Chapitre VI. La nature
p. 107-142
Texte intégral
1Nous savons déjà que la nature désigne, dans le Zibaldone, une totalité existant sur le mode du système. Elle est ordre, convenance et harmonie ; ses parties entretiennent des rapports déterminés par des principes que la philosophie et la science ont pour tâche de mettre au jour. Et cependant l’idée de système n’épuise pas celle de nature. La nature est système mais elle est encore grandeur, vie et variété.
Détermination de la nature
Grandeur et petitesse
2Le système léopardien s’articule autour de cet opérateur conceptuel fondamental qu’est le couple nature/raison. Il apparaît très tôt dans le Zibaldone dans la pensée des pages [14-15] qui se propose de définir la nature par son autre, à savoir la raison. La nature et la raison ne diffèrent pas simplement chez Leopardi comme une totalité diffèrerait d’une faculté de l’esprit, mais s’opposent et entrent dans un rapport décisif de contradiction. Après la contradiction entre l’être et le néant, l’opposition entre nature et raison constitue la seconde grande contradiction du système léopardien. Ces deux contradictions sont, du reste, superposables et la nature se tient du côté de l’être comme la raison se tient du côté du néant. La pensée des pages [14-15] donne à comprendre la contradiction comme hostilité fondamentale : la raison n’est pas juste l’autre de la nature, elle est aussi indéfectiblement son ennemie : « la raison est l’ennemie de la nature » (la ragione è nemica della natura). Qu’est-ce à dire ? Que la nature et la raison peuvent être saisies comme des instances contradictoires dans leurs effets. L’effet de l’une est la grandeur, l’effet de l’autre est la petitesse : « la nature est grande, la raison est petite » (la natura è grande, la ragione è piccola) répète Leopardi à deux reprises, au début et à la fin de cette pensée. Grandeur et petitesse ne sont pas des déterminations absolues mais relatives. La nature ne peut être grande qu’en tant que la raison est petite et inversement. Il s’agit moins de propriétés fixes que d’intensités variables, de gradients d’effectivité. Leopardi oppose deux « empires », celui de la raison et celui de l’illusion et compare leurs effets respectifs sur l’homme. Un homme sous « l’empire de la raison » (dominato dalla ragione) parviendra difficilement à la grandeur, qu’il s’agisse de hauts faits ou de grandes œuvres. Au contraire, l’empire de l’illusion est la condition nécessaire à une telle grandeur. Cette pensée nous met donc immédiatement sur la voie de l’identification entre nature et illusion : c’est la nature, en tant qu’entité téléologique, providentielle et bienveillante, qui pourvoit au bonheur de l’homme en lui octroyant de puissantes illusions. Ces illusions sont les fictions de l’imagination et sont détruites par la connaissance rationnelle. Leopardi donne l’exemple de la conquête d’Alexandre « qui n’est qu’illusion » (tutta illusione). Ce sont la nature, l’imagination et l’illusion qui constituent les moteurs de ce fait qu’il faut qualifier d’extraordinaire. La grandeur dont parle Leopardi est l’« extraordinaire ». Ce terme est important dans la mesure où il indique une dimension essentielle de la nature : celle-ci est certes système, ordre, convenance et harmonie, mais ce système et cet ordre ne tendent pas à rester fixes et stables. Tout se passe comme si la nature présentait une forme d’inquiétude, d’instabilité native (et peut-être même, déjà, le ferment d’une contradiction interne) faisant qu’elle n’est jamais autant elle-même que quand elle sort, pour ainsi dire, des gonds de la convenance et de l’harmonie. La nature est cet ordre qui manifeste sa plus haute effectivité dans ce que Leopardi nomme « un certain désordre » (un certo disordine). La conquête d’Alexandre relève d’un tel désordre « condamné par la raison ». Au fond, il n’existe pas de grandeur et de petitesse en soi des actions et des œuvres humaines mais seulement leur conformité ou leur non-conformité à l’ordre de la nature. Tout ce qui est extraordinaire, c’est-à-dire tout ce qui sort de l’ordre actuel de la nature est grand, même la petitesse qui, quand elle est extraordinaire, « nous incite à dire qu’elle est grande ». Les déterminations de la grandeur et de la petitesse préfigurent la thèse fondamentale de la pensée de la page [452], à savoir que « Tout est relatif ». Mais ces renversements et ces contradictions ne peuvent être compris par la raison pure, que Leopardi définit avant tout comme une faculté de mesure, d’analyse, d’examen et de description. Ces opérations de la raison sont les plus grandes ennemies de la grandeur qui réclame la fougue, la spontanéité et la puissance vitale de la nature. La raison détruit les illusions vigoureuses de l’imagination et si celles-ci subsistent, elles n’en perdent pas moins une grande part de leur effectivité. Le simple fait de parler d’illusions pour désigner les moteurs de l’agir et de l’œuvrer constitue déjà en soi une forme de destruction : « comment est-il donc possible que les illusions, une fois découvertes, restent durables et fortes ? ». La pensée de Leopardi se place d’emblée, d’un point de vue moral et pratique, comme une réhabilitation des puissances de la nature et de la matière. Rien de grand et d’extraordinaire ne saurait être réalisé sans un réveil des puissances vitales et dangereuses de la nature. La nature est ordre mais n’est jamais autant elle-même que dans la contradiction de cet ordre. Elle est système, mais système mouvant, instable, traversé par des forces qui la saturent et la font craquer de toutes parts. Dès les premières pages du Zibaldone, Leopardi entrevoit, de façon encore inconsciente, que la nature ne peut être simplement convenir mais aussi devenir, non pas simplement système mais circuit de production et de destruction. L’homme qui réalise de hauts faits ou de grandes œuvres est celui qui sait épouser la puissance du devenir, quand bien même celle-ci impliquerait une certaine forme de désordre. Il est en somme celui qui sait incarner la contradiction, faire exister la contradiction entre la nature comme ordre et comme devenir.
3Leopardi développe dans cette pensée des pages [14-15] un autre exemple de l’« inimitié » entre nature et raison, grandeur et petitesse, dans une longue parenthèse portant sur la question de ce que nous nommerions aujourd’hui l’euthanasie. Tel malade souffre d’une maladie incurable, le soigner et l’alimenter nécessite de la part de son entourage de grands sacrifices. « Que dit la raison nue et sèche ? » : qu’il faut cesser de le soigner, que sa mort doit être hâtée. La survie du malade est inutile puisqu’elle prolonge ses souffrances et est même préjudiciable à son entourage. Pour la raison, le non-être est invariablement préférable à l’être. Que dit la nature ? Que juger de la situation en terme d’utilité et d’inutilité est hors de propos. Il faut soigner le malade coûte que coûte, prolonger la vie au nom de la vie : « vous êtes des barbares et des scélérats si vous ne faites pas l’impossible pour l’alimenter et le soulager ». La vraie barbarie et la vraie scélératesse ne sont jamais le fait de la nature chez Leopardi, mais de la raison « sèche et nue » (c’est-à-dire la raison pure, non la raison naturelle). La nature ménage jusqu’au bout un espace à l’imprévisible, à l’impossible et à l’espoir tandis que la raison, avec toute sa puissance de mesure et d’analyse, anéantit ces illusions. Dans cette opposition, cette contradiction, cette hostilité fondamentale entre raison et nature, c’est la raison qui est dans le vrai : le néant est en effet le destin inéluctable de toutes choses. Le non-être est toujours rationnellement préférable à l’être et la nature est trompeuse (ingannatrice, pourvoyeuse de leurres) quand elle prétend vouloir résister au devenir anéantissant. Il n’en demeure pas moins pour Leopardi que la nature est seule source de grandeur et que cette grandeur consiste précisément dans cette résistance au néant que la raison fait apparaître dans toute sa sombre clarté. La raison pure conduit au mieux à l’inaction et à l’indifférence, au pire, à la scélératesse, à la folie et à la barbarie. Elle se tient du côté de l’ignoble et de la mort quand la nature se tient du côté de la noblesse et de la vie.
« La nature est vie »
4La nature est système et grandeur, ordre et dépassement de son ordre. La pensée des pages [3813-3815], datée du 31 octobre 1823, vient enrichir cette définition d’une dimension essentielle, celle de la vie :
La nature est vie. Elle est existence. Elle aime la vie, met tout en œuvre pour la susciter et tend à la vie en chacune de ses œuvres. En effet, elle existe et elle vit. Si au lieu d’être vie, la nature était mort, elle ne serait point. Être mort est une contradiction dans les termes. Si la nature inclinait à la mort, si elle la donnait, cette inclination et ce don seraient dirigés contre elle-même. Si elle ne mettait pas tout en œuvre pour susciter la vie, si elle ne l’aimait pas autant qu’on la peut aimer et si la vie ne lui était pas d’autant plus chère qu’elle est plus grande, plus intense et d’un degré plus élevé, la nature ne s’aimerait pas (voyez la page 3785 au début), ne se montrerait pas bénéfique pour elle-même, ne s’aimerait pas autant qu’elle le peut (ce qui est impossible) et n’aimerait pas se procurer le plus grand [3814] bonheur possible (toutes choses aussi impossibles à la nature qu’aux individus et aux espèces). Ce que nous appelons nature n’est essentiellement rien d’autre que l’existence, l’être, la vie, sensible ou insensible des choses. Il ne saurait donc y avoir de fin plus naturelle, ni plus naturellement aimable et désirable, que l’existence et la vie (celle-ci ne faisant pour ainsi dire qu’un avec la nature) ni d’amour plus naturel ni naturellement passionné que l’amour de la vie. (Le bonheur n’est que la perfection et l’accomplissement de la vie, l’état qui convient à la vie suivant les modalités de sa manifestation dans les différentes catégories du réel. On peut donc considérer le bonheur comme la vie ou l’existence même, et le malheur comme identique à la mort, ou comme non-vie, puisqu’ici la vie n’apparaît pas selon son être, ou se révèle imparfaite, etc. Par conséquent la nature, qui est vie, est aussi bonheur.) Les choses existantes doivent donc, pour chacune d’elles, aimer et rechercher la vie la plus intense possible. Le plaisir n’est rien d’autre que la vie, etc. Et la vie nécessairement est plaisir et plaisir supérieur quand cette vie est plus grande et plus vive. La vie en général ne fait qu’un avec la nature, et la vie et ses particularités ne fait qu’un avec les objets existants. Donc, dans la mesure où il aime la vie, chaque être s’aime lui-même : il ne peut pas ne pas l’aimer, et ce de toutes ses forces. À proprement parler, l’être existant ne peut aimer la mort (la mort qui le concerne), il ne peut y tendre, il ne peut la susciter, il ne peut pas ne pas la haïr, à aucun moment de sa vie, de tout son possible. Car il ne saurait [3815] se haïr lui-même ; il ne saurait susciter ou aimer son propre malheur ou encore y incliner ; il ne peut pas ne pas le haïr par-dessus tout, de tout son possible ; il ne peut pas ne pas s’aimer, non seulement plus que tout, mais le plus passionnément possible.
5Cette pensée est caractéristique du style philosophique de Leopardi : elle procède par séries de répétitions, d’équivalences et de concrétions (la nature est vie, la vie est existence, l’existence tend à la perfection, la perfection est le bonheur, etc.). On est frappé au premier abord par le contraste entre la simplicité de la thèse énoncée (et qui ne consiste en rien d’autre qu’en cette prédication : La natura è vita) et la complexité, voire la complication de son exposition. Leopardi identifie à trois reprises la nature à la vie : « la nature est vie », « ce que nous appelons nature n’est rien d’autre […] que la vie », « la vie en général ne fait qu’un avec la nature ». C’est que la nature n’est pour lui ni un panorama, ni l’objet extérieur d’une représentation : la nature est sujet. Dire que la nature est vie revient à dire qu’elle « aime », qu’elle « désire », qu’elle « veut » ; elle est ce qui aime, désire et veut en chaque être vivant, et même, en chaque chose existante. « Mère très attentionnée de toutes choses » (madre benignissima del tutto, [1530]), la nature est cette instance qui manifeste une intention, celle de sa propre conservation, de sa résistance au devenir anéantissant. La nature est vie en tant qu’elle existe sur le mode d’une tendance qui n’aime, ne désire, ne veut rien d’autre qu’elle-même. Ou encore : à travers la nature, c’est la vie qui se veut elle-même. Elle est persévérance dans l’être, elle tend de toutes ses forces à se maintenir en lui. Elle est cet élan vital qui s’aime et tend à s’aimer le plus possible en fonction de divers degrés d’intensité. Si la nature n’était pas vie, elle ne serait pas amour mais haine de soi et de l’autre. À strictement parler, il n’y a pas de mort naturelle pour Leopardi. La mort est toujours violence faite à la nature, qu’il s’agisse de la mort consécutive à la maladie, la vieillesse, du meurtre ou du suicide. Elle est le scandale de la nature, la contradiction portée dans l’être même. Et pourtant, ce scandale existe. Il est même dans l’ordre de la nature. L’existence de la totalité de ce qui est est soumise à la contradiction entre la nature comme vie et comme mort : la nature est vie et mort. Vie en tant que convenir, ordre harmonique ; mort en tant que circuit perpétuel de productions et de destructions. D’où la hardiesse, si ce n’est l’outrance, de la philosophie léopardienne dans cette pensée qui établit une équivalence entre « nature », « existence », « être », « vie sensible et insensible des choses » (la vita, sensitiva o non sensitiva, delle cose). La nature en tant que vie ne s’identifie pas avec le vivant au sens de ce qui est simplement organique mais inclut aussi bien les corps inertes et inorganiques. De ce point de vue, il n’y a pas de discontinuité fondamentale entre les corps inorganisés et les corps organisés. La pierre et l’astre « vivent » autant que la plante, l’animal ou l’homme. Mais cette pensée n’affirme pas un panvitalisme, elle s’attache plutôt à décrire un régime ontologique déterminé : celui de l’être en tant qu’être. La prédication de la nature comme vie revient à éclairer la totalité de l’existant sous le jour de l’être indépendamment de son fondement qu’est le néant : la nature est l’être en tant qu’être. En ce sens, cette pensée du 31 octobre présente l’épitomé de la nature dans le régime non-contradictoire de la plénitude et de l’harmonie. La théorie du plaisir s’y trouve condensée : la nature est amour de soi ; l’amour de soi est recherche (désir) du bien propre ; ce bien est le plaisir et s’identifie avec le bonheur qui constitue la perfection ou l’« accomplissement » de l’existence ; en sorte qu’un être malheureux, à proprement parler, n’est pas. En somme, être-malheureux ou être-mort sont des « contradictions dans les termes » (sono termini contradittori). De telles contradictions ne sont intelligibles que si l’on pose le néant comme fondement de l’existence. La nature n’est pas que vie, être en tant qu’être, mais est aussi mort, être en tant que non-être. Cette contradiction n’est pas posée d’emblée par Leopardi mais découverte progressivement au fil des pensées du Zibaldone, tout d’abord niée, puis retrouvée, niée à nouveau à de nombreuses reprises, pour être finalement acceptée. L’existence est contradiction, la contradiction est existante : quand ce n’est pas la raison qui lui est directement hostile en lui donnant accès à l’intuition du néant, la nature entre en contradiction avec elle-même. La nature est vie et mort, être et néant, mère très attentionnée et marâtre des créatures qu’elles engendrent. Il n’y a pas véritablement de revirement brutal de la conception léopardienne de la nature : la déterminer avec force comme vie, comme le fait cette pensée du 31 octobre 1823 dans sa scansion répétitive et sa dynamique de concrétion, fait éclater par contraste sa dimension de mort. Plus Leopardi décrit l’existence comme vie et plus il l’affirme comme « mort perpétuelle de toutes les choses » (morte perpetua delle cose, [261]). La conception de la nature comme vie enveloppe celle de la nature comme mort comme son double ou son ombre. L’une ne vient pas supplanter l’autre mais en dire la vérité (la vérité de l’être est le néant, la vérité de la vie est la mort) au prix du sacrifice du principe le plus ferme et le plus inébranlable de la connaissance, à savoir le principe de non-contradiction.
La variété
6La variété est la troisième détermination essentielle de la nature en tant qu’entité téléologique, providentielle et bienveillante. Dire que le système de la nature est un système varié revient à affirmer, au-delà du constat empirique de la diversité et de la bigarrure des éléments qui le composent, qu’il se définit d’un point de vue ontologique comme un système de différences et, mieux encore, de production de différences, une hétérogénèse. La nature en soi ou l’être en tant qu’être diffère en un double sens : il diffère du néant comme principe et existe comme multiplication de différences. Le Zibaldone lui-même expose, dans le titre que Leopardi lui donne à l’occasion de sa première indexation, la composante de la variété : Pensées de philosophie variée et de belle littérature (Pensieri di varia filosofia e di bella letteratura). En quoi consiste ce mode d’être ? Il s’agit avant tout, d’une « œuvre de la nature » (opera della natura, [1966]) d’un effet « que la nature a placé dans les choses et dans les esprits » [128]. Bref, il s’agit de la signature de la nature dans les choses. Cet effet s’identifie avec le plaisir qu’il procure : tel paysage, tel corps ou tel caractère nous est plaisant en tant qu’il introduit une différence dans notre expérience. Bien entendu, une succession de choses toujours nouvelles peut être parfaitement fastidieuse et déplaisante, mais si c’est le cas, c’est précisément en tant que nous n’y percevons plus la variété : « la continuité même de la variété ennuie au plus haut point » [51], remarque Leopardi, et à l’inverse, « la variété de l’ennui guérit ou atténue l’ennui, comme nous le voyons tous les jours chez les gens du monde1 ». Le plaisir et le déplaisir ne sont pas les effets respectifs de la variété et de l’uniformité, mais le premier consiste toujours dans le passage de l’une à l’autre et le second dans la continuité de l’un ou l’autre état. En somme, cette variété, signature de la nature dont parle Leopardi, s’identifie au plaisir en tant que devenir-varié, puissance de différence – c’est-à-dire variation.
