien que philosophiques. Cette vaste observation détruit les innombrables systèmes philosophiques, etc., aplanit et supprime les innombrables contradictions et difficultés du grand examen des choses, et principalement de l’examen général, en prenant en considération les rapports réciproques des choses. Il n’est d’autre vérité absolue que celle-ci : Tout est relatif. Cette vérité doit être la base de toute métaphysique.
4Le « Tout est relatif » n’est pas le dernier mot de la pensée léopardienne. Il s’agit au contraire de la base ou du fondement de la métaphysique. La connaissance spéculative ne finit pas mais commence avec l’affirmation de la relativité de toutes choses. Une fois ce principe posé, rien n’est dit : tout reste encore à être différencié. Faut-il déduire que le néant « comme principe de toutes choses et de Dieu même » trouve dans le « Tout est relatif » son concurrent ? Que le néant est lui-même relatif ou s’identifie avec l’idée de relativité ? Non, le néant demeure le principe de toutes choses, mais le relatif vient enrichir cette proposition fondamentale : le néant est le principe de toutes choses, c’est-à-dire du tout en tant que celui-ci est relatif. La relativité est une détermination de l’être en tant qu’être, pas du néant. Elle ne signifie pas autre chose que ceci : l’être en tant qu’être (le système de la nature, l’ordre naturel) est relation. Il existe fondamentalement sur le mode du lien, de la relation, des « rapports réciproques ». Il n’y a pas tout d’abord les parties qui composent le tout puis les rapports qu’elles entretiennent. Le tout n’est rien d’autre que ce complexe de rapports que Leopardi spécifie comme rapports de convenance et de disconvenance. Telle chose est un bien ou un mal pour tel individu, pour telle espèce ou pour tel genre dans la mesure où elle entre dans un rapport de convenance ou de disconvenance avec son être. Ainsi la mort est un mal pour le vivant (ou est considérée comme tel, en vertu d’une erreur de jugement et d’un paralogisme, comme nous l’avons vu à l’occasion de la critique de Volney) dans la mesure où elle entre en contradiction avec son être. Mais ce mal n’est pas un mal absolu, c’est-à-dire indépendant de l’être auquel il se rapporte, un mal en soi et qui préexisterait à l’être. La mort est un mal relatif pour Leopardi non au sens où il serait négligeable mais au sens où il est inhérent à la structure de l’être auquel il se rapporte. En somme, le relatif renvoie aux idées de système et d’ordre ; l’absolu à celles d’indépendance et d’aséité. Un système ou un ordre n’est rien d’autre qu’une totalité relative, ou encore un complexe de relations déterminées entre les éléments qui le constituent. La relation est l’être du tout.
5Bannir l’idée de relativité revient donc à bannir les idées de système et de totalité ordonnée au profit d’un absolu inintelligible. Leopardi souligne dans cette pensée du 22 décembre 1820 que l’être tend « naturellement » vers l’absolu. Il s’agit là d’une pente et l’on serait presque tenté de parler d’aspiration et de désir. L’être incline à considérer comme absolu ce qu’il juge vrai ou faux, bon ou mauvais, beau ou laid, etc. Cette tendance n’est pas le propre de l’homme et ce que nous nommons anthropocentrisme, ethnocentrisme (telle société ou telle culture érigeant en principes absolus ce qu’elle considère comme l’humanité, la vérité, la bonté, la beauté, etc.) ne constitue au fond qu’une variation locale et restreinte de ce qu’il faudrait nommer l’ontocentrisme. C’est l’être en tant que tel (l’individu, l’espèce, le genre, « l’ordre des choses pris dans son ensemble », tutto quest’ordine di cose complessivamente), qui, subjugué par lui-même, ignore son autre, refuse de connaître ce qui lui est étranger, s’érige crânement en norme absolue. Tout se passe comme si le relatif s’ignorait lui-même et s’oubliait dans la production d’entités « naturellement absolues ». Or il s’agit là d’une contradiction dans les termes, puisqu’il ne saurait exister dans le système de la nature, précisément en tant que système, autre chose que des relations et des rapports. L’absolu ne se trouve nulle part dans le plan d’immanence de la nature et aucune chose existante ne saurait exister par soi, dans l’indépendance totale à l’égard des autres éléments qui le composent : « Tout est relatif ». Même le tout, qui n’existe que relativement à son véritable principe, à savoir cet étranger ultime, cet autre qu’il répugne à accueillir et connaître, le néant.
« Rien ne préexiste aux choses »
6La journée d’écriture du 3 septembre 1821 débute par cette pensée, aussi brève que capitale dans l’économie du système léopardien : « Rien ne préexiste aux choses. Ni forme, ni idée, ni nécessité, ni raison d’être, ni raison d’être de telle ou telle manière, etc. etc. Tout est postérieur à l’existence » (Niente preesiste alle cose. Nè forme, o idee, nè necessità nè ragione di essere, e di essere così o così ec. ec. Tutto è posteriore all’esistenza, [1616]).
7Cette proposition constitue un point de cristallisation des résultats des pages du 17 et 18 juillet consacrées à la position du néant comme principe. « Rien ne préexiste aux choses » signifie que seul le rien, ou le néant, est antécédent au « pur fait réel » [1342], à l’existence factuelle des choses (ogni cosa di fatto, [1341]). Mais si le néant est fondement, il l’est sur un mode essentiellement différent des fondements de la tradition métaphysique. Le néant n’est pas un autre nom donné à l’Idée, au Premier Moteur, à Dieu, à la Nature, mais en constitue la contradiction ou la destruction. La position du néant comme principe opère une triple destruction : celle des formes platoniciennes (et, par conséquent, celle du Démiurge qui façonne la matière existante en ayant le regard fixé sur ces formes : nè forme), celle des idées innées (o idee) et celle du principe de raison déterminante (nè ragione di essere) – en somme, tout ce que la tradition métaphysique a pu considérer comme absolu, au sens de ce qui n’est pas relatif à l’existence factuelle (c’est-à-dire sensible, acquise, contingente) des choses mais peut exister en soi, sur le mode d’une indépendance pure. La position du néant comme principe libère le champ de l’existence de tout principe absolu, nécessaire et transcendant. L’existence est relative au sens où elle n’est rien d’autre que le complexe ou le système de rapports existant entre les choses ; elle est contingente au sens où son mode d’être est celui de la possibilité infinie (« il n’y a pas de raison absolue pour qu’une chose ne puisse pas ne pas exister », non v’è ragione assoluta perch’ella non possa non essere, [1341]). Ce qui signifie que tout est possible non seulement au sens où le devenir est imprévisible – tout peut arriver – mais surtout au sens où ce tout, ce système des choses que nous connaissons, est arrivé, est advenu et ne cesse de devenir. Leopardi n’envisage pas la totalité des choses comme une création nécessaire, opérée sur la base du crible du principe de raison déterminante, du meilleur ou du pire des mondes possibles mais comme un pur devenir, un surgissement contingent de l’être à partir du néant. Tout est possible, même et surtout cette existence-ci. Enfin, l’existence est immanence, c’est-à-dire matière et finitude. Nous ne pouvons rien connaître en dehors de la matière et l’idée d’un principe spirituel, indivisible et immortel qui transcenderait les lois de la matière n’est qu’une fiction et un songe, produit de l’inclination naturelle de l’esprit (en tant que faculté matérielle : « mente ») vers l’absolu et l’infini. En dehors de la matière, nous ne pouvons rien connaître d’autre que le rien, ou le nihil – à savoir l’autre de la matière (ne-hylè).
8« Tout est postérieur à l’existence » signifie donc que le tout, la totalité des choses existantes, n’est déterminée ou conditionnée par aucune essence nécessaire, éternelle et immuable. « Les choses sont ainsi parce qu’elles sont ainsi (le cose stanno così perchè così stanno, [1339]) et non en vertu d’un principe antécédent et indépendant (ou absolu) qui les porterait à l’existence sur tel ou tel mode déterminé. La tautologie de l’existant ne renvoie pas à une essence fixe et immuable des choses mais au contraire au pur fait réel de leur devenir et à la possibilité infinie de leur détermination. L’existence précède toujours l’essence chez Leopardi. Cependant il ne s’agit pas là d’une préfiguration de l’existentialisme sartrien. Ce dernier constitue plutôt une régression par rapport à la pensée léopardienne dans la mesure où il postule que c’est seulement pour la « réalité humaine » que le devenir, le projet de l’être libre, précède sa détermination factice dans une essence fixe. Pour Leopardi, c’est l’existence de toute chose, en tant qu’elle appartient au système relatif, contingent et immanent de la nature, qui précède son essence.
9Mais comment se repérer alors dans cette pensée qui mobilise volontiers, et parfois jusqu’au vertige, la forme de l’énonciation métaphysique : « Tout est x » ? « Tout est postérieur à l’existence », chez Leopardi, de même que « Tout est relatif » [452], « Tout est mal » [4174], « Tout est néant » [85], « Tout est possible » [1341], etc. L’impression d’une tendance à la généralisation est légitime et peut céder la place à un sentiment de confusion. Le néant, le mal, le relatif, l’existence, le possible ne finissent-ils pas tous par se rejoindre dans une grande indifférenciation ? Il n’y a pas d’identité stricte entre ces différentes déterminations et le néant n’est pas relatif au sens où il serait une simple perspective parmi d’autres sur l’être en tant qu’être, cette totalité de l’existant qui s’identifie avec le système de la nature. Le néant est la vérité absolue, et non relative, de l’être. Comme tel, il est le principe premier du nihilisme léopardien. Non pas pensée qui veut le nihil mais qui le place au cœur de sa systématicité. Le Tout est d’abord néant, l’être est non-être, c’est-à-dire contradiction existante totale. On peut ensuite préciser que l’être (l’ordre, le système de la nature) est relatif en tant qu’il a pour fondement le seul absolu qu’est le néant, qu’il est possible en tant que le néant est sa seule nécessité, qu’il est mal en tant que le néant est le seul bien réel pour l’existant saisi dans la contradiction du devenir et du convenir, etc. Enfin, le « Tout est postérieur à l’existence » synthétise ces différentes déterminations : le non-être précède l’être, et cette antériorité radicale n’est pas chronologique mais ontologique, ou, pour mieux dire, méontologique. La postériorité de l’essence enveloppe ces guises de l’être que sont la relativité, la possibilité et le mal.
Un scepticisme raisonné
10« Tout est relatif » et « Tout est postérieur à l’existence » constituent les deux axiomes essentiels du scepticisme léopardien mais c’est dans la pensée de la page [1655], datée du 8 septembre 1821, que Leopardi définit explicitement sa philosophie comme un scepticisme : « mon système introduit un Scepticisme raisonné et démontré » (il mio sistema introduce […] uno Scetticismo ragionato e dimostrato1). Il s’agit d’un scepticisme problématique dans la mesure où il s’inscrit dans la tradition sceptique antique et moderne tout en s’en distinguant sur plusieurs points. Il y a en effet du Pyrrhon, du Montaigne et du Hume dans la pensée léopardienne, pensée qui se présente dans le Zibaldone comme le déploiement en séries discontinues d’autant d’hypotyposes, d’essais et d’enquêtes visant à la recherche du vrai.
11De Pyrrhon, Leopardi retient l’impératif de l’épochè, la suspension du jugement établissant la force égale de deux propositions contradictoires : « Tout est relatif » [451], « rien n’est absolu » [3760], de toute chose nous pouvons dire qu’elle est également un bien ou un mal, un bien et un mal, ni un bien ni un mal. La pensée de la page [1632], datée du 5 septembre 1821, anticipe et développe ce point en renvoyant à la pensée du 8 septembre :
On dit généralement que toutes les choses, toutes les vérités, ont deux faces différentes, ou opposées, et même qu’elles sont infinies. Il n’est pas une vérité, si l’on prend l’argument plus ou moins en amont, et si l’on avance sur un chemin plus ou moins nouveau, dont on ne puisse démontrer la fausseté avec évidence, etc. Cette observation (que l’on peut largement spécifier et développer) ne prouve-t-elle pas qu’aucune vérité et qu’aucune erreur n’est absolue, y compris dans notre manière de voir et de raisonner, à l’intérieur des limites de la pensée et de la raison humaine ?
12La fidélité au scepticisme antique semble se manifester à plein dans la grande pensée des pages [4257-4259], et ce jusque dans sa frappe : faut-il louer ou blâmer le système de la nature ? Celui-ci est-il substantiellement bon ou mauvais ? Est-ce le bien ou le mal qui est dans l’ordre ? La nature n’est-elle pas bonne en tant que système (convenir, harmonie) et mauvaise en tant que circuit (devenir, existence universelle) ? Ces questions dépassent les forces de notre entendement, par conséquent « abstenons-nous en d’en juger » (astenghiamoci dal giudicare).
13Comme Montaigne, Leopardi ne peint pas l’être mais son passage, son devenir et sa caducité, et les pensées consacrées à la relativité de la coutume et de la barbarie évoquent immanquablement l’auteur des Essais. Mais ce n’est pas seulement dans les thèmes mais aussi dans la forme de l’écriture et de la pensée que Leopardi s’en approche. Deux ans avant sa mort, il confie dans une lettre en français à Charles Lebreton, un jeune admirateur parisien : « Mon excellent ami M. de Sinner m’a peint à vos yeux avec des couleurs trop favorables, il m’a prêté bien des ornements ; prenez garde là-dessus de ne l’en pas croire sur parole : son amitié pour moi vous conduirait trop loin de la vérité ; dites-lui je vous prie que malgré le titre magnifique d’opere que mon libraire a cru devoir donner à son recueil, je n’ai jamais fait d’ouvrage, j’ai fait seulement des essais en comptant toujours préluder, mais ma carrière n’est pas allée plus loin2 ». Pas d’œuvre léopardienne donc, c’est-à-dire pas de totalité close sur elle-même et définitive mais des essais, c’est-à-dire autant de totalités ouvertes, de points de singularité où l’esprit remet en jeu à chaque fois ses certitudes et s’essaie à la recherche de la vérité en se confrontant à la bigarrure – la varietà intrinsèque – du système de la nature.
14Enfin, le scepticisme léopardien rejoint Hume en plaçant au cœur de son examen la question de la croyance et de l’accoutumance. Hume critique les fausses croyances de la superstition et du fanatisme de même que Leopardi détruit les credenze naturelles de l’esprit (nécessité, absolu, infini) sur la base de théories de l’habitude et de l’accoutumance (« habit », custom, assuefazzione). En dépit de leurs différences, Hume et Leopardi s’accordent pour faire de ces dynamiques des composantes fondamentales de la nature humaine (la coutume fait toute la causalité pour l’un de même que « Tout est accoutumance, aussi bien dans les peuples que dans les individus » pour l’autre). De plus, la tonalité de l’« humeur noire » (splenetic humour) dont parle Hume dans le Treatise of Human Nature, n’est pas sans rappeler le sentiment d’asphyxie léopardien accompagnant l’intuition du néant de toutes choses.
15Au-delà des références explicites ou des points de convergences implicites avec la tradition sceptique antique et moderne, Leopardi la rejoint sur le point suivant : la philosophie, en tant que déploiement de la raison, doit prendre la forme de la skepsis, c’est-à-dire de ce qu’il nomme la « grande considération des choses » (gran considerazione delle cose, [452]). La philosophie est examen dans le sens où elle doit faire l’épreuve, à travers l’exercice du jugement, du pur fait réel, s’essayer à lui et s’y confronter en évitant de le soumettre aux catégories a priori d’une raison abstraite (la raison pure qui prétend pouvoir « juger des choses avant les choses »). L’exigence de systématicité affirmée avec force aux pages [945-950] ne relève pas du dogmatisme. Scepticisme et systèmaticité ne sont pas incompatibles mais au contraire étroitement liés : le faux système de l’esprit est celui où « les choses particulières sont intégrées de force avant même [leur] examen » [948]), alors que c’est de cet examen que le système authentique « doit dériver en s’adaptant aux choses particulières ». Autrement dit, Leopardi affirme non seulement la possibilité mais la nécessité d’un système du scepticisme, c’est-à-dire d’un agencement de pensée qui se règle sur le devenir et le serve en en examinant les mécanismes (croyances, accoutumances, etc.), sans l’asservir illusoirement à des formes, modèles ou archétypes extrinsèques qui préexisteraient à la réalité effective des choses.
16Tant que le système de la nature est considéré comme harmonique, le jugement doit se conformer au principe de la raison ; s’il est jugé contradictoire, c’est le principe de non-contradiction même qui doit être abandonné. Dans tous les cas, c’est à la raison de se conformer au fait, en sorte que Leopardi peut énoncer le postulat méthodologique de son système sceptique en ces termes : « ce sont les faits qui décident dans mon système, et la raison ne peut jamais s’y opposer » [1643]. La seule autorité est la grande autorité du fait, c’est-à-dire l’évidence du devenir.
17Par les gestes de la pensée (suspension du jugement, primat du fait sur la raison), les modes d’écriture (l’esquisse, l’essai, l’enquête), et les thèmes abordés (l’exercice du jugement, le rôle fondamental de l’accoutumance dans la constitution de la croyance et de l’idée), le système léopardien s’inscrit donc dans la tradition du scepticisme ancien et moderne. Mais il la subvertit aussi de façon si radicale que ce scepticisme apparaît comme éminemment problématique. En effet, ce n’est ni Pyrrhon, ni Montaigne, ni Hume qui sont invoqués dans cette pensée de la page [1655] établissant le lien essentiel entre le système et le scepticisme, mais un adversaire résolu de ce dernier, à savoir Descartes :
Mon système conduit non seulement à un scepticisme raisonné et démontré, mais tel que la raison humaine ne pourra jamais, si elle l’adopte, se dépouiller de ce scepticisme par quelque progrès que ce soit ; mieux encore, il conduit à un scepticisme qui contient lui-même le vrai et démontre que notre raison ne peut trouver le vrai qu’en doutant ; qu’elle s’en éloigne chaque fois qu’elle juge avec certitude ; que le doute sert non seulement à découvrir le vrai (selon le principe de Descartes, etc. voir Dutens, partie I, chap. 2) mais que le vrai consiste essentiellement dans le doute, et que celui qui doute, sait, et sait tout ce qu’il est possible de savoir3.
18Nous remarquons que c’est dans la seule pensée qui revendique explicitement le scepticisme que le ton de Leopardi se fait le plus assertif et, d’une certaine façon, le plus dogmatique : le scepticisme « raisonné et démontré » n’est ni une étape ni un moment de la pensée mais en constitue l’accomplissement. En un mot, il est définitif. La philosophie ne peut évoluer au-delà du scepticisme, celui-ci constitue la perfection, c’est-à-dire l’état d’achèvement dans lequel la philosophie réalise son concept. Ce n’est pas que le scepticisme soit absolument indépassable (l’œuvre de génie qui réalise l’alliance de la philosophie et de la poésie va outre le scepticisme) mais il l’est néanmoins relativement (du point de vue de la philosophie consistant en l’exercice de la seule raison) et ce n’est plus l’épochè antique mais le doute moderne qui représente son geste fondamental : la raison ne peut « trouver le vrai qu’en doutant » (trovare il vero se non dubitando).
19Le doute léopardien est fidèle au doute cartésien sur deux points : il est méthodique au sens où il constitue un principe directeur et nécessaire à la recherche de la vérité ; il est hyperbolique au sens où il implique une forme d’outrance dont le philosophe est pleinement conscient : Descartes avertit son lecteur que ses méditations sont « si métaphysiques et si peu communes qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde ». Leopardi, avant d’affirmer que le système de la nature contient le mal dans son ordre, feint d’adopter une position de pondération en suggérant qu’il y a en lui « au moins autant de biens que de maux, autant de choses qui se développent avec bonheur qu’avec malheur » [4257]. Il ajoute alors aussitôt : « je parle ainsi pour n’offenser personne et ne pas heurter l’opinion » [4257-4258]). La pensée qui fait du doute son geste fondamental est précautionneuse et manifeste le souci de désamorcer l’outrance de ses thèses, ou à tout le moins de prévenir le lecteur de celle-ci. La méontologie léopardienne, comme la métaphysique cartésienne, ne sont assurément pas au goût de tout le monde.