7La manifestation la plus remarquable et la plus évidente pour Leopardi de cette variété est « la variété naturelle, infinie et nécessaire des langues qu’il évoque dans la pensée des pages [1022-1023], datée du 8 mai 1821. La langue étrangère produit sur le voyageur un « sentiment de continuelle nouveauté » non seulement par rapport à sa propre langue mais aussi par rapport aux hommes qui l’expriment. Cette différence ontologique qu’est la variété « stimule l’imagination au plus haut point » et nous fait concevoir l’autre qui ne nous comprend pas et que nous ne comprenons pas comme un être « d’une espèce différente de la nôtre ». Tout se passe comme si son système de signes renvoyait à une autre perception du monde voire à une autre réalité. La variété est l’effet que produit sur nous la nature (à travers une langue, un paysage, un corps, etc.) en tant que nous la considérons du point de vue de l’imagination. En effet, une langue étrangère peut aussi apparaître comme tout à fait monotone et déplaisante mais précisément dans la mesure où nous la saisissons dans son manque de variété, c’est-à-dire du point de vue uniformisant de la raison : « la nature engendre la variété ; l’homme et l’art l’uniformité » (la natura abbia proccurata la varietà, e l’uomo e l’arte l’uniformità). Non pas l’homme en tant que tel, mais en tant qu’être rationnel. L’étrangeté et la poésie de la langue étrangère se dissipent quand nous en déterminons par notre « art » les limites (les règles grammaticales, la syntaxe, etc.) et qu’elle cesse de nous apparaître dans sa discontinuité indéfinie pour devenir cette totalité continue et close sur elle-même : une langue parmi d’autres. Aussi n’est-il pas de « songe » plus douteux pour Leopardi que celui d’une Caractéristique universelle, c’est-à-dire d’une langue purement rationnelle qui ne laisserait aucune place à la variété poétique de la nature, et, par conséquent, au plaisir.
8Au fond, ce que goûte notre imagination dans la variété du système de la nature, c’est son imprécision, son absence de délimitation stricte, sa vaghezza. La variété appelle l’infini, suscite l’élan de l’esprit et le pousse à inférer l’existence d’autres êtres et d’autres terres. Elle est la nature saisie comme une chose qui ne saurait être épuisée, non-exhaustive par essence, indéfinie c’est-à-dire fictive et poétique. Ce qui suscite le plaisir de l’imagination est moins la variété actuelle des choses que leur variabilité tandis que la raison, en géométrisant le réel, épuise le possible, transforme par exemple le plaisir du territoire vécu comme indéfini en une maigre carte. Si l’enfant peut être amoureux de cartes et d’estampes, ce n’est pas pour la légende rationnelle qui y figure dans un coin mais pour toutes les légendes que son imagination vigoureuse lui permet de forger à partir d’elles. En somme, l’analyse rationnelle détruit l’infini fictionnel de l’imagination et lui substitue l’infini réel de la raison, à savoir le néant. Et si la variété discontinue est la signature de la nature dans ses effets et suscite toujours le plaisir, l’uniformité continue est celle de la raison et produit nécessairement l’ennui.
9Ce n’est pas la différence des choses en elles-mêmes qui produit le plaisir de la variété, mais leur changement, leur variation. Ce qui revient à dire que le plaisir n’est possible que dans le temps, et même dans une temporalité déterminée qui, comme l’indique la pensée des pages [1507-1508], est celle de la « brièveté » (brevità : « la variété […] dérive de la brièveté, l’inclut, la porte en soi, au point de ne faire presque qu’un avec elle ». Que la brièveté soit la temporalité du plaisir a pour corrélat, dans la Théorie léopardienne, la confirmation de l’insatisfaction nécessaire du désir. Le désir ne peut jamais être satisfait, non en vertu d’une forme d’hybris de l’homme qui en demanderait toujours trop, mais en vertu d’une impossibilité structurelle du vivant. Nous observons que tout plaisir finit par s’épuiser et s’anéantir dans la durée, il faut donc que le désir se donne pour objets des plaisirs toujours nouveaux, qu’il règle son mouvement continu sur la temporalité discontinue du plaisir comme pulsation. Mieux encore, pour éviter le double écueil de l’extrême insatisfaction (frustration), c’est-à-dire de l’absence positive de plaisir, et de l’extrême satisfaction (la satiété, « la plus terrible condition que [l’homme] puisse connaître », c’est-à-dire l’annulation de la possibilité du plaisir, il faut que le désir cherche des objets qui le laissent à désirer. Seuls ceux-ci sont en mesure de créer un plaisir suffisamment illusoire pour tromper le désir et lui donner le sentiment de la satisfaction tout en n’étant pas assez substantiel pour le supprimer dans son principe, ainsi : « dans les plaisirs et les sensations intérieures ou extérieures qui conduisent au bonheur, ce qui nous plaît au plus haut point, c’est qu’ils nous laissent encore à désirer, c’est leur brièveté, leur variété, la variété de la vie ».
Les deux conceptions léopardiennes de la nature
10Dans son article intitulé Les deux « idéologies » de Leopardi2, Sergio Solmi présente une mise au point synthétique sur la question des deux conceptions léopardiennes de la nature : la première est celle d’une instance « téléologique, providentielle et fondamentalement bienveillante, adaptant ses propres causes aux effets correspondants, héritée de Rousseau » ; la seconde, postérieure et tout à l’opposé, est celle « d’une nature marâtre, sorte de divinité aveugle et insensée indifféremment créatrice et destructrice, s’identifiant à Ahriman, le dieu du mal ». La première apparaît par exemple dans cette affirmation de la pensée des pages [1530-1531], datée du 20 août 1821 : « La nature est mère très attentionnées de toutes choses, jusqu’aux genres et espèces particuliers qu’elle renferme » ; la seconde dans la pensée du 11 avril 1829, aux pages [4485-4486] : « La nature, de par la nécessité de la loi de destruction et de reproduction, et pour conserver l’état actuel de l’univers, est de façon essentielle, régulière et perpétuelle la persécutrice et l’ennemie mortelle de tous les individus, de tout genre et de toute espèce ». Qu’en est-il alors de la nature ? Mère bienveillante ou marâtre ? Bienfaitrice ou persécutrice de ses enfants ?
11Solmi s’oppose à la lecture de Lorenzo Giusso3, soutenant l’idée d’une « conversion », c’est-à-dire d’un changement profond et définitif, de Leopardi de l’une à l’autre conception, opéré en 1824 : l’idée d’une nature mauvaise, divinité aveugle, absurde et inexplicable, est déjà présente avant cette date et, inversement, Leopardi ne renonce jamais à celle d’une nature rationnelle et bienveillante, adaptant ses moyens à ses fins.
12La position de Solmi est convaincante lorsqu’elle affirme l’entrelacement de ces deux conceptions de la nature dès le début de la méditation léopardienne et leur solidarité jusqu’à son terme. En effet, si Leopardi abandonnait définitivement, à partir de 1824, la conception positive de la nature, il ne resterait plus rien de son édifice théorique : la distinction entre nature et raison s’effondrerait et emporterait avec elle ses corollaires cognitifs, linguistiques, esthétiques, politiques et moraux (grandeur et petitesse, illusion vigoureuse de l’imagination et vision mortifère de la raison, beauté de la parole pèlerine et laideur du barbarisme, bonheur de l’état de nature et malheur de l’état social, noblesse des anciens et scélératesse des modernes, etc.). De même, il suffit de lire la pensée du 20 août 1821 jusqu’au bout pour saisir que la conception de la nature comme devenir (« cycle ») anéantissant est déjà présente de façon explicite et immédiate :
La nature est mère très attentionnée de toutes choses, jusqu’aux genres et aux espèces particuliers qu’elle renferme, à l’exclusion des individus. Ceux-ci contribuent souvent à leurs dépens au bien du genre, de l’espèce ou du tout, auquel servent aussi parfois pour leur propre malheur l’espèce et le genre lui-même. On a noté depuis longtemps que la mort est utile à la vie et que l’ordre naturel n’est qu’un cycle de destruction, de reproduction et de changements réguliers et constants quant au tout, mais non quant à ses parties – celles-ci servant accidentellement aux mêmes fins tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.
13Solmi est moins convaincant, en revanche, lorsqu’il soutient que ces deux conceptions relèvent en réalité d’une « simple confusion terminologique », que les « prétendues contradictions de Leopardi » se réduisent « à une simple question de terminologie ». Il n’y aurait, selon lui, « aucune contradiction dans la pensée de Leopardi », mais seulement homonymie : « nature » serait employé en deux sens différents et qui n’auraient, au fond, pas grand chose à voir. « La seconde idée léopardienne de la Nature n’est pas en contradiction avec la première, elle n’en est pas une correction, ou un développement, mais constitue plutôt le concept d’une entité différente, que Leopardi aurait bien pu nommer autrement, évitant alors les contradictions logiques qui se rencontrent dans sa pensée ». Il semble plutôt que ce soit Solmi lui-même qui fasse la confusion entre incohérence et contradiction. Cette confusion étant peut-être due à la conviction que Leopardi demeure un « moraliste » et non un philosophe « en bonne et due forme ». Solmi prétend que « Leopardi ne nous offre jamais une véritable définition du concept de Nature » : que fait-il alors lorsqu’il énonce des propositions aussi fermes que « la nature est grandeur », « la nature est vie », « la nature est variété » ? Certes, il n’y a pas une définition de la nature mais la pluralité de ces définitions font toutes signe, dans le système de l’esprit, vers la définition de la nature comme système et comme ordre, bref vers la nature comme convenir avec laquelle entre en contradiction la conception de la nature comme devenir anéantissant. Il est vrai qu’il n’y a pas d’incohérences dans le système léopardien. Si celles-ci peuvent exister superficiellement, une lecture approfondie du Zibaldone permet de les dissiper. Mais il est faux, en revanche, d’affirmer qu’il n’y a pas de contradictions. Les deux idéologies ou conceptions léopardiennes de la nature sont contradictoires. Elles le sont brutalement et sans équivoque : la nature ne peut être substantiellement vie et substantiellement mort, être et néant, mère attentionnée et marâtre. Et pourtant c’est ainsi qu’elle existe. Il semble que Solmi ait manqué deux aspects : d’une part, le caractère décisif de la contradiction comme motif et comme mouvement du système léopardien ; d’autre part, la distinction entre existence et essence. Aucune essence, bonne ou mauvaise, ne préexiste à l’idée de nature (« Tout est postérieur à l’existence »). Le principe sceptique du « Tutto è relativo » fonctionne aussi pour la nature qui, d’un certain point de vue, peut être considérée comme mère bienveillante, et d’un autre, comme marâtre. La nature est relativement bonne, elle est relativement mauvaise ; mais elle ne peut exister pour l’esprit que comme l’une et l’autre à la fois. Le Zibaldone constitue l’enregistrement de la coexistence de ces deux déterminations essentielles et pourrait être lu comme une grande variation autour du principe de non-contradiction, comme sa défense acharnée et la reconnaissance réticente mais progressive de son inadéquation au pur fait réel de l’existence. Le système de l’esprit doit abandonner le principe de non-contradiction pour entrer en adéquation avec un système de la nature qui apparaît comme saturé par la contradiction. La raison doit déposer le principe qui la fonde, non pour laisser place à l’acceptation d’un réel chaotique mais précisément pour que ce réel soit encore intelligible. La nature est et n’est pas, est mère bienveillante et marâtre, est plénitude matérielle et solide néant (nihil), est convenir et devenir, est système harmonique et devenir anéantissant, etc.
14On peut dire d’un système qu’il parvient à saturation à partir du moment où l’on ne peut plus lui ajouter d’axiomes sans qu’il parvienne à un état de contradiction. Le tour de force de la philosophie léopardienne est de parvenir à cet état de saturation par l’adjonction d’axiomes qui sont eux-mêmes contradictoires : plus le système de l’esprit reconnaît de contradictions dans le système de la nature et plus il devient cohérent ; plus il se contredit, plus il épouse le contenu et la forme même du pur fait réel.
La nature du plaisir
15La nature en soi peut donc être déterminée comme système, grandeur, vie et variété. Elle renvoie à deux conceptions contradictoires : celle de la nature mère attentionnée et celle de la nature marâtre. Il s’agit maintenant d’examiner la nature non plus du point de vue de sa totalité mais de ses parties, à savoir les êtres vivants. La philosophie léopardienne accorde une place importante à l’analyse des rouages fondamentaux du vivant qui sont synthétiquement les suivants : le désir infini de plaisir, l’amour de soi, l’accoutumance et les illusions.
La Théorie du plaisir
16Dans l’un de ses index, Leopardi regroupe sous le lemme « Théorie du plaisir » une cinquantaine de pensées qui constituent une des lignes fondamentales de sa philosophie4. L’emploi du possessif nous met sur la piste : Leopardi dit « la mia teoria del piacere5 » comme il dit « il mio sistema ». Il y a une assomption du « plaisir » (piacere, diletto) comme il y a une assomption de la systématicité, c’est-à-dire l’exigence de stabiliser la réflexion autour d’un point de cohérence à partir duquel pourront se déployer, par dérivation génétique, d’autres pensées. La théorie du plaisir apparaît pour la première fois aux pages [165-172], datées du 12-13 juillet 1820 :
Le sentiment du néant de toutes choses, l’impuissance de tous les plaisirs à satisfaire notre âme, et notre inclination vers un infini que nous ne comprenons pas, s’expliquent peut-être par une raison très simple, plus matérielle que spirituelle. L’âme humaine (et il en va de même pour tous les autres êtres vivants) désire toujours essentiellement, et vise uniquement, bien que de cent manières différentes, le plaisir, ou encore le bonheur qui ne fait finalement qu’un avec le plaisir. Ce désir et cette inclination n’ont pas de limites car ils sont innés et connaturels à l’existence, et, à ce titre, ne pouvant aboutir à tel ou tel plaisir déterminé, qui ne saurait être infini, ils ne prennent fin qu’avec la vie. Ce désir ne connaît de limites ni 1. en durée, ni 2. en extension. Il n’existe donc aucun plaisir qui lui soit équivalent 1. par sa durée, car nul plaisir n’est éternel, 2. par son extension, car nul plaisir n’est sans limite : la nature des choses veut que tout ce qui existe soit limité et circonscrit. Ce désir du plaisir est illimité dans le temps car, comme je l’ai dit, il ne prend fin qu’avec l’existence, et si l’homme n’éprouvait pas ce désir, il n’existerait pas. Il ne connaît pas de limites en extension car il est substantiel en nous, non en tant que désir d’un ou plusieurs plaisirs particuliers, mais en tant que désir du plaisir. Or, notre nature porte matériellement en soi l’infinité, car si chaque plaisir est circonscrit, le plaisir ne l’est pas puisque son extension est indéterminée ; et comme notre âme aime substantiellement le plaisir, elle embrasse toute l’extension imaginable de ce sentiment sans même pouvoir le concevoir, puisqu’elle ne peut se représenter clairement le caractère illimité de ce qu’elle désire. Venons-en aux conséquences. Si tu désires posséder un cheval, tu crois le désirer en tant que cheval, en tant que ce plaisir-ci ; mais en réalité tu le désires comme plaisir abstrait et illimité. Lorsqu’enfin tu possèdes le cheval, [166] tu en retires un plaisir nécessairement circonscrit, et tu éprouves un vide en ton âme, car ton désir réel n’a pu être contenté. Même s’il était possible que tu fusses satisfait en extension, tu ne pourrais l’être en durée, car la nature des choses n’a rien d’éternel. Et si la cause matérielle qui t’a jadis procuré tel plaisir te reste acquise pour toujours (par exemple, tu as désiré la richesse, tu l’as obtenue, et ce pour toujours), elle ne le sera que matériellement, et non comme cause d’un plaisir particulier. En effet, c’est là une autre propriété des choses : tout s’épuise, toutes les impressions s’évanouissent peu à peu, et l’accoutumance éteint le plaisir comme elle efface la douleur. Ajoute à cela que quand bien même un plaisir éprouvé une seule fois durerait toute la vie, l’âme n’en serait pas pour autant satisfaite, car son désir est aussi infini en extension ; et bien que ce plaisir particulier pût égaler la durée de ce désir, comme il ne parvient pas à l’égaler en extension, le désir se tourne à jamais soit vers des plaisirs toujours nouveaux, comme c’est effectivement le cas, soit vers un plaisir qui emplit l’âme tout entière. Ainsi pouvons-nous aisément comprendre que le plaisir est une chose toujours vaine, vanité qui nous étonne beaucoup, comme si le plaisir avait une nature particulière, que ne possèdent ni la douleur, ni l’ennui, etc. En réalité, quand l’âme désire quelque chose d’agréable, elle désire la satisfaction de son désir infini, elle désire réellement le plaisir, et non un plaisir particulier ; or, comme elle ne trouve réellement qu’un plaisir particulier et non un plaisir abstrait contenant toute l’extension possible du plaisir, son désir est par conséquent bien loin d’être comblé et son plaisir en est à peine un : en effet, il ne s’agit pas là d’une petite, mais d’une considérable [167] infériorité par rapport au désir et, plus encore, à l’espérance. Ainsi que nous l’éprouvons, tous les plaisirs sont nécessairement mêlés de déplaisir, car pour les obtenir l’âme cherche avidement ce qu’elle ne peut trouver, c’est-à-dire l’infinité du plaisir, ou encore la satisfaction d’un désir illimité.
Le désir infini de plaisir
17Le désir n’existe que comme « désir infini » du plaisir. Il est « infini » en un double sens : premièrement au sens où il ne connaît pas de fin. Il est « illimité », ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il est éternel, puisqu’il prend fin avec la vie, mais qu’il ne connaît pas de limites internes. Le désir n’est pas une tendance discrète de l’existence, il lui est « inné » (ingenito) et « connaturel » (congenito) c’est-à-dire qu’il s’identifie avec elle sur le mode d’une pure continuité. Exister ou vivre, pour tout « être vivant », ce n’est pas autre chose que déployer un continuum de désir. Deuxièmement, le désir est infini au sens où il tend vers l’infini. Son objet, c’est le plaisir ou le « bonheur » (felicità6) et ce plaisir n’est pas d’une nature substantiellement différente de la tendance dont il est l’objet. La fin du désir (l’accomplissement de son essence, sa satisfaction ou, en terme léopardien, sa « perfection ») n’est pas dans tel ou tel plaisir particulier et « fini » mais dans une « infinité du plaisir » (infinità di piacere). Pour se réaliser, il faut que le désir trouve un plaisir qui soit, pour ainsi dire, à sa hauteur. Le problème que met en lumière la théorie léopardienne du plaisir c’est qu’aucun plaisir existant, en tant précisément qu’il est (c’est-à-dire en tant qu’il est fini, délimité, circonscrit : « la nature des choses veut que tout ce qui existe soit limité et circonscrit ») ne se tient à cette hauteur, puisqu’elle est celle de l’infini. Leopardi ne conçoit pas cet infini sur le mode romantique d’une transcendance inaccessible et spirituelle qui dépasserait la finitude et la matérialité du sujet désirant. Cet infini est matériel et s’identifie avec le « solide néant ». Ce n’est pas la moindre des audaces de la théorie du plaisir que d’affirmer que « notre nature porte matériellement en soi l’infinité » (una tal natura porta con se materialmente l’infinità). Faire l’expérience du désir et de sa nécessaire insatisfaction revient à faire l’expérience du néant comme plan de consistance de l’être. Le fini porte en soi l’infini, le néant en tant que seule infinité véritable est immanent à l’être en sorte que le désir chez Leopardi peut se définir comme l’inquiétude matérialisée de l’être qui découvre en soi le néant, et l’impossibilité pour lui, dès lors qu’il est, de demeurer en repos, de trouver la « satisfaction » (appagamento).
« Une chose toujours parfaitement vaine »
18Après avoir précisé la nature du désir, il faut maintenant se pencher sur celle du plaisir qui en constitue l’objet. Tout désir est « désir infini du plaisir » mais que signifie le plaisir pour Leopardi ? La pensée du 13 juillet 1820 le détermine de deux façons : soit le plaisir existe comme « abstrait et illimité », soit comme « particulier ».
19Le terme « abstrait » ne doit pas porter à confusion. Leopardi n’entend pas par là que le plaisir en ce premier sens est faux, que son existence est seulement théorique ou nominale. Le plaisir abstrait et illimité désigne au contraire le plaisir « véritable », le seul qui corresponde de façon adéquate au désir infini qui ne fait qu’un avec l’existence : « il ne peut y avoir de vrai plaisir pour l’être vivant que le plaisir infini » (non può esserci piacer vero per un essere vivente, se non è infinito, [535]). Le plaisir infini convient absolument au désir infini, il en est la perfection au sens de ce qui permet d’en réaliser l’essence. Ce plaisir authentique se caractérise par son unicité (il est un au sens où il est la fin unique et exclusive du désir7) et son infinité (il est illimité en extension et en durée). Nous ne le rencontrons jamais positivement dans l’expérience mais « le sentiment du néant de toutes choses, l’impuissance de tous les plaisirs à satisfaire notre âme, notre inclination vers un infini que nous ne comprenons pas » nous mettent sur la piste de son existence.
20Le plaisir n’est pas seulement conçu comme infinité abstraite mais aussi comme finitude concrète : c’est le plaisir en tant que « ceci » particulier. Il s’oppose trait pour trait au plaisir « véritable » dans la mesure où il se caractérise par sa multiplicité et par sa circonscription (il est limité en extension et en durée). La théorie du plaisir s’articule autour de la tension entre ces deux sens : l’être désirant aspire à un plaisir infini, unique et absolu et n’éprouve dans l’ordre naturel que des plaisirs limités, multiples et relatifs. C’est de cette béance que naissent l’insatisfaction perpétuelle comme vérité du désir et la douleur comme vérité du plaisir.
21La théorie du plaisir est « théorie » dans la mesure où elle porte sur le plaisir en tant qu’affect un regard rationnel et critique. En son sens relatif comme en son sens absolu, le plaisir n’existe pas autrement que sur le mode d’un « être de raison et imaginaire » (ente di ragione e imaginario, [2629]), ce qui signifie qu’il est soit une réalité verbale (nous prétendons éprouver du plaisir mais cette allégation ne correspond à rien, elle est un pur flatus vocis), soit une fiction de l’âme (le plaisir que nous croyons éprouver est une illusion de l’imagination). Les plaisirs particuliers sont factices et n’ont de plaisir que le nom (ils sont des néants relatifs) ; le plaisir abstrait et illimité est inatteignable (il est un néant absolu). Ainsi le plaisir ne peut être qu’une « chose toujours parfaitement vaine » (cosa vanissima sempre).
22Comment comprendre que nous considérions spontanément le plaisir comme une réalité substantielle et non comme une chose vaine ? C’est l’ignorance de « la nature des choses » qui dissimule la vraie nature du plaisir. La théorie du plaisir rappelle à la page [166] que « rien n’est éternel » (niente sia eterno), et que « tout s’épuise » (tutto si logori). La précarité (le « passage », la « caducité ») de l’existence des choses qui sont les causes de nos plaisirs rend problématique la possibilité d’une satisfaction en extension comme en durée. Et la garantie de cette durée ne modifie pas le problème car c’est alors le plaisir lui-même qui s’épuise et doit se porter sur de nouveaux objets pour regagner son éphémère intensité. « Toutes les impressions s’évanouissent peu à peu » (tutte le impressioni appoco a poco svaniscano) sous l’effet du devenir à l’œuvre en chaque existant : l’accoutumance « éteint le plaisir comme elle efface la douleur ». Le plaisir – comme la douleur et le désespoir évoqués dans la pensée de la page [72] – n’a, pour la raison qui voit le devenir, aucune tangibilité. Il n’est pas durable, lui aussi passera et s’annulera avec le temps. Rien n’est éternel si ce n’est le rien : le néant est la vérité de l’affect qui se manifeste sur le mode de son progressif et nécessaire épuisement.
Plaisir et imagination
23La raison nous fait découvrir la « vanité » du plaisir, non au sens où il serait quelque chose qu’il serait inepte ou dérisoire de rechercher, mais au sens strict de ce qui s’identifie au néant, la « vanità » du plaisir est sa « nullità » : néant relatif des plaisirs particuliers et finis qui, aussitôt éprouvés, laissent « un vide en [notre] âme » ; néant absolu du plaisir infini en durée et en extension qui ne trouve aucun équivalent dans l’ordre naturel. Mais si la raison est la faculté qui démasque la vaine substantialité du plaisir, elle ne constitue pas la seule possibilité pour l’esprit de se rapporter à cet affect. Dans le système léopardien, c’est l’imagination qui est la faculté propre du plaisir et du bonheur. Voici la suite de la théorie du plaisir :
Indépendamment du désir de plaisir, l’homme dispose d’une faculté d’imagination capable de concevoir des choses qui n’existent pas, et sur un mode qui n’est pas celui des choses réelles. Si l’on considère la tendance innée de l’homme au plaisir, il est naturel que cette faculté fasse de l’imagination du plaisir une de ses premières occupations. Et, connaissant la propriété de cette faculté, elle peut se représenter des plaisirs qui n’existent pas et se les représenter infinis 1. en nombre, 2. en durée, 3. en extension. Le plaisir infini que l’on ne peut trouver dans la réalité apparaît ainsi dans l’imagination, d’où découle l’espoir, les illusions, etc. Aussi n’est-il pas surprenant 1. que l’espoir soit toujours plus grand que le bien espéré, 2. que le bonheur humain ne puisse consister que dans l’imagination et les illusions. Il faut donc reconnaître la grande miséricorde et le grand art de la nature qui, d’un côté, ne peut dépouiller l’homme ni aucun être vivant de l’amour du plaisir, conséquence immédiate et presque indissociable de l’amour de soi, ni leur ôter le nécessaire instinct de conservation, et qui, d’un autre côté, ne peut leur procurer des plaisirs réels infinis. Elle a donc voulu remédier à ces carences 1. par les illusions, dont elle s’est montrée très généreuse, et qu’il faut considérer comme des créations arbitraires dont elle aurait fort bien pu se passer ; 2. par la diversité la plus extrême, [168] qui permet à l’homme lassé ou déçu d’un plaisir de recourir à un autre, ou s’il est revenu de tous les plaisirs, de se laisser distraire et éblouir par la grande variété des choses ; ainsi ne se lassera-t-il pas si aisément d’un plaisir, puisqu’il n’aura guère le temps de s’y arrêter et de le voir s’épuiser, et n’aura-t-il pas non plus trop loisir de réfléchir sur l’incapacité de tous les plaisirs à le satisfaire. On en déduira alors les habituelles conséquences de la supériorité des anciens sur les modernes en matière de bonheur. 1. L’imagination, comme je l’ai déjà dit, est la source principale du bonheur humain. Plus elle règnera sur l’homme, plus l’homme sera heureux : nous le voyons chez tous les enfants. Mais l’imagination ne peut régner sans l’ignorance, du moins sans une certaine ignorance analogue à celle des anciens. La connaissance du vrai, c’est-à-dire des limites et des définitions des choses, restreint le champ de l’imagination. […] La nature n’a pas voulu que l’imagination soit considérée par l’homme pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une puissance trompeuse, mais qu’il la confonde avec la faculté cognitive, de sorte qu’il prenne pour des réalités les rêves de l’imagination et qu’il soit sollicité par l’imaginaire comme par le vrai (davantage même, parce que l’imaginaire a des pouvoirs plus naturels et parce que la nature est toujours supérieure à la raison).
« La miséricorde et le grand art de la nature »
24En tant que concept, l’imagination se définit en fonction de ces trois coordonnées : l’infini, l’illusion, la nature.
25L’imagination est « infinie » en tant qu’elle est puissance de se représenter les choses « sur un mode qui n’est pas celui des choses réelles » (in un modo in cui le cose reali non sono8). Les choses « réelles » existent sur le mode de la finitude, c’est-à-dire de la limite (être-limité est un pléonasme dans le système léopardien) : elle sont limitées en nombre, en durée et en extension. Ce mode qui n’est pas celui des choses réelles est donc l’« infini ». L’imagination est la seule faculté qui se tienne à la hauteur du désir de plaisir infini qui habite l’âme. Elle ne satisfait pas partiellement ce désir mais totalement dans la mesure où elle peut « se représenter » (figurarsi) des plaisirs infinis en nombre, en durée et en extension. Cette représentation est effective : en concevant ces plaisirs, l’imagination les fait exister comme « illusions ».
26L’imagination est donc productrice d’illusions. Ce terme n’apparaît presque jamais chez Leopardi dans le sens courant de mirage, de perception biaisée du réel. Il désigne plutôt un type de contenus mentaux, d’idées et d’images fictionnelles activement produites par l’imagination et dont la dénomination peut varier : Leopardi parle indifféremment d’illusion, de leurre, d’erreur, de songe, de chimère (errore, inganno, sogno, chimera) et l’on ne retrouve pas dans le Zibaldone de distinctions fermes comme celles établies, par exemple, par l’anthropologie kantienne9. L’imagination est donc cette puissance de fictions (« nel pensier mi fingo », dit l’Infinito) qui peut concevoir l’inconcevable, faire exister l’inexistant. Elle façonne ces « choses qui ne sont pas » (cose che non sono) sur le mode sui generis de l’infini. Ce n’est donc pas que le plaisir n’existe pas, absolument parlant, pour Leopardi. Il « n’est pas », certes, sur le mode de l’être tel que la raison le conçoit, c’est-à-dire comme finitude, mais il existe sur le mode fictif de l’imagination qui est loin d’être dépourvu de valeur. Si, en effet, le plaisir est néant, « chose toujours parfaitement vaine » dans le champ théorétique, il se trouve, dans le champ moral, tout investi de la substantialité paradoxale de l’illusion qui le fait naître. Le plaisir que trouve l’esprit dans la fiction n’est pas un ersatz de plaisir mais le seul plaisir réel que le système de la nature a mis en œuvre pour satisfaire le désir infini de plaisir de l’homme.
27L’imagination est la faculté naturelle par excellence. Certes, la raison existe dans le système de la nature mais elle existe sur le mode d’un accident, d’une « œuvre du hasard » (opera del caso, [208]). L’imagination, et avec elle, les illusions qu’elle crée et qui rendent possible le plaisir et le bonheur réel de l’homme (« Plus l’imagination régnera, plus l’homme sera heureux ») ont été « voulues » par la nature. Les pages [167-168] de cette première pensée de la théorie du plaisir mettent en lumière le sens premier de la nature chez Leopardi : la nature est système, « ordre naturel » mais ce système ou cet ordre n’ont rien à voir avec une forme de mécanique aveugle et indifférente aux sorts de ses parties. La nature est évoquée dans le Zibaldone comme une entité téléologique, providentielle et fondamentalement bienveillante – en ce sens elle ne se distingue pas de Dieu (« La nature est la même chose que Dieu », la natura è lo stesso che Dio, [393]). La nature a voulu remédier aux carences de l’esprit humain en lui octroyant les illusions de l’imagination. Elle n’a pas « voulu » que celle-ci soit considérée « comme puissance trompeuse » ; elle s’est donnée pour fin le bonheur des hommes, etc. Leopardi invite le lecteur à reconnaître « la grande miséricorde et le grand art de la nature » (la gran misericordia e il gran magistero della natura), ce qui signifie que la nature, en tant que système et sujet, a voulu son propre ordre, a tout mis en œuvre pour que règnent l’harmonie entre ses parties et la convenance en chacune d’elles. En quoi consiste cette convenance ? En l’adaptation des moyens de la nature à ses fins, à savoir le plaisir et le bonheur. L’« amour de soi » qui caractérise tout être vivant et d’où procède le désir infini de plaisir ne peut-être modifié : chaque être ne cesse de s’aimer lui-même infiniment (ou plutôt indéfiniment) et se heurte à l’impossibilité structurelle de trouver un plaisir qui satisfasse pleinement cet amour et ce désir. Ne pouvant « procurer des plaisirs réels infinis », la nature a eu recours à deux artifices : celui des illusions et celui de la variété. Le premier artifice est interne : les illusions sont ces « créations arbitraires » dont la nature, dans sa libéralité et sa « miséricorde », a pourvu l’esprit afin qu’il n’éprouve pas le « sentiment du néant de toutes les choses ». Leur existence n’est pas nécessaire et dès lors qu’elles disparaissent, c’est le « sentiment profond du malheur » (sentimento profondo dell’infelicità, [232]) qui apparaît. Le second est externe : la nature est « variété », elle présente un ordre dont la diversité et la bigarrure permettent le renouvellement permanent des plaisirs, aussi éphémères soient-ils, avant que ne survienne l’accoutumance. Ainsi, l’homme « lassé ou déçu d’un plaisir » pourra reporter son désir sur un autre objet et déjouer l’épuisement constitutif et tendanciel de toute sensation. C’est par l’action combinée des illusions de l’esprit et de la variété des objets de la nature que l’esprit peut se maintenir dans une quasi-continuité de plaisir.