20Mais le parallèle avec Descartes s’arrête là. Premièrement parce que le doute léopardien ne conduit pas au fondement de la certitude du sujet pensant mais à sa négation : à la vérité indubitable de l’ego cogito se substitue l’expérience de l’identité du moi avec le rien (« ce néant que j’étais moi-même », nulla io medesimo, [85]). Deuxièmement parce qu’il ne constitue pas seulement le principe heuristique (« le doute sert non seulement à découvrir le vrai ») de la recherche philosophique mais aussi sa fin. Le vrai est le doute, il « consiste essentiellement dans le doute » (il vero consiste essenzialmente nel dubbio) en sorte que l’esprit qui doute réalise la perfection de la philosophie. Le vrai qu’elle recherche n’est pas autre chose que son processus même mais ce doute ne s’identifie ni avec une vague perplexité ni avec une opération de mise entre parenthèses du jugement. Douter implique pour Leopardi deux aspects : l’un, négatif, correspond à une pure et simple « destruction » (distruzione, [2708]), l’autre, positif, coïncide avec une substitution-multiplication. Douter signifie tout d’abord détruire, c’est-à-dire « retrancher » (togliere) ou « dépouiller » (spogliare) l’esprit de ses illusions et ses erreurs. Le doute est un massacre des illusions de l’esprit, un désenchantement extrême. La destruction est « le véritable mode du philosopher », « non pas parce que la faiblesse de notre intellect nous empêche de trouver le vrai positif mais parce que la connaissance du vrai n’est pas autre chose que se débarrasser des erreurs » [2710]). La philosophie est l’exercice de la raison et la raison est substantiellement destructrice pour Leopardi. Le doute qu’évoque Leopardi à la page [1655] trouve sa formulation dans les pensées du 21 mai 1823 qui le spécifient comme destruction et dépouillement et ce n’est pas un hasard si c’est encore une fois Descartes (aux côtés de Locke et de Newton) qui y est mentionné comme accomplissement de la philosophie moderne. Le philosophe ne peut trouver le vrai qu’en doutant, mais pas au sens où il devrait feindre que toutes les choses qui sont dans son esprit ne sont pas plus vraies que les illusions de ses songes. La destruction qu’implique le doute léopardien est une destruction réelle et son scepticisme conduit un examen des pseudo-idées qui peuplent l’esprit humain en cherchant à les déterminer comme ce qu’elles sont, à savoir des croyances. La nécessité, l’absolu et l’infini constituent les notions principales sur lesquelles s’exerce la pars destruens de la philosophie léopardienne. L’esprit humain incline naturellement à produire des entités et des instances nécessaires, absolues et infinies qui se présentent comme autant de certitudes définitives et universelles sur lesquelles le scepticisme se doit de porter le soupçon. Le scepticisme « raisonné et démontré » de Leopardi détruit l’idée de nécessité et lui substitue celle de contingence radicale de l’être. Il prend tout d’abord la forme, dans la pensée du 7 juillet 1820, d’un prudent impératif méthodologique : « apprenons à nous faire de la possibilité une idée plus étendue que l’idée commune, et de la nécessité et de la vérité une idée beaucoup plus restreinte » [160]. Puis il apparaît, dans les pensées fondamentales du 3 septembre 1821, comme une abolition résolue : « Rien ne préexiste aux choses. Ni forme, ni idée, ni nécessité » [1616]. Il en va de même pour les « idées » d’absolu et d’infini dont la critique sceptique apparaît respectivement dans les pensées des pages [451-452] et [4177-4178]. Il n’existe pas d’êtres, d’instances ou de jugements absolus et infinis mais seulement relatifs et finis, c’est-à-dire appartenant à un système déterminé. La croyance en l’absolu et en l’infini manifeste l’erreur de l’esprit qui ignore – et s’efforce d’ignorer – que le système est le mode d’être des choses. L’esprit appartient lui aussi à l’ordre matériel de la nature. Le scepticisme léopardien trouve le vrai « en doutant », à savoir en détruisant la nécessité, l’absolu et l’infini comme certitudes et en les découvrant comme des croyances ne pouvant résister à l’examen rationnel. L’être ne saurait être nécessaire, absolu ou infini, il n’est que le rien qui soit tel. Il y a donc aussi, d’une certaine manière, une pars construens de la philosophie léopardienne dans la mesure où celle-ci n’abolit pas absolument la nécessité, l’absolu et l’infini : elle les détruit comme croyances pour les poser comme concepts, ou plus précisément comme coordonnées essentielles du concept de néant comme fondement. Rien n’est nécessaire, absolu ou infini si ce n’est le rien, c’est-à-dire le néant comme principe de toutes choses et de Dieu-même. L’expression achevée du scepticisme est donc la suivante : on peut dire à la fois de toute chose qu’elle est relative (en tant qu’elle est, qu’elle appartient au système de la nature) et absolue (en tant qu’elle a le néant comme fondement), finie et infinie, nécessaire et contingente. Autrement dit, le scepticisme découvre l’existence de la contradiction dans tous les aspects du réel. Le réel n’existe que sur le mode de cette contradiction qu’est la contingence de la nécessité, la finitude de l’infini et la relativité de l’absolu. Le système sceptique léopardien ne détruit pas l’absolu, l’infini et le nécessaire mais il les multiplie, les pulvérise dans toutes les choses existantes en tant que chacune d’elle a le néant pour fondement.
21Nous pouvons donc comprendre que l’épochè n’est pas le fin mot de la pensée léopardienne. Le scepticisme de Leopardi est problématique dans la mesure où l’abstention du jugement proposée aux pages [4257-4259] est fictive et ne se résout pas dans le silence du sage. Leopardi ne renonce pas à se prononcer sur la question du bien et du mal dans l’ordre de la nature. Le mal est ordinaire, il appartient au système de la nature, l’existence n’est ni neutre ni bonne, elle est un mal dans la mesure où le mal s’identifie avec la contradiction : ce jugement n’est pas hypothétiquement vrai ni relatif, ou s’il l’est ce n’est pas au sens où il serait subjectif, partial et optionnel. Il est l’expression d’une relation déterminée entre la partie et le tout et il est vrai au sens où la partie énonce un jugement adéquat sur ce tout, cet ordre ou ce système auquel elle appartient. « Le bien est dans l’ordre », par exemple, n’est pas un jugement adéquat, il n’entre pas dans un rapport de convenance avec le système des choses telles que nous les connaissons, c’est-à-dire l’existence universelle en tant que coexistence contradictoire du convenir et du devenir. Nier l’existence du mal dans l’ordre de la nature revient par conséquent à nier l’évidence de la contradiction existante, c’est-à-dire l’évidence du pur fait réel et à remettre en cause le postulat méthodologique sceptique d’après lequel ce sont les faits qui décident dans le système de l’esprit et non la raison, quand bien même son intention serait la préservation louable du principe de non-contradiction.
22En somme, le scepticisme léopardien n’est pas une pensée de l’irrésolution ni de l’indifférence qui s’effraierait devant la tâche de statuer sur la totalité de l’existant. Il ne prend pas congé de la vérité mais réaffirme la nécessité de l’établir et de l’exposer, en dépit de toutes les résistances de l’esprit humain. La pensée suivante, non datée, rédigée entre janvier et septembre 1832 dans l’avant-dernière page du Zibaldone, constitue l’épitomé de ce scepticisme en déclinant la vérité du « Tout est néant » sous ses aspects ontologique, gnoséologique et moral. Pour le philosophe, ami du vrai pur et sceptique authentique, l’homme est néant, sa connaissance est néant, son espérance est néant : « Deux vérités que les hommes ne croiront généralement jamais : on n’est rien et on ne sait rien. Ajoutez-y la troisième, qui dépend pour beaucoup de la seconde : il n’y a rien à espérer après la mort » [4525]. Au scepticisme raisonné et démontré du philosophe s’oppose donc le scepticisme naturel et spontané de l’opinion commune résistant invinciblement à la vérité du néant de toutes choses. En somme et dans sa forme achevée, le scepticisme léopardien se met lui-même entre parenthèses en affirmant que la seule croyance véritable (la croyance dans le néant qui est en même temps néant de la croyance) est destinée à ne jamais être crue.
« Mon système ne détruit pas l’absolu, il le multiplie »
23« Mon système ne détruit pas l’absolu, il le multiplie » (il mio sistema non distrugge l’assoluto ma lo moltiplica). C’est dans la pensée des pages [1791-1792], datée du 25 septembre 1821, que nous trouvons cette affirmation qui est sans doute l’un des points d’orgue du scepticisme léopardien. C’est elle qui, plus encore que le « Tout est relatif » ou le « Tout est postérieur à l’existence », lui confère sa réelle profondeur. Le sens en est le suivant : le système de l’esprit n’abolit pas l’absolu absolument mais relativement, c’est-à-dire qu’il le détruit non en tant que tel, mais en tant que croyance et lui substitue l’absolu comme concept :
On pourrait dire (mais c’est une question de mots) que mon système ne détruit pas l’absolu, il le multiplie, c’est-à-dire qu’il détruit ce que l’on croit être absolu et rend absolu ce que l’on qualifiait de relatif. Il détruit l’idée abstraite et antécédente d’un bien et d’un mal, d’une vérité et d’une fausseté, d’une perfection [1792] et d’une imperfection indépendantes de tout ce qui est ; mais il rend tous les êtres possibles absolument parfaits, c’est-à-dire parfaits en soi, ayant en eux la cause de leur propre perfection en ce sens qu’ils existent et sont ainsi faits ; perfection indépendante d’une quelconque raison ou nécessité extrinsèque et d’une quelconque préexistence. Toutes les perfections relatives deviennent ainsi absolues et les êtres absolus, au lieu de disparaître, se multiplient en étant différents et contraires entre eux ; tandis que l’on supposait jusqu’à présent que la contrariété entre tout ce que l’on niait ou affirmait absolument et de manière indépendante était impossible, car on limitait la contrariété et sa possibilité aux seuls êtres relatifs et à leurs idées.
24L’absolu est une croyance spontanée, c’est-à-dire une pente, une inclination ou une tendance « naturelle » ([825], [1617]) de l’esprit humain. C’est tout le contraire d’une réalité étrangère, abstraite et inatteignable. L’esprit le manipule comme une entité familière, il pense l’absolu, imagine l’absolu, ne cesse de l’énoncer dans des jugements absolus (ceci est beau, ou laid, ceci est vrai ou faux, parfait ou imparfait, « pur » ou « impur », [1367-1368], etc.) avec une facilité confondante. L’homme est dogmatique, au sens trivial du terme, mais pas plus, au fond, qu’un feu follet ou un gnome, s’ils pouvaient s’exprimer. Lorsque Leopardi parle de l’absolu en termes d’« erreur naturelle », il s’agit moins d’une critique que d’un constat sceptique. L’homme tend par nature (non par vice ou par hybris) à l’absolu, c’est-à-dire à la conception d’entités qui, à la différence des êtres finis et relatifs, se caractériseraient par leur nécessité, leur indépendance et leur immutabilité. Autrement dit, l’esprit incline à forger ce qui échappe au devenir. Le scepticisme léopardien détruit, dans un premier temps, ces entités dans la mesure où il décèle leur incompatibilité avec la position du néant comme fondement. Il ne peut y avoir d’entités ou d’êtres absolus, quels qu’ils soient. Le syntagme est une contradiction dans les termes puisque l’être en tant qu’être est par définition relatif, c’est-à-dire délimité, circonscrit ou fini, il ne peut exister que comme partie d’un tout, d’un ordre ou d’un système déterminé. Poser l’existence d’un être absolu revient à poser l’existence d’un être qui, dans le système de la nature, échapperait à la relativité et à la réticularité du système ; un être qui, inexplicablement, fonctionnerait en dehors du système ou indépendamment de lui. Or, comme on la vu, la systématicité n’est pas un mode optionnel mais fondamental de l’être. Tout ce qui est – et en tant qu’il est (non pas en tant qu’il n’est pas et est soumis au devenir anéantissant) – ne peut exister autrement que sur le mode du relatif et du système (qui en viennent purement et simplement à s’identifier dans le système léopardien, « relatif » désignant le mode d’être de ce qui existe dans un système). La croyance en un être (ou en une entité quelconque : le bon, le vrai, le parfait, etc.) absolu est irrationnelle dans la mesure où elle pose arbitrairement l’existence d’une réalité hétérogène à l’ordre naturel. L’absolu rend le système de la nature inintelligible, il introduit en lui une discontinuité qui prend par exemple la forme d’une norme universelle et transcendante. Ce que réfute le scepticisme léopardien, c’est l’existence de toute « norme universelle » (norma universale, [825]), nécessaire et immuable, qui échapperait au devenir et sur lequel celui-ci devrait se régler. C’est l’évidence et la certitude de l’existence des choses sur le mode de la systématicité qui excluent la possibilité même de tout être absolu. La critique léopardienne de l’absolu est donc moins une critique de l’absolu comme « norme » que comme « universel ». Il existe des normes mais celles-ci sont immanentes et renvoient toutes, sur le mode d’une gradation ou d’une accoutumance progressive, à la nature. La nature est la seule norme immanente de tous les éléments qui en composent le système et l’établissement d’un plan d’immanence est le corrélat essentiel de l’affirmation du néant comme principe de toutes choses.
25S’il y a une métaphysique de la destruction chez Leopardi, il s’agit d’une destruction des universaux. Ce n’est pas Dieu en tant que tel qui est détruit, mais Dieu en tant qu’universel, ce n’est ni la bonté, ni le beau, ni le vrai qui sont anéanties par la position du « Tout est néant » mais la bonté, le beau et le vrai en tant qu’universaux. Le véritable absolu n’est pas une croyance mais un concept pour Leopardi, il ne s’identifie pas avec l’universalité fictive du modèle ou de l’archétype transcendant mais avec la singularité du pur fait réel : « les choses sont ainsi parce qu’elles sont ainsi ». Il y a autant d’absolus qu’il y a d’êtres et ceux-ci existent comme autant de points de singularités : non pas la chose, l’espèce ou le genre mais telle chose, telle espèce et tel genre. S’il est quelque chose d’absolu, ce ne peut être autre chose que le néant ou telle singularité en tant qu’elle est un néant. « Rien n’est absolu » (niente d’assoluto, [3760]) signifie qu’il n’est que le rien qui soit absolument absolu et qu’il n’est que l’être (la nature, l’ordre naturel, les choses existantes) qui soit relatif ou plutôt, absolument relatif. Le néant est le seul absolu – ou alors, toutes les choses sont absolues en tant qu’elles sont néant (que le néant est leur principe et qu’elles existent comme soumises au devenir anéantissant). C’est en ce sens qu’il y a destruction et multiplication de l’absolu chez Leopardi. L’absolu est détruit en tant qu’universel, c’est-à-dire en tant que croyance en l’être absolu mais il est multiplié en tant que concept du néant comme fondement immanent et absolu. C’est l’idée « abstraite et antécédente » (astratta ed antecedente : formes, idées, modèles, archétypes, etc.) du bien et du mal, du vrai et du faux, de la perfection et de l’imperfection qui est détruite et à laquelle se substituent les singularités réelles du bien et du mal, du vrai et du faux, de la perfection et de l’imperfection mais surtout toutes les nuances et tous les degrés qui vont de l’un à l’autre de ces extrêmes. Encore une fois, la destruction de l’absolu comme croyance ne supprime en aucune façon l’existence des choses, des valeurs et des jugements. Au contraire, ceux-ci acquièrent une consistance et une vigueur nouvelle. La scélératesse et la noblesse, la fadaise et la vérité, la monstruosité et la grâce n’existent jamais autant, jamais aussi solidement pourrait-on dire, que dans un système où toutes les choses, surgissant du néant, existent singulièrement sur le mode de l’absolu. L’aséité n’est pas le propre de Dieu mais désigne le régime normal de l’existence des choses dans le système de la nature en tant qu’il a le néant comme principe, dans la matière en tant qu’elle a le nihil comme fondement. Toutes les choses, tous les discours, tous les événements ont en eux-mêmes la raison de leur existence propre : cette raison ou cette cause est le rien, c’est-à-dire l’absence de cause et de raison. En ce sens, ils sont tous « absolument parfaits ». Il ne leur manque rien dans la mesure où le déploiement de leur essence ne se règle sur aucune instance transcendante, extrinsèque et préexistante mais correspond immédiatement à leur existence contradictoire (tout être est relativement parfait en tant qu’être et absolument parfait en tant que néant).
26L’absolu n’a pas disparu. Il n’est plus en dehors de la nature, en dehors de l’existence factuelle et effective des choses. L’absolu est dans la nature, dans chaque chose en tant qu’elle est et en tant qu’elle n’est pas. Le résultat essentiel de cette pensée des pages [1791-1792] est de jeter les bases de la renonciation au principe de non-contradiction qui aura lieu dans les grandes pensées ultérieures, notamment celles du 3 juin 1824 [4099-41014]. Ce que la tradition métaphysique et théologique suppose, c’est que la contradiction se restreint au domaine du relatif, c’est-à-dire de l’existence factuelle et sensible des êtres et de « leurs idées », tout en étant radicalement incompatible avec le domaine de l’absolu, c’est-à-dire du nécessaire, de l’immuable et de l’éternel. Autrement dit, la contradiction ne peut exister réellement, et si elle existe, il ne peut s’agir que d’une existence de fait dans l’ordre contingent et temporel du devenir. Toutes créatures, toutes choses, toutes idées existent contradictoirement dans l’ordre ontologiquement dégradé du devenir et, de ce point de vue, il ne peut y avoir aucune différence substantielle entre elles. La seule différence substantielle est celle qui distingue les êtres relatifs de leur fondement absolu et cette différence n’est pas autre chose qu’un convenir. Toute chose est parfaite en tant qu’elle convient à une instance préexistante, c’est-à-dire entre en adéquation ou se conforme à cette instance : ainsi un jugement tel « ceci est bon » ou « ceci est juste » n’est parfait ou imparfait qu’en tant qu’il entre dans un rapport de convenance ou de disconvenance avec l’idée d’une bonté ou d’une justice absolue et infinie. La différence radicale entre l’absoluité de l’Être et la relativité des êtres préserve la totalité de l’existant de la contradiction.
27La position du néant comme fondement détruit l’absolu comme croyance en une universalité transcendante et le ramène comme concept dans le plan d’immanence. À strictement parler, il n’anéantit pas l’absolu mais le pluralise, le pulvérise : toutes les perfections relatives « deviennent absolues » (diventano assolute) et les êtres absolus « se multiplient » au lieu de disparaître, « en étant différents et contraires entre eux ». Le néant ne correspond en aucune façon à une clôture du système léopardien. Il ne s’agit ni d’une réponse ni d’une conclusion mais d’un opérateur conceptuel qui fonde en raison la différence entre les choses existantes. Toutes les différences singulières dans l’ordre naturel sont reconductibles à la différence fondamentale entre le néant et l’être : « Tout est néant », « le néant est principe », c’est-à-dire que la différence est contradiction. Saisies dans le devenir, toutes les choses ne cessent d’entrer en contradiction, de différer les unes avec les autres et avec elles-mêmes. Le devenir ou l’existence universelle s’agence comme convenir mais ce convenir n’est rien d’autre qu’une configuration progressive de la contradiction. Le système de la nature est un système de la différences, c’est-à-dire un système de la varietà quand on l’éclaire du côté de l’être et de la contraddizione quand on l’éclaire du côté du néant. La pulvérisation de l’absolu dans le plan d’immanence est coûteuse dans la mesure où elle contraint Leopardi à reconnaître que la contradiction n’existe pas simplement dans les idées et les jugements, dans le système de l’esprit, mais dans le système de la nature c’est-à-dire dans l’être même. La contradiction existe : toutes les choses sont relatives et absolues, relatives en tant qu’elles sont et absolues en tant qu’elles ne sont pas. La contradiction est la vérité du système comme le système est la vérité du mode d’être des choses. En somme, la contradiction existe non au sens où l’ordre naturel serait un désordre (contiendrait un certain nombre de dysfonctionnements, de maux particuliers) mais au sens où il est ordre de la contradiction. Le réel est intelligible dans la mesure où il est déploiement total de la contradiction existante. Tel est le gain de pensée que réalise le système sceptique qui substitue le concept d’absolu (comme identique au néant comme fondement) à la croyance en l’absolu (la positivité factice de l’être comme absolu).
De l’essence et de l’existence de Dieu
La question de l’aséité
28La dernière pensée du 2 septembre 1821 porte sur la question de Dieu et, plus précisément, de son mode d’être. Elle s’ouvre sur une reprise du résultat énoncé dans la pensée du 17 juillet 1821 (« les choses sont ainsi parce qu’elles sont ainsi » [1339]) en le modifiant légèrement : les choses ne sont ce qu’elles sont que « parce qu’elles sont ainsi » (perch’elle sono tali). « Ainsi » signifie ici relatives. Ce n’est pas que les choses existantes n’aient aucune cause ou raison d’être mais cette cause ou cette raison ne sont pas absolues, c’est-à-dire indépendantes des choses et de leur mode d’être. La cause ou la raison d’être d’une chose existe dans le plan d’immanence du système de la nature. Toute chose en tant qu’elle appartient à cet ordre est donc doublement relative : relative aux autres parties du système et relative au néant en tant que fondement de l’être. On en déduit que l’existence des choses est frappée du sceau de la plus pure contingence : « il n’existe aucune nécessité pour aucune existence qu’elle soit telle ou telle, ainsi ou autrement ».
29À partir de là, la réflexion se concentre sur la question de Dieu et prend la forme d’un dialogue entre Leopardi et un interlocuteur dont les réponses suggèrent qu’il s’agit d’un représentant de la tradition théologique :
Comment donc pourrions-nous imaginer un Être nécessaire ? Quelle raison y a-t-il hors de lui et avant lui pour qu’il existe et qu’il existe de cette façon et éternellement ? – La raison [1614] est en Lui-même, et c’est là l’infinie perfection. – Quelle raison absolue y a-t-il pour que ce mode d’être que nous lui attribuons soit une perfection ? Pour qu’il soit plus parfait que les autres modes d’être possible ? Plus parfait que les autres choses existantes et les autres modes d’être ? Cette raison doit être absolue et indépendante du mode d’être des choses, sans quoi cet Être ne sera jamais absolument nécessaire. Or, une telle raison est impossible à trouver. – Son mode d’être est une perfection parce qu’il existe ainsi. – La même raison vaut pour toutes les autres choses et tous les autres modes d’être. Elles seront donc toutes également parfaites et toutes absolument nécessaires. C’est là jouer sur les mots. Il faut trouver une raison pour que son mode d’être soit, abstraitement et indépendamment de toute chose effective, plus parfait que tous les autres modes possibles ou existants ; pour qu’il ne puisse y avoir de plus grande perfection ; ou encore un tout autre ordre de choses où ce mode ne soit pas même bon. Il faut en somme se placer en dehors de l’ordre existant et de tous les autres ordres possibles et trouver ainsi une [1615] raison pour laquelle les qualités que nous attribuons à cet Être soient absolument et nécessairement parfaites, ne puissent pas être différentes ni plus parfaites, ne puissent être telles sans être les plus hautes et soient enfin meilleures que les autres qualités possibles.
En somme, l’aséité est soit un songe, soit quelque chose qui revient à toutes les choses existantes et possibles5. Toutes ont ou n’ont pas également en elles-mêmes la raison d’être et d’être de telle façon, et toutes sont également parfaites.
30La première question est la suivante : si l’on s’accorde sur la définition de Dieu comme l’« Être nécessaire » et « éternel », quelle est la raison de son être, de sa nécessité et de son éternité ? Quelle est la cause de l’être et des modes d’être de Dieu ? La réponse de la tradition théologique est la suivante : aucune autre que Dieu lui-même. Dieu est causa sui, sa raison est « en Lui-même » et non extérieure ou antérieure à lui. La perfection infinie de Dieu consiste en la coïncidence de son essence et de son existence. L’existence de Dieu est comprise dans son essence et c’est en ce sens qu’il est l’être nécessaire et absolu. Autrement dit, la tradition théologique invoque la nécessité de penser Dieu sur un mode spécial : ce mode est celui de l’aséité, c’est-à-dire de l’existence par soi. Il correspond à l’Ego sum qui sum de l’Exode et diffère essentiellement du mode d’être des choses existantes. Celles-ci sont ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire existent en vertu d’une essence qui n’est pas la leur et leur est antérieure : l’essence de Dieu. Les choses existantes sont relatives (postérieures, dépendantes, contingentes et finies) tandis que Dieu est absolu. L’aséité désigne le mode d’être de Dieu en tant qu’il n’existe que parce qu’il est ainsi et qu’il détermine absolument et nécessairement l’existence relative des choses.