28En somme, Leopardi décrit dans ces pages les mécanismes par lesquels la nature, n’ayant pu faire que les êtres soient immédiatement en adéquation avec leur essence (que l’amour de soi dont procède le désir de plaisir soit pour ainsi dire nativement satisfait), est parvenue à leur accorder la fiction du plaisir et du bonheur. L’imagination joue ici un rôle décisif de médiation : c’est elle qui crée l’illusion générale de la variété du monde ainsi que les illusions particulières de l’esprit. La « connaissance du vrai » (cognizione del vero), à savoir la connaissance rationnelle, vient détruire ces illusions et dissiper la fiction de la variété du réel en le faisant apparaître dans sa vérité comme uniformité et monotonie. Mais l’« art » de la nature est « grand » précisément en ceci qu’elle dresse « tous les obstacles possibles » (ogni ostacolo possibile, [365]) à l’apparition de la vérité du « Tutto è nulla ». Lorsque Leopardi affirme que l’imagination « ne peut régner sans l’ignorance », il ne s’agit pas d’une critique de cette faculté. L’ignorance en question n’est pas une absence de connaissances mais le sol dans lequel viennent s’enraciner l’imagination et les illusions comme connaissances fictionnelles du réel : « La nature n’a pas voulu que l’imagination soit considérée par l’homme pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une puissance trompeuse ». Le « grand art » de la nature consiste tout autant à produire, par l’intermédiaire de l’imagination, de puissantes illusions vitales qu’à les rendre méconnaissables. En effet, il est évident que pour celui qui vit une illusion (mettons par exemple une illusion morale : la justice, la magnanimité, la vertu, etc.) celle-ci ne se présente pas comme une illusion mais comme une vérité, une idée ou une image réelles. C’est la raison qui établit une distinction entre réel et illusion et il n’existe, à proprement parler, d’illusion que pour elle. Illusione, errore, inganno : ces mots, apparemment simples et évidents, sont déjà des points de vue, des interprétations, des constructions de la raison. Ce sont les mots de la raison, non de l’imagination. La puissance de la nature dans l’esprit est telle que l’imaginaire a pour lui plus d’attraits que le vrai : la faculté du leurre (facoltà ingannatrice) se confond ainsi avec une « faculté cognitive » (facoltà conoscitrice). C’est au prix d’une telle confusion, « voulue par la nature », que s’obtiennent les plaisirs et le bonheur. L’esprit croit connaître le réel quand il ne fait que l’imaginer ; de même il croit éprouver un plaisir et un bonheur substantiels alors que ceux-ci ne sont que des ombres.
Premier principe du vivant : l’amour de soi
L’amour de soi comme principe
29La philosophie léopardienne accorde un rôle essentiel aux tonalités affectives : la souffrance, la crainte, le plaisir, l’ivresse, l’espoir, le désespoir, l’ennui, la compassion, etc. L’« amour de soi » ou « amour propre » (amor di se stesso, amor proprio10) occupe une place fondamentale dans la mesure où il est l’affect originaire dont les tonalités précédentes ne constituent que les variations. Comme le souligne justement Adriano Tilgher11, Leopardi s’accorde ici avec La Rochefoucauld et Helvétius sur la position de l’amour de soi comme « passion » [2154] fondamentale de la « théorie de l’homme » ou du « système des choses humaines » [960]. L’amour de soi « n’est pas un accident » mais le « tout premier principe essentiel et le pivot de la machine naturelle » (primissimo ed essenziale principio e perno di tutta quanta la macchina naturale, [1458]). Cette proposition révèle un présupposé méthodologique de Leopardi : la nécessité de « simplifier » [960]) l’idée que nous nous faisons du système de la nature. La raison ne doit pas désespérer d’en découvrir les principes fondamentaux. Bien que la nature apparaisse dans l’infinie variété de ses effets, dans le foisonnement bigarré de ses agencements matériels (corps, affects, événements), elle n’est pas pour autant un chaos mais un système ordonné. La philosophie ne se trouve pas désarmée face au réel mais peut et doit (pour échapper à la rhapsodie des vérités isolées) en déterminer les fondements. C’est en ce sens que Leopardi appelle de ses vœux une philosophie qui serait une « analyse ultime » [53] ou encore une « ultraphilosophie » (ultrafilosofia, [115]) c’est-à-dire une sagesse inséparablement spéculative et pratique qui, « en nous faisant connaître la totalité et l’intimité des choses, nous rapprocherait de la nature ». Cette recherche obéit à un principe d’économie : le système de la nature « repose sur un très petit nombre de principes dont découlent les effets infiniment variés que nous voyons » [181]. La complexification du monde n’est pas justifiée. Le système léopardien, en tant que système de l’esprit épousant la forme du système de la nature, ne multiplie pas les principes sans nécessité. Sa simplicité mime la simplicité naturelle en posant l’amour de soi comme son premier principe. Il faut insister sur le fait que ce premier principe n’entre pas en concurrence pas avec le néant comme « principe premier des choses et de Dieu même » (il principio delle cose, e di Dio stesso, è il nulla, [1341]). Certes, son champ d’application est vaste dans la mesure où il correspond à la nature en tant que totalité existante (Leopardi n’hésite d’ailleurs pas à faire sortir l’amour de soi du cadre étroit d’une anthropologie et l’étend à l’ensemble du « vivant », [2153-2155]) mais il demeure restreint à la sphère de l’être. L’amour de soi dit la vérité de la nature en tant qu’elle est, tandis que le néant en dit la vérité en tant qu’elle existe sur le mode contradictoire de ce qui est et, en même temps, n’est pas : « Tutto è nulla ».
L’amour de soi dans la Théorie du plaisir
30L’amour de soi est un concept qui déborde largement le domaine de l’anthropologie et de la morale. Il ne renvoie pas spécifiquement à l’homme mais est valable pour « tout être vivant » (qualunque vivente, [646]). Il ne s’identifie pas non plus avec une forme de polarisation égoïste sur soi. L’égoïsme ne coïncide pas avec l’amour de soi mais en constitue une forme dérivée et tardive, « l’une de ses innombrables espèces » [1236]. L’amour de soi est donc pour Leopardi un affect originaire, la composante essentielle ou « le ressort » (la molla, [960]) des actions et des affects dans le système de la nature. Il constitue une pièce maîtresse dans le développement de la théorie du plaisir initiée aux pages [165-172]. La pensée des pages [646-648], datée du 12 février 1821, en précise la nature et le rôle :
L’ensemble de la théorie du plaisir, et en un sens de la nature de notre esprit et de tout être vivant, tient en cela : le vivant s’aime sans aucune limite et ne cesse jamais de s’aimer. Il ne cesse donc de désirer le bien pour lui-même et le désire sans limite. En substance, ce bien n’est pas autre chose que le plaisir. Or, tout plaisir, si intense et réel soit-il, a des limites. Donc, aucun plaisir n’est proportionnel ni égal à la [647] mesure de l’amour que tout être vivant se porte à lui-même. Par conséquent, aucun plaisir ne peut le satisfaire. Si aucun plaisir ne peut le satisfaire, il est toutefois réel pour celui qui l’éprouve, même s’il ne l’est que de manière abstraite et dans l’absolu. Et l’être vivant désire toujours plus, puisque par essence il s’aime sans limites. Quand il a obtenu encore un peu plus, cela ne lui suffit toujours pas. Ainsi, lorsqu’il éprouve quelque plaisir, ou lorsqu’il est heureux, l’être n’est pas satisfait et son désir n’est pas comblé ; il ne peut donc éprouver aucun véritable plaisir, parce qu’il reste toujours inférieur au désir, et parce que le désir surabonde12. Voilà qui explique le penchant naturel et nécessaire du vivant vers l’indéfini, vers un plaisir sans limites. Le plaisir qui vient de l’indéfini est donc le plus grand des plaisirs, mais il n’est pas le plus achevé puisque l’indéfini ne se possède jamais vraiment et n’existe pas. Il faudrait le posséder pleinement et en même temps indéfiniment pour que le vivant soit comblé, c’est-à-dire heureux, pour que son amour de soi illimité soit définitivement satisfait : c’est là une chose [648] contradictoire et impossible. Le bonheur est donc impossible pour celui qui le désire, car le désir est un désir absolu du bonheur, et non d’un bonheur particulier, et il n’a nécessairement aucune limite puisque le bonheur absolu est indéfini et illimité. C’est donc ce désir lui-même qui est la source de notre insatisfaction. Mais ce désir est une conséquence nécessaire de l’amour de soi et l’on peut dire qu’il ne fait qu’un avec lui. Cet amour lui-même est à son tour une conséquence nécessaire de la vie, suivant l’ordre des choses que nous pouvons concevoir, car nous ne pouvons en concevoir un autre, bien qu’il puisse exister ou existe peut-être réellement. Ainsi, tout être vivant, par le fait même de vivre (et donc de s’aimer, de désirer absolument le bonheur, un bonheur sans limites qui est impossible et laisse son désir insatisfait) et, par cela seul, ne peut être effectivement heureux.
31La conclusion de cette pensée est pour le moins paradoxale, puisqu’elle établit que c’est parce que le vivant s’aime et désire suprêmement son bonheur qu’il ne peut l’éprouver « effectivement » (attualmente). Comment l’amour de soi peut-il être en même temps l’origine du bonheur et la cause de son impossibilité ? Pour répondre à cette question, il faut partir de la détermination, implicite dans ce texte, de la nature comme « vie » : « la nature est vie. Elle est existence. Elle aime la vie » [3813]. L’amour de soi désigne le rapport qu’entretient immédiatement et spontanément le vivant, en tant que partie de la nature, avec lui-même : « le vivant s’aime sans aucune limite et ne cesse jamais de s’aimer ». Il est le sentiment de l’existence qui, prenant conscience d’elle-même, ne peut pas ne pas désirer son propre bien. Ce bien s’identifie avec le plaisir, qui ne fait qu’un, dans la théorie léopardienne, avec le bonheur. Il serait contradictoire, « dans l’ordre des choses qui existe, et que nous pouvons concevoir » (in quell’ordine di cose che esiste, e che noi concepiamo) que le vivant se haïsse et souhaite sa propre destruction (d’où le caractère scandaleux pour la raison de l’existence du suicide). L’amour de soi est le principe qui pousse le vivant à maintenir l’intégrité de son être face au devenir anéantissant : chaque individu, chaque espèce est « chargé par la nature d’assurer par tous les moyens possibles sa propre conservation, laquelle est, avec la recherche du bonheur, l’objectif auquel elle tend par dessus tout » [3928-3929]. Seulement, cet amour de soi n’est pas un principe statique qui trouverait dans les plaisirs particuliers de quoi se satisfaire. Il est au contraire dynamique, incessant et illimité, il est cette part d’infini que la nature imprime en chaque individu et qui s’identifie avec le désir. Le désir infini de plaisir est la « conséquence nécessaire » de l’amour de soi. Les deux affects sont si liés que leur distinction en devient presque, de l’aveu même de Leopardi, nominale : « on peut dire qu’il ne fait qu’un avec l’amour de soi ». Il s’agit tout au plus de deux façons de décrire une même réalité : l’amour de soi est le moteur de la « machine naturelle » [1458] et le désir est le mouvement qui anime le vivant en tant qu’il s’efforce de persévérer dans son être en recherchant son propre bien.
32Comment Leopardi peut-il affirmer à la fois que le plaisir peut être « réel » et « intense » pour celui qui l’éprouve et qu’il ne le satisfait pas ? C’est que ce qui apparaît comme la chose la plus concrète, à savoir le plaisir particulier éprouvé dans l’évidence de la sensibilité, est en même temps la chose la plus « abstraitement » vécue. Le plaisir est en quelque sorte une vue de l’esprit et la satisfaction qu’il procure est aussi tangible qu’ineffective. Elle ne met fin à l’inquiétude du désir qu’en apparence dans la mesure où celui-ci « surabonde » (soprabbonda) : le désir n’est pas manque chez Leopardi mais flux intense, surabondance. Aucun plaisir particulier et fini ne saurait « combler » (appagare) le désir intarissable du plaisir. Ce que Leopardi met en lumière dans cette pensée est, au fond, la contradiction à l’œuvre dans la nature même du vivant, à savoir la coexistence dans l’être fini de l’unité d’un principe de plaisir infini (amour de soi ou désir) et de la multiplicité des plaisirs particuliers et finis qu’il éprouve. Cette contradiction est insurmontable parce que le plaisir fini diffère en nature du plaisir « véritable » : il lui est irrémédiablement « inférieur », non pas quantitativement comme le terme le suggère, et comme si une succession rapide et une abondance de plaisirs pouvaient venir combler l’amour de soi, mais qualitativement, c’est-à-dire indéfiniment. Des plaisirs au plaisir, de la satisfaction ponctuelle au « bonheur absolu », il y a un saut et ce saut est infini. Pour que le vivant puisse satisfaire son désir et trouver « le plus grand des plaisirs », un plaisir qui soit « à la hauteur » (alla misura) de l’amour illimité qu’il se porte à lui-même, il faut qu’il ait accès à la plénitude et à l’éternité d’un plaisir « indéfini », c’est-à-dire qui ne connaisse aucune limite en extension comme en durée. Lorsque Leopardi affirme qu’un tel plaisir « n’existe pas », cela ne signifie pas qu’il n’existe pas absolument, mais relativement au mode d’existence des choses réelles et finies. L’imagination, en tant que faculté naturelle de fiction, donne à l’esprit cet infini auquel il aspire et est donc la condition de possibilité du bonheur. Mais Leopardi n’introduit pas ici cette notion : dans les limites de la simple raison et de l’ordre des choses que nous pouvons concevoir, le bonheur est « impossible ». On peut donc dire pour conclure que l’insatisfaction n’est pas ce que rencontrent l’amour de soi et le désir sur le mode d’une limite externe et contingente, comme s’il arrivait parfois et de manière accidentelle que le vivant se trouve frustré dans sa recherche du plaisir et du bonheur. Le désir est « à lui-même » la « raison » et la « cause » de sa propre insatisfaction : « il desiderio stesso è cagione a lui stesso di non poter essere soddisfatto ». La condition du vivant, telle que la décrit Leopardi dans cette pensée du 12 février 1821, est tragique dans la mesure où elle contient nécessairement et naturellement en soi, sous la forme d’une même réalité qu’on nommera amour de soi ou désir, les paramètres de l’impossibilité du bonheur.
Amour de la patrie et égoïsme
33La différence entre l’amour de soi et l’égoïsme est reconductible à la différence entre nature et raison. L’amour de soi est naturel dans la mesure où tout être vivant recherche spontanément, comme la fin essentielle que lui a assignée la nature, son propre plaisir et son propre bonheur. Il se manifeste par le déploiement d’une grande puissance de vie : plus l’amour de soi est grand et plus cette vie est intense. Loin de replier l’individu sur lui-même, la vigueur et l’abondance de l’amour de soi le poussent à se porter vers l’autre dans un processus que Tilgher nomme une « dilatation illusoire du moi13 ». La bienveillance, la compassion, l’amitié, la passion amoureuse, l’amour paternel, maternel ou filial, et l’amour de la patrie sont autant de formes que peut prendre l’amour de soi qui, ne trouvant pas dans la dimension étriquée et la finitude constitutive du moi, de quoi satisfaire son désir infini de plaisir et de bonheur, va chercher dans l’autre la possibilité de son déploiement substantiel. Le processus que décrit Leopardi est celui d’un élargissement de l’amour de soi en cercles concentriques qui, du moi à l’humanité, rencontre sur le chemin inquiet de son désir le parent, l’ami, l’aimé, le semblable, le compatriote et toutes les figures de l’altérité que le hasard et la nature peuvent y placer. Leopardi consacre par exemple de nombreuses pensées à la question de l’« amour de la patrie » (amor patrio) et notamment à l’idée de sacrifice héroïque qui semble en contradiction avec l’affirmation de l’amour de soi comme principe et ressort fondamental du système de la nature. Si la nature en tant que vie s’aime elle-même en chaque individu et lui donne pour fin propre son plaisir et son bonheur, comment peut-elle l’amener à se donner la mort pour un autre que soi, à plus forte raison pour cette entité abstraite qu’est un peuple ou une nation ? C’est que l’amour de soi ne s’abolit pas dans le sacrifice du héros, il y trouve au contraire la condition de sa réalisation. Du point de vue externe de la raison (au sens de la faculté du vrai, celle qui met au jour les principes du système de la nature), le héros ne se sacrifie, comme c’est effectivement le cas, que pour lui-même dans la tentative d’assouvir le désir infini de plaisir qui l’habite. Le sacrifice pour la patrie, c’est-à-dire pour l’altérité n’est qu’un moyen (aussi paradoxal soit-il, puisqu’il s’agit de mourir pour satisfaire le désir du vivant) en vue de la fin que se donne le moi. Mais le point de vue interne de la nature, qui est celui du héros, ignore cette logique rationnelle. Ce n’est pas la raison qui guide son action mais la nature et la faculté naturelle par excellence, à savoir l’imagination. Dans la philosophie léopardienne, l’imagination ne se limite pas au sens esthétique de fantaisie libre et créative. Elle se définit avant tout comme cette faculté primitive de production de fictions, c’est-à-dire d’illusions, de leurres et d’erreurs qui se caractérisent par leur puissance d’effectivité pratique. Si la froide clarté de la raison fait apparaître le réel dans toute sa limitation, sa finitude essentielle, l’imagination nous le donne comme infini, dans la beauté et la grandeur de son indétermination ou de ce que Leopardi nomme son « indéfinition » (indefinizione, [1025]). Il n’y a dès lors plus de contradiction à ce que l’individu s’identifie avec son autre, à ce que le moi se dilate et en vienne à se confondre avec la patrie. L’imagination est la faculté par laquelle la nature maintient l’homme dans cet état d’ignorance positive où, sous l’effet de puissantes illusions vitales, il croit agir pour l’autre alors qu’il agit, en vérité, pour lui-même. C’est ainsi que l’homme pourvu d’une « puissante imagination » (forte immaginazione, [3291]), c’est-à-dire souverainement gouverné par la nature, pourra se sacrifier pour sa patrie. Léonidas croit se sacrifier pour Sparte alors qu’il se sacrifie pour lui-même. L’imagination est si forte en lui qu’elle le fait coïncider avec l’idée indéfinie d’une Sparte éternelle et, bien que ce sacrifice soit rationnellement vain (aucun sacrifice, aussi héroïque soit-il, ne peut prémunir Sparte de son nécessaire anéantissement), il n’en demeure pas moins un témoignage de la puissance vitale de l’amour de soi. Sans celui-ci, aucune grandeur, aucune vertu, aucun héroïsme n’est possible. Cette analyse portant sur l’amour de la patrie peut être appliquée à toutes les formes particulières de l’amour comme l’amitié, la passion, etc. et nous permet de saisir, par contraste, ce que peut être l’égoïsme authentique. L’égoïsme est la stérilisation de l’amour de soi par la raison. Privé des illusions que la raison détruit, l’homme découvre que le moi s’arrête aux limites de son propre corps, de sa propre peau14. La vérité, c’est qu’il n’est que lui-même et pas les autres. L’identification aux autres est une pure fiction et l’amitié, la passion amoureuse ou l’amour de la patrie apparaissent comme ce qu’ils sont, à savoir des illusions. L’égoïste est celui qui a déposé toute volonté de satisfaire son désir infini de bonheur et se réfugie dans des plaisirs à la mesure de ce moi qu’il découvre comme irrémédiablement fini : lorsqu’un homme est « éclairé » (illuminato), écrit Leopardi aux pages [21-22], il ne recherche plus d’inutiles bienfaits comme la gloire, l’amour de la patrie, la liberté, mais préfère poursuivre des plaisirs réels, « c’est-à-dire des plaisirs charnels, obscènes, terrestres », il recherche « ce qui lui est utile, que ce soit l’argent ou autre chose », il ne veut plus se sacrifier pour des chimères, « se compromettre pour autrui ». Autrement dit, les « progrès de la raison » affaiblissent les illusions de l’imagination et conduisent l’homme à mener une vie obscure, sans grandeur et parfaitement barbare. Ces plaisirs « réels » qui contentent l’égoïsme n’ont en vérité pas plus de « réalité » que les illusions et les chimères de l’imagination, ils se tiennent juste plus près et de façon plus évidente, dans leur matérialité mesquine et périssable, du néant de toutes choses.
Second principe du vivant : l’accoutumance
Un « système d’accoutumance »
34Lorsque Leopardi évoque l’accoutumance, ce n’est pas pour la thématiser comme simple habitude, la petite habitude de la quotidienneté. L’habitude est une concrétion particulière du principe général d’accoutumance. L’accoutumance n’est pas un fait trivial dont il suffirait de faire le constat mais un véritable concept dont Leopardi semble prendre plaisir, manifestement, à exploiter la souplesse et la versatilité : il l’utilise comme substantif, comme verbe (assuefarsi), le fait varier en formant des néologismes comme « accoutumabilité » (assuefabilità, [1630]), « désaccoutumance » (dissuefazzione, [1787]) et l’applique à de nombreux champs comme l’esthétique, la politique, l’éthologie, etc.
35L’accoutumance est une détermination essentielle de la nature comme système : « toute la nature » n’est rien d’autre qu’un « système d’accoutumance » (sistema di assuefazione, [1658]), « tout est accoutumance, que ce soit dans les peuples, comme dans les individus ». Que signifient ces propositions ? Que l’accoutumance, comme l’amour de soi, n’est pas une détermination spécifiquement anthropologique. Elle concerne l’ensemble du vivant bien que, de fait, la plus grande partie des pensées consacrées à l’explicitation de ce concept porte sur des mécanismes d’accoutumance proprement humains (la question du jugement de goût, l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, les coutumes particulières d’un peuple, la mode, etc.). Il n’existe qu’une différence de degré entre l’homme et l’animal, la nature humaine se signalant tout au plus par « une plus grande facilité à s’accoutumer » (littéralement « un plus grand degré d’accoutumabilité », un maggior grado di assuefabilità, [1761]). Du reste, l’attention de Leopardi se porte plus sur l’analyse de formes concrètes du rapport entre l’homme et l’animal que sur l’établissement d’une hypothétique différence substantielle. L’apprivoisement, la domestication et le domptage sont autant de témoignages de la commune capacité du vivant à s’accoutumer. Dans la pensée [1630], datée du 5 septembre 1821, Leopardi évoque le rapport du maître à son chien, du paysan à son cheval de labour, du montreur de foire à ses « ours, singes, chats, chiens, rats et mêmes [aux] puces ». C’est que l’accoutumance est une construction d’agencements pour Leopardi, c’est-à-dire d’ordres ou d’effets locaux. Elle règle progressivement le rapport de l’homme à l’animal et de l’animal à l’homme sans qu’on puisse exactement déterminer, en dernière instance, qui s’accoutume à qui, qui prend le pli de qui. C’est autant le chien qui s’accoutume aux ordres que le maître qui s’accoutume à l’obéissance du chien qui « s’arrête au carrefour en attendant qu’[il] choisisse la voie ». C’est dans le même mouvement que l’homme devient dompteur et la bête domptée, qu’ils déploient tous deux leur faculté d’accoutumance. Autrement dit, si « tout n’est qu’accoutumance chez les êtres vivants » (tutto sia assuefazione nei viventi, [1541]), c’est dans la mesure où ils appartiennent au même plan d’immanence qui n’est autre que la nature en tant que devenir s’agençant comme convenir.
36À partir de là, que signifie concrètement « s’accoutumer » pour Leopardi ? Nous avons déjà répondu partiellement à cette question en disant qu’il s’agit de quelque chose comme « prendre le pli » de l’existence. C’est une question de tempo, prendre un rythme, entretenir avec l’existence un rapport de temporalité qui nie la pure succession d’états sans similarité et sans lien, la discontinuité chaotique. L’accoutumance implique par définition les notions de répétition et de récurrence, – en ce sens elle est habitude ou ensemble d’habitudes résistant fragilement au devenir anéantissant. Exister pour un être ne consiste pas seulement à être saisi dans un devenir perpétuellement changeant où toutes les choses « passent et s’annulent », pour reprendre la formulation de la pensée fondamentale de la page [72], mais aussi à se régler sur ce devenir, à s’y conformer, au sens strict d’y prendre une forme. L’accoutumance est le mouvement par lequel le vivant épouse la forme du réel. Le vivant s’« accoutume » à chaque fois qu’il parvient à établir des relations ou des rapports de répétition ou de récurrence entre les choses (ainsi du chien à tel ordre, à telle inflexion de la voix de son maître). En terme léopardien, on dira que l’accoutumance est « convenance » ou puissance de « convenance » (convenienza, [1183-1201]) en tant qu’elle s’inscrit dans une temporalité itérative. Elle est le processus par lequel l’existant, prenant le pli du devenir anéantissant, fait de celui-ci – provisoirement, c’est-à-dire relativement au temps de son existence (temps d’une vie pour un individu, époque ou siècle pour un peuple, etc.) – un convenir.
La « seconde nature »
37Lorsque Leopardi parle de son système comme d’un « scepticisme raisonné et démontré » (scetticismo ragionato e dimostrato, [1655]), il entend par là une pensée du doute qui procède à une relativisation de l’absolu. Cette relativisation est une destruction des idées éternelles, nécessaires et immuables (formes idéales, idées innées, archétypes, modèles, etc.) qui soumettent le devenir à un principe extérieur et transcendant. Il existe bien un principe des choses mais celui-ci lui est immanent. Ce principe est le néant mais peut prendre différents aspects en fonction des guises de l’existence considérées. Si l’on considère l’existence du point de vue de l’être pur, de la nature en tant que « vie vitale », ce principe est l’amour de soi ou le désir. Si on la considère du point de vue du néant pur, de la nature en tant que vie « sépulcrale », ce principe est l’ennui (cause et effet du rien). Enfin, si l’on considère l’existence dans la guise du devenir, de la nature en tant que dialectique insurmontable entre l’être et le néant, ce principe est l’accoutumance. La pensée de la page [208], datée du 13 août 1820, met en lumière la fonction de l’accoutumance dans cette entreprise sceptique de destruction des instances transcendantes :
Non seulement le beau, mais peut-être aussi la plupart des choses et des vérités que nous tenons pour absolues et universelles sont en réalité relatives et particulières. L’accoutumance est une seconde nature ; elle s’introduit pour ainsi dire insensiblement partout, elle porte ou détruit d’innombrables qualités, qu’une fois acquises ou perdues nous nous persuadons de ne pouvoir avoir ou de ne pas pouvoir ne pas avoir ; nous assimilons à des lois éternelles et immuables, à un système naturel, à la Providence, etc., ce qui est le fruit du hasard et de circonstances accidentelles et arbitraires. Ajoutez à l’habitude les opinions, les climats, les tempéraments physiques ou spirituels, et persuadez-vous qu’il y a vraiment bien peu de vérités absolues et inhérentes au système des choses.
38Il s’agit pour Leopardi de s’attaquer, dans une démarche authentiquement sceptique qui n’est pas sans rappeler celle de Hume, aux fondements de nos croyances. Ces choses que nous « tenons » (crediamo) pour absolues et universelles peuvent appartenir aux champs esthétique, moral et gnoséologique, ce sont des idées autant que des affects : le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux, etc. Notre esprit leur donne spontanément une consistance en leur attribuant des causes imaginaires : des « lois nécessaires et immuables », la « Providence ». En sorte qu’elles en viennent à appartenir à l’ordre primitif des choses, au « système naturel ». La philosophie léopardienne invite à réassigner ces « choses » à leur vraie cause qui n’est autre que l’accoutumance en tant que nature dérivée et construite : « seconde nature » (seconda natura). Rien n’est plus naïf ni plus erroné que de considérer par exemple, comme le fait volontiers la doxa, la musique comme « la plus universelle des beautés » [1369]. Une mélodie ne peut toucher que dans la mesure où elle convient à un goût accoutumé, c’est-à-dire intégralement construit. C’est ce qu’établit le micro-traité des pages [3208-3234], daté du 20-21 août 1823, consacré à la musique. Les « connaisseurs » jugent bon et excellent « parce qu’ils y prennent du plaisir et y discernent une mélodie » ce que le peuple et les profanes trouvent médiocre parce qu’il « ne produit sur eux aucun effet ni plaisir ». Ces deux jugements de goûts ne sont nullement équivalents mais relatifs au sens où ils correspondent à différents stades d’accoutumance à l’art musical. Leopardi reconnaît volontiers qu’une personne « rustre » peut louer et admirer une mélodie complexe mais pour de toutes autres raisons que le connaisseur : soit qu’elle cède à la réputation du compositeur, à l’avis des connaisseurs, qu’elle ait conscience de son ignorance, ou encore qu’elle soit charmée par le caractère « étrange » ou par la « nouveauté » de ce qu’elle entend. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agira de raisons « extrinsèques, accidentelles et indépendantes du plaisir qui naît du sens de la mélodie ». Mais le plaisir de la mélodie en tant que telle, ne provient pas, chez le connaisseur, d’une capacité à saisir une beauté idéale, absolue et universelle qui serait par nature inaccessible au profane : il ne s’agit de rien d’autre que d’une connaissance des rapports, des règles propres à un système musical déterminé. Le sentiment et l’idée du beau s’identifient purement et simplement au sentiment et à l’idée de convenance. La beauté de la mélodie convient au goût du connaisseur, elle forme avec sa connaissance musicale un agencement adéquat. Mais cette convenance ne procède pas pour autant d’une participation à l’idée d’une beauté absolue et universelle, elle est, elle aussi, le « fruit du hasard », « de circonstances accidentelles et arbitraires ». Ainsi en Europe, les règles relatives à la combinaison successive des tons n’ont pas été dictées « par la nature » mais par « les mathématiques ». Les « anciennes accoutumances des Grecs » furent le fondement de « la science musicale grecque » qui fut elle-même transmise par « les livres et l’usage » à l’Europe moderne, dont la science musicale n’est qu’une continuation, un développement et un perfectionnement mathématique. « J’ai dit que notre science musicale fut dictée par les mathématiques. Je devrais dire construite ». Aussi spontané et naturel qu’il paraisse, le plaisir propre à l’harmonie et à la mélodie en Occident est donc relatif à des circonstances historiques, géographiques et culturelles déterminées. Elles sont complexes, mais leur origine comme leur succession sont néanmoins parfaitement connaissables. Il en va de même dans d’autres cultures, qu’elles disposent d’une science musicale (Leopardi évoque, par exemple, les canons et la théorie de la musique chinoise) ou pas. On ferait fausse route en pensant que c’est cette science qui relativise le sentiment du beau et fait de lui le produit de la « seconde nature » qu’est l’accoutumance, comme si l’absence de rationalisation de la musique pouvait la rapprocher d’un beau absolu et universel inscrit dans la nature. En effet, les peuples et les profanes qui ne disposent pas d’une science musicale établie n’ont « d’autre règle et canon que leur oreille ». Le plaisir musical qu’ils éprouvent n’en est pas moins construit car cette oreille « n’a d’autres principes que ses propres accoutumances, dont aucun n’est inscrit universellement en elle par la nature, comme on le croit ».
39Le scepticisme léopardien est un constructivisme. Dans un premier temps, il est vrai, il relativise les idées qui nous semblent les plus substantielles : « l’harmonie, c’est-à-dire le beau, est une pure œuvre et une pure créature de l’accoutumance, tant et si bien que l’idée d’harmonie n’existe même pas, y compris là où elle semblerait la plus naturelle, si l’accoutumance n’existe pas » [1945]. S’il détruit l’idée d’un « prototype du beau » (prototipo del bello, [8]) dans la nature, c’est-à-dire d’un modèle de beauté qui préexisterait à ses manifestations particulières, ce n’est pas pour suspendre le jugement ni interrompre toute réflexion sur le beau mais pour la reprendre sur de nouvelles bases. La compréhension du système de la nature humaine et des choses ne perd rien en déposant les instances transcendantes sur lesquelles était sommé de se régler le devenir. Elle gagne au contraire en complexité en devant désormais intégrer tous les paramètres, aussi contingents soient-ils, qui président à l’origine d’un affect ou d’une idée. Dans cette pensée de la page [208], ces paramètres peuvent être de deux sortes : soit externe (« climats », « tempéraments physiques et spirituels », etc.) soit interne, et c’est ce que Leopardi nomme l’accoutumance, c’est-à-dire la disposition de l’existant à ne se régler sur rien d’autre que le devenir.
Les « enfants de l’accoutumance »
40L’accoutumance est donc un principe aussi fondamental que l’amour de soi pour comprendre le vivant. L’amour de soi l’éclaire du côté du convenir quand l’accoutumance l’éclaire du côté du devenir. C’est en ce sens que Leopardi peut affirmer, dans la pensée des pages [1370-1372], datée du 22 juillet 1821, que tous les êtres vivants sont des « enfants de l’accoutumance » (figli nati dell’assuefazione). L’accoutumance est la matrice de toutes leurs déterminations : les facultés, les habiletés, les pensées, les opinions et les actions sont de purs produits de la capacité de l’existant à prendre le pli de l’existence. En sorte que l’on peut dire qu’il n’existe pour Leopardi qu’une seule faculté propre à la vie, celle de s’accoutumer. Cette faculté unique dépend elle-même du pur fait réel de l’accoutumance. C’est à force d’accoutumance, c’est-à-dire de la répétition factuelle de circonstances ou d’agencements déterminés qu’il devient facile de s’accoutumer, comme on l’observe par exemple chez l’enfant, qui éprouve tout d’abord des difficultés à « apprendre par cœur ». Il commence par apprendre quelques lignes et arrive bientôt « à apprendre des livres entiers » parce que ses « organes » sont mieux disposés à l’accoutumance qu’aux autres âges. Pour développer cette faculté, il n’a besoin que de l’exercer. Cette remarque est valable aussi bien pour la mémoire et la raison que des pour des facultés touchant à des « disciplines plus subtiles » comme l’imagination et le génie. La poésie est moins le fruit d’une inspiration mystérieuse que du processus mécanique et matériel de l’accoutumance.