31La deuxième question de Leopardi porte sur l’aséité. Il ne s’agit pas pour lui de nier que l’aséité soit une détermination pertinente du mode d’être de Dieu mais de demander plutôt en quoi l’aséité constitue une « perfection » : « quelle raison absolue y a-t-il pour que ce mode d’être que nous lui attribuons soit une perfection ? » Et, en effet, il n’est pas sûr que l’existence soit une perfection. En vertu de quoi le serait-elle ? Pourquoi ne serait-ce pas plutôt l’inexistence ? La sagesse de Silène n’est-elle pas applicable à Dieu-même ? Pour lui comme pour le reste des choses existantes le non-être ne serait-il pas préférable à l’être ? De même, pourquoi exister « par soi » constituerait une plus haute perfection qu’exister en vertu d’une autre chose ? Pourquoi l’absolu prévaudrait-il sur le relatif puisque son concept même lui est lié ? Pour répondre à ces questions il faudrait pouvoir faire abstraction « du mode d’être des choses », c’est-à-dire de leur relativité intrinsèque pour statuer sur l’absolu en soi, en somme saisir absolument l’absolu. Leopardi pose ici la question de la légitimité de l’attribution de l’aséité à l’être quo maius cogitari nequit et répond qu’une telle légitimité est impossible à fonder en raison. L’aséité est un geste indécidable, un coup de dés : la raison de l’existence nécessaire et absolue de Dieu « ne peut être trouvée ».
32Le théologien revient à la charge en affirmant que « le mode d’être de Dieu est une perfection parce qu’il existe ainsi ». Ce qui signifie que l’aséité est perfection de par sa nature même. L’aséité n’est pas une perfection parmi d’autres (telles la sagesse infinie, la justice infinie, la bonté infinie, etc.) mais s’identifie avec la perfection même. Dieu ne peut exister sur un autre mode que celui de la pure tautologie. Il ne peut exister sur un autre mode que celui qui lui est propre, c’est-à-dire celui qui convient parfaitement à son essence. Ce à quoi Leopardi répond : en rigueur, ceci peut être affirmé de toute chose existante. Toute chose existe sur un mode qui lui est propre et, par conséquent, soit Dieu est relatif comme toutes les choses existantes soit celles-ci sont absolues et nécessaires comme Dieu. La question initiale persiste : quelle est la raison de ce mode d’être mystérieux et problématique qu’est l’aséité ? Si cette raison est relative, le problème est seulement déplacé et déplaçable en droit à l’infini. Il faut percer à jour le mystère de cette tautologie qu’est l’aséité, bannir le faux vertige de sa circularité pour en trouver le sens. En somme, trouver la raison de la raison de Dieu. Comment faire ? En sortant des limites de l’expérience, en allant au-delà de l’« ordre existant », c’est-à-dire du système de la nature et même « de tous les ordres possibles ». En somme, au-delà « de toute chose effective » (da qualunque cosa di fatto), sans quoi l’aséité devient elle-même un fait et ne peut prétendre à l’absolu. Autrement dit, il faut juger de l’aséité en dehors du « pur fait réel », opération qui, comme Leopardi le montre à la page [1342], est impossible : nous ne pouvons « juger des choses avant les choses » et il n’y a pas de raison absolue qui permette d’affirmer que l’existence, et même l’existence nécessaire, soit une perfection dont ne peut manquer l’être infiniment parfait.
33De là deux conclusions possibles : soit l’aséité est un « songe » (sogno) ou le « roman arbitraire de votre fantaisie » (il romanzo arbitrario della vostra fantasia, [1615]). Elle existe sur le mode de l’imagination. Soit (hypothèse plus féconde), l’aséité a un sens rationnel et « échoit » (compete) à toutes les choses existantes. Le mode d’existence de toute chose est l’aséité et toute chose a en soi la raison absolue de son être. Dès lors, l’absolu ne se trouve pas nié ou détruit mais multiplié : c’est la conclusion à laquelle parvient Leopardi, comme on l’a vu, dans la pensée des pages [1791-1792].
Ego sum qui sum
34La question de l’aséité est reprise dans la dernière pensée, fondamentale, de la journée d’écriture du 3 septembre 1821 :
Je ne crois pas que mes remarques sur la fausseté d’un quelconque absolu doivent détruire l’idée de Dieu. Dès que les choses sont, il semble qu’elles aient une raison suffisante d’être et d’être de cette manière précisément, parce qu’elles auraient pu ne pas être ou être autrement et ne sont point nécessaires. Ego sum qui sum, c’est-à-dire je porte en moi ma raison d’être : grandes et remarquables paroles ! C’est ainsi que je conçois l’idée de Dieu6. Il peut y avoir une raison universelle de toutes les choses qui sont ou peuvent être, et de leur manière d’être – Mais quelle sera la raison de cette raison ? puisqu’il ne peut être nécessaire, comme vous l’avez démontré. – Il est vrai que rien ne préexiste aux choses. La nécessité n’est donc pas préexistante. Mais en revanche, la possibilité préexiste. Nous ne pouvons rien concevoir au-delà de la matière. Nous ne pouvons donc pas nier l’aséité, même si nous nions la nécessité de l’être. À l’intérieur des limites de la matière et dans l’ordre des choses que nous connaissons, [1620] il semble que rien ne puisse se produire sans une raison suffisante et que, pourtant, cet être qui n’a en soi aucune raison, et par conséquent aucune nécessité absolue d’être, doive la posséder en dehors de lui. Nous nions par conséquent que le monde puisse être, et être comme il est, sans une raison extérieure à lui. Jusqu’ici, nous sommes encore dans la matière. Une fois que nous en sortons, toutes les facultés de l’esprit s’éteignent. Nous ne pouvons que constater que rien n’est absolu, ni par conséquent nécessaire. Mais précisément parce que rien n’est absolu, qui a décrété que les choses placées hors de la matière ne peuvent exister sans raison suffisante ? Et qu’un Être tout-puissant ne peut par conséquent subsister par lui-même ab eterno et avoir fait toutes choses, bien qu’il ne soit, absolument parlant, pas nécessaire ? Et précisément parce que rien n’est vrai ni faux absolument, tout n’est-il pas possible, comme nous l’avons prouvé ailleurs ?
Je considère donc Dieu non pas comme le meilleur de tous les êtres possibles, puisqu’il n’y a absolument ni meilleur ni pire, mais comme celui qui contient en lui toutes les possibilités et qui existe dans tous les modes possibles. Voilà [1621] ce qui est possible. Ses relations avec les créatures connues leur conviennent parfaitement ; elles sont donc parfaitement bonnes et meilleures que celles qui existent entre les autres créatures, non pas absolument, mais parce que les relations de ces dernières leur conviennent moins parfaitement. Ainsi, toute la religion et l’infinie perfection de Dieu restent-elles sur pieds ; même si l’on nie que la perfection soit absolue, et que l’on affirme qu’elle est relative et qu’elle est la perfection d’un genre de choses que nous connaissons et au sein duquel les qualités que Dieu a par rapport au monde sont, relativement à celui-ci, bonnes et parfaites. Et elles le sont, tant au regard de notre genre universel qu’au regard des ordres particuliers qu’il contient, suivant leurs différences subalternes de nature. Le problème porte alors sur les mots.
Dieu pourrait avoir des relations tout à fait différentes et même contraires, avec un autre ordre de choses, mais qui seraient parfaitement bonnes par rapport à cet ordre puisqu’il existe en tous les modes possibles, qu’il convient donc parfaitement à toutes les existences et qu’il est par conséquent substantiellement et parfaitement bon dans tous les ordres de bonté, même s’ils sont contraires entre eux, parce que ce qui peut être bon dans une manière d’être peut être mauvais dans une autre.
[1622] Non seulement cela ne gâche ni ne modifie l’idée que nous nous faisons de Dieu, mais au contraire, si nous y pensons bien, elle inclut nécessairement cette notion. Comment peut-il être infini s’il ne contient pas tous les possibles ? Comment peut-il être infiniment ou plutôt purement parfait, s’il ne l’est que de la manière qui correspond pour nous à la perfection ? D’autres ordres infinis de choses, d’autres manières d’exister sont-ils possibles ? Donc, s’il est infini, il existe dans tous les modes possibles. Dépendait-il ou non de sa volonté de nous créer si différents ? de nous avoir faits tels que nous sommes ? Il a donc pu, et peut, créer d’autres ordres très différents de choses en entretenant avec eux les relations de la nature qu’il veut. Autrement, il ne serait pas l’auteur de la nature et nous serions obligés de revenir au songe de Platon, qui suppose que les idées et les archétypes des choses sont placés hors de Dieu et sont indépendants de lui. Si les idées existent en Dieu, comme le dit saint Augustin (voir p. 1616), et si Dieu les a créées, il n’embrasse donc pas seulement ces formes selon lesquelles il a fait les choses que nous connaissons, mais plutôt toutes les formes possibles ; il renferme tout ce qui est possible, peut créer des choses [1623] de la nature qui lui plaît et entretenir avec elles n’importe quelle relation qu’il lui plaira d’avoir, et même aucune, etc.
L’infinie possibilité qui constitue l’essence de Dieu est une nécessité. Dès lors que les choses existent, elles sont nécessairement possibles. (La moindre et unique chose existant actuellement suffirait à démontrer que la possibilité est nécessaire et éternelle.) Si aucune affirmation ou négation n’est absolument vraie, toutes les choses et toutes les affirmations sont donc absolument possibles. L’infinie possibilité est donc la seule chose absolue. Elle est nécessaire et préexiste aux choses. Une telle existence ne se trouve qu’en Dieu. Cette dernière pensée mérite d’être développée. Voir p. 1645, paragraphe 1.
35Comment concilier l’affirmation de l’existence de Dieu avec la position du néant comme principe de toutes choses et de Dieu même ? Leopardi n’affirme-t-il pas dans la pensée du 18 juillet 1821 la corrélation nécessaire entre la destruction de toute instance absolue, nécessaire et immuable et celle de Dieu (« une fois détruites les formes platoniciennes, Dieu est détruit », [1342], ou encore : « « une fois les idées innées supprimées, Dieu est supprimé », tolte le idee innate, è tolto Iddio, [1616]) ? Comment est-il possible qu’après l’exposition de l’intuition rationnelle du néant de toutes choses, « toute la religion et l’infinie perfection de Dieu restent sur pieds » ? L’ironie ne saurait valoir ici comme explication. De même, l’incohérence semble encore plus flagrante avec la courte pensée qui ouvre cette journée du 3 septembre : comment Leopardi peut-il soutenir que « rien ne préexiste aux choses » (niente preesiste alle cose, [1616]), qu’il n’existe aucune instance absolue et nécessaire sur laquelle devrait se régler le devenir et, quelques pensées plus tard, que l’infinie possibilité est la seule chose absolue et nécessaire et qu’elle « préexiste aux choses » ? La solution qui consisterait à affirmer que le système léopardien est un système de la contradiction existante, un ordre de la pensée qui accueille la contradiction en son sein non comme une anomalie mais comme l’élément nécessaire à son déploiement, n’est que partiellement satisfaisante. Quoique procédant d’une intuition juste, elle ne rend pas compte de la richesse et de la singularité de cette dernière pensée du 3 septembre 1821 et n’en restitue pas plus l’enjeu, à savoir la redéfinition de l’idée de Dieu.
L’infinie possibilité
36La pensée de Leopardi détruit l’idée de Dieu appartenant à la tradition philosophique et théologique pour lui substituer une nouvelle conception : Dieu existe et ne peut exister que comme « infinie possibilité ». Ce faisant, Leopardi prétend ne pas porter atteinte à l’idée de Dieu mais au contraire, et « si nous y pensons bien », lui donner un contenu plus substantiel. En effet, si cette dernière grande pensée du 3 septembre « ne gâche pas » l’idée de Dieu, elle la modifie cependant, et quoiqu’en dise son auteur, considérablement.
37Premièrement, parce qu’elle procède d’une théorie de la connaissance matérialiste : « nous ne pouvons rien connaître en dehors des limites de la matière ». Que savons-nous ou croyons-nous savoir dans ces limites ? Que les choses existantes (les choses dans leur existence de fait, c’est-à-dire telles qu’elles se livrent à nous dans l’expérience sensible) « semblent » avoir une raison suffisante de leur être et de leur mode d’être. Leopardi feint dans le premier paragraphe de revenir à une position antérieure à celle des pages [1339-1342] qui établissait le néant comme principe. Si l’on fait abstraction de la position du néant comme fondement, « il nous semble » que « rien ne puisse se produire sans une raison suffisante » (nulla possa accadere senza ragion sufficiente). Pour le sens commun, les choses existantes ne sont pas sans raison, sans pourquoi, et la totalité qu’elles constituent, à savoir le monde, ne saurait exister sans une raison extrinsèque, une cause qui transcenderait l’ordre matériel et qui serait d’une nature substantiellement différente. Chaque chose singulière semble nécessiter une raison extérieure et il en va de même pour le monde. Ce constat est erroné mais légitime dans la mesure où il demeure dans les limites de notre connaissance : « jusqu’ici, nous sommes encore dans les limites de la matière ». L’erreur survient quand notre esprit outrepasse ces limites et s’efforce de penser le mode d’être de cette raison du monde et des choses. Cette « raison universelle » (cagione universale) est Dieu mais quelle est alors « la raison de cette raison » (cagione di questa cagione) ? Comment penser son mode d’être ? Si cette raison est extérieure à Dieu, nous tombons dans la régression à l’infini, il faut donc qu’elle lui soit immanente. Le mode d’être sui generis de Dieu ne peut donc être autre que l’aséité. Dieu est l’Être nécessaire au sens où son essence enveloppe la nécessité de son existence. C’est ainsi qu’il est cause et raison suffisante de son existence comme de l’existence du monde et des choses. Sans l’identité de Dieu et du principe de raison suffisante, il est impossible de comprendre comment la moindre chose peut advenir et c’est l’ordre naturel et matériel tout entier qui devient inintelligible.
38Le doute sceptique de Leopardi porte sur cette identité : si, à l’intérieur des limites de la matière, aucune chose ne peut exister sans raison suffisante – supposition fausse mais légitime – « qui a décrété » que les choses existant en dehors de cet ordre – Dieu y compris, à supposer que Dieu n’existe pas sur le mode de la matière – ont besoin d’une raison et d’une cause ? Pourquoi ce qui transcende la matière devrait-il se soumettre à son régime d’existence ? Si l’on s’accorde pour définir Dieu par sa toute-puissance, alors celui-ci peut tout à fait subsister par soi et éternellement, créer le monde et les choses singulières sans raison suffisante. Dans le champ de l’expérience et de l’observation, nous « constatons » seulement que « rien n’est absolu » ni « nécessaire », c’est-à-dire que les choses ne semblent pas avoir d’existence autonome ni de fondement immanent. Rien ne nous permet donc d’inférer légitimement de l’existence relative et contingente des choses le caractère absolu et nécessaire de l’existence de Dieu. « Nous ne disposons pas d’informations suffisantes » (non possiamo […] aver dati sufficienti), pour reprendre la formule de Leopardi à la page [4258], pour passer de la contingence manifeste des êtres à la nécessité absolue de l’Être. La gnoséologie matérialiste de Leopardi conduit donc à ce résultat essentiel : Dieu n’est pas nécessité mais contingence, et cette contingence n’est pas relative comme c’est le cas des choses existantes singulières mais absolue (« l’infinie possibilité est donc la seule chose absolue », l’infinita possibiltà è l’unica cosa assoluta, conclut-il dans le dernier paragraphe).
39« Absolument parlant », Dieu n’est pas nécessaire. L’infinie possibilité avec laquelle il coïncide est telle qu’il peut être sur tous les modes possibles : être sans cause, être avec une cause, entretenir une infinité de rapports avec toutes les choses possibles et même n’en entretenir aucun. Lorsque nous disons que Dieu est nécessaire, nous formulons moins une erreur qu’un jugement relatif au système des choses que nous connaissons et c’est ainsi relativement parlant que nous isolons en Dieu l’un de ses possibles. « Il nous semble » que Dieu est nécessaire et préexiste aux choses, bien qu’en vérité, « rien ne préexiste aux choses. Ni forme, ni idée, ni nécessité » [1616]. C’est en tant que possibilité et seulement en tant que telle que Dieu préexiste aux choses : « la possibilité préexiste » (preesiste la possibilità). Dans cette perspective, l’ego sum qui sum biblique revêt un tout autre sens : ce n’est plus « je suis celui qui nécessairement est » mais « je suis celui qui pourrait ne pas être ». L’aséité demeure toujours une catégorie pertinente (et même la meilleure, d’où l’exclamation léopardienne : « grandes et remarquables paroles ! ») pour caractériser l’existence de Dieu dans le sens où elle ne peut être niée (rien ne nous permet d’affirmer que Dieu ne peut pas ne pas être et ne pas être sur tous les modes possibles, dont l’existence par soi) mais doit en même temps être disjointe de l’idée de nécessité. L’aséité léopardienne désigne donc en dernière instance non pas la nécessité mais la possibilité d’exister par soi.
40Le doute léopardien porte dans un second temps sur la définition classique de Dieu comme « le meilleur de tous les êtres possibles ». Par « meilleur », la tradition métaphysique et théologique entend la possession d’une perfection absolue, ce qui constitue pour Leopardi une contradiction dans les termes. La perfection renvoie toujours à l’idée d’une relation, d’un rapport réglé, d’une conformité ou d’une correspondance d’une chose à une autre, c’est ainsi par exemple qu’il la définit dans la pensée de la page [327] : « pour un individu, la perfection consiste dans le bonheur et pour les autres êtres, dans le fait de correspondre à l’ordre des choses ». En d’autres termes, la perfection est essentiellement relative, elle n’a de sens que dans un ordre ou un système déterminé, aussi est-elle la convenance « stricte » d’une chose à une autre. Le bonheur convient à la nature de l’individu, il correspond à son état de perfection de même que, par exemple, la destruction des illusions correspond à l’état de perfection de la raison. La perfection n’est pas pour Leopardi le déploiement de l’essence antécédente d’un être mais de son existence factuelle et effective. À partir de là, il ne saurait exister de perfection absolue, c’est-à-dire indépendante d’un système donné et il en va ici de même pour les créatures et pour Dieu : la perfection absolue n’est précisément pas un être de raison mais est purement imaginaire, ce qui, dans la terminologie léopardienne, signifie qu’il s’agit en vérité d’une croyance et d’une inclination naturelle de l’esprit. Dieu ne saurait donc exister sur le mode d’une perfection absolue. S’il est le meilleur des êtres possibles, c’est au sens où sa perfection est relative mais cette relativité ne s’identifie nullement avec une forme d’incomplétude ou de finitude. Lorsque Leopardi rejette la détermination de Dieu comme perfection absolue pour lui substituer celle de perfection relative il n’entend pas suggérer que cette perfection est d’un ordre ontologiquement dégradé. Quoique relative, la perfection divine n’en demeure pas moins infinie. Qu’entend-il par là ? Que cette perfection relative correspond à l’existence de Dieu en tant qu’être « qui contient en lui toutes les possibilités », ce qui signifie que Dieu entretient une infinité de rapports de convenance avec toutes les créatures, tous les ordres de choses et que ces rapports se caractérisent par le plus haut degré de perfection. Les êtres entretiennent entre eux toutes sortes de rapports de convenances ou de disconvenances à des degrés divers mais c’est toujours avec Dieu en tant qu’il « existe dans tous les modes possibles » que ce rapport est le plus parfait. Ou plutôt : Dieu est le nom de la plus parfaite convenance de tous les êtres et de tous les ordres de choses avec eux-mêmes. Prenons par exemple les qualités que nous attribuons traditionnellement à Dieu, telle la bonté, la sagesse ou la justice. Lorsque Leopardi affirme que ces perfections sont relatives et ne sont valables que « dans le genre de choses qui nous est connu », il ne veut pas dire que ces déterminations sont fantaisistes, arbitraires ou anthropomorphiques mais qu’elles ne font sens que dans l’ordre déterminé de la connaissance humaine, le système de l’esprit. Elles ne sont pas absolues, c’est-à-dire indépendantes de ce système et valables universellement, mais n’en sont pas moins infinies : la bonté, la sagesse et la justice infinies de Dieu existent « pour nous » (per noi), certes, mais cette relativité n’invalide en rien leur existence. C’est même précisément parce qu’elles sont relatives qu’elles existent et font sens dans le système des valeurs humaines : la bonté, la sagesse et la justice infinies de Dieu conviennent à la bonté, la sagesse et la justice finies de la créature au sens où elles en expriment la perfection, c’est-à-dire le plus haut degré d’accomplissement. Et en même temps, l’existence de Dieu en tant qu’infinie possibilité ne se limite pas à ces qualités mais embrassent toutes les perfections possibles, quand bien même celles-ci seraient contraires aux précédentes. La bonté, la sagesse et la justice sont des perfections dans un ordre donné mais pourquoi ne seraient-elles pas des imperfections dans un autre ? Ce qui est bon dans tel système ne l’est pas dans tel autre et il n’est pas contradictoire, si l’on suit la logique de Leopardi dans cette pensée, de concevoir un Dieu malveillant, ignorant et injuste qui conviendrait parfaitement à une « manière d’être » (maniera di essere) malveillante, ignorante et injuste. La définition de Dieu comme infinie possibilité ouvre la voie à la conception d’un Dieu du mal qui correspondrait ou conviendrait à un ordre substantiellement mauvais. Ce n’est pas la philosophie mais la poésie léopardienne qui tentera l’évocation d’un tel Dieu, à travers l’hymne inachevé à Ahriman, divinité du mal de l’Orient préislamique.
41Il suffit pour l’instant de préciser le second acquis de ces pages [1620-1621] : ce qui est impossible, c’est que Dieu existe comme nécessité et perfection absolue. En revanche, « ce qui est possible », est qu’il existe comme infinie possibilité et perfection relative. En tant qu’infini, Dieu peut entretenir une infinité de rapports avec une infinité de choses existantes ; en tant que possible, il peut toujours entretenir avec chacune d’elle et singulièrement le meilleur rapport, c’est-à-dire un rapport de convenance dont le degré de perfection est supérieur à celui du rapport que les choses existantes (en tant que possibilité finies) peuvent entretenir entre elles : « il convient parfaitement à toutes les existences ». Au fond, le Dieu léopardien est moins un être qu’un rapport harmonique et parfait, ou plutôt un ensemble infini de rapports harmoniques et parfaits avec les choses existantes.
Démiurge, Dieu créateur et surgissement in nihilo
42Le Dieu léopardien peut donc se définir comme infinie possibilité, ce qui signifie qu’il « renferme tous les possibles » et « existe dans tous les modes possibles » : c’est le motif essentiel qui revient, sous différentes formes, à quatre reprises dans cette pensée du 3 septembre 1821. Leopardi soutient qu’il ne s’agit pas d’une altération mais au contraire de la formulation la plus adéquate de l’essence de Dieu. Que signifie donc « exister dans tous les modes possibles » ? Que Dieu ne peut se limiter aux modes d’existence que nous connaissons. Dieu existe certes « pour nous » et sur des modes déterminés (bonté, miséricorde, justice, etc.) dans le système des choses que nous connaissons mais il peut aussi exister autrement : dans la mesure où le néant est fondement des choses et de Dieu même « il n’y a pas de raison absolue pour qu’une chose ne puisse pas ne pas être, ou ne pas être ainsi, etc. ». Toutes les choses sont possibles, il n’existe aucun principe déterminant, aucune forme, modèle ou archétype préexistants qui viendraient filtrer le devenir et empêcheraient l’existence de telle ou telle chose, ou l’existence de telle chose sur tel ou tel mode. S’il en va ainsi pour toutes les choses existantes il en va de même, et à plus forte raison, pour Dieu. Les perfections ou les qualités que nous lui attribuons sont relatives (elles font sens dans un système déterminé qui est le système proprement humain du jugement et des valeurs), ce qui ne signifie pas qu’elles sont arbitraires mais qu’elles n’expriment et n’éclairent qu’une infime partie de son essence. À la question que pose Leopardi « d’autres ordres infinis de choses, d’autres manières d’exister sont-ils possibles ? », la réponse ne peut-être qu’affirmative. L’ordre ou le système des choses que nous connaissons n’a aucune nécessité, il n’existe qu’à titre de possible parmi une infinité d’autres. Dieu n’est rien d’autre que la totalité de ces possibles mais pas au sens où il porterait à l’existence cette totalité. S’il en était ainsi, il n’existerait, comme le suggère Severino, « aucun résidu dans le champ du possible qui attendrait d’être réalisé7 » et toutes les choses seraient donc nécessaires et éternelles. Lorsque Leopardi définit Dieu comme infinie possibilité il ne veut donc pas dire qu’il est la réalisation actuelle de toutes les possibilités mais le pouvoir ou la volonté de porter à l’existence n’importe quels possibles et d’entretenir avec eux tous les rapports qu’il veut et surtout aucun (« il renferme tout ce qui est possible, peut créer des choses de la nature qui lui plaît et entretenir avec elles n’importe quelle relation qu’il lui plaira d’avoir, et même aucune. Dieu est ainsi infinie possibilité, volonté, et « toute-puissance » (onnipotenza, comme l’établira explicitement la pensée des pages [1645-1646]) mais cette toute-puissance ne consiste ni à porter à l’existence tout ce qui est possible ni même le meilleur des mondes possibles en fonction de tel ou tel principe, de telle ou telle forme. Il s’agit plutôt d’une forme de liberté absolue ou de bon plaisir qui peut porter à l’existence n’importe quel possible.
43On voit donc en quoi le Dieu léopardien se distingue nettement du démiurge platonicien, du Dieu artisan qui façonne les choses en portant son regard sur les formes idéales. Le « songe de Platon » suppose en effet « que les idées et les archétypes des choses sont placés hors de Dieu et sont indépendants de lui », ce qui signifie qu’il existe un ordre de réalités nécessaires, immuables et absolues sur lesquelles le devenir doit se régler. Un tel ordre ne saurait exister dans le système qui pose le néant comme fondement des choses et de Dieu même. Si Dieu existe, non pas nécessairement mais comme infinie possibilité, il embrasse non seulement les formes par lesquelles il fait les choses mais aussi « toutes les formes possibles », sa volonté et sa toute-puissance ne connaissent aucune limitation et ne se règlent sur aucun modèle préexistant.
44Si le Dieu léopardien s’oppose radicalement au Démiurge platonicien, il se distingue aussi nettement du Dieu créateur8 de la tradition chrétienne. Ni artisan, ni artiste, le mode sur lequel il porte les choses à l’existence n’est pas plus une création ex nihilo qu’une production. Certes, il se définit par sa volonté et sa toute-puissance, ce qui l’apparente au Dieu de la tradition, mais cette volonté et cette toute-puissance sont telles qu’elles font plus penser à une forme d’arbitraire pur qui porte les choses à l’existence sur le mode d’un surgissement imprévisible et contingent « au milieu du néant » (in mezzo al nulla, [85]) qu’à une création déterminée par un modèle. En somme, un surgissement in nihilo.
La préexistence de la possibilité
45Le dernier paragraphe du texte porte la réflexion théologique de Leopardi à son plus haut point d’intensité en même temps qu’il suscite de nouveaux problèmes. Dieu est infinie possibilité et l’infinie possibilité « constitue l’essence de Dieu », elle n’est pas une propriété de son être mais s’identifie avec la structure même du divin. Mais Leopardi ajoute aussitôt que l’infinie possibilité est nécessité. Comment comprendre cette affirmation ? Le possible et le nécessaire ne s’opposent-ils pas radicalement ? Comment ce qui, par définition, pourrait ne pas être pourrait-il en même temps être nécessaire ? Et Leopardi n’a-t-il pas réfuté définitivement dans le premier paragraphe la pertinence de l’idée de nécessité (« nous ne pouvons pas nier l’aséité, même si nous nions la nécessité de l’être » ? Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord comprendre que Leopardi ne déduit pas l’existence de Dieu de son essence mais réalise l’opération inverse. L’essence de Dieu comme infinie possibilité est déduite de son existence ou, plus précisément et de façon provocante, de l’idée même d’existence : l’existence de la moindre chose suffirait, à la rigueur, à démontrer l’existence de Dieu. Pour que telle chose singulière existe il faut tout d’abord qu’elle soit possible : « Dès lors que les choses existent, elles sont nécessairement possibles » et Leopardi ne fait ici que reformuler le principe scolastique selon lequel ab esse ad posse valet illatio (de l’être au possible la conséquence est bonne, car l’existence de la chose réelle – son existence de fait – implique nécessairement sa possibilité). Mais puisqu’il n’existe « aucune affirmation ou négation absolument vraie » (nessuna affermazione o negazione assolutamente vera), ce n’est pas seulement l’existence de fait de telle ou telle chose singulière mais toutes les choses et toutes les affirmations qui deviennent « absolument possibles », c’est-à-dire nécessairement possibles. Si la possibilité elle-même était contingente, son inexistence renverrait à l’existence de l’impossibilité ; et si telle chose était impossible, la négation de celle-ci deviendrait nécessaire et serait par conséquent une « négation absolument vraie », thèse que le scepticisme léopardien rejette dans ses fondements : « il n’y a pas de raison possible pour qu’une chose soit impossible et impossible dans tel mode » (non v’è ragione possibile perchè una cosa sia impossibile, ed impossibile in un tal modo) affirmera la pensée de la page [1646] reprenant ce que la pensée de la page [1341] énonçait de la façon suivante : « aucune chose n’est absolument nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de raison absolue pour qu’elle ne puisse pas ne pas être ou ne pas être de telle façon ». La « raison absolue » de la page [1341] est identique à la « raison possible » de la page [1646] et la pensée léopardienne réfute l’existence de l’une comme de l’autre. « Les choses sont ainsi parce qu’elles sont ainsi », leur existence est factuelle et relève de la pure tautologie de l’existant. Il n’existe ni fondement, ni archétype, ni essence sur lesquels devrait se régler leur existence. Le devenir des choses en tant qu’elles surgissent du néant comme de leur fondement et y font retour est imprévisible et inépuisable, il est tel qu’il peut donner lieu à « d’autres ordres très différents de choses ». Ainsi, aucune chose ni aucun ordre n’est nécessaire au sens où il exclurait du champ du possible l’existence de tel ou tel ordre, telle ou telle chose. La pensée léopardienne correspond donc bien, dans son intention générale, à un élargissement de la notion de possibilité aux dépens de celle de nécessité. À strictement parler, aucune chose, aucun être fini n’est nécessaire. Il n’y a que la possibilité qui soit nécessaire et, au premier chef, Dieu en tant qu’infinie possibilité. Dieu ainsi défini n’est dès lors précisément plus une « chose » : il est l’agencement même du devenir en tant qu’imprévisibilité et inépuisabilité excluant radicalement l’impossible. Toutes les choses, tous les ordres sont contingents et ne sont nécessaires qu’en tant qu’ils sont possibles, c’est-à-dire existent « en Dieu » comme infinie possibilité. C’est ainsi que Leopardi peut conclure que « l’infinie possibilité est la seule chose absolue » (l’infinità possibilità è l’unica cosa assoluta), qu’elle est « nécessaire et préexiste aux choses ». Il ne s’agit pas là d’une incohérence de la pensée léopardienne et d’une réhabilitation tardive des notions d’absolu et d’instance nécessaire et préexistante. Il demeure toujours certain que rien ne préexiste aux choses – ni forme, ni idée, ni nécessité, ni raison d’être, et d’être de telle ou telle manière – et que l’être est « postérieur à l’existence », c’est-à-dire à la pure présence de fait des choses, une présence sans raison suffisante et sans pourquoi, mais c’est précisément parce qu’il n’existe rien d’autre que cette pure factualité qu’il faut affirmer la préexistence éternelle et nécessaire de la possibilité. En effet, une chose ne saurait commencer à être possible dès lors qu’elle commence à exister mais doit être possible avant d’exister en sorte que l’essence d’une chose est précédée par son existence de même que son existence est précédée par sa possibilité. Dieu n’est plus défini comme cause ou raison d’être des choses mais comme leur infinie possibilité, c’est-à-dire comme la volonté et la toute-puissance qui exclut que la moindre d’entre elles ne puisse advenir.
46Le Dieu léopardien préserve l’existence du devenir comme surgissement imprévisible et inépuisable du néant. Il ne produit ni ne crée les choses, n’en oriente pas le devenir ni ne les somme de se conformer à quelque forme préexistante que ce soit mais les laisse advenir de manière contingente, comme autant de faits bruts ne disposant d’autre raison de leur existence que le néant. Le néant est le principe des choses et de Dieu même et c’est ainsi qu’« il est vrai que rien ne préexiste aux choses. La nécessité n’est donc pas préexistante. Mais en revanche, la possibilité préexiste » (è vero che niente preesiste alle cose. Non preesiste dunque la necessità. Ma pur preesiste la possibilità). À strictement parler Dieu n’existe pas chez Leopardi mais préexiste, il n’a pas d’autre mode d’existence que la préexistence, qui diffère essentiellement de l’existence factuelle des choses. Dieu comme infinie possibilité est éternel, nécessaire et absolu tandis que les choses sont caduques, contingentes et relatives. Celles-ci ont une existence déterminée tandis que celui-là n’a aucun contenu.
La nécessité de Dieu déduite de l’existence
47Leopardi conclut cette dernière grande pensée du 3 septembre 1821 en précisant qu’elle mérite un développement et renvoie aussitôt à la pensée des pages [1645-1646], datée du 7 septembre :
La possibilité est une nécessité primordiale et indépendante de quoi que ce soit puisque9 les choses existent. À partir de là, aucune vérité ou erreur, négation ou affirmation n’est absolue, comme je l’ai démontré : toutes les choses sont donc possibles et la possibilité infinie est donc nécessaire et préexistante à toute chose. Mais celle-ci ne peut exister sans un pouvoir qui fasse que les choses soient et soient en un certain mode possible. Si la possibilité infinie existe, la toute puissance infinie existe, parce que si celle-ci n’existe pas, celle-là [1646] n’est pas vraie. Inversement, il ne peut y avoir de toute-puissance sans la possibilité infinie. L’une et l’autre sont, pouvons-nous dire, la même chose. Si la possibilité infinie, préexistant à tout et indépendante de chaque chose, de chaque idée, etc., est nécessaire (et en effet s’il n’y a aucune raison possible pour qu’une chose soit impossible, et impossible dans tel mode, etc., la possibilité infinie est absolument nécessaire), la toute-puissance l’est donc également. Voilà Dieu et sa nécessité déduits de l’existence, et son essence reposant dans la possibilité infinie et donc formée de toutes les natures possibles, etc. Cette idée n’est qu’ébauchée. Voir la p. 1623.
48Pour saisir la teneur de cette pensée il s’agit de commencer par sa conclusion. Leopardi n’entend pas proposer une démonstration de l’existence de Dieu mais une déduction. L’essence de Dieu, à savoir sa nécessité comme infinie possibilité et comme infinie toute-puissance, doit être « déduite de l’existence » (dedotta dall’esistenza). Pas de son existence mais de l’existence en général. Que peut signifier une telle proposition ? Il faut tout d’abord éclairer le sens léopardien de la notion d’existence. Celle-ci s’identifie avec le fait, la réalité factuelle, toute existence est un « état de fait » (cosa di fatto, [1341]), le « pur fait réel » (puro fatto reale) dont parle la page [1342]. Celui-ci n’a rien de mystérieux dans la mesure où il relève de l’expérience, « mère commune de toutes nos idées ». L’idée d’un monde de phénomènes et d’apparences, d’un voile derrière lequel se tiendrait le réel en soi est tout à fait étrangère à la pensée de Leopardi. Le réel n’est pas une représentation mais l’expérience directe que nous en faisons à travers nos sens et « nos seules maîtresses », à savoir les « sensations » : « les choses sont ainsi parce qu’elles sont ainsi », c’est-à-dire sans cause et sans raison d’être antécédente, sans essence préexistante qui viendrait déterminer le déploiement de leur existence. À partir de là, la factualité de l’existence se livre à nous à travers une intuition originaire, une évidence qui n’est nullement relative mais constitue le contenu de la vérité, à savoir l’évidence du devenir, « fatale et sensible évidence » (fatale e sensibile evidenza, [141]). Avec la position du néant comme fondement de l’être, il s’agit là du cœur de la pensée léopardienne : Tout est néant, le devenir est la certitude absolue et incontestable. Ce à quoi nos sens nous donnent accès, c’est autant à la richesse d’un monde bigarré qu’à l’évidence de la caducité de son existence. Toutes les choses passent et s’annulent avec le temps, la temporalité elle-même est un néant eu égard à l’éternité réelle du rien. L’évidence du devenir s’appuie donc sur la « certitude » et le « sentiment aigu » de « la nullité de toutes les choses » [140]. Le devenir désigne le mouvement incessant par lequel les choses surgissent du néant en tant qu’il constitue leur fondement et y font retour : circuit perpétuel de production et de destruction.
49C’est de cette conception de l’existence comme pur fait réel s’identifiant avec le devenir, le passage ou la caducité de l’être, que doit être déduite l’existence de Dieu. Leopardi ne peut procéder à une démonstration de l’existence de Dieu dans la mesure où une telle opération philosophique reviendrait à affirmer la validité d’un discours fondée sur des instances immuables et éternelles (formes idéales, idées innées, etc.) – discours que son scepticisme se donne précisément pour objet de détruire en tant qu’il rend le devenir impossible. L’essence de Dieu ne saurait être démontrée sur la base des instances préexistantes et nécessaires de la tradition métaphysique et théologique.
Infinie possibilité et infinie toute-puissance
50Il faut donc partir de l’existence factuelle des choses (« puisque les choses existent », da che le cose sono) pour comprendre que Dieu est nécessaire, mais nécessaire seulement en tant que possibilité infinie. Avant qu’une chose existe, en effet, il faut qu’elle soit possible : rien ne préexiste aux choses si ce n’est leur possibilité. Elles n’ont pas d’autre contenu, pas d’autre essence, que leur pure possibilité d’exister. Comment comprendre alors le passage de ce statut de pur possible à celui de chose existante ? Leopardi rappelle dans un premier temps le résultat des pensées du 3 septembre, qui constituait lui-même une reprise du développement des pages [1341-1342] : « toutes les choses sont […] possibles ». Le contenu de cette proposition est simple mais pas ce qu’elle implique. Elle signifie littéralement que rien n’est impossible, le champ du possible est infini dans la mesure où il n’est pas circonscrit par la dimension de l’impossible, même si, à ce stade de sa pensée, Leopardi n’affirme pas encore que l’infinie possibilité divine, au sens où il l’entend, rend possible l’existence de la contradiction. Le devenir est donc imprévisible et inépuisable, mais pas simplement au sens trivial où tout pourrait arriver. « Toutes les choses sont possibles » signifie essentiellement qu’il n’« y a pas de raison absolue pour qu’une chose ne puisse pas ne pas exister », il n’existe pas de principe nécessaire et absolu qui viendrait favoriser ou empêcher l’existence de telle ou telle chose. Il n’y a pas de crible du principe de raison suffisante sur l’ensemble des possibles. « Il n’y a pas de raison possible pour qu’une chose soit impossible et impossible dans tel mode » (non v’è ragione possibile perchè una cosa sia impossibile ed impossibile in tal modo) répète à nouveau cette pensée du 7 septembre. C’est au discours de la tradition métaphysique et théologique – celui qui maintient l’existence de vérités et d’erreur absolues, d’affirmations et de négations absolues – qu’il appartient de poser l’existence d’une telle raison absolue sous la forme d’une instance préexistante, éternelle et immuable. Ce faisant, cette tradition ignore le néant comme fondement réel de l’être. Elle rend le devenir inintelligible ou n’en fait au mieux que le reflet ontologiquement dégradé de l’Être nécessaire. La tâche que se donne Leopardi dans ces pensées de septembre 1821 est au contraire de proposer une idée de Dieu qui n’entre pas en contradiction avec la certitude du néant comme fondement et l’évidence du pur fait réel comme devenir.
51Cette idée de Dieu comprend donc deux déterminations : l’infinie possibilité et l’infinie toute-puissance. La première a déjà été déduite et constitue une nécessité « primordiale », c’est-à-dire telle qu’elle précède et conditionne – sur un autre mode que la raison absolue de la tradition – l’ordre naturel. La pensée de Leopardi n’abolit pas le nécessaire et l’absolu (l’infinie possibilité est « indépendante de quoi que ce soit », indipendente da checchè si voglia, ce qui signifie qu’elle n’est déterminée par rien, relative à rien si ce n’est à elle-même ; elle existe par soi et éternellement) mais les circonscrit au domaine du possible. Le nécessaire et l’absolu ont encore un sens, ils « existent » d’une certaine manière ou, plus exactement, préexistent, n’ont pas d’autre mode d’être que la préexistence comme infinie possibilité. Le possible et le nécessaire ne s’excluent pas pour Leopardi mais le premier enveloppe le second, comme le néant enveloppe l’être et comme le devenir enveloppe le convenir.
52Il ne suffit pas de dire que Dieu est l’infinie possibilité et « existe dans tous les modes possibles » (sans quoi il ne serait plus infini et entrerait en contradiction avec son concept), encore faut-il rendre compte du passage du pur possible à l’existence réelle. Qu’est-ce qui permet aux possibles de s’actualiser ? La réponse léopardienne est la suivante : la toute-puissance divine. Une chose ne peut exister « sans un pouvoir » qui fasse que les choses soient et soient sur tel ou tel mode. L’idée de Dieu est incomplète si elle n’inclut pas la détermination de l’infinie toute-puissance, qui en vient à s’identifier avec celle de possibilité infinie. Le Dieu léopardien est possibilité et puissance. Il est le possible, il existe sur tous les modes possibles (il est formé de « toutes les natures possibles »), c’est-à-dire de tous les mondes, tous les ordres existants et est en mesure de porter infiniment à l’existence ces possibilités finies que sont les choses singulières. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, il n’est pas un Dieu artisan, ni même un Dieu créateur ou personnel, encore moins un entendement infini qui calculerait le meilleur (ou le pire) des mondes et porterait à l’existence des compossibles. L’idée de Dieu que Leopardi s’efforce de concevoir dans ces pages de septembre 1821 évoque bien plutôt une sorte de matrice infinie, souveraine mais aveugle, dans lequel surgissent et s’agencent « sans raison suffisante » (senza ragion sufficiente), dans un circuit perpétuel de production et d’anéantissement, les possibles.
Intuition de la contradiction en Dieu
53Tout est postérieur à l’existence, la seule « chose » qui la précède n’est au fond ni une chose ni un Être, mais une puissance infinie de porter à l’existence une infinité de possibles, même si ceux-ci sont contradictoires. Puissance sourde et aveugle, sans justice, sans entendement et sans miséricorde, qui ne s’identifie en rien avec la nature, si souvent mobilisée par la pensée léopardienne, au sens d’entité téléologique, providentielle et bienveillante. Ce Dieu-matrice de Leopardi qui semble se confondre avec le devenir même met un terme à la conception de Dieu comme fondement et cause : le néant est son principe et il existe par soi, éternellement, « cause » ou « raison » de rien, pas même de soi (tout l’ambiguïté de la conception léopardienne de l’aséité divine tient en ceci : Dieu n’est pas causa sui), comme un entrelacs de forces dont seuls témoignent le surgissement et l’anéantissement perpétuels des choses existantes.