41Les êtres vivants sont donc les apprentis du devenir, ils se tiennent face à la nature comme des enfants dont les facultés se configurent progressivement au gré des circonstances et de leurs récurrences. Leopardi va jusqu’à appliquer ce principe d’accoutumance à la réception de son propre système. Les « vérités » qui y sont exposées ne seront pas acceptées en tant qu’elles sont des vérités mais en tant que l’esprit humain s’y accoutumera, comme l’indique la pensée des pages [1720-1721], datée du 17 septembre 1821 :
Les vérités de mon système ne seront certainement pas acceptées par tous, car les hommes sont habitués à penser autrement et l’on en trouve, au contraire, bien peu qui suivent le précepte de Descartes : l’ami de la vérité doit douter de tout une fois dans sa vie. Précepte fondamental pour les progrès humains. Mais si les vérités que j’établis ont la chance de se propager, les esprits s’y habitueront et on les croira, non parce qu’elles sont vraies mais parce qu’on y s’habituera. Cela s’est toujours passé ainsi. Aucune opinion, non pas vraie ou fausse, mais contraire à l’opinion dominante et générale, ne s’est jamais établie dans ce monde instantanément grâce à une démonstration lucide et solide, mais à force de répétitions et, par conséquent, d’accoutumance. Sifflées au début, elles règnent aujourd’hui ou ont régné pendant longtemps. Bien souvent vaincues par les obstacles que lui opposaient les opinions dominantes, puis oubliées, elles ont été ensuite copiées ou réinventées par des hommes plus heureux, dont les diverses circonstances ont permis [1721] à leurs opinions mêmes d’être répétées en accoutumant les oreilles et les esprits à en entendre parler, en les enseignant dès l’enfance, jusqu’à ce qu’elles s’établissent et qu’elles le soient de manière à faire considérer les opinions contraires comme chimériques, qu’elles apparaissent anciennes et dépassées ou neuves et téméraires, etc. Tout cela n’est qu’une preuve de la véracité de mon système, qui considère que les facultés, les opinions, les penchants, la raison humaine, etc. dépendent entièrement de l’accoutumance.
Les composantes essentielles du système de la nature : les illusions
« Les rêves de l’homme »
42Quel point commun y a-t-il entre cet enfant qui croit aux fantômes et ce jeune homme qui tombe éperdument amoureux ? Entre cet homme qui meurt en se sacrifiant pour sa patrie et celui-ci qui fête son anniversaire ? Entre Alexandre partant à la conquête de l’Inde et Ovide peignant l’écho sous les traits d’une nymphe morte de chagrin ? La réponse est la suivante : la puissance vitale de l’illusion ou ce que Leopardi nomme encore, dans la remarquable formule du poème Les Souvenances, notre « puissance d’erreur » (il mio possente error, v. 66). Leopardi utilise indifféremment les termes illusions, erreurs, leurres, songes, chimères et même « larves » (au sens de la latinité antique, c’est-à-dire d’ombre et de spectre15) pour désigner ces « entités imaginaires » (enti immaginari, [272]) qui, en dépit de leur caractère fictif, font partie intégrante du « système de la nature humaine » :
Je considère les illusions comme une chose en quelque façon réelle, étant donné qu’elles sont des composantes essentielles du système de la nature humaine, données par la nature à tous les hommes. Aussi ne convient-il pas de les mépriser comme les rêves d’un seul, mais faut-il les prendre comme les véritables rêves de l’homme, voulus par la nature, et sans lesquels notre vie serait la chose la plus misérable et la plus barbare. Les illusions sont donc nécessaires et font partie intégrante de l’ordre des choses.
43Les illusions sont avant tout, comme l’affirme avec force cette pensée de la page [51], de pures émanations de la nature en tant qu’entité téléologique, providentielle et bienveillante. Elles ne sont pas des anomalies mais entrent, au contraire, dans la composition de l’« ordre des choses » : elles ont été « voulues » et « données » par la nature à l’homme pour faire son bonheur. C’est donc la faculté naturelle par excellence qui les met en œuvre, à savoir l’imagination. Les illusions sont certes accordées par la nature à l’homme mais elles sont aussi le résultat de toute une fabrique de l’imaginaire, d’un processus complexe d’élaboration fictionnelle. L’imagination est toujours, chez Leopardi, un fingere c’est-à-dire une faculté inséparablement négative et positive de « feindre » et de « forger » : elle représente ce qui n’est pas, ces « choses qui ne sont pas des choses » (cose che non son cose, [4174)] et, ce faisant, les porte à l’existence. C’est ainsi que le poète « forme en son esprit » (nel pensier mi fingo) les espaces « sans limites » (interminati spazi) et les « silences surhumains » (sovrumani silenzi) de L’Infini.
44Comment ces illusions, si elles sont bien des entités imaginaires, peuvent-elles être « en quelque façon » (in certo modo), réelles ? C’est que les illusions et l’imagination dont parle Leopardi ne se restreignent pas au champ de l’esthétique mais appartiennent en propre au domaine de la morale. Elles procèdent de la nature en tant que vie et sont par là même des puissances vitales d’action. En sorte que l’on peut mesurer l’intensité de l’existence d’un être à la vigueur des illusions par lesquelles il est mû : plus les illusions seront vigoureuses et plus les actions qu’il entreprendra seront grandioses. Au contraire, la destruction des illusions par la raison le conduit à mener une vie obscure, barbare et sans grandeur. Comme le montre la théorie du plaisir, le vivant, dès lors qu’il a le sentiment de son existence, ne peut pas ne pas s’aimer lui-même et désirer son propre bien. Ce bien n’est pas autre chose que le plaisir et le bonheur. À partir de là, deux possibilités s’offrent à lui pour satisfaire son désir : les biens « réels » et les biens « irréels ». Les biens « réels » sont ceux qui conviennent à sa nature d’être fini. En tant qu’ils appartiennent à une réalité matérielle par essence délimitée et circonscrite (matière et finitude sont des concepts strictement équivalents pour Leopardi : « telle est précisément la propriété de la matière : avoir des limites certaines et connues, ne jamais manquer de termes nulle part, être circonscrite », [1764-1765]), ils sont eux-mêmes délimités et circonscrits. Ces biens conviennent donc à l’homme dans sa dimension physique et individuelle ; ils ne vont, pour reprendre l’excellente formule de Tilgher, pas plus loin « que sa propre peau16 » et il s’agit, par exemple, de la bonne santé, de la bonne table, du bon lit et de l’argent. Ces « objets » finis, matériels et tangibles peuvent procurer le plaisir et le bonheur, ce que Leopardi ne songe pas à contester : c’est même précisément en tant qu’ils sont causes du plaisir et du bonheur qu’ils peuvent être identifiés comme des « biens ». Mais il existe aussi une autre catégorie de biens, tout aussi identifiables comme causes du plaisir et du bonheur, mais d’une nature différente : les illusions. Elles sont infinies et conviennent à la nature de l’homme en tant qu’il désire l’infini. Comment comprendre cette détermination ? Les illusions sont infinies dans la mesure où elles n’ont pas de fin, de contours, de limites spatiales ou temporelles. Elles sont, par essence, illimitées et non circonscrites. Si l’on veut être exact, il faut plutôt dire, reprenant en cela la distinction faite dans la pensée des pages [610-611] sur l’amour de soi, qu’elles sont « indéfinies », c’est-à-dire relativement infinies (infinies relativement à notre esprit, qui n’en connaît pas les limites – s’il les connaissait, elles n’existeraient précisément plus comme illusions) et non absolument infinies puisqu’en toute rigueur, seul le non-être est infini, indépendamment de la connaissance que nous en avons. Les illusions ne sont pas le néant pur mais plutôt les modes sur lesquels l’imagination parvient à façonner le néant, à produire des fictions à partir de lui. Ce n’est pas qu’elles n’ont pas réellement de limites mais celles-ci apparaissent avec imprécision : dans le champ esthétique, Leopardi nomme cette beauté de l’indétermination la vaghezza. Elles sont semblables aux biens réels en tant que causes mais pas en tant qu’effets : le plaisir et le bonheur qu’elles suscitent sont plus intenses dans la mesure où ils conviennent mieux au désir infini (ou plutôt, encore une fois, indéfini) de plaisir et de bonheur qui ne fait qu’un avec la nature du vivant. Les biens réels sont effectifs mais leur effectivité est bornée et ils ne satisfont jamais le désir indéfini, c’est-à-dire illimité en extension comme en durée, de plaisir et de bonheur. La pensée de Leopardi est ici très pragmatique puisqu’elle se contente de constater que les biens irréels de l’imagination, les illusions, ont une effectivité supérieure à celle des biens réels. Avec ceux-ci, l’amour de soi se contente lui-même dans les limites étroites de son être physique et matériel, le plaisir et le bonheur qu’il éprouve ne franchissent donc pas la limite de son épiderme. Avec les biens irréels de l’imagination, l’amour de soi ne se restreint plus à la satisfaction mesquine du « moi » mais franchit les limites de la peau, se dilate pour éprouver un plaisir et un bonheur qui s’apparentent à l’infini. L’imagination est bien une « puissance d’erreur » car il lui faut lutter, déployer toutes les forces de sa naturalité vigoureuse, pour arracher le moi, à son corps défendant, à l’évidence de sa finitude. Ces illusions qu’elle façonne ne sont pas mystérieuses, aussi peu mystérieuses que les biens « réels » évoqués plus haut : il s’agit de l’amitié, de l’amour, de la patrie, de la gloire, de la justice, de l’honneur, de la fidélité, de l’héroïsme, de la générosité, de la vertu, etc. Leopardi ne propose jamais de liste exhaustive, le lecteur se trouve contraint de les recueillir au gré des développements spéciaux (la question de la gloire et de l’« amour de la patrie » occupent par exemple une très grande place dans le Zibaldone, mais on y trouve aussi des analyses ponctuelles et spécifiques comme la pensée de la page [2421] consacrée au « point d’honneur » comme illusion de l’homme social). La raison à l’œuvre dans les pensées ne saurait épuiser les ressources, par nature indéfinies, de l’imagination – d’où l’impossible clôture de la liste des illusions.
45On comprend maintenant pourquoi la pensée de la page [51] affirme que les illusions sont les songes « nécessaires » de l’humanité et, sont, en quelque façon, réelles. L’imagination est une faculté très peu rêveuse pour Leopardi. En tout cas, pas au sens où elle rêvasserait. Elle est plutôt cette vigoureuse capacité de se représenter une fin (un plaisir infini) et de feindre ou forger des fictions (non connues comme telles) suffisamment puissantes pour mettre en branle l’être, lui faire désirer cette fin et agir en sorte qu’il la réalise. Les illusions sont donc « réelles » au sens où elles ont une effectivité. Celui qui les méprise au nom de leur fausseté condamne la vie à être « misérable » et « barbare ». Barbare parce qu’elle n’écoute plus la nature et, prétendant recevoir ses enseignements de la seule raison, finit par oublier sa langue native. Elle devient alors étrangère à elle-même. Misérable parce qu’elle se trouve complètement dépourvue de valeur : les plaisirs égoïstes dont jouit l’être sans illusions forment l’image d’une existence obscure et aliénée, sans grandeur et positivement malheureuse.
46Si les illusions sont réelles d’un point de vue moral elles le sont aussi d’un point de vue théorique. Elles sont réelles, écrit Leopardi, « en quelque façon », c’est-à-dire sur un mode déterminé. Le mode sur lequel les illusions sont « réelles » est l’imagination et celui sur lequel elles sont « irréelles » est la raison. En effet, du point de vue de la raison, les fictions de l’imagination ne sont que des songes, des « châteaux en Espagne » (castelli in aria, [214]), leur infinité est un leurre et les plaisirs qu’elles procurent ne sont qu’une « apparence de plaisir » (apparenza di piacere, [272]). Ce qui, par ailleurs, est vrai puisque ces illusions comme ces plaisirs ne sont pas infinis mais indéfinis, ils ne sont pas en mesure de combler absolument le désir infini de plaisir et de bonheur qui anime tout être. À l’inverse, et s’il est vrai que tout est néant, ces biens que sont la bonne santé, la bonne table, le bon lit et l’argent ne sont pas plus « réels » que les biens de l’imagination. Lorsque nous disons qu’ils sont plus réels nous entendons seulement par là qu’ils sont plus tangibles et palpables. Nous ne disons rien du réel sinon que nous le concevons sur le mode d’une réalité dont les traits essentiels seraient la sensibilité, la matérialité et la finitude. Bref, la pseudo-réalité de ces biens ne fait que coïncider immédiatement avec la solidité du néant (le solido nulla dont parle la pensée de la page [85]) et n’est pas plus en mesure de combler le désir infini de plaisir et de bonheur qui anime tout être vivant que les illusions de l’imagination. Ainsi le vivant ne peut-il, par nature, jamais éprouver un véritable plaisir ni faire l’expérience d’un bonheur authentique. Il peut avoir accès, tout au plus, à ces deux approximations du plaisir et du bonheur que lui accordent les biens finis de la raison et les biens indéfinis de l’imagination. Pour les différencier, il ne s’agit pas de se demander lesquels sont « vrais » et « réels » et lesquels sont « faux » et « irréels », puisque ces déterminations sont relatives et ne cessent de se renverser l’une dans l’autre (ce qui est vrai et réel pour l’imagination – l’infini – est faux et irréel pour la raison, en tant que ce qui est vrai et réel pour elle – le fini – est faux et irréel pour l’imagination, etc.), mais de poser la question de leur intensité : quels biens manifestent la plus grande puissance de vie ? Quels sont ceux qui conviennent le mieux au vivant dans son effort pour persévérer dans l’être et résister au néant ? La réponse de Leopardi est la suivante : paradoxalement, ce n’est pas l’être dans sa finitude matérielle et sensible mais l’être qui se méconnaît comme non-être, à savoir la fausse infinité de l’illusion, qui diffère le plus de l’infinité réelle du néant. En sorte que c’est aussi cette fausse infinité ou cette « indéfinité » de l’illusion qui nous en préserve et que « le plus solide plaisir de cette vie est le vain plaisir des illusions » (il più solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni, [51]). Le « Tout est néant » n’est pas le fondement statique d’un système statique, mais un principe dynamique de renversement : c’est parce que tout est rien que le plus solide (l’être dans sa positivité matérielle) devient le plus évanescent et le plus évanescent devient le plus solide. Les illusions sont donc plus « réelles » que les choses réelles dans la mesure où elles sont plus vitales qu’elles. C’est leur effet et non leur substance qui compte. L’analyse de l’illusion comme concept manifeste, elle aussi, l’existence de la contradiction dans le système de la nature comme dans le système de l’esprit.