54Cette pensée du 7 septembre 1821 partage un point commun essentiel avec la dernière grande pensée des pages [1619-1623]. Leopardi l’indique à la fin : il s’agit seulement d’une ébauche, qui renvoie d’ailleurs de façon circulaire à la pensée du 3 septembre. Ce type d’indication est relativement rare dans le Zibaldone et la majorité des pensées les plus spéculatives de Leopardi apparaissent plutôt comme achevées. Si Leopardi éprouve ici le besoin d’indiquer l’incomplétude de ces pensées, c’est peut-être parce qu’il s’agit de réflexions expérimentales. Il semble en effet qu’il rencontre dans ces pages le problème fondamental de sa pensée, à savoir celui de l’existence de la contradiction. Tout se passe comme si le déploiement de la pensée dans le Zibaldone faisait apparaître, au fil de l’écriture, les variations particulières autour de ces deux thèses : le néant est, tout est néant. Mais il ne s’agit plus ici de la contradiction dans les êtres particuliers soumis au devenir anéantissant (telle chose singulière est et n’est pas), ni même dans la pensée et le langage (toute proposition et toute vérité est et n’est pas, « subsiste et ne subsiste pas », sussiste e non sussiste, comme l’établit la grande pensée sceptique des pages [2527-2528]) mais de la contradiction en Dieu, à savoir celle d’une possibilité nécessaire. Notre question initiale persiste : comment, au fond, Dieu peut-il être nécessaire, et même « absolument nécessaire » et en même temps « possible » ? Plus problématique encore : absolument nécessaire parce qu’infiniment possible ? Ces pensées de Leopardi demeurent, de l’aveu même de leur auteur, des ébauches parce qu’elles découvrent pas à pas, presque inconsciemment, dans l’obscurité d’une voie sur laquelle elles sont les premières à s’aventurer, la contradiction en Dieu et s’efforcent de nommer cette contradiction. Autrement dit, la spéculation, si l’on peut dire, théologique de Leopardi vient spécifier et enrichir l’intuition fondamentale de sa philosophie, à savoir l’identité de l’existence et de la contradiction, ouvrant implicitement la voie aux développements ultérieurs qui le conduiront à renoncer au principe absolu de notre raison, le seul que le scepticisme léopardien s’efforce de conserver jusqu’au bout, le principe de non-contradiction. L’existence est contradiction et la contradiction est existante. Dans l’être, cette contradiction se nomme néant ; dans le système de la nature, mal ; en chaque être vivant, malheur et mort ; dans le christianisme, parmi tant d’autres, Trinité ; dans la société, haine de l’autre, etc. Partout, où qu’elle s’exerce et pourvu qu’elle maintienne son exigence de vérité, la pensée ne peut que rencontrer la contradiction. En Dieu, et c’est la conclusion de ces pensées de septembre 1821, la contradiction prend le nom de nécessaire possibilité.
Du mal accidentel au mal ordinaire
Encore une fois : la question du mal
55Le scepticisme léopardien se fonde sur le renouvellement de la distinction entre absolu et relatif et apparaît dans la réflexion sur l’essence et l’existence de Dieu, mais c’est à l’occasion de la réflexion sur le mal qu’il se manifeste à plein. La question du mal dans le système de la nature est un défi lancé au système de l’esprit, dans son extension comme dans sa compréhension. Ce qui importe, pour Leopardi, c’est autant de faire apparaître le mal dans la variété de ses guises10 que de statuer sur les variations de son essence.
56Quelle place accorder au mal dans l’ordre de la nature ? Il y a trois réponses possibles : le mal est accidentel, le mal est substantiel, ni l’un ni l’autre. Dans le premier cas de figure, le mal – aussi manifeste soit-il – n’existe que comme anomalie ponctuelle dans l’ordre naturel. Il ne contrevient pas à la conception d’une nature comme entité téléologique, providentielle et fondamentalement bienveillante. L’harmonie et la convenance de l’être en tant qu’être se trouvent préservées. Dans le second cas de figure, le mal devient la vérité d’un ordre qui n’est rien d’autre qu’une monstruosité, une gigantesque aberration, un système ordonné en vue de la souffrance et du malheur nécessaire de ses parties. Il n’y a plus d’harmonie mais une discordance universelle de l’existence où le néant devient la seule vérité théorétique et la seule option pratique de l’être : le non-être est préférable à l’être. Dans le troisième cas de figure, nous avons affaire à une suspension du jugement. Le bien et le mal ne sont que des perspectives contingentes de l’être fini sur un ordre qui le dépasse indéfiniment, il ne saurait donc se prévaloir d’une quelconque légitimité à statuer sur la bonté ou la perversité de cet ordre.
57La valeur de ces trois positions consiste en ceci qu’elles ne représentent pas des points de vue qui se contenteraient de différer sur la question du mal mais des variations. Plus précisément : des contradictions. La position du mal comme accidentel contredit celle du mal comme substantiel (le mal ne peut être accidentel et substantiel), de même qu’elle contredit celle de l’abstention du jugement (on ne peut juger que le mal est accidentel et ne pas juger de l’essence du mal) ; la position du mal comme substantiel contredit celle du mal comme accidentel ainsi que celle de l’abstention du jugement. Enfin l’abstention du jugement est la contradiction des deux précédentes dans leur disjonction (le mal n’est ni accidentel ni substantiel) et dans leur conjonction (le mal ne peut être à la fois accidentel et substantiel – à moins de suspendre aussi le principe de non-contradiction).
58C’est en ce sens que ces trois variations sont immédiatement des contradictions : elles n’ont de sens et de consistance qu’en tant que chacune abolit les deux autres et épuise la question du mal. À partir de là, l’intérêt du Zibaldone est qu’il déploie les trois. Dans l’ordre chronologique, la pensée des pages [364-366], datée des 29-1er décembre 1820 suggère que le mal n’est « qu’une exception, un inconvénient, une erreur accidentelle dans le cours et l’usage de ce système ». La pensée des pages [4174-4175], datée du 19 avril 1826, affirme, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, que « Tout est mal », c’est-à-dire que « tout ce qui est, est mal ; chaque chose qui existe est un mal ; chaque chose existe en vue du mal ; l’existence est un mal, elle est soumise au mal ». Enfin la pensée des pages [4257-4259], datée du 21 mars 1827, énonce : « abstenons-nous donc d’en juger, et disons qu’il s’agit d’un univers et d’un ordre, sans ajouter qu’il est bon ou mauvais ».
59À première vue, il semble que l’on ait affaire à trois stades ou moments d’une même pensée qui opérerait, dans le temps, des palinodies successives : l’optimisme relatif de la première pensée (Leopardi n’affirme pas positivement le caractère optimal de l’ordre naturel – Tout est bien – mais plutôt que le mal n’est qu’accidentel) se trouverait brutalement renversé par le pessimisme absolu de la seconde, qui se verrait lui-même mis entre parenthèse par le scepticisme pacificateur de la troisième. Cette lecture ne rend pas justice à la complexité du système léopardien. Certes, la pensée de Leopardi est bien une pensée de la contradiction (non de l’incohérence, de l’aporie ou du paradoxe) au sens où la contradiction constitue son souci fondamental et où elle la fait exister. L’existence est contradiction et la contradiction est existante, dans le système de la nature comme dans le système de l’esprit. Mais si l’on trouve bien chez Leopardi une pensée de la contradiction comme existence du système, ce ne peut être cependant sur le mode d’une dialectique où la contradiction de l’affirmation et de sa négation se trouverait dépasser et relever par une instance qui l’abolirait tout en la conservant. Pour deux raisons : la première, c’est que le troisième « moment » (à supposer qu’une telle formulation ait un sens dans le Zibaldone) de la pensée léopardienne n’est pas positif mais négatif. Il ne consiste pas en la position d’un absolu qui viendrait réconcilier les contraires (affirmation et négation, bien et mal, être et néant, etc.) et les porter à la hauteur du concept mais en la suspension de tout absolu : épochè sceptique. La deuxième raison est que, comme on va le voir, ce scepticisme lui-même ne suffit pas et se suspend, non pour laisser place au silence du sage, mais à la relativité d’un jugement singulier (le jugement de Leopardi) qui, se connaissant comme relatif et donc comme élément du système de la nature, ne fait qu’accentuer la saturation du système de l’esprit par une nouvelle contradiction. En sorte que ce moment du scepticisme ne saurait se prévaloir du statut de terme ou d’achèvement de la pensée. Le système léopardien relève bien, comme il l’affirme, d’un « scepticisme raisonné et démontré » mais ce scepticisme se donne autre chose que le doute ou le silence pour fin.
« Une exception, un inconvénient, une erreur accidentelle »
60Voici le texte des pages [364-366], datées du 29-1er décembre 1820 :
La philosophie et la nature des temps présents et de la vie actuelle ont pour ennemi principal la religion. Rien n’est plus juste. Cependant, s’il est dit que l’homme devait être philosophe, faire de la raison l’usage qu’il en fait, connaître tout ce qu’il connaît aujourd’hui et, plus généralement, vivre comme il vit actuellement et si les époques devaient aboutir à la nôtre, soit le système de la nature et des choses est totalement absurde et contradictoire, soit il faut nécessairement admettre une religion. Car si l’homme devait être inévitablement malheureux, comme c’est le cas aujourd’hui, [365] la conséquence serait que pour le premier des êtres le non-être est préférable à l’être, que l’homme ne doit ni aimer ni conserver son existence et qu’il doit de surcroît la détruire, comme si son existence contenait, je ne dirais pas un germe, ni un principe destructeur, mais comme une destruction formelle et complète. La conséquence serait encore que la vie répugne à la vie et l’existence à l’existence, car s’il connaissait son véritable destin, l’homme ne voudrait vivre que pour mourir. Ce qui est une absurdité, une contradiction essentielle et fondamentale dans le système de la nature. Au contraire, si l’homme ne devait pas être ce qu’il est à présent, si la nature l’avait fait différent, si elle avait dressé tous les obstacles possibles pour l’empêcher de connaître ce qu’il connaît et de devenir ce qu’il est devenu, on ne peut rien déduire de l’état actuel de l’homme et des absurdités qui en résultent au sujet de l’ordre véritable, naturel, primitif et immuable des choses ; comme lorsqu’un animal se casse une patte, on ne peut rien déduire au sujet de l’ordre général car il s’agit là d’un accident particulier. Ainsi, l’état actuel de l’homme et les absurdités qui l’accompagnent devront-ils être considérés comme une particularité indépendante de l’ordre et du système général, [366] prévu, constant, et primordial. Et il n’y a pas plus de remède pour l’homme qu’il n’y en a pour celui qui se casse une jambe ou qui est écrasé sous un rocher. Il suffit que le mal ne soit pas causé par la nature, qu’il ne dérive pas nécessairement de l’ordre des choses, qu’il ne soit pas inhérent au système universel mais qu’il soit presque une exception, un inconvénient, une erreur accidentelle dans le cours et l’usage de ce système.
61Cette pensée n’affirme pas que tout est bien mais que le mal est accidentel. Et encore, moins sous la forme d’une vérité absolue que d’une alternative problématique. Elle ne présente pas la contradiction de l’existence en tant que telle mais en tant qu’alternative placée au niveau du « premier des êtres » et du constat de son malheur. L’homme, « comme c’est le cas aujourd’hui », est « malheureux ». En quoi consiste ce malheur de l’homme moderne ? En l’exercice de la raison, en sa mise en œuvre par la philosophie qui détruit la religion. La raison est, pour Leopardi, la faculté qui dissipe les illusions avec lesquelles la religion s’identifie sans reste : « en effet, l’homme ne vit que de religion ou d’illusions » (l’uomo non vive d’altro che di religione o d’illusioni, [216]). En donnant accès à l’intuition du néant de toutes choses, la raison détruit les illusions qui permettent à l’homme de satisfaire son désir indéfini de plaisir et de bonheur, désir qui ne fait qu’un avec l’amour de soi qui caractérise tout être vivant. Ces illusions sont des manifestations de la nature, voulues et accordées par elle par le biais de la faculté naturelle par excellence qu’est l’imagination. Ainsi la raison s’oppose-t-elle au système de la nature en faisant sortir l’homme de son ignorance native et bienheureuse, peuplée des fictions vitales de l’imagination. C’est là qu’apparaît l’alternative dans le système de l’esprit : soit la rationalité appartient à la nature humaine, en tant qu’elle est homogène au système de la nature et en procède, et la vérité du néant de toutes choses constitue donc la perfection de son essence. La perfection de l’être destiné par la nature au bonheur est donc le malheur. Soit la rationalité n’appartient pas à la nature humaine et constitue une particularité qui ne saurait entacher l’ordre harmonieux du système.
62Dans le premier terme de l’alternative, l’apparition de la raison philosophique et la destruction de la religion qui l’accompagne, font partie de l’ordre de la nature. Ce qui revient à dire que la nature a voulu, ordonné et prévu le malheur de l’homme. Ce faisant, elle rentre en contradiction avec elle-même puisque l’homme, en tant qu’il appartient à la nature comme vie, s’aime lui-même et désire par essence son propre bien, c’est-à-dire le plaisir et le bonheur. Il suit que la nature aurait destiné de façon « absurde » et « contradictoire » l’homme à son bonheur en même temps qu’à son malheur. Sa perversité serait extrême puisqu’elle aurait tout d’abord imprimé en lui un désir indéfini de plaisir et de bonheur impossible à satisfaire par les biens réels, puis aurait pourvu à sa satisfaction éphémère par les fictions de l’imagination, pour enfin détruire celles-ci par l’avènement inéluctable de la raison. L’homme serait donc cet être aberrant pour lequel l’existence s’identifierait avec une « destruction formelle et complète » (distruzione formale e completa). Le « premier » des êtres, certes, mais par son malheur. Le déploiement de la vie en lui ne serait que le déploiement continu de la mort et, dans la misère d’une telle condition, la sagesse de Silène deviendrait la seule option possible : s’il est vrai que tout est néant, le non-être est préférable à l’être. Cette double contradiction, locale et générale du système de la nature, constitue donc une « absurdité, une contradiction essentielle et fondamentale dans le système de la nature » (assurdità, contraddizione sostanziale e capitale nel sistema della natura). Elle répugne tant à la raison qu’elle doit l’abandonner et proposer une deuxième possibilité.
63Dans le deuxième terme de l’alternative, la raison n’est pas le fait de la nature. Elle n’est pas essentielle à l’homme mais accidentelle et constitue un surgissement contingent, sans cause et sans fondement. La condition malheureuse de l’homme moderne pour lequel toute illusion, y compris la religion, apparaît comme néant, n’est donc qu’une « exception, un inconvénient, une erreur accidentelle » (un’eccezione, un’inconveniente, un errore accidentale). Mais il ne suit pas de là que toute contradiction soit abolie, il s’agit plutôt d’un sacrifice de la rationalité sur l’autel de la cohérence du système de la nature. On ne peut « rien déduire de l’état actuel de l’homme et des absurdités qui en résultent » : dans ce moment de la pensée léopardienne, la contradiction n’est pas encore saisie en tant que telle mais est déterminée, à deux reprises, comme « absurdité », c’est-à-dire comme cette apparence qui offusque tant la raison qu’il est nécessaire de l’écarter. Mais le tribut à payer pour faire de cette contradiction manifeste que représente le mal une absurdité contingente (c’est-à-dire une simple « particularité ») est lourd puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de la raison elle-même et de toutes ses manifestations : la philosophie, la science, les découvertes, le procès de civilisation, etc. En somme, pour préserver l’ordre naturel de l’aberration (la contradiction pure et factuelle d’un être « destiné » au bonheur et malheureux en pratique) la raison moderne doit reconnaître le caractère aberrant de sa propre nature. Elle doit reconnaître qu’elle n’est pas la perfection du « premier des êtres » mais au contraire sa plus haute imperfection. La raison n’a pas sa place dans l’ordre de la nature, elle est inconvenante au sens strict : elle n’entre pas dans l’agencement où les éléments conviennent entre eux pour former une totalité harmonique (comme l’illusion de l’imagination, par exemple, voulue et ordonnée par la nature, convient au désir indéfini de plaisir et de bonheur de l’être). Le scandale du mal est le scandale de l’existence de la raison et de son intrusion dans le devenir. En somme, le système de l’esprit doit s’abolir comme nécessaire pour maintenir la cohérence du système de la nature.
« Excuser la nature »
64Leopardi poursuit son analyse dans la pensée des pages [1079-1081]. Il s’agit moins d’un examen sceptique que d’une apologie explicite de la nature. Il s’agit de prononcer un discours en faveur de la nature, c’est-à-dire un discours qui la défende et la disculpe du mal. La pensée des 29-1er décembre 1820 concluait : « il suffit que le mal ne soit pas la faute de la nature » ; celle du 23 mai 1821 confirme que si le mal existe, il faut « en excuser » (iscusarne) la nature. Mais quelles sont au juste ces excuses que la raison allègue contre elle-même pour préserver la nature ? La principale consiste à souligner l’insignifiance de l’existence du mal par rapport à « la marche des choses prescrites et primitivement ordonnées par la nature ». À l’aune de l’immensité, de la « complexité » de la nature et de « la longue durée du temps écoulé » avant que la raison et le malheur humain ne se manifestent, le mal apparaît en effet comme bien peu de chose. Leopardi parle encore d’« inconvénient ». Le système de la nature est une « vaste machine composée d’innombrables parties » et il est impossible qu’il ne s’y produise « quelques désordres qui ne peuvent être imputés ni à la machine ni au mécanicien ». Le mal est le nom que nous donnons, dans notre présomption, à ce simple phénomène d’usure du réel qui ne peut être une usure « naturelle », puisque la nature a, au contraire, dressé « tous les obstacles nécessaires », d’« innombrables obstacles très étudiés », pour l’empêcher. Curieuse usure, cependant, que cette usure « non naturelle » de la nature par la raison, la vérité et le malheur, surgissant brusquement en son sein pour y introduire un mal et un désordre local. Curieuse machine que celle qui, pourtant « méticuleusement fabriquée et agencée », peut fonctionner indépendamment d’un de ses rouages. Et curieux mécanicien enfin, que celui qui met en place un dispositif complexe et « très étudié » pour prévenir les dysfonctionnements d’une partie dont le tout peut se passer.
65L’apologie de la nature par la raison au détriment d’elle-même prépare la voie à l’affirmation du caractère fondamentalement contradictoire de la nature. Pour l’instant, cette contradiction est implicite et Leopardi peut affirmer que le malheur humain est un rien relativement à la complexité et l’immensité de l’ordre naturel et qu’il est, en même temps, « grand », « universel », « durable » et « irrémédiable » : on a vu mieux pour évoquer un simple inconvénient. La contradiction affleure dans l’énonciation de la pensée, qui se fait plus assertive et catégorique à mesure qu’elle énumère et accumule les « altérations », les « accidents » de l’ordre naturel : « mais nous devons formellement reconnaître l’opposition existant entre notre malheur et le système de la nature » (ma dobbiamo riconoscere formalmente l’opposizione che ha la nostra infelicità col sistema della natura). C’est-à-dire : nous devons reconnaître rationnellement (au nom de la forme même de la pensée, du principe « sans lequel s’effondre tout notre discours » – estirpato il quale cade ogni discorso, [4099] –, le principe de non-contradiction) que la raison est, dans son contenu comme dans ses effets, en contradiction avec la nature. Et nous ne devons pas « nous creuser la cervelle » (lambiccarci il cervello) pour accorder le mal au « système des choses ». Nous ne devons pas imaginer un « système de ces inconvénients » (sistema sopra questi inconvenienti), « un système fondé sur les accidents » (sistema fondato sopra gli accidenti), un « système qui ait pour bases et pour forme les altérations qui se produisent accidentellement » (sistema che abbia per base e forma le alterazioni accidentalmente fatteci), « un système destiné à considérer comme nécessaires et primitives les choses accidentelles et contraires à l’ordre primordial » (sistema diretto a considerare come necessarie e primitive, delle cose accidentali e contrarie all’ordine primordiale). En quatre mots : un système du mal. Un système fondé sur le mal, dont le mal est la fin et où toutes les parties sont agencées en vue du mal. Leopardi énonce l’interdiction de concevoir le système qui, précisément, est en train de s’élaborer sous nos yeux. Prétérition remarquable de celui qui, au moment même où il écrit, se « creuse la cervelle » pour disculper la nature, pour maintenir l’idée d’un système harmonique et fonder en raison cette apologie alambiquée qui abolit la raison elle-même. Prétérition qui annonce la prise de conscience et la reconnaissance de l’existence substantielle du mal dans la nature. Ainsi, le système léopardien se dirige progressivement vers l’assomption de la totalité du mal et de la contradiction dans l’existence.
66On peut avoir le sentiment que la pensée du « Tout est mal » diffère du tout au tout de ces pensées des pages [364-366] et [1079-1081]. En réalité, elle y est déjà présente. Elle se trouve comme enveloppée en elles mais niée à la faveur d’une présomption d’innocence de la nature aussi catégorique dans sa forme que fragile dans son contenu. Pour parvenir au « Tout est mal », le système léopardien n’aura pas à défricher une nouvelle voie. Il ne découvrira pas brusquement que le mal existe, ni même qu’il existe une grande quantité de maux dans le système de la nature. Tout cela, il le sait déjà. Ce qu’il lui reste à faire et qui constitue de fait le geste le plus difficile et le plus coûteux, c’est abandonner le principe de non-contradiction. Le système de l’esprit doit se contredire pour rendre compte de l’existence réelle, et non apparente, de la contradiction dans le système de la nature.
« Abstenons-nous donc d’en juger »
67La pensée des pages [364-366] établit sur un mode problématique le caractère accidentel du mal dans le système de la nature ; celle des pages [4174-4175], au contraire, que le mal est inhérent à l’ordre naturel. Pour l’une le mal est inconvénient et apparence, pour l’autre, principe et fin du tout. C’est dans la pensée des pages [4257-4259], datée du 21 mars 1827, qu’apparaît de la façon la plus explicite le scepticisme léopardien. Il semble mettre entre parenthèses les deux positions précédentes :
On loue sans fin le grand règne de la nature, l’ordre incomparable de l’univers. On n’a pas assez de mots pour le commenter. Mais qu’y a t-il en lui qui soit digne de louanges ? Il porte en lui autant de bien que de maux ; autant de choses qui se développent avec bonheur qu’avec malheur. Je parle [4258] ainsi pour n’offenser personne et ne pas heurter l’opinion ; je suis pourtant convaincu – et l’on pourrait le prouver – qu’il y a plus de mal que de bien. Un tel règne est-il aussi admirable qu’on le prétend ? Aussi digne d’éloges ? Mais ce qui nous semble être un mal ne l’est pas vraiment. Et le bien ? Qui nous dit qu’il s’agit véritablement d’un bien, et que ce n’est pas seulement une vue de notre esprit ? Si nous ne pouvons juger avec certitude des fins de l’univers, si nous ne disposons pas d’informations suffisantes pour savoir si l’univers est véritablement bon ou mauvais, si ce qui nous paraît bon l’est véritablement, pourquoi devrions-nous dire que l’univers est bon, plutôt que mauvais, en vertu de ce qui nous semble mauvais, ce qui n’est pas moins important ? Abstenons-nous donc d’en juger, et disons qu’il s’agit d’un univers et d’un ordre, sans ajouter qu’il est bon ou mauvais. Il est certain que, pour nous, cet univers est généralement mauvais ; et que chacun d’entre nous aurait pu le faire meilleur qu’il n’est en disposant de la matière et de l’omnipotence. Il est également mauvais pour toutes les autres créatures, pour tous les autres genres et espèces de créatures que nous connaissons. En effet, elles se détruisent toutes entre elles, elles meurent toutes, et, ce qui est pire, elles dépérissent toutes et souffrent chacune à leur manière. Si de tous les maux particuliers que chacun endure, un bien universel peut naître, on ignore cependant de qui il pourrait naître. (Ou si du malheur de toutes les parties devait résulter un bien-être collectif ; en sachant que ce tout ne peut exister que dans ses parties ; puisque, comprise autrement, son existence n’est qu’une pure idée ou un simple mot.) On ignore de même s’il existe une créature, un être, une espèce d’êtres, pour qui cet ordre est parfaitement bon ; on ignore s’il est bon en soi et dans l’absolu ; ce qu’est la bonté absolue et en soi, et si elle existe. Ce sont des choses que nous ignorons, que nous ne pouvons pas connaître ; et si nous en connaissons quelques unes, rien ne nous permet de croire en toutes. Admirons donc cet univers, cet ordre ; pour ma part, je l’admire plus que les autres : je l’admire pour sa perversité et sa difformité qui me semblent extrêmes. Mais attendons au moins pour le louer de savoir avec certitude qu’il n’est pas le pire de tous les univers possibles. – Ce que j’ai dit au sujet de la bonté et de la méchanceté, peut s’appliquer à la beauté et à la laideur de cet ordre, etc. (21 mars 1827.) Pour [4259] savoir s’il y a plus de bien que de mal dans l’univers, que chacun observe sa propre vie ; pour savoir s’il y a plus de beauté que de laideur, qu’on observe le genre humain ou n’importe quelle foule. Chacun sait et dit que les gens beaux sont rares, que la beauté est rare.
Pyrrhonisme, scepticisme moderne et philosophie outrée
68Cette pensée semble dire la chose suivante : le bien et le mal ne sont que des catégories relatives, des points de vue contingents qu’émet la créature finie sur la nature, la partie sur le tout ; ils sont tous les deux de force égale et s’annulent réciproquement, en sorte que tout éloge de la nature est aussi illégitime que le blâme. Nous ne savons pas ce qu’est la « bonté absolue et en soi » et l’état le plus ordinaire de notre esprit est, au mieux, l’incertitude (ce qui nous semble être un mal pourrait s’avérer être un bien et inversement), au pire, une complète ignorance (« nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir », non sappiamo, non possiamo sapere). De là l’impossibilité de statuer avec vérité sur la totalité de l’existant, et l’énonciation léopardienne de l’impératif, parfaitement pyrrhonien dans sa frappe : « Abstenons-nous donc d’en juger » (Astenghiamoci dunque del giudicare).
69Mais le scepticisme léopardien est un scepticisme moderne. Un pyrrhonisme strict examinerait les deux positions contradictoires et conclurait par l’impossibilité de se prononcer en faveur de l’une ou de l’autre, tandis que Leopardi se concentre surtout sur l’une d’elles : la bonté est dans l’ordre de la nature, d’où la légitimité de sa louange. Il pose la question suivante : est-il légitime qu’on loue l’ordre « incomparable » de l’univers, le « grand règne de la nature » (il gran magistero della natura) ? Et qui est ce « On » (« On loue »), qui prononce l’éloge inconsidéré de la nature ? L’opinion commune ? Les « Leibniziens » ? Les « spiritualistes » ? Le texte ne le précise pas mais le syntagme « gran magistero della natura » nous met sur la voie. Plutôt qu’un hypothétique adversaire philosophique, il s’agit de Leopardi lui-même. Le doute sceptique prend, dans cette pensée, la forme d’une palinodie ou d’une rétractation implicite car c’est la première pensée de la Théorie du plaisir, celle des pages [167-168], qui, sept ans plus tôt, invitait le lecteur à reconnaître « la grande miséricorde et le grand art de la nature » (la gran misericordia e il grande magistero della natura). En quoi consistait ce « grand art » ou ce « grand règne » ? Le plaisir et le bonheur, objet de l’amour que tout être vivant porte à lui-même, ne peuvent jamais être éprouvés effectivement. Un plaisir et un bonheur finis, les seuls qui puissent être obtenus dans le réel, ne sauraient contenter un désir de plaisir et de bonheur indéfini dans son extension comme dans sa durée. La nature, en tant que système et sujet, a donc pourvu à la satisfaction de ce désir au moyen de la variété de son ordre et des illusions, leurres ou fictions de l’imagination. Aussi se montre-t-elle « miséricordieuse » à l’égard du vivant, destiné nativement à l’insatisfaction et au malheur, dans la mesure où elle consent à ce qu’il expérimente médiatement les affects qu’il recherche. Ce « grand règne » ou « grand magistère » de la nature que Leopardi louait quatre mille pages auparavant manifeste sans doute une forme de complexité, voire de sophistication, mais rien n’est moins évident que son caractère « admirable ». On peut à la limite s’abstenir de le blâmer, mais de là à le louer ?
70Le scepticisme léopardien se présente ensuite comme une forme de modération ou de retenue. Il n’est pas certain que l’ordre naturel soit substantiellement bon, pas plus qu’il soit substantiellement mauvais. Il y a autant de malheur que de bonheur dans le système de la nature et il faut parler ainsi pour « n’offenser personne » et « ne pas heurter l’opinion ». Il est évident que Leopardi pense le contraire, que la balance penche furieusement en faveur des maux mais c’est là la perspective de l’ultraphilosophie, au double sens de la philosophie qui se constitue comme une connaissance intime et profonde de la nature et, en même temps, comme une connaissance outrée. Leopardi a conscience du caractère scandaleux de l’affirmation du caractère ordinaire du mal et c’est la raison pour laquelle son scepticisme se présente tout d’abord avec retenue. En l’absence d’« informations » suffisantes, il est raisonnable d’affirmer qu’il y a autant de maux que de biens dans la nature. Le doute exerce sa puissance modératrice sur le jugement précipité et enthousiaste de celui qui loue la nature et, dans le même mouvement, ménage un espace pour écouter, ou du moins rendre possible l’écoute de celui qui la blâme.
« Il est certain que… »
71Nous ignorons donc, pour l’instant, si c’est le bien ou le mal qui est dans l’ordre de la nature. En revanche, ce qui est hors de doute, c’est que la nature soit un « univers » et un « ordre ». Pour faible qu’elle soit, ou qu’elle semble être, notre faculté de jugement peut accéder à cette vérité. Il ne s’agit pas d’une hypothèse mais d’une certitude et d’une donnée indubitable. Mais comment expliquer alors la réapparition du moi (« je suis persuadé », io sono persuaso) qui affirme le caractère substantiellement mauvais de l’univers ? L’évidence du « Tout est mal » réapparaît à la faveur du « pour ma part » (a me), du « pour nous » (è certo che, per noi) et du « pour toutes les créatures » (per tutte le creature). Le scepticisme léopardien, sous couvert de modération, semble s’arroger dans cette pensée le droit de statuer sur la nature au nom de ses parties. Le principe de relativité du jugement, affirmé à de si nombreuses reprises par Leopardi, ne devrait-il pas disqualifier le mal autant que le bien ?
72Le scepticisme ne devient pas soudainement dogmatisme mais demeure fidèle à son concept, à savoir celui d’examen et de considération de la nature : skepsis. La skepsis léopardienne affirme en effet la relativité du bien et du mal mais cette relativité n’est en aucune façon une équivalence. Le mal n’est pas identique au bien, il ne se réciproque pas avec lui. L’ultraphilosophie léopardienne n’est pas une philosophie de l’identification mais de la différence. Elle implique la distinction entre les deux guises de la nature que sont l’« ordre » et l’« univers ». La nature est ordre et univers. Il ne s’agit pas de synonymes. Ordre signifie système ou convenir des parties entre elles. La nature en tant qu’ordre est l’être en tant qu’être, totalité harmonique qui n’est rien d’autre que l’ensemble des rapports de convenance qu’entretiennent les éléments qui la composent : grand règne, grand art, grand magistère. Si l’on s’en tient à ce sens, la raison sceptique peut affirmer qu’il existe autant de biens que de maux dans le système de la nature. Elle ne peut en dire en plus, elle ne peut passer outre cette affirmation. Ainsi Leopardi peut énoncer le principe de l’abstention du jugement : abstenons-nous de juger de la nature en tant qu’ordre.
73Mais un examen plus approfondi de la nature ne peut s’en tenir au convenir et la découvre dans sa seconde guise qui est celle du devenir anéantissant. Il ne s’agit plus de la nature où l’être est en tant qu’être mais où l’être est en tant que néant (Tout est néant) et où le néant est en tant qu’être (le néant est fondement). La skepsis léopardienne ne suspend pas son jugement mais affirme au contraire la primauté du mal sur le bien dès lors qu’elle saisit la nature dans la guise de la contradiction et du devenir. Il est « certain » (certo è) que « cet univers » (questo universo) est mauvais pour l’ordre, c’est-à-dire pour le tout qui n’est pas autre chose que l’ensemble des rapports de convenance qu’entretiennent ses parties (le « tout ne peut exister que dans ses parties », il tutto non esiste altrimenti nè altrove che nelle parti). Aussi l’univers est-il mauvais relativement, c’est-à-dire par rapport aux parties d’un ordre déterminé et qui s’identifient avec lui : « pour ma part » (Leopardi), « pour nous » (la communauté des êtres rationnels dans le système des choses que nous connaissons) et « pour toutes les créatures » (la totalité de l’existant, c’est-à-dire l’ordre naturel, la nature comme convenir). Ce n’est pas un hasard si Leopardi souligne dans le manuscrit le « tutte ». L’univers n’est pas mauvais pour certaines parties de l’ordre, ni même pour un grand nombre d’entre elles, il est fondamentalement mauvais pour toutes ses parties, c’est-à-dire pour l’ordre en tant que tout. Autrement dit, l’univers – la nature en tant que devenir anéantissant – est l’autre de l’ordre – la nature en tant que convenir harmonique –, il entre en contradiction avec lui comme le néant entre en contradiction avec l’être mais pas sur le mode d’une extériorité radicale. Le devenir est l’autre immanent du convenir, il est ce qui le travaille de l’intérieur, le mine et l’anéantit dans un « circuit perpétuel de production et de destruction ». La nature est ordre et univers, système et circuit. Le mal ne désigne rien d’autre que cette conjonction des deux guises de la nature qui ne sont pas complémentaires mais contradictoires.
74La skepsis met en exergue quatre aspects du devenir anéantissant : celui de l’anéantissement mutuel des choses (effets des éléments, système de la manducation, haine innée, guerre : « elles se détruisent toutes » ; celui de l’anéantissement individuel (« elles meurent toutes », c’est-à-dire contiennent en elle-même le principe de leur mort) ; celui de l’anéantissement graduel (« elles dépérissent toutes » : le néant n’est pas un principe statique mais dynamique d’altération continue et progressive de l’être se manifestant dans la maladie, le vieillissement, etc.) ; celui de l’anéantissement de leur perfection (« elles souffrent toutes à leur manière » : le plaisir et le bonheur constituent la perfection de l’être dans le système de la nature, or cette perfection est niée par le devenir anéantissant qui les inclut nécessairement dans un circuit de tourmente).
75La raison sceptique qui saisit le pur fait réel du devenir anéantissant n’est donc pas celle qui se tient dans l’abstention pacificatrice du jugement mais celle qui assume l’outrance de l’affirmation du mal comme certitude. L’épochè n’est pas la fin du scepticisme léopardien mais seulement le moyen qui lui permet de parvenir à cette certitude. Le mal est la vérité relative de la nature : relative non au sens de probable, d’optionnel, mais au sens où elle décrit de façon adéquate et convenable la relation entre l’être et le néant, le convenir et le devenir, la nature en tant qu’ordre et la nature en tant qu’univers. Cette relation est plus spécifiquement la contradiction : le mal est le nom que le système de l’esprit donne à l’univers en tant qu’il fait exister la contradiction ou s’identifie avec la contradiction existante : le néant est (le néant devient être, système de la nature, ordre, sur le mode d’une pure contingence), tout est néant (le système de la nature devient néant).
Le mal est dans l’ordre
76Cette pensée du 21 mars 1827 annonce le résultat essentiel de l’une des dernières pensées du Zibaldone, celle de la page [4511], datée du 17 mai 1829 : « le mal est ordinaire », au sens trivial comme au sens strict. Le mal est banal et évident autant qu’il appartient à la constitution ontologique de la nature en tant que contradiction du devenir et du convenir. Il est immanent à l’ordre de la nature en tant que celle-ci est travaillée par le devenir. Si l’univers est l’autre de l’ordre, il n’est pas pour autant un désordre et un chaos. « Le désordre vaudrait bien mieux », remarque subtilement Leopardi, que cette nature qui « inclut le mal dans l’ordre » et « fonde l’ordre sur le mal ». Pour quelle raison ? Le pur désordre correspondrait à un devenir « variable » et « changeant » où le mal pourrait exister autant que le bien : « s’il y a du mal aujourd’hui, il pourra y avoir du bien, rien que du bien ». Autrement dit, dans le chaos d’un devenir pur, le mal et le bien pourraient surgir pleinement sur le mode de l’extraordinaire. Il n’y aurait que des accidents dans la nature universelle et nous pourrions dire de celle-ci qu’elle est « imparfaite » comme le sont les œuvres de l’homme mais « nous ne dirions pas : elle est mauvaise ». Ce n’est pas le devenir en soi qui est mauvais pour Leopardi mais le fait que le devenir s’agence comme convenir, que l’univers surgisse du néant en se configurant comme ordre. En somme que le néant vienne à l’être, que la contradiction vienne à exister. Il n’y a rien à espérer dans un ordre où le mal (la contradiction) est « essentiel » dans la mesure où le bien ne peut exister que comme accident. La nature n’est donc pas une harmonie, ce n’est pas simplement qu’il y a « mille contradictions de mille genres et de mille qualités » en elle mais c’est qu’elle est déploiement de la contradiction. Si le mal est ordinaire alors la nature n’est pas imparfaite, elle est au contraire parfaitement mauvaise, « ordonnée en vue du mal » [4174]. Ce qui amène Leopardi à poser la question de la dénomination d’une telle nature : « quelle épithète donner » à cette puissance qui inclut le mal dans l’ordre et fonde l’ordre sur le mal ? La réponse est dans les dernières lignes de la pensée du 21 mars 1827 : perverse et difforme. La suspension sceptique du jugement semblait dans un premier temps conduire au rejet relativiste des notions de bien et de mal, de louange et de blâme. Mais l’épochè ne résiste pas à la certitude à laquelle parvient l’examen des choses et de leur devenir. Il faut affirmer le caractère substantiel et ordinaire du mal dans la mesure où la nature n’est pas qu’un ordre, un convenir, mais la coexistence contradictoire du convenir et du devenir.
77La pensée léopardienne opère un dernier renversement en écartant le discours du blâme au profit d’une invitation à l’admiration qui n’est peut-être pas, cette fois-ci, seulement ironique. Après la suspension du jugement (abstenons-nous de juger du bien et du mal dans l’ordre de la nature), après la suspension de cette suspension (ne nous abstenons pas de juger de la nature comme ordre et comme univers : elle est un mal, une contradiction totale), l’admiration : « admirons » cet ordre et cet univers. Le blâme de la nature universelle est, en dernière instance, inapproprié, non seulement parce qu’il est inutile mais surtout parce qu’il est inconvenant : il ne convient pas de blâmer une chose qui est parfaite, quand bien même cette perfection s’identifierait avec une extrême « perversité » (pravità) et une extrême « difformité » (deformità). Leopardi peut donc conclure en affirmant que c’est le bien qui est extraordinaire. Il faut renverser la pensée des pages [364-366] en disant que ce n’est pas le mal mais le bien qui est « une exception, un inconvénient, une erreur accidentelle » dans le cours et l’usage du système de la nature. Ce sont le bien, la justice et la beauté qui font désordre dans l’ordre substantiellement mauvais, injuste et laid de la nature universelle. Le devoir humain ne serait-il pas alors, envers et contre tout, de les faire advenir ? Ne serait-ce pas cela, au fond, la vertu léopardienne, la force de faire advenir un exceptionnel, un miraculeux désordre ?
Matérialisme
78Le matérialisme léopardien est une conséquence de son scepticisme. C’est le doute porté sur la notion d’esprit qui conduit Leopardi à s’interroger sur la question de l’immortalité de l’âme et de la vie future, à critiquer la psychologie rationnelle, à entrer en discussion avec Leibniz sur la question de la monade et, enfin, à dénoncer le « délire » du spiritualisme. En sorte qu’il en vient à établir la thèse selon laquelle la matière pense.
Matière et connaissance du néant
79La première pensée de Leopardi consacrée explicitement à la question de la matière est celle des pages [106-10711] :
Comment la matière pourrait-elle ressentir son propre néant, le regretter et s’en désespérer ? Cette profonde certitude (en particulier chez les grandes âmes) de la vanité et de l’insuffisance de tout ce qui se mesure par les sens, certitude qui ne vient pas du seul raisonnement mais constitue une réalité fort sensible et fort douloureuse, n’est-elle point [107] la preuve matérielle que la substance qui la conçoit et l’éprouve est elle-même d’une autre nature ? Et parce que ressentir le néant de toutes les choses sensibles et matérielles suppose essentiellement une faculté de sentir et de comprendre des objets d’une nature différente et contraire, comment cette faculté pourrait-elle alors exister dans la matière ? Notez que je ne parle pas ici d’une chose qui se conçoit par la raison, car en réalité la raison est la faculté la plus matérielle qui existe en nous, et ses opérations, toutes matérielles et mathématiques, pourraient même être en quelque sorte attribuées à la matière. Je parle plutôt d’un sentiment inné et propre à notre esprit qui nous fait ressentir le néant des choses indépendamment de la raison. C’est pourquoi je suppose que cette preuve est plus forte, car elle manifeste en partie la nature de cet esprit. La nature n’est pas matérielle comme la raison.
80Cette pensée s’inscrit dans la continuité des pensées fondamentales des pages [72], [85] et [103] où Leopardi exposait l’intuition du néant comme totalité, solidité et vérité. Premièrement, l’être peut concevoir et éprouver le néant de toutes choses, c’est-à-dire le néant du monde extérieur mais surtout celui des tonalités à travers lesquelles il se révèle – la douleur et le désespoir qui accompagnent cette expérience finissent par « passer et s’annuler » et deviennent eux aussi nécessairement néant. Deuxièmement, l’expérience du néant ne nie pas la dimension sensible et matérielle du pur fait réel. Au contraire, le néant est déterminé comme solido. Ce sont les choses en tant que matérielles et les affects en tant que sensibles qui sont conçus et éprouvés comme néant. Enfin, cette totalité et cette solidité ne sont pas saisies comme des hypothèses ou des points de vue mais comme vérité et certitude (« le sentiment du néant continu, véritable et certain des choses », sentimento continuo del nulla verissimo e certissimo delle cose).
81La question liminaire que pose Leopardi est simple et la réponse apportée à la fin de la pensée l’est tout autant : comment l’être peut-il faire l’expérience contradictoire de son propre non-être ? Parce que l’être est aussi esprit. Ce n’est pas l’individu en tant que « substance » sensible et matérielle, mais en tant que substance spirituelle, qui fait l’expérience du néant. L’esprit conçoit et éprouve le néant de son propre être matériel. En revanche, le chemin par lequel Leopardi parvient à ce résultat est, lui, plus complexe et déroutant. En effet, il répond à cette question par deux questions dont la formulation est pour le moins embarrassée.
82La première met l’accent sur la notion de sensibilité et d’intensité de la sensibilité. D’une part, « toutes les choses que nous mesurons par les sens » apparaissent dans leur vanité et leur « insuffisance ». Il s’agit là d’une profonde « certitude », mais une certitude de quoi ? Du peu de fiabilité de nos sens ? De la vanité et de l’insuffisance de toutes ces choses que nous mesurons par les sens, à l’exclusion de celles que nous mesurerions par d’autres moyens, par exemple la raison ? Ou de la vanité et de l’insuffisance – c’est-à-dire du néant – de toutes les choses, que nous ne pourrions, par ailleurs, mesurer que par les sens ? Ou des deux ? Dans un cas comme dans l’autre nous avons donc le sentiment indéfectible que ce par quoi nous avons des sentiments (ce par quoi nous sommes affectés, c’est-à-dire les sens, la sensibilité interne et externe) est néant. D’autre part, cette certitude ou ce sentiment du néant de toutes choses est « fort sensible » (sensibilissimo) et « fort douloureux » (dolorissimo). Il faudrait donc déduire de l’intensité (sensible) du néant de toutes choses (incluant donc les données sensibles) que la « substance » qui « conçoit et éprouve » une telle vérité est « d’une autre nature », à savoir l’esprit. C’est au prix de telles acrobaties de la raison que nous tenons « la preuve matérielle » (prova materiale) de l’existence d’une substance immatérielle : l’esprit.
83La deuxième question met l’accent sur la notion de faculté : puisque le néant étend son empire sur l’ensemble « des choses sensibles et matérielles », y compris sur la « faculté » qui nous donne accès à ces choses, à savoir la sensibilité, et que notre connaissance du néant relève d’une certitude absolue, il faut poser l’existence d’une autre « faculté de sentir et de comprendre » qui appartiendra à une instance qui diffère substantiellement de la réalité matérielle, à savoir l’esprit. Est-ce que cette faculté de l’esprit s’identifie avec une forme de raison pure, qui, sans se compromettre avec la matière, nous donnerait l’intuition intellectuelle du néant ? Même pas : « Notez que je ne parle pas ici d’une chose qui se conçoit par la raison ». Cette remarque souligne un aspect important de la conception léopardienne de la raison. Lorsque Leopardi dit des opérations de la raison qu’elles sont « matérielles et mathématiques », il veut dire par là que la raison consiste essentiellement en l’analyse (c’est-à-dire la décomposition d’une chose en entités discrètes) et que la matière est essentiellement analysable. La mathématique produit de la finitude et c’est en cela qu’elle rejoint la matière qui se définit comme ce qui est substantiellement fini, et décomposable en éléments finis : « telle est la propriété de la matière : avoir des limites certaines et connues, ne jamais manquer de termes nulle part, être circonscrite » [1764-1765]. Un corps est matériel en tant qu’il est cette totalité finie dont les éléments sont eux-mêmes finis et décomposables en éléments finis. La question du terme de cette décomposition ou divisibilité de la matière fait l’objet de la pensée des pages [629-633]. Pour l’instant, nous comprenons en quel sens la raison est « la faculté la plus matérielle en nous ». Mais ce dont parle Leopardi, ce n’est pas de la raison mais d’un « sentiment inné et propre à notre esprit » qui nous fait sentir le néant des choses « indépendamment de la raison ». Ce sentiment qui outrepasse les limites de la matière et de la raison, n’est pas nommé dans cette pensée mais renvoie implicitement, ici encore, à un développement ultérieur, celui des pages [179-180]. Lorsque Leopardi affirme que « la nature n’est pas matérielle comme la raison », il veut dire que le sentiment du néant des choses implique que la nature de l’âme humaine ne soit pas matérielle. La matière ne peut ni regretter, ni s’affliger de son propre néant, c’est-à-dire ne peut pas éprouver le non-être sur ce mode de l’être qu’est l’affect.