Déracinement impossible et refleurissement de l’illusion
47La nature humaine peut être comparée à un arbre dont le sol serait le système général de la nature, le tronc l’imagination, les fleurs les illusions et les fruits les actions qu’elles rendent possibles. Cette métaphore végétale appartient à la pensée, fondamentale sur la question de l’illusion, des pages [213-217], datée des 18-20 août 1820 :
Les illusions, même affaiblies et démasquées par la raison, n’en subsistent pas moins dans le monde et forment l’essentiel de notre vie. Et il ne suffit pas de les connaître toutes pour les perdre, même si l’on en connaît la vanité. Une fois perdues, il en demeure néanmoins toujours [214] une racine vigoureuse, et continuant à vivre de la sorte, elles refleurissent en dépit de l’expérience et des certitudes acquises. J’ai vu des gens très sages, pleins d’expérience, de connaissances, de savoir et de philosophie, mais très malheureux, perdre toutes leurs illusions et désirer la mort comme unique bien, et à ce titre la souhaiter à leurs amis ; peu après, ils se réconciliaient malgré eux avec la vie, formaient des projets d’avenir et s’employaient à faire obtenir quelque avantage temporel à ces mêmes amis, etc. Ce ne pouvait plus être par ignorance ou pour n’avoir su se convaincre, par l’expérience, du néant des choses. À moi aussi, il m’est arrivé cent fois la même chose : j’ai désespéré de ne pouvoir mourir avant de reprendre bien vite mes projets habituels et de bâtir des châteaux en Espagne dans un élan d’allégresse passagère. Et rien n’expliquait suffisamment cette alternance de désespoirs et de retours à la vie, car les causes de mon désespoir persistaient encore tandis que je retrouvais mes illusions. Il suffisait toutefois d’un rien pour me consoler et il ne fait aucun doute que les illusions s’évanouissent avec le malheur et reviennent après que celui-ci a passé ou s’est atténué sous l’effet du temps et de l’accoutumance. (Aussi est-il vrai, comme je l’ai montré, que celui qui n’a jamais été malheureux ne sait rien. Moi je savais, parce qu’il est de nos jours impossible de ne pas savoir, mais c’était comme si je n’avais rien su, et c’est ainsi que je devais me conduire dans la vie.) Les illusions reviennent avec plus ou moins de force selon les circonstances, le caractère, le tempérament physique et les qualités spirituelles, innées ou acquises. Presque tous les auteurs qui font preuve d’un sentiment authentique et subtil dépeignent le désespoir et l’abattement total de la vie en s’inspirant de leur propre cœur, en peignant un état qu’ils ont [215] plus ou moins généralement eux-mêmes connu. Eh bien ! avec tout leur désespoir, ils avaient beau ressentir vivement la nature et la force des vérités amères et des passions qu’ils décrivaient, ils avaient beau devoir, pour représenter au mieux cet état de l’homme, s’en convaincre définitivement, et donc ressentir et comme se saisir du néant des choses, ils se prévalaient encore du sentiment même de ce néant pour mendier la gloire. Plus vif était en eux le sentiment de la vanité des illusions, plus ils se proposaient et espéraient un but illusoire : ayant vivement ressenti et éprouvé le désir de la mort, ils ne cherchaient qu’à se procurer quelques plaisirs en cette vie. Il en va de même pour tous les philosophes qui écrivent et traitent des misérables vérités de notre nature et qui, tout privés d’illusions qu’ils soient, n’en tentent pas moins avec leurs ouvrages de s’en créer d’autres et de profiter des avantages illusoires de la vie. (Voir Cicéron, Pro Archia, ch. II.) C’est ainsi : la nature est démesurément plus forte que la raison ; même affaiblie et abattue au-delà de ce qu’il est permis d’imaginer, elle garde assez de ressources pour vaincre son ennemie, et ce jusque chez ses partisans, au moment même où ils la prêchent et la font connaître. Mieux, c’est par le fait même de prêcher et d’opposer la raison à la nature, qu’ils accordent la victoire à la nature sur la raison. [216] En effet, l’homme ne vit que de religion ou d’illusions. C’est là une affirmation exacte et irréfutable : qu’on abolisse radicalement la religion et les illusions, et l’on verra fatalement tous les hommes, même les enfants dès l’âge de raison (car les enfants ne vivent que d’illusions), se donner la mort de leur propre main, et notre race finirait ainsi par disparaître en vertu d’une nécessité naturelle et innée. Mais, comme je l’ai dit, les illusions survivent en dépit de la raison et du savoir. Il faut espérer qu’elle survivent au progrès, mais il est aussi certain qu’il n’est pas de plus court chemin vers ce que je viens d’évoquer que la présente condition de l’homme, avec d’une part le développement et la diffusion de la philosophie qui amenuise et dissipe chaque jour davantage le peu d’illusions qu’il nous reste, et d’autre part la disparition effective de presque tous les sujets d’illusion et la mortification réelle, l’uniformité, l’inactivité, le néant, etc., de la vie. Si ces choses finissent un jour par faire perdre pour toujours aux hommes toutes leurs illusions et leurs erreurs, en gardant continuellement sous les yeux la vérité pure et nue, il ne restera alors de la race humaine que des os, comme ceux des animaux qu’on a retrouvés au siècle dernier. Il est tout aussi impossible pour l’homme de vivre séparé de cette nature, dont il ne cesse pourtant de s’éloigner, que pour un arbre coupé de sa racine de fleurir et de donner des fruits. Rêves [217] et visions. En reparler dans cent ans. Les époques passées ne nous donnent aucun exemple de progrès démesuré de la civilisation ni d’une dénaturation illimitée. Mais si nous ne revenons pas en arrière, ce sera là l’exemple que nos descendants laisseront à leur postérité, si toutefois ils en ont une.
48Nous avons vu que les illusions de l’imagination, bien qu’elles puissent être nommées les « rêves de l’homme », ne sont pas des rêveries. Les illusions sont vigoureuses au sens où elles sont inséparables d’une puissance d’agir et de façonner le réel. Mais cette pensée nous montre qu’elles sont vigoureuses en un deuxième sens : celui d’une vitalité intrinsèque qui leur permet de résister aux tentatives d’éradication de la raison. Pour vaines, évanescentes et sublimes qu’elles paraissent, les illusions n’en ont pas moins la peau dure, elles sont ce que la botanique nommerait des plantes vivaces. Leopardi développe ici un aspect nouveau de l’inimitié entre raison et nature. Nombre de pensées du Zibaldone examinent la raison en tant qu’elle est hostile à la nature, qu’elle détruit les illusions qui en émanent ; cette pensée des pages [213-217] fait apparaître la nature comme celle qui parvient, sinon à « vaincre son ennemie », à lui résister de toutes ses forces. Comment opère cette résistance ?
49La raison ne peut anéantir les illusions, mais seulement les « démasquer » (smascherare) et les « affaiblir » (illanguidire). Pour réaliser cette tâche de démystification, elle s’appuie sur « la vérité pure et nue », c’est-à-dire l’intuition du « néant des choses », le néant comme fondement de la totalité de ce qui existe. S’il est vrai que « tout est néant au monde, solide néant », les illusions de l’imagination ne font pas exception : la raison dissipe leur caractère substantiel en montrant que leur infinité n’est qu’une pseudo-infinité qui n’a ni la consistance relative de l’être, ni la vacuité absolue du néant. Autrement dit, la raison, à travers l’« expérience » et les « certitudes acquises », connaît les illusions. Ce qui signifie qu’elle les appréhende comme ce qu’elles sont. Le simple fait de les nommer « illusions », d’en subsumer la variété sous cette catégorie, constitue déjà une opération de la raison. En effet, l’illusion ne peut se connaître comme illusion : comment l’amitié, la gloire, la patrie, la vertu ou la justice pourraient-elle subsister et être effectives sans ignorer radicalement leur caractère fictionnel ? Fingunt simulque credunt. Leopardi pourrait ici aussi reprendre pour son propre compte la formule de Tacite, reprise par Vico17. L’imagination est à la fois une puissance de feindre, de forger et de croire en ses productions. Et rien n’est plus fondé en nature qu’une telle croyance. Si l’on juge de l’existence d’une chose à ses effets, il est évident que les illusions existent et existent même plus que les biens finis, immédiatement et sensiblement tangibles, de la raison18. À tel point que cette effectivité semble même emporter les plus farouches « partisans » (seguaci) de la raison. Ce ne sont pas le vertueux, le héros ou le juste qui sont les incarnations les plus probantes d’une nature « démesurément plus forte que la raison », mais les contempteurs mêmes de l’illusion et, au premier chef, les « philosophes ». Les leurres de l’esprit sont si profondément inscrits dans le système de la nature que tout être vivant, aussi rationnel soit-il, ne saurait les détruire complètement en lui. Il ne peut y avoir, pour Leopardi, de désir par nature de connaissance, ou si ce désir existe, il ne peut s’agir de celui de la connaissance du vrai. La « vérité pure et nue » est étrangère à la nature, elle lui répugne au plus haut point. L’intuition du néant de toutes choses est une violence qui lui est faite dans la mesure où sa seule effectivité est le « malheur » (sventura). Le malheur n’est pas un effet accidentel de la connaissance du vrai mais nécessaire, en sorte que celui qui n’a jamais connu le rien « ne sait rien » (non sa nulla). Il ne suit pas que cette intuition originaire du néant soit une révélation exceptionnelle et il n’y a aucune vanité dans l’affirmation léopardienne : « moi je savais » puisque l’expérience du néant est celle qui caractérise, de son propre aveu, la modernité. Rien de plus trivial, « de nos jours » que cette « vérité pure et nue » et les philosophes qui s’en réclament se glorifient d’une bien pauvre découverte. Ce qui est plus singulier, en revanche, est cet état de convalescence contradictoire dans lequel les illusions viennent à refleurir en dépit de la connaissance du vrai. L’existence moderne est une contradiction pure : en tant que rationnelle, elle ne peut ignorer le contenu de la vérité ; en tant que vivante, elle ne peut laisser perdurer en elle les effets de cette vérité. C’est ainsi qu’il est possible de savoir et de ne pas savoir. La nature ne désarme jamais, mais déploie toute la « puissance d’erreur » de l’imagination pour réactiver en l’homme la force vivace, pour poursuivre la métaphore végétale, des illusions. L’ignorance est une tâche, une difficulté, surtout chez l’être rationnel, qui exige de la nature des trésors d’inventivité. Certes, le « désespoir » et l’« abattement total de la vie » se dissipent sous l’action combinée du temps et de l’accoutumance (ce qui revient au même, puisque l’accoutumance n’est rien d’autre que le pli pris par l’existant dans le devenir temporel) mais il faut aussi qu’interviennent les productions de l’imagination sous une nouvelle forme. C’est ainsi que Leopardi évoque, avec le Cicéron du Pro Archia, cette ruse de la nature, et non de la raison, par laquelle les philosophes « qui écrivent et traitent des misérables vérités de notre nature » parviennent à dissocier le contenu de la vérité de ses effets, en exposant le néant de toutes choses afin de satisfaire leur désir infini de bonheur, sous la forme d’une gloire « mendiée ».
50Faut-il en conclure à une victoire définitive de la nature sur la raison ? Rien n’est moins sûr, et la tonalité sombre de la page [216], qui clôture cette pensée des 18-20 août 1820, suggère le contraire. Leopardi décrit la résistance des illusions et leur refleurissement non comme un triomphe mais comme une survie provisoire. Il ne peut s’en tenir pour l’instant qu’à un constat : la perte des illusions vitales n’est pas le propre des modernes. On la retrouve déjà chez les anciens, comme l’indique la pensée de la page [22], notamment à Rome, lorsque Cicéron « prêchait » dans les Philippiques les illusions (la gloire, la liberté, la patrie, la mort préférée à l’esclavage) en exhortant le peuple romain à se débarrasser du tyran Marc-Antoine. En vain. « On calculait, on pesait » ce qui, « en d’autres temps aurait été voté à l’unanimité sans même un instant de délibération ». Puis « vinrent les empereurs ; la luxure et l’indolence régnèrent et, peu après, avec plus de philosophie, de livres, de science, d’expérience et d’histoire, on devint tout à fait barbare ». Cette barbarie, qui n’est rien d’autre, avec la folie et l’ennui, que l’une des conséquences nécessaires de l’accroissement démesuré des forces de la raison et de leur victoire sur celles de la nature, n’a pas anéanti la civilisation mais a constitué le terrain propice au refleurissement de nouvelles illusions (notamment le christianisme). En somme, les époques passées ont montré que les progrès de la raison et la « dénaturation » (snaturamento, [216]) de la civilisation ne pouvaient être indéfinies. L’inquiétude de Leopardi est cependant manifeste : le tableau qu’il esquisse de cette humanité future privée d’illusions, où même les enfants « parvenus à l’âge de raison » en viennent à se suicider est stupéfiant ; l’évocation des découvertes paléontologiques de Cuvier est, elle, peut-être ironique mais n’en trahit pas moins une perception angoissée de l’humanité comme espèce en voie d’extinction. Le style télégraphique (très rare dans l’écriture léopardienne : « Rêves et visions. En reparler dans cent ans. ») contribue à renforcer la tonalité inquiète et hallucinée d’une pensée qui voit dans la philosophie – dès lors qu’elle prétend s’éloigner de la nature et devenir autonome et pure – la catastrophe rationnelle qui menace d’emporter l’humanité. Il y a bien chez Leopardi quelque chose comme le pressentiment d’un nihilisme de l’Occident, non au sens minimal où nous l’avons défini en introduction mais au sens traditionnel d’une pensée qui se caractérise par la volonté d’anéantissement. La philosophie léopardienne n’est pas nihiliste si l’on entend par là qu’elle veut le néant. Nous voyons dans cette pensée des 18-20 août 1820 que ce qu’elle appelle de ses vœux est précisément le contraire, à savoir l’anéantissement du néant, de la « nullité » et des effets qui l’accompagnent nécessairement comme l’« inactivité », l’« uniformité » et la « mortification réelle ». Leopardi en appelle donc à une réactivation des puissances de l’imagination naturelle contre la raison pure. Le seul moyen pour l’humanité d’éviter le suicide et de regagner l’activité, la variété et la vivification réelle de son existence est le refleurissement des illusions.
Les grandes illusions des Anciens
51Lorsque Leopardi évoque ces biens de l’imagination que sont les illusions et les décrit comme des entités en mesure de satisfaire notre désir infini de plaisir, nous pourrions nous les représenter spontanément comme des biens abstraits et spirituels, qui viendraient s’opposer aux biens concrets et matériels, nécessairement insatisfaisants puisque par essence finis, de la raison. Il n’en est rien, car Leopardi s’attache par ailleurs à montrer qu’il n’y a rien de plus concret ni de plus matériel que ces illusions de la nature. En effet, nous aspirons toujours à un plaisir et un bonheur infinis mais cet infini est lui-même matériel : « l’infinité de l’inclination de l’homme au plaisir est une infinité matérielle » (l’infinità dell’inclinazione dell’uomo al piacere è un’infinità materiale, [179]). Cette expression ne fait pas difficulté dès lors que l’on sait que cette infinité n’est pas une infinité réelle et absolue (qui, en tant que telle, n’appartient qu’au non-être) mais plutôt une « indéfinition » (indefinizione), pour reprendre le terme de la pensée des pages [1025-1026] datée du 9 mai 1821, c’est-à-dire un infini relatif à notre faculté de connaître ou plutôt, de méconnaître la nature du désir. Ordinairement, nous ignorons autant la nature du désir que celle de son objet. Nous ne les concevons pas avec clarté et distinction mais de manière extrêmement confuse, si bien que nous les qualifions de spirituelles. De l’expérience de nos désirs et de nos sensations « les plus vagues, indéfinies, vastes et sublimes », nous inférons hardiment l’existence d’une réalité qui diffèrerait radicalement de notre nature, réalité transcendante que nous nommons esprit. Le matérialisme léopardien opère une critique de cette ignorance des puissances de la matière en affirmant que le bonheur « le plus spirituel, le plus pur, le plus imaginaire, le plus indéterminé » que nous puissions éprouver ou désirer n’est jamais qu’un « bonheur matériel ». Ce n’est pas que l’homme doive revoir à la baisse ses aspirations et se rabattre pragmatiquement sur des plaisirs plus simples et triviaux, ni qu’en tant qu’être matériel et fini il doive renoncer à un infini qui le dépasse. C’est plutôt qu’il doit prendre conscience qu’en tant qu’être matériel, il se tient déjà, dans le plan d’immanence du système de la nature, à la hauteur de son désir. Ce qu’il recherche, derrière le masque d’une béatitude évanescente et céleste (et qui est plutôt l’expression de l’obscurité et de la confusion de son esprit), c’est une félicité toute corporelle et terrestre. L’homme désire jouir, d’une jouissance infinie en extension et en durée, c’est-à-dire absolue et éternelle. Un tel désir ne peut jamais être absolument contenté mais les illusions naturelles de l’imagination peuvent lui apporter une satisfaction relative. Ces illusions ne différeront pas en nature de ce désir : la vertu, l’héroïsme, la gloire et tous les autres nobles « rêves de l’homme » sont purement matériels. Comme tels, on ne les cherchera pas dans un ciel intelligible mais dans leurs manifestations concrètes. L’homme aspire à un infini matériel, il suffit d’ouvrir les yeux pour le comprendre. Ce à quoi nous invite la pensée des pages [3435-3438], datée du 15 septembre 1823 :
L’imagination et les grandes illusions qui gouvernaient les anciens, l’amour de la gloire qui bouillait dans leurs veines, leur faisaient toujours ardemment désirer la postérité, rechercher l’éternité et l’immortalité pour toutes leurs œuvres et pour eux-mêmes. Pour honorer un mort, ils lui élevaient un monument capable de résister à l’épreuve du temps et de perdurer des milliers d’années après eux. En de pareilles occasions, nous faisons les mêmes frais pour élever un monument funéraire, mais au lendemain des obsèques, il se défait et il n’en reste plus rien. La prodigieuse solidité des monuments anciens de tous genres – monument qui se dressent encore, tandis que les nôtres, même lorsqu’ils sont publics, ne seront certainement pas contemplés par de nombreuses générations après nous –, les pyramides, les obélisques, les arcs de triomphe, [3436] la profonde empreinte des antiques médailles et des monnaies qui passèrent entre tant de mains et qui sont encore belles, fraîches et lisibles après tant de vicissitudes, tant de siècles, etc., quand les contours de nos monnaies vieilles de cent ans s’effacent déjà ; tout cela, et bien d’autres choses encore, est l’œuvre, l’effet et la marque des illusions antiques, de la force antique et du règne de l’imagination. S’ils construisaient des monuments fastueux, ce faste était conçu pour durer éternellement, car leur orgueil ne se satisfait pas de l’admiration d’un seul siècle : tous les hommes devaient perpétuellement témoigner de leur puissance et contribuer à alimenter leur vanité. S’ils construisaient par plaisir, par amour de la beauté, de l’ornement, etc., tout cela devait durer éternellement ; si c’était par utilité, toutes les générations futures devaient avoir leur part de cette utilité ; si c’était le prince, la commune ou les particuliers, c’était par commodité, pour en retirer un honneur ou quelque avantage privé ou public ; pour honorer des vivants ou des morts, en privé ou en public ; ou encore en témoignage d’amour, etc., en somme, quelle que fût la fin que l’on se proposait, quel que fût l’effet produit par l’œuvre, ils devaient être éternels, se perpétuer éternellement à travers tous les siècles futurs. Les grandes illusions dont les anciens étaient animés ne leur permettaient pas de se satisfaire d’une trace éphémère, de produire des effets brefs et fugaces ; ni d’une idée à peine plus vaste que ce qu’ils voyaient. L’imagination nous incite toujours à aller au-delà des sens. Et donc, vers l’avenir et vers la postérité, puisque le présent est limité et ne peut entièrement la contenter, puisqu’il est misérable et aride, et puisqu’elle se nourrit d’espérance et ne vit qu’en se promettant toujours plus. Mais pour satisfaire une imagination vigoureuse, l’avenir doit être sans limites. L’imagination contemple donc l’éternité et marche vers elle.