84Tout se passe comme si la philosophie léopardienne éprouvait une difficulté à saisir ce qu’est l’esprit en soi. En effet, le chemin qui mène à la position de l’existence d’une substance immatérielle expliquant que l’individu puisse faire l’expérience de son propre néant est tortueux : les imprécisions (sur « la vanité et l’insuffisance » des choses), les obscurités (la « preuve matérielle » de l’immatériel) et les non-dits (« je ne parle pas ici d’une chose », mais de quelle chose ?) qui jalonnent la pensée en témoignent. La tonalité des dernières lignes du texte trahit le doute d’un Leopardi qui semble peu convaincu par l’existence de cet esprit. Sa conclusion se réduit à une simple présomption : « je suppose que cette preuve est plus forte ». C’est qu’en effet, cette pensée des pages [106-107] constitue, comme l’a souligné Severino, une « déviation brusque et isolée dans le développement organique12 » du Zibaldone. Cette déviation opère par rapport à un motif récurrent dans les pages des années 1819-1820, à savoir que le sentiment du néant de toutes choses n’est pas naturel mais relève, au contraire, comme l’affirmait déjà la pensée de la page [56], d’une altération de la nature et est « né de circonstances accidentelles que la nature n’a pas voulues » (è nato da circostanze accidentali che la natura non voleva), comme l’affirmera la pensée de la page [180]. C’est précisément à cette pensée des pages [179-181] qu’il appartient de clarifier ce désordre conceptuel, non apparent mais réel, de la pensée des pages [106-107].
Vie future et matérialité de l’âme
85Ce sont les « écrivains religieux », remarque Leopardi à la toute fin de cette pensée, qui voient dans notre « incapacité à être jamais satisfaits en ce monde », dans nos « élans vers un infini que nous ne comprenons pas », dans les « sentiments du cœur et autres choses du même ordre » les « preuves principales » de la vie future. Autrement dit, « l’inclination de l’homme vers l’infini » constituerait le signe le plus tangible de l’immortalité de l’âme humaine. Le raisonnement, qui porte au fond sur la nature du désir, est le suivant : il existe manifestement en l’homme un sentiment aussi intense que confus dont l’objet est indéterminé (nommons-le l’infini), quelque chose comme un désir dont on ne saurait au premier abord déterminer avec exactitude ni l’instance à laquelle il appartient, ni l’objet ; or, le corps en tant que réalité matérielle est circonscrit tout aussi manifestement dans le temps et l’espace, il est une substance finie : donc l’instance à laquelle appartient ce désir ne peut être de même nature que le corps. Il s’agit de l’âme ou de l’esprit qui se définissent avant tout, par contraste avec la matière, comme des substances simples. En tant que non composées, elles ne peuvent être l’objet d’un changement quelconque (d’une modification de l’agencement de leurs parties : altération, corruption, anéantissement, etc.) et ne sauraient par conséquent se dissoudre et périr avec le corps. Ainsi c’est l’âme en tant que substance spirituelle qui désire l’infini, un infini qui s’identifie avec la divinité. L’inquiétude constitutive de la nature humaine témoigne de l’immortalité de son âme et donc de l’existence d’une vie future.
86La critique léopardienne de ces « écrivains religieux » ne porte pas sur les prémisses du raisonnement mais sur sa conclusion. Il ne suit pas, de l’infinité du désir de l’homme et de la finitude essentielle de son être matériel que ce désir ne puisse pas être matériel. Un tel jugement procède d’une méconnaissance de la nature du désir et des puissances de la matière :
L’infinité de l’inclination de l’homme au plaisir est une infinité matérielle13. On n’en peut rien déduire de grand et d’infini en faveur de l’âme humaine, pas plus qu’on ne le pourrait en faveur des bêtes chez qui il est naturel que le même amour existe au même degré, puisqu’il est une conséquence immédiate et nécessaire de l’amour de soi, comme je vais l’expliquer peu après. On ne peut donc rien déduire à ce propos de l’inclination de l’homme vers l’infini, ni de son sentiment de nullité des choses (sentiment qui ne nous est pas naturel, que l’on ne rencontre donc pas chez les bêtes, ni chez le primitif, et qui est né de circonstances accidentelles non voulues par la nature). Et comme le désir du plaisir est une conséquence de notre existence même (il est infini de ce seul fait), il est aussi inséparable de l’existence que la pensée et peut servir à démontrer la spiritualité de l’âme humaine aussi bien que la faculté de penser. Il est même remarquable que ce sentiment, qui paraît au premier abord l’élément le plus spirituel de notre esprit (voir p. 106-107), soit, dans notre condition présente une conséquence immédiate et nécessaire de ce qu’il y a de plus matériel chez les êtres vivants, c’est-à-dire l’amour de soi et l’instinct de conservation que nous partageons avec les animaux, et, semble-t-il, pour autant que nous puissions le concevoir, avec toutes les choses existantes.
87Leopardi répond à la même question que celle des écrivains religieux : que peut-on déduire de l’inclination de l’homme vers l’infini ? Mais sa réponse diffère : « rien » (nulla si può dedurre), c’est-à-dire ni l’existence d’une âme immatérielle, ni son immortalité, ni par conséquent, le fait que cette âme caractérise en propre l’homme.
88Leopardi part d’un autre postulat qui constitue le fondement de sa Théorie du plaisir : l’homme, en tant qu’il appartient au système de la nature, se définit par l’amour de soi. Cet amour le pousse à chercher son propre bien qui est le plaisir. Le désir, qui s’identifie avec l’amour de soi, n’est rien d’autre que le mouvement de cette recherche. Ainsi, tout être vivant est animé par un désir de plaisir qui est infini, non au sens où il durerait éternellement et serait le signe de la présence de l’âme immatérielle et immortelle dans le corps, mais au sens où il est inséparable de l’existence. Il dure aussi longtemps que l’existence et est, par conséquent, plus indéfini qu’absolument infini. Lorsque Leopardi attribue de façon étonnante, à la fin de cette pensée, l’amour de soi et l’instinct de conservation d’où procède ce désir à « toutes les choses existantes », il n’entend pas psychologiser l’être (accorder une âme ou un esprit au végétal et à l’inorganique) mais proposer une nouvelle conception du désir. Tout être en tant qu’il existe s’efforce de persévérer dans son être, d’en préserver l’intégrité face au devenir anéantissant et ce, en vertu des puissances de la matière, et non d’une instance spirituelle qui lui serait hétérogène. Il existerait différentes formes de cette persévérance dont la variété s’étendrait de la disposition du minéral à maintenir la cohésion de ses parties au désir inquiet de l’homme de trouver son bonheur, en passant par tous les degrés de la sensitivité végétale et de l’instinct animal.
89Quoiqu’il en soit, on ne peut rien déduire de cette « inclination de l’homme vers l’infini » qui lui soit spécifique. Et il en va de même pour le « sentiment du néant des choses » qui faisait l’objet de la pensée des pages [106-107], mentionnée ici explicitement. On ne peut même pas en déduire quelque chose qui soit spécifique à l’espèce humaine puisque ce sentiment n’est pas « naturel » mais relève au contraire de « circonstances accidentelles non voulues par la nature14 ». Ce n’est pas la nature mais la raison qui donne accès à l’intuition originaire du néant de toutes choses : cette raison étant matérielle dans son essence comme dans ses opérations (comme l’affirmait déjà la pensée des pages [106-10715]), le sentiment du néant des choses, aussi sensible et intense soit-il, ne peut relever (à l’inverse de ce que suggérait ou « présumait » la même pensée) de l’esprit. Leopardi souligne d’ailleurs qu’il est « remarquable » que cette certitude ait un caractère aussi « spirituel » tout en procédant de ce qu’il y a de plus matériel et naturel en l’homme, à savoir l’amour de soi et l’instinct de conservation. Mais ne vient-il pas aussi d’affirmer que le sentiment du néant des choses était le fruit de circonstances « non voulues par la nature » ? De deux choses l’une : soit la nature a voulu effectivement que l’homme, à travers l’amour de soi et le désir indéfini, recherche son propre bien. Dans ce cas, le surgissement de la raison contrecarre ses plans en instillant en l’homme ce sentiment par lequel il « regrette » et « désespère » de son propre néant, et provoque ainsi son malheur. Soit la nature ne s’est pas donnée pour fin le bonheur de l’homme et le malheur est d’une certaine manière dans l’ordre de l’existence universelle. Du premier cas, il ressort une contradiction manifeste mais locale dans le système de la nature : l’anomalie d’une nature humaine rationnelle. Du second, il ressort une contradiction bien plus terrible encore : celle de « l’horrible mystère des choses et de l’existence universelle » dont traiteront les grandes pensées de l’année 1826.
90Pour l’instant, il suffit d’indiquer le résultat fondamental de ces pensées des pages [106-107] et [179-180]. La question qui ouvrait la réflexion était : comment la matière pourrait-elle ressentir son propre néant, le regretter en s’en désespérer ? La réponse est : par ses propres puissances, qu’elles soient celles de la matière en elle-même ou de la raison en tant que faculté « la plus matérielle » d’une réalité que nous ne pouvons nommer qu’improprement notre « esprit ». Il y a bien quelque chose comme un arôme spirituel dans l’aspiration de l’homme à l’infini et dans la certitude du néant de toutes choses mais cet arôme n’a aucune consistance rationnelle. Un examen sceptique de la nature des choses existantes dissipe ce qui « apparaît à première vue » et atteste de la matérialité pure de leur désir indéfini de persévérer dans leur être, c’est-à-dire de résister, ne serait-ce que de façon passagère, au devenir anéantissant.
Critique sceptique de la psychologie rationnelle
91Le matérialisme léopardien se développe sur la base d’une critique de cette partie de la métaphysique spéciale qu’est la psychologie rationnelle. La question qui anime cette critique porte sur l’immortalité de l’âme : qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que l’âme est immortelle ? Cette question est fondamentale pour Leopardi dans la mesure où la pensée y rencontre une instance qui prétend échapper à la mort, et par conséquent au devenir anéantissant. Le sentiment de la nullité de toutes choses doit se dissiper si, véritablement, il existe une chose qui, de par sa nature même, se soustrait au néant. La pensée des pages [601-606], datée du 4 février 1821, propose une discussion approfondie de ce problème.
92La psychologie rationnelle se fonde sur une conception spécifique de la mort et de la mortalité. La mort n’est pas, comme c’est le cas pour la biologie, une interruption des fonctions vitales mais une « dissolution » (sciogliere), c’est-à-dire une rupture de ce lien qui fait d’une simple juxtaposition de parties une totalité vivante. La mort est un morcellement, une désagrégation, une décomposition au sens strict. À partir de là, les corps matériels apparaissent dans la variété et la multiplicité des éléments qui les constituent. C’est en tant que composés hétérogènes qu’ils sont soumis au devenir et au périr. L’affirmation de l’immortalité de l’âme repose donc nécessairement sur le postulat de sa simplicité. L’âme est immortelle parce qu’elle est « parfaitement simple et indivise ». Étant une, c’est-à-dire parfaitement identique à elle-même, elle n’est pas composée, comme c’est manifestement le cas des corps matériels, d’éléments composites et étrangers. Sa simplicité est une forme de pureté qui lui assure la permanence de sa substance dans le temps. L’âme ne saurait changer en une quelconque manière (croître, décroître, se modifier, s’altérer, etc.) puisqu’elle ne comporte pas de parties dont l’agencement pourrait se modifier, elle ne peut pas périr et c’est en cela qu’elle est cette substance spirituelle qui se soustrait au devenir. Leopardi mentionne l’origine antique de cette conception à travers un passage « tiré de Platon » à la fin du chapitre 21 du De Senectute de Cicéron : « puisque la nature de l’âme est simple et ne contient pas en elle-même un mélange d’éléments étrangers et dissemblables, elle est elle-même indivisible ; or si elle ne peut se diviser, elle ne peut mourir ».
93La critique léopardienne de la psychologie rationnelle porte sur l’attribution de la simplicité à l’âme et, plus généralement, sur l’opération qui consiste à lui attribuer une quelconque propriété. Cette attribution est privée de fondement, elle se fonde sur une vague apparence : il « nous semble » que la matière ne soit pas susceptible de certains effets, que nous attribuons a posteriori à une entité qui diffère substantiellement d’elle. « Mais tout raisonnement s’arrête là ; ici s’éteignent toutes nos lumières ». Autrement dit, la psychologie rationnelle se fonde sur une ignorance de la nature de la matière et une volonté d’en dépasser les limites. Or, et c’est l’une des affirmations fondamentales du matérialisme léopardien, « non seulement notre esprit ne peut rien connaître, mais il ne peut rien concevoir en dehors des limites de la matière ». La matière circonscrit le domaine de notre connaissance et de notre conception. Même notre « esprit » (Leopardi emploie ici à dessein le mot mente, qui renvoie à l’esprit en tant qu’opération et évite les connotations théologiques de spirito) ne peut se connaître lui-même autrement que sur le mode de la matière. Il lui faut nécessairement parler la langue de la matière. Leopardi prend l’exemple des mots « âme » et « esprit » : la langue peut prononcer le nom de ces substances mais nous ne pouvons nous en faire aucune idée claire et distincte. Ce que nous aurons à l’esprit, ce ne sont pas des idées mais des « images » confuses, qui renvoient toutes à la matière ou à des effets matériels, par exemple le vent, la flamme, le souffle. Même si nous nous représentons l’âme comme la substance la plus subtile possible, comme un « éther », nous n’arriverons qu’à une « image » ou une « apparence » matérielle de la substance immatérielle dont nous postulons l’existence. C’est ainsi que Leopardi peut affirmer que l’âme et l’esprit sont « ce qui ne peut se concevoir par soi ». Ces entités ne sont que les productions de la présomption spontanée d’une certaine psychologie rationnelle, qui a le « front » d’ignorer les limites matérielles de notre faculté de connaître. La matière est pourtant le seul mode d’être sur lequel nous pouvons connaître et concevoir le réel. Au-delà de la matière, il n’y a rien, ou plutôt il y a le rien, la pure privation de matière ou encore le nihil : « malgré tous nos efforts, nous ne pouvons imaginer un mode d’être au-delà de la matière qui diffère du néant » (Al di là, non possiamo con qualunque possibile sforzo, immaginarci una maniera di essere, una cosa diversa dal nulla). L’affirmation de la restriction de notre connaissance au domaine de la matière n’entre pas en contradiction avec l’affirmation du néant comme principe des choses et de Dieu mais en constitue au contraire le corollaire. Lorsque l’esprit pose le néant comme fondement du système de la nature et de l’esprit il ne découvre pas quelque chose « d’autre » que la matière, un autre « être » positif qui, comme l’esprit et l’âme, prétendrait en différer substantiellement et la transcenderait, mais il découvre l’autre pur de la matière, le non-être infini comme fondement immanent de la matière, c’est-à-dire de l’être en tant que fini (et en tant que nous pouvons seulement le connaître et le concevoir comme fini). L’esprit et l’âme sont les autres fictifs de la matière, le néant en est l’autre réel.
94À partir de là, « pourquoi vouloir aller plus loin et analyser la substance immatérielle que nous ne pouvons pas concevoir telle qu’elle est, comme si nous l’avions soumise à des expériences chimiques » ? Et pourtant, Leopardi va poursuivre cette analyse. Admettons que l’âme ne soit pas le simple fruit d’une présomption de l’esprit qui se méconnaît en tant que matière, l’attribut de la simplicité lui est-il pour autant inhérent ? Il ne semble pas, puisque les idées de partie et d’immatérialité ne sont pas contradictoires, de même pour l’idée d’une composition d’éléments immatériels. Pourquoi l’âme ne serait-elle pas une telle composition, comme la matière est une composition d’éléments matériels ? Une réponse « négative ou positive à cette question » serait « également absurde », puisque nous ne pouvons rien connaître en dehors des limites de la matière. Rien ne vient faire pencher l’esprit en faveur ou en défaveur de l’existence d’une âme qui serait un composé d’éléments immatériels.
95Mais le matérialisme sceptique de Leopardi ne s’arrête pas à cette suspension du jugement portant sur deux propositions de force égale. Il expose aussi les conséquences de l’affirmation de la simplicité de l’âme. La négation de la pluralité et de l’individualité des âmes, par exemple. Si, en effet, l’âme est indivisible et que « son essence est une », il n’existe alors qu’une seule grande Âme. Postulat aussi soutenable que coûteux.
96Deuxième conséquence : l’impossibilité d’expliquer la naissance de l’âme. Si l’âme est immatérielle et ne peut « périr dans son essence propre », si elle ne peut se décomposer, elle ne pourra pas plus être composée et donc naître. L’immortalité de l’âme implique donc aussi, à rebours, son éternité. Deuxième postulat coûteux, et qui vient se heurter à l’évidence du devenir, non cette fois dans sa guise d’anéantissement mais de développement : « le fait est que l’âme a un commencement, qu’elle naît évidemment et qu’elle le fait peu à peu, comme tout ce qui se compose de parties ».
97Leopardi va avancer un argument en faveur de ce « fait ». Premièrement, quoi qu’on entende par « âme », on reconnaîtra sans difficulté que celle-ci possède différentes facultés telles que la mémoire, l’imagination, la volonté, la raison, etc. Ces facultés sont les parties de l’âme et l’objection qui consisterait à soutenir que ces facultés sont simplement des aspects immatériels d’une substance qui l’est tout autant ne tient pas puisque nous ne connaissons rien d’autre de l’âme : « l’âme ne nous est connue qu’en tant que faculté ». Elle ne nous apparaît qu’à travers les opérations de ces facultés qui sont toutes matérielles (se remémorer, calculer, désirer, vouloir, etc.) et ne peuvent être connues que sur le mode de la matière. Il n’est pas plus pertinent d’affirmer que les facultés de l’âme sont seulement des distinctions nominales d’une substance qui est en soi une, puisque ces noms sont encore matériels. S’il existe quelque chose comme une âme, celle-ci n’est donc pas simple mais composée de facultés. Elle n’est même rien d’autre que la somme de ces facultés. L’indépendance de ces facultés les unes à l’égard des autres est par ailleurs un second argument en faveur de sa composition. L’amnésique perd-il son âme avec sa mémoire ? Non, car l’âme est ce tout dont les parties peuvent apparaître, croître, stagner, se perfectionner, s’amenuiser ou disparaître indépendamment les unes les autres sans pour autant qu’il périsse.
98Leopardi conclut cette pensée du 4 février 1821 en évoquant Dieu comme la seule condition d’intelligibilité de l’immortalité de l’âme. Il n’y a pas d’autre « raison » de croire que l’âme est immortelle, « en dehors de la volonté expresse et de la force d’un Seigneur de l’existence » (fuori della espressa volontà e forza di un Padrone dell’esistenza). L’idée est traditionnelle dans son contenu mais beaucoup moins dans sa formulation. C’est la seule occurrence, dans le Zibaldone, de ce « Seigneur de l’existence » accompagné de cet indéfini qui le relativise et le met à distance : la condition d’intelligibilité de l’âme immortelle serait elle-même bien peu intelligible. Leopardi réserve le terme « Dieu » à la désignation de la nature au sens de cette entité téléologique, providentielle, fondamentalement bienveillante et matérielle dans son être comme dans ses opérations, et qui a bien peu à voir avec cet hypothétique « Seigneur de l’existence ».
Leopardi et Leibniz : la monade, le néant et le « saut infini »
99La pensée des pages [1635-1636], datée du 5 septembre 1821, expose la critique léopardienne de la théorie de la monade. Leopardi commence par rappeler cette théorie : un corps, en tant qu’il est composé, « démontre l’existence » des éléments qui le composent. Mais les corps matériels composant la matière étant également composés, il faut « nécessairement » remonter à des êtres immatériels. Autrement dit : pour qu’il y ait des corps composés, ce dont témoigne l’expérience sensible, il faut qu’il y ait des composants. L’être est soit composant soit composé : matière sera le nom de l’être en tant que composé relatif et monade en tant que composant absolu. Il suit de là que la monade ne saurait être de la même nature que la matière. Elle sera donc un esprit qui se meut de lui-même et, par conséquent, principe métaphysique des corps composés. « Ainsi raisonnent les leibniziens pour arriver à leurs Monades ou Êtres simples et incorporels (dont se composent les corps) et, par conséquent, pour arriver à l’Unité et au principe de toutes les choses ». Leopardi explicite ensuite sa propre conception de la matière en proposant un défi au lecteur (« dites moi, si vous le pouvez ») dont le premier moment consiste à concevoir « la plus petite partie ou substance matérielle possible » et à se demander s’il s’agit là d’une substance matérielle ou spirituelle. Il y a fort à parier pour que cette infime partie de matière soit encore de la matière. Dans un second temps, le lecteur est invité à pousser encore plus loin son opération de division : « atteignez encore si vous le pouvez les atomes indivisibles et sans parties ». Même constat : il s’agira encore de matière. L’opération pourra se poursuivre à l’infini (« affinez autant que vous voulez l’idée de matière ») sans jamais que l’esprit puisse concevoir quelque chose comme une entité non-matérielle. L’idée fondamentale de Leopardi, c’est que de la matière à l’esprit, la conséquence n’est pas bonne. Il n’est pas possible de parvenir à l’esprit à partir de la matière, ce que font les leibniziens, pas plus d’ailleurs, comme le montre précisément toute la pensée, que l’on ne peut parvenir à une idée de la matière à partir de l’esprit. Il faut partir de l’esprit pour parvenir à l’esprit, que la substance pensante établisse, en somme, sa propre existence, comme c’est le cas chez Descartes. Mais dans l’introspection et le dialogue de l’âme avec elle-même que constitue la pensée, Leopardi ne découvre pas la certitude subjective du cogito mais celle du néant de la totalité des choses et donc du moi (« ce néant que je suis moi-même », [85]). Encore une fois, il n’y a rien en dehors de la matière. L’esprit ne peut même pas se prévaloir de se connaître lui-même, par la médiation de la matière, car il est lui-même matière. Nous avons beau décomposer les corps à l’infini, nous ne trouverons « jamais l’esprit, mais le néant » (mica lo spirito, ma il nulla). Un corps ne peut pas être composé de ce qui n’est pas matériel, puisque cela reviendrait à affirmer que l’être « peut se composer de ce qui n’est pas ». Autrement dit, il n’existe pas de « point » à partir duquel on passe du matériel à l’immatériel et il n’y a « ni échelle, ni gradation, ni progression » qui conduisent insensiblement de l’un à l’autre.
100La pensée des pages [1635-1636] atteint son plus haut point d’intensité lorsque Leopardi affirme l’existence d’un saut entre le matériel et l’immatériel : « entre celui-ci et celui-là, il y a un espace immense qu’on ne peut franchir que par un saut ». Ce saut est le « saut infini » (salto infinito) des pages [629-63316] et ne correspond à rien d’autre qu’à la distance infinie qui sépare l’être du non-être. Leopardi n’ignore pas que « les leibniziens nient à juste titre17 l’existence [de ce saut] dans la nature » (che da i Leibniziani giustamente si nega in natura) et s’accorde avec eux puisque il nie lui aussi son existence dans la nature, c’est-à-dire dans l’être. « Natura saltum non facit », rappelle-t-il, quelques pages plus loin, à propos de la nature comme « système d’accoutumances18 ». En revanche, Leopardi ne nie pas, mais affirme au contraire résolument l’existence d’un saut infini entre l’être matériel et son autre, qui n’est pas la monade mais le non-être. Comme l’âme, cet « automate spirituel », la monade, est l’autre fictif de l’être matériel, le néant en est l’autre réel. Aussi conclut-il : « le matériel ne peut pas davantage être composé d’immatériel que l’immatériel de matériel » (il materiale non può comporsi dell’immateriale più di quello che l’immateriale del materiale). Comment la matière trouverait-elle son fondement dans l’esprit puisque l’esprit ne saurait trouver son principe premier dans la matière ?
Le « délire » du spiritualisme
101Comment définir l’esprit et la matière ? Que voulons-nous dire lorsque nous formons en nous l’idée d’esprit et de matière ou que nous prononçons ces mots ? Leopardi propose une définition de ces termes dans la pensée des pages [4206-4208], datée du 26 septembre 1826, appartenant au groupe des grandes pensées de la période de Bologne. Pour ce qui est de l’« esprit », la définition ne peut être que négative : l’esprit est « cette substance qui n’est pas matière ». En effet, le terme est en lui-même une pure « négation » [4111]. C’est un « mot sans idée, comme tant d’autres » qui est aussi « grammaticalement positif » que négatif « d’un point de vue idéologique », c’est-à-dire aussi sensible matériellement que vide et inconsistant du point de vue de son contenu conceptuel. Il ne renvoie qu’à un ensemble de négations des propriétés de la matière : sa simplicité supposée est une non-divisibilité, sa pureté supposée une non-hétérogénéité, son éternité supposée une non-mortalité, etc. Cependant le signifiant, dans toute son évidence sensible et matérielle, existe et cette existence factuelle est la cause du fait que « nous croyons » en l’existence positive de son signifié. Leopardi étend cette réflexion à d’autres termes : « ce que je dis de l’âme, je le dis également des autres êtres immatériels, y compris de l’Être suprême ». Le simple fait de prononcer ces mots en considérant leur contenu comme positif constitue déjà un acte de foi.
102Mais qu’en est-il alors de la matière ? La tâche n’est pas aisée puisque si l’idée d’esprit embrassait, pour ainsi dire, le rien, la matière « embrasse », elle, toute la richesse et la bigarrure de l’être, à savoir une « infinité d’objets, en vérité très différents les uns des autres ». La définition que propose Leopardi est la suivante : « tout ce qui tombe ou est susceptible de tomber sous nos sens », « tout ce que nous pouvons connaître et concevoir ». Il n’y a connaissance de l’être qu’en tant qu’il nous affecte. Il suit que toute connaissance est relative, non au sens où elle serait vaine et illusoire, mais au sens où elle s’inscrit dans le système matériel des choses que nous connaissons. La matérialité et la sensibilité sont les seuls modes sur lesquels nous pouvons nous rapporter à l’être et en déterminer les propriétés : divisibilité, largeur, longueur, etc. Non pas qu’il ne puisse en exister d’autres, mais de ceux-ci nous ne pouvons rien savoir. C’est en ce sens que la matière établit les bornes de notre connaissance. Ainsi, lorsque nous formons l’idée d’esprit, d’âme ou que nous prononçons ces mots, nous ne parlons de rien d’autre que d’une « substance qui n’est pas de celles que nous connaissons ou pouvons connaître et concevoir », et nommons ainsi l’impuissance de notre pensée à pouvoir déterminer les effets de la matière qui nous échappent.
103La seconde partie de cette pensée des pages [4206-4207] abandonne l’analyse conceptuelle pour une mise en perspective historique : « en attendant, on a cru pendant des siècles » que l’esprit en question constituait la réalité substantielle, contenant en elle « toute la réalité des choses » et l’on a tenu en mépris la matière en la considérant comme une « apparence », un « songe », une « vanité ». Bref, l’histoire de l’esprit humain, ou plutôt de la matière humaine en tant qu’elle s’est méconnue comme telle, n’est rien d’autre que celle d’un renversement : ce qui est le plus substantiel est considéré comme un néant et le néant comme ce qui est le plus substantiel. « Devant un tel délire, il est impossible de ne pas déplorer la misère de l’intelligence humaine » (È impossibile non deplorar la miseria dell’intelletto umano considerando un così fatto delirio), constat sceptique amer que Leopardi reformulera dans l’épigraphe de La Ginestra avec le beau verset de l’Évangile de Jean, III, 19 : « Καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σχότος ἢ τό ϕῶς » (« Et les hommes préférèrent les ténèbres à la lumière »). Mais la lumière dont parle Leopardi, celle qui permet de dissiper le « délire » de la pensée humaine, n’est pas la lumière divine qu’évoque l’évangéliste. Elle est la lumière matérielle de cette raison qui éclaire la nature au lieu de l’anéantir (« La raison est une lumière. La nature veut être éclairée par la raison, et non incendiée », La ragione è un lume ; la natura vuol essere illuminata dalla ragione non incendiata, [22]), celle qui fait apparaître en toute clarté l’inexistence, le néant positif de l’âme, de l’esprit et de l’Être suprême. Mais il semble qu’au moment où Leopardi écrit ces lignes, « au XIXe siècle », de toutes parts, chez « les philosophes les plus éclairés » de la nation moderne « la plus éclairée », le « spiritualisme » opère son obscure renaissance. Ces philosophes se félicitent d’un siècle « éminemment religieux* » et le fait que Leopardi mentionne le syntagme en français laisse peu de doute sur la nation dont il parle19. Toujours est-il que la religiosité de ce siècle spiritualiste ne réjouit pas un philosophe de la mente, de l’esprit matériel, qui ne peut plus que s’écrier : « Ô Vérité, tu as disparu à jamais de la terre le jour où les hommes commencèrent à te chercher ! » Leopardi tente d’en diagnostiquer la singularité : il ne s’agit plus d’un spiritualisme qui procède de l’« ignorance » mais de la « science ». En ce sens, il n’est ni naïf ni impuissant mais relève de la barbarie d’esprits sur lesquels la raison pure a étendu son empire. L’« idée chimérique » de l’Esprit, et d’autres « folies semblables et innombrables », en tant que modernes, sont substantiellement différentes des instances transcendantes que produisaient la raison naturelle des anciens : « le système platonicien des idées, idées préexistantes aux choses, existantes en soi, éternelles, nécessaires […] non seulement [n’était] pas chimérique, bizarre, curieux, arbitraire, fantaisiste, mais tel que l’on s’émerveille qu’un ancien ait pu atteindre ce point ultime d’abstraction ». L’idée platonicienne constituait une conquête de la raison naturelle par laquelle l’esprit matériel s’arrachait à son ignorance native pour parvenir au « point ultime » de la science, tandis que l’Esprit moderne parcourt le chemin inverse : il part de la science la plus développée pour venir s’enclore dans l’ignorance instruite et barbare de la raison pure.
« La matière pense »
104Leopardi s’étonne, dans la pensée [4288-4289], datée du 18 septembre 1827, que nombre de « grands esprits » comme Bayle ait pu considérer la « matière pensante » comme un « paradoxe » et même une « énorme absurdité ». Tout se passe comme s’il existait une forme de réticence spontanée de l’esprit à se placer dans le plan de consistance de la matière : comment des opérations aussi complexes et subtiles que l’affect, le calcul, le souvenir, la délibération pourraient-elles être le fait d’une substance inerte ? Le matérialisme léopardien invite, non pas à dissiper ce paradoxe, mais à le renverser. L’esprit humain doit « être disposé » autrement par rapport à ce problème en considérant plutôt comme une absurdité que la matière « ne pense pas ». Que « la matière pense » (la materia pensa) est « un fait », pour Leopardi et, en affirmant cela, nous n’ôtons rien à l’existence et l’effectivité des facultés que l’on attribuait traditionnellement à un « esprit » simple et indivisible qui en différait substantiellement : la sensibilité, la raison, la mémoire et la volonté sont toujours dans l’esprit (en tant que réalité matérielle : mente) comme le cheval de Berkeley demeure toujours dans l’écurie. Ou plus exactement : elles ne sont pas dans l’esprit comme dans un contenant qui s’en distinguerait, mais elles ne sont rien d’autre que cet esprit en tant qu’il se confond avec ses opérations matérielles. Leopardi reprend la thèse de la factualité de la matière pensante dans une triple scansion (« C’est un fait, parce que », Un fatto, perchè). Premièrement, la matière pense « parce que nous pensons ». L’évidence ou le pur fait réel de la pensée humaine atteste de la puissance pensante de la matière car nous ne pouvons connaître ou concevoir « de l’être » rien d’autre que sa guise matérielle. La seule autre « chose » que nous puissions connaître ou concevoir est le néant, qui n’est précisément pas la matière, ni même à proprement parler une chose, mais sa négation (ni-hil, ne-hylè). Deuxièmement, « parce que nous voyons » que les « modifications » de notre pensée « dépendent » de celles de la matière, à savoir de notre être physique. L’idée de dépendance pouvant suggérer une forme de hiérarchie entre deux instances d’ordre différent et par conséquent une hétérogénéité, Leopardi reformule aussitôt en terme de correspondance. Il y a un parallélisme entre l’esprit et le corps : « notre esprit correspond en tous points à la variété et aux variations de notre corps ». Esprit et corps désignent deux aspects d’une même substance matérielle, en sorte que parler de matière pensante revient autant à dire que le corps pense, rêve, calcule que l’esprit pèse, dure, a des dimensions, etc. Enfin, la matière pensante est un fait « parce que nous sentons corporellement la pensée ». Nous avons le sentiment interne que notre pensée n’est pas « dans notre bras », « notre jambe » mais « dans notre cerveau », de même que nous « sentons voir » avec nos yeux ou « toucher » avec nos mains. C’est par la prise en compte de cette triple factualité que la matière pensante ne nous apparaît plus comme quelque chose « de bizarre, alambiqué, abscons » (strano, ricercato, ricondito) mais au contraire comme une « chose obvie » : nous sentons et expérimentons que notre pensée est matérielle. Voilà non pas un « paradoxe extravagant » mais ce qui « est dicté par la nature », c’est-à-dire par cette lumière qu’est la raison naturelle. C’est faute d’avoir été guidés par cette lumière que les « profonds philosophes spiritualistes » ont nié l’existence de la matière pensante et multiplié, avec l’esprit, l’âme et l’Être suprême, les êtres sans nécessité. Au fond, cette erreur procède, comme l’indique la pensée des pages [4251-4253], d’une ignorance des puissances de la matière, de ce que Leopardi nomme « la force de la matière ». Cette force est assurément plus étendue et ses manifestations plus variées que nous le croyons et l’« intellect humain » ne cesse d’en découvrir de nouvelles : « l’élasticité », « la propriété de l’air d’être l’instrument du son », les « admirables effets de l’électricité », etc. Pourquoi la pensée différerait-elle en nature de ces effets des corps ? Pourquoi la matière ne pourrait-elle être pensante comme les corps sont graves, élastiques ou électriques ? La réponse du spiritualiste est ici : « parce que nous ne comprenons pas comment elle ferait ». Leopardi répond qu’il s’agit là d’une « supposition absolue et gratuite », tout d’abord parce qu’il est faux que nous ne sachions rien des mécanismes de la pensée, ensuite parce qu’il n’y a aucune raison d’affirmer que notre connaissance des autres effets des corps matériels soit plus certaine et, enfin, parce que nous ne songeons pas, quand bien même nous n’entendrions rien à ces effets, à nier qu’il relève de la matière. Pourquoi alors s’obstiner à attribuer un statut d’exception à la pensée ? Quel privilège particulier a cette petite agitation de notre cerveau ? Aucun, et il n’y a nulle dégradation de la dignité ontologique de la pensée dans l’affirmation que le cerveau produit une idée de même que le pincement de la corde de l’instrument produit une note. C’est ainsi que Leopardi délivre une apologie du materialismo venant clore cette pensée du 18 septembre 1827. C’est la seule occurrence du terme. Il en va du matérialisme radical de Leopardi comme de son pessimisme : l’auteur du Zibaldone manifeste une telle méfiance à l’égard de ces catégories qu’il ne les évoque qu’en dernière instance, quand il s’y trouve contraint par la tonalité polémique des pensées où leur présence est requise.
Notes de bas de page
1 Schefer traduit par « mon système conduit à un scepticisme argumenté et irréfutable ».
2 Correspondance, op. cit., p. 2128.
3 Schefer traduit « chi dubita, sa, e sa il più che si possa sapere » par « celui qui doute, sait, et sait plus que ce qu’il est possible de savoir ».
4 « Ce principe, sans lequel s’effondrent notre discours, notre raisonnement, n’importe laquelle de nos propositions, et la faculté même de les produire et d’en concevoir de véridiques, à savoir le principe selon lequel « une chose ne peut à la fois être et ne pas être », paraît absolument faux dès que l’on considère les contradictions palpables contenues dans la nature. »
5 Schefer : « L’aséité est finalement un songe rivalisant avec toutes les choses existantes et possibles » pour « L’aseità insomma è un sogno o compete a tutte le cose esistenti e possibili ». Traduction qui ne rend pas le « ou » disjonctif. Le sens de « rivaliser » pour competere existe mais il n’est pas premier. Le terme signifie avant tout : « revenir à », « échoir à ».
6 Schefer traduit : « C’est ainsi que je conçois l’idée de Dieu en ce monde » pour « Io concepisco l’idea di Dio in questo modo ».
7 Cosa arcana e stupenda, op. cit., p. 117.
8 Le terme « créer » n’apparaît d’ailleurs pas dans cette pensée. Leopardi emploie la formule plus neutre et indéterminée : far cose.
9 La traduction Schefer rend le « independente da checchè si voglia », par « indépendante de notre volonté » et le « da che » par « depuis », mais le sens semble ici plus logique que chronologique.
10 Douleurs physiques et tourments moraux, angoisse, ennui, désespoir, folie, maux naturels – catastrophes, envie et haine innée du vivant pour son semblable, manducation, maladie, vieillesse, agonie, mort –, maux sociaux – mensonge, imposture, scélératesse, injustice, barbarie, violence, suicide, tyrannie ; toutes les nuances des souffrances de l’homme, des espèces animales et même, dans la pensée du Jardin du mal, du végétal. Il n’y a guère que la souffrance du minéral qui échappe, dans le Zibaldone, à une analyse de détail.
11 À ce stade de rédaction du Zibaldone, Leopardi ne date pas encore systématiquement ses pensées. Celle-ci a été rédigée entre le 26 mars et le 30 avril 1820.
12 Il Nulla e la poesia, op. cit., p. 101. Severino parle encore du « désordre conceptuel », inséparable de l’extrême richesse de cette pensée. Il en rappelle les circonstances de rédaction : « Le désordre conceptuel de la pensée des pages 106-07, par ailleurs très riche, est peut-être un signe de la période que Leopardi traverse. Après le 20 janvier 1820 (mois de composition de la canzone À Angelo Mai), Leopardi, avant les pages 106-07 du 15 avril, écrit seulement, le 26 mars, les pages 105-06. Après le 15 avril, il écrit les pages 107-11 le 30 avril et la page 112 le 31 mai. En bref, il n’écrit pas pendant plus de quatre mois. […] Les pages 106-07 sont écrites dans une période où Leopardi « désespère du retour des illusions » : vivant dans le désespoir, il tente de se leurrer par la raison, une raison qui serait en mesure de démontrer la spiritualité et l’immortalité de l’âme humaine. Il tente ce que sa pensée même, désormais, considère comme impossible. Tentative qu’entameront les puissantes pages de juillet. Mais dans cette tentative vient à la lumière la conscience que ce n’est pas seulement la force du sentiment mais aussi la force de la raison – et donc de la raison qui ne se leurre pas, mais sait regarder la vérité terrible des choses – qui peut donner une vie (illusoire) à celui qui, avec la raison, voit la mort en toutes les choses ».
13 Schefer : « L’inclination infinie de l’homme au plaisir est d’ordre matériel » pour « L’infinità della inclinazione dell’uomo al piacere è un’infinità materiale ».
14 Le sens de la phrase qui suit est obscur : « Et comme le désir du plaisir est une conséquence de notre existence même (il est infini de ce seul fait), il est aussi inséparable de l’existence que la pensée et peut servir à démontrer la spiritualité de l’âme humaine aussi bien que la faculté de penser ». (E il desiderio di piacere essendo una conseguenza della nostra esistenza per se, e per ciò solo infinito, e compagno inseparabile dell’esistenza come il pensiero, tanto può servire a dimostrare la spiritualità dell’anima umana, quanto la facoltà di pensare). Comment le désir indéfini de plaisir pourrait-il servir à « démontrer » ou déduire la spiritualité de l’âme humaine et la faculté de penser ? La phrase précédente affirme le contraire et la suivante montre que cette « spiritualité » n’est qu’une apparence. Emanuele Severino donne une explication de cette proposition qui nécessite une modification de la traduction de Schefer : « le désir de plaisir […] peut autant servir à démontrer la spiritualité de l’âme humaine que [le peut] la faculté de penser ». C’est-à-dire : en aucune façon. Severino développe de la façon suivante : « Comme il apparaît dans la « pensée » des pages 179-81 (et dans le groupe des pages 165-83), cette « substance » est l’« âme humaine ». Mais, on l’a vu, ces pages montrent comment « ce sentiment » – le sentiment de la nullité des choses –, « qui paraît au premier abord l’élément le plus spirituel de notre esprit est, dans notre condition présente, une conséquence immédiate et nécessaire de ce qu’il y a de plus matériel chez les êtres vivants, c’est-à-dire l’amour propre » (P 180). L’« âme humaine » – qui est l’existence même de l’homme, en tant qu’elle se veut elle-même, ou encore est animée – est « la chose la plus matérielle ». C’est pour cette raison que, du désir infini de l’infini et du plaisir infini qui appartiennent nécessairement à l’existence, « on ne peut rien déduire de grand ou d’infini en faveur de l’âme humaine ». On ne peut « démontrer la spiritualité de l’âme humaine » : ce désir peut « autant servir » à démontrer l’existence d’une telle spiritualité que « la faculté de penser » (P 180), c’est-à-dire en aucune façon. Et qu’il ne serve nullement est confirmé dans l’emploi du terme « même » (anzi) par lequel commence la phrase suivante (voir le texte de P 179-180) où Leopardi affirme que ce sentiment est l’expression de « la chose la plus matérielle » ; en sorte que le texte dit : le désir du plaisir infini ne peut nullement servir à qui voudrait démontrer grâce à lui la spiritualité de l’âme, et même (anzi), le sentiment du néant est l’expression de « la chose la plus matérielle » à la différence de ce qui est affirmé aux pages 106-07 des Pensées ». Emanuele Severino, Il Nulla e la poesia, op. cit., p. 95-96.
15 La formulation de la fin de la page 180 est similaire et propose un développement supplémentaire : « il n’est rien […] de plus matériel que la raison dans la mesure où le raisonnement est une opération mathématique de l’intelligence qui matérialise et géométrise jusqu’aux notions les plus abstraites ».
16 La matière « réduite à ses plus petites parties, à l’une de ses infimes particules, sera encore bien éloignée du néant, autant que l’est toute la matière ou n’importe quelle chose existante. C’est-à-dire qu’il y a entre elle et le néant une différence immense et un espace infini : on ne peut aller de l’existence au néant et du néant à l’existence par degrés, mais par un saut, un saut infini ». Cette pensée est datée du 9 février 1821.
17 Schefer traduit ici par « les Leibniziens nient justement ». Nous modifions pour éviter l’ambiguïté du sens de l’adverbe que l’on pourrait prendre au sens faible comme un « à ce propos ».
18 Leopardi affirme même la vérité de ce principe (dans une formulation qui diffère légèrement de celle des Nouveaux essais, IV, 16) : « L’axiome des Leibniziens (si je ne me trompe) nihil in natura fieri saltum, cette gradation continue par laquelle la nature accoutume les choses à des états très différents et cache le passage de l’hiver à l’été, etc, dont parle Xénophon, tout cela ne démontre-t-il pas que la nature est un système d’accoutumances ? La gradation implique l’accoutumance, et inversement ». Pensée datée du 9 décembre 1821.
19 Quant aux philosophes en question, Rolando Damiani écrit : « Leopardi pense à la revanche [en français dans le texte] culturelle de la pensée traditionnaliste, guidée par un Bonald ou un de Maistre et, de façon plus générale à la vogue « spiritualiste » diffusée par le Romantisme ». Zibaldone (vol. III), op. cit., p. 3667.
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