Le caractère des constructions antiques est la durée et la solidité, celui des modernes, la fragilité et la brièveté. Et c’est bien naturel pour une époque égoïste. Égoïste parce qu’elle est sans illusions. Aussi, l’homme sans illusions [3438] ne pense qu’à lui-même et au présent, et ne se soucie pas, ou si peu, de ce qui viendra après lui. En outre, l’égoïste est vil, en vertu de son égoïsme ou de toute autre raison. Comment l’époque moderne, qui est celle du parfait despotisme tranquille et sans violence, pourrait-elle ne pas être tout à fait abjecte ? De nos jours, un esprit vil ne sait comment s’élever ni se proposer de nobles fins ; l’idée de l’éternité ne traverse pas des esprits si étroits : un homme abject ne saurait placer son bonheur dans des objets sublimes.
52Les illusions ne fonctionnent pas seulement, pour Leopardi, à l’échelle individuelle mais collective. En tant qu’elles « existent naturellement » et sont « inhérentes au système du monde », les illusions constituent de véritables puissances de civilisation. Ainsi la plus grande « ennemie » de la barbarie et de l’abjection n’est pas la raison mais la nature. C’est elle qui nous « administre » les illusions qui « lorsqu’elles jouent leur rôle, civilisent réellement un peuple » [22]. La pensée léopardienne n’est pas passéiste et il n’y a en elle aucune idéalisation de l’Antiquité. Ce n’est pas parce que les anciens étaient les anciens que leur civilisation était supérieure à celle des modernes mais seulement parce que cette supériorité (au sens d’une intensité supérieure de vie) est empiriquement constatable. La distinction entre « anciens » et « modernes » est, chez Leopardi, moins diachronique que synchronique : elle n’oppose pas deux périodes historiques mais confronte, en un même moment du devenir, deux manières d’être au monde. Le postulat de Leopardi est le suivant : cette vie, cet amour de soi, ce désir, cette imagination et ces illusions qu’il ne cesse de théoriser, qu’elles appartiennent à un individu ou à un peuple, ne sont rien d’autres que les productions, les manifestations de l’œuvrer de cet individu ou de ce peuple. À partir de là, la manière antique d’être au monde se définit par un rapport spécifique au temps, qui n’est autre que l’immortalité et l’éternité. L’Antiquité, dans ses actions comme dans ses œuvres, considère le réel sub specie aeternitatis. Qu’il s’agisse du domaine privé ou public, et quelle que soit la fin qu’elle se représente (l’agrément, l’utilité, la commémoration, etc.), la façon antique d’être au monde manifeste dans toutes ses productions une « prodigieuse solidité » (portentosa solidità). Celle-ci ne peut être l’effet que d’un désir noble et altier, d’une imagination vigoureuse qui « contemple l’éternité et marche vers elle ». La seule temporalité véritable qui puisse lui convenir est celle d’un temps indéfini, le temps des « siècles futurs », de la « postérité » et non pas celle d’un temps misérablement calculable et calculée. L’espérance de vie des anciens n’a rien à voir avec l’espérance de vie établie par la raison statistique des modernes ; elle va bien au-delà d’elle, puisqu’elle se confond pour ainsi dire nativement avec l’avenir. Le futur est le temps de l’imagination comme le présent est le temps de la raison. Le premier est illimité, fastueux et fécond tandis que le second est « limité », « misérable » et « aride ». Pour le moderne, la seule temporalité réelle est cette temporalité rationnelle du présent, circonscrite à sa dimension bâtarde d’entre-deux (ni passé, ni futur), vouée au malheur et à la stérilité. Le réel de la modernité n’est qu’un désert sur lequel croissent des productions qui se signalent par leur caractère irrémédiablement éphémère et fugace. L’Antiquité édifiait des monuments, la modernité produit des ruines instantanées. Lorsque Leopardi dit de l’époque moderne qu’elle est « vile » et « égoïste », il fait bien plus qu’anticiper la formulation de ce qui deviendra pour nous un lieu commun : il en donne la raison. Ce « parfait despotisme tranquille et sans violence » (despotismo tranquillo, incruento e perfezionato) qu’il évoque (et dont la frappe n’est pas sans rappeler ce que Tocqueville dira de la jeune démocratie américaine), ne caractérise pas une civilisation qui serait davantage tournée vers elle-même, plus vaniteuse que la civilisation antique. Il ne s’agit pas sur ce point d’une question de « vanité » ou d’« orgueil » car les anciens ne pensaient pas moins à eux-mêmes, à travers leurs actions et leurs œuvres, que les modernes. Il s’agit plutôt d’une différence substantielle de qualité de l’amour de soi. En effet, celui-ci peut être « noble » ou « vil ». Il est noble quand il s’identifie avec une surabondance de forces qui trouve dans l’autre et dans la temporalité indéfinie de l’éternel la condition nécessaire, et pour ainsi dire, le seul milieu propice, à son déploiement. Il peut s’agir de la descendance, des générations futures, de la postérité, etc. Cette détermination de l’autre importe peu pourvu qu’il relève d’une forme d’« indéfinition » et qu’il soit considéré sub specie aeternitatis. Il est vil quand il se limite à la sphère étroite du présent et de l’individualité physique et ne considère pas l’autre comme le moyen de l’expansion de son amour de soi (encore moins comme sa fin), mais comme son obstacle.
53L’opposition qu’établit Leopardi est donc bien ici une confrontation entre deux modes d’être qui ne se limitent pas à leur dimension historique : l’ancien n’est pas le noble par nature mais seulement en tant qu’il manifeste une puissance débordante de vie, tandis que le moderne est vil en tant qu’il manifeste l’affaiblissement de la vie. Et c’est seulement lorsque cet affaiblissement est extrême que l’on pourra parler d’abjection. L’être « abject » est l’être trop faible pour voir dans « ce qui ne tombe pas sous les sens » (quello che non cade sotto i sensi19) c’est-à-dire dans les leurres, les chimères, les ombres et les illusions de l’imagination, les puissances qui lui permettent de façonner matériellement son bonheur. C’est là toute la nature paradoxale de l’illusion mise en lumière par cette pensée des pages [3435-3438] : à travers elle, l’imagination voit certes quelque chose qui n’est pas sensible (et qui, d’une certaine façon, n’est pas, ou est néant) et, en même temps, façonne l’être, c’est-à-dire le réel dans sa dimension sensible et matérielle. On peut même dire qu’elle le façonne d’autant plus vigoureusement, durablement et solidement, que ce qu’elle contemple est illusoire. Autrement dit, plus elle voit le néant et plus elle façonne l’être, qui prend dans ses mains l’apparence fastueuse des monuments antiques. La raison moderne, elle, voit l’être, ne cesse de le scruter et de l’analyser avec précision mais ne façonne que le néant d’édifices dérisoires qui deviennent presque aussitôt des ruines. Tout est néant, certes, solide néant, mais pas de la même façon. Ce n’est pas l’indifférenciation ou le nivellement qui sont les derniers mots du nihilisme léopardien. Bien au contraire, il ne s’agit pour lui que de produire de la différence : il y a des qualités du néant, des guises de sa solidité, surtout manifeste chez les anciens, et de sa caducité, surtout visible chez les modernes.
Les « petites illusions » de la quotidienneté
54La pensée léopardienne ne porte pas que sur des illusions nobles et sublimes comme la vertu, l’héroïsme et la gloire mais fait aussi droit à ce qu’elle nomme les « petites illusions de la journée » (piccole illusioni della giornata, [136-137]). Si les illusions sont les « composantes essentielles » (ingredienti essenziali, [51]) du système de la nature humaine, elles n’en sont ni les anomalies ni les exceptions mais animent de part en part l’existence, dans sa dimension la plus grandiose comme dans celle de sa plus parfaite quotidienneté. Ainsi en est-il de la « belle illusion des anniversaires » à laquelle Leopardi consacre une pensée de la page [60]. En quoi fêter un anniversaire constitue-t-il une illusion ? Pour répondre à cette question, il faut suivre, en quelque sorte, la folle logique du Chapelier de Lewis Carroll, qui voyait dans tous les jours excluant sa date d’anniversaire une occasion de fêter son non-anniversaire. En effet, si l’on se place du point de vue de la stricte raison (qui est en même temps celui du vrai), le trois-cent soixante-cinquième jour qui succède à tel événement mémorable (Leopardi évoque par exemple dans cette pensée le souvenir de sa première grande passion) n’a pas plus de rapport avec l’événement en question que le trois-cent soixante-quatrième ou le trois-cent soixante-sixième, ni plus qu’avec le dixième ou le dix-millième. Ce rapport est une pure vue de l’esprit, un enfantillage sans consistance. La raison est pour Leopardi la faculté qui démasque et détruit les illusions dans la mesure où elle géométrise le réel : elle se rapporte à lui sur le mode du calcul, de la mesure et de la définition. Lorsque cette mesure opère dans le temps, la raison produit ce que l’on appelle le définitif. Elle ne peut accorder aucune « qualité » substantielle à tel ou tel jour car celui-ci ne représente pour elle qu’une quantité de temps discrète prise dans une succession irréversible. Il en résulte nécessairement une uniformisation : puisque le fait « mémorable » est passé définitivement et sans retour possible, n’importe quel jour pourrait aussi bien faire l’affaire pour le célébrer. N’importe lequel, ou alors – et c’est en cela que la raison pure est substantiellement liée à la tristesse et au malheur – aucun.
55La « logique » de l’imagination est tout autre. Elle ne se meut pas dans le fini mais dans l’indéfini. Elle indéfinitise, si l’on peut dire, la date de l’événement marquant au sens où elle en efface les contours, la fait s’étirer et persister au-delà des vingt-quatre heures qui la circonscrivaient. C’est ainsi qu’elle réapparaît à la faveur de la douce illusion de l’anniversaire, tel un spectre ou une ombre, telle la « larve » de l’Antiquité latine, mais une larve heureuse. En effet, cette « petite » illusion de la quotidienneté n’a pas de petits effets puisqu’elle dissipe, répondant ainsi aux vœux de la nature, notre malheur et nous accorde positivement le bonheur. Ce qui provoque notre malheur, c’est l’idée du néant, non en tant que non-être statique mais en tant que devenir anéantissant. L’illusion de l’anniversaire, en faisant réapparaître ces choses « qui sont mortes pour toujours et ne peuvent plus revenir », nous éloigne, écrit Leopardi, de ce qui « nous répugne » au plus haut point, à savoir « l’idée de destruction et d’anéantissement ». Dans la « logique » de l’imagination dont la mémoire se fait alors l’alliée, le temps n’est plus linéaire et irréversible, mais cyclique. Ce retour fictionnel de l’être n’est pas simplement une « consolation » mais aussi une satisfaction positive. L’illusion de l’anniversaire satisfait ce désir de plaisir et de bonheur constitutif de notre être en rendant présent à notre esprit ce que nous « voudrions voir effectivement » dans le réel. Si cette illusion est si agréable et joyeuse c’est qu’elle est un influx de vie qui exhausse le réel, autant dans sa guise temporelle que spatiale. Ainsi, celui qui se rend sur le lieu d’un événement marquant et se le remémore, semble voir « d’une certaine façon, quelque chose de plus » que ce qui s’y trouve. Dans le « c’est arrivé ici », l’imagination augmente le réel, lui insuffle son intense vigueur et l’esprit n’a besoin d’aucun dispositif technique, l’illusion naturelle lui suffit pour avoir accès à cette réalité augmentée. En somme, « en nous leurrant » (illudendoci), la petite illusion de l’anniversaire et de la commémoration éclaire l’être sous un jour nouveau, non celui de ce qui n’est définitivement plus mais de celui qui a été et pourrait indéfiniment être.
56Cette analyse conduit Leopardi à une réflexion générale sur le sens des « fêtes instituées, civiles et religieuses ». Sur la base de ces réflexions sur l’illusion personnelle et subjective de l’anniversaire, nous pouvons comprendre qu’avec la fête collective, il s’agit de bien plus que d’un simple divertissement. La fête, dans la mesure où elle est une commémoration, n’est pas une distraction mais une célébration du réel. Elle manifeste la « puissance d’erreur » d’un peuple, c’est-à-dire sa vigueur, sa volonté de résister au devenir anéantissant. En ce sens, elle relève de ce que Leopardi nomme une ragionevolezza, c’est-à-dire une « raisonnabilité » qui n’a rien à voir avec la rationalité mortifère de la raison mais émane de la nature en tant que puissance de vie. La fête ne peut provenir que de la raison naturelle et c’est en cela qu’elle est aussi « douce » qu’« illusoire ».
Notes de bas de page
1 De même que « les voyageurs habitués à toujours changer d’endroit, d’affaires, de compagnie, accoutumés à une continuelle nouveauté désirent à n’en pas douter au bout d’un certain temps une vie uniforme, précisément pour changer (appunto per variare), en passant de la continuelle variété à l’uniformité. »
2 In. Études léopardiennes, traduction Monique Baccelli, Paris, Allia, 1994, p. 98-109.
3 Leopardi e le sue due ideologie, Firenze, Sansoni, 1935.
4 Ce n’est peut-être pas un hasard si Adriano Tilgher choisit le plaisir comme premier chapitre, pour entrer dans la « filosofia di Leopardi ».
5 Il lui accorde même parfois la distinction d’une majuscule : « Teoria del piacere », [4128].
6 Cette équivalence entre « piacere » et « felicità » est aussi coûteuse qu’importante. Il y a un hédonisme chez Leopardi si l’on entend par là une pensée qui fait du plaisir la vérité du bonheur. Dans la morale, l’art du bonheur que développe Leopardi s’identifie avec la recherche du plaisir.
7 Dans cette pensée du 13 juillet, Leopardi insiste sur cette dimension en soulignant l’article : « tout désir est désir du plaisir », « notre âme aime substantiellement le plaisir ».
8 Schefer traduit par « sur un mode excluant le réel ».
9 « Le leurre que les représentations des sens occasionnent à l’entendement (praestigiae) peut-être soit naturel, soit artificiel ; il est ou bien mirage (illusio) ou bien tromperie (fraus). Le leurre qui sur le témoignage des yeux contraint de tenir pour réel ce dont l’entendement démontre l’impossibilité, c’est l’apparition (praestigiae). Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas ». Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1965, § 13, p. 51.
10 Nous ne retrouvons pas la distinction rousseauiste, établie dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, entre amour de soi et amour propre. Leopardi nomme indifféremment « amor proprio » ou « amor di se stesso » ce que Rousseau entend par « amour de soi » (le sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa conservation), et emploie « egoismo » pour désigner l’« amour-propre » en tant que sentiment « factice, relatif et né dans la société ».
11 La Filosofia di Leopardi, Bologna, Massimiliano Boni, 1985, p. 41.
12 Schefer traduit « soprabbonda » par « qui le dépasse ».
13 La Filosofia di Leopardi, op. cit., p. 43.
14 Ibid., p. 45.
15 Ce dernier terme (le plus poétique, au sens où Leopardi entend ce terme, à savoir indéfini) est présent dans les Operette morali, non dans le Zibaldone. On le retrouve à plusieurs reprises dans l’Histoire du genre humain où il est question de ces « larves » merveilleuses, étonnantes et raffinées que Jupiter accorde à l’humanité pour lui redonner le désir de vivre : meravigliose larve, stupende larve, speciosissime larve.
16 Op. cit., p. 33-34.
17 La Science nouvelle, traduction par Alain Pons, Paris, Fayard, 2001, p. 158. Voir aussi Montaigne reprenant, dans l’apologie de Raymond de Sebond, la formule de Lucain (Pharsale, I, 486) : « Quod finxere, timent » (« Ce qu’ils ont représenté, ils le craignent »), Essais, Paris, Seuil, 1967, p. 220.
18 De là toute l’ambiguïté de la « philosophie » léopardienne de l’illusion. Si la philosophie est l’exercice de la raison qui prend la forme nécessaire du système, comment pourra-t-elle rendre compte de ces réalités aussi chimériques qu’effectives que sont les illusions ? En maintenant une forme d’« indéfinition », de flou que l’on retrouve dans l’écriture même des pensées. Leopardi multiplie les « mots » de l’illusion, fait varier, comme nous l’avons vu, son lexique (leurre, ombre, larve, rêve, chimère) et se refuse à toute liste exhaustive de ses manifestations comme s’il voulait déjouer la mainmise de la raison sur les productions de l’imagination.
19 La traduction de Schefer est la suivante : « l’imagination est ce qui nous incite toujours à aller au-delà des sens » (l’immaginazione spinge sempre verso quello che non cade sotto i sensi).
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