Chapitre III. La philosophie
p. 57-68
Texte intégral
1Nous avons indiqué en introduction les coordonnées principales qui permettaient de situer le système léopardien dans l’histoire de la philosophie : pessimisme, scepticisme, matérialisme. Les propositions sur lesquelles il se fonde – tout est mal, tout est relatif, tout est matière – n’expriment pas une pensée de l’indifférenciation (« si le néant est fondement alors tout est semblable à tout, toutes les choses se valent, tout est indifférent, etc. »). La philosophie de Leopardi, telle qu’elle apparaît dans le Zibaldone, est, au contraire et de part en part, une hétérogénèse : production et multiplication de différences. Il s’agit de montrer en quoi cette hétérogénèse se vérifie à l’occasion de sa conception de la philosophie, de sa philosophie de la philosophie. On y rencontre ici aussi le motif de la contradiction : tantôt Leopardi conçoit la philosophie comme une activité ignoble et funeste de l’esprit, tantôt comme le sommet de sa noblesse. C’est qu’il n’y a pas pour lui d’essence unique, ni même de dualité, mais seulement des formes singulières d’existence de la philosophie. Toute une échelle, une gradation, ou un scintillement de cristaux. La philosophie est, certes, au sens général, exercice discursif de la raison, mais de quelle raison s’agit-il ? De la raison naturelle ? De la raison pure ? De quel degré intermédiaire ? Notre parcours se stabilisera autour de cinq points : la philosophie définie comme « scélératesse raisonnée », comme « destruction », la « demi-philosophie », la fausse perfection de la philosophie de la raison pure et, enfin, sa perfection réelle sous la forme de l’« ultraphilosophie ».
Une « doctrine de la scélératesse raisonnée »
2Leopardi définit tout d’abord la philosophie comme « doctrine de la scélératesse raisonnée » dans la pensée de la page [125], datée du 16 juin 1820. Le scélérat n’est pas tant, pour Leopardi, celui qui commet un crime que celui qui est incapable de toute vertu. C’est l’homme de la petitesse morale, des actions mesquines et sans grandeur, celui qui a complètement étouffé en lui la voix de la nature. La scélératesse s’identifie avec l’égoïsme de l’homme dont l’amour de soi n’a pas assez d’amplitude pour trouver dans le bien de l’autre la condition de son bonheur. Il se réduit donc à une recherche stricte du bien propre, dans l’indifférence du bien de l’autre, voire dans la recherche positive de son mal.
3Comment la philosophie peut-elle faire de l’homme un scélérat ? C’est que celle-ci est l’« amie » [911] de la raison, ou encore son ombre : elle ne fait « presque qu’un avec elle ». La philosophie consiste fondamentalement en l’exercice de la raison, dans le plein déploiement de ses forces. Elle sera par conséquent, comme la raison dont elle procède, l’« ennemie mortelle » de la nature. La philosophie est une violence faite à la nature. En cherchant le vrai, elle perce à jour ce que la nature s’est efforcée de cacher « sous un profond mystère ». Cet arcane, c’est celui de la « fatale et sensible évidence » [141] du néant de toutes choses. La raison philosophique dissipe la substantialité des vertus et révèle leur nature de « purs fantasmes » et de « substances imaginaires ». Les vertus telles la justice, la magnanimité, la gloire, sont révélées, en dépit de tous les obstacles placés par la nature pour empêcher cette découverte, dans leur essence, à savoir comme des illusions de l’imagination. Aussi vigoureuses soient-elles, ces illusions ne peuvent subsister dans l’esprit de celui qui a saisi la vérité du néant comme principe. C’est ainsi que, d’un point de vue pratique, la philosophie peut conduire l’homme à la « scélératesse raisonnée », c’est-à-dire à l’action mesquine et sans grandeur. La formulation exacte de Leopardi est la suivante : « Une philosophie indépendante de la religion n’est en substance qu’une doctrine de la scélératesse raisonnée ». Leopardi précise aussitôt qu’il ne s’agit pas de l’apologie d’une religion en particulier mais de la religion en général, en tant que morale. Quel que soit son contenu doctrinal, la religion, tant qu’elle demeure une émanation de la nature, est une instance qui pourvoit aux illusions vigoureuses et nécessaires à l’existence individuelle et collective (« l’homme ne vit que de religion ou d’illusions », [216]). Elle est, au même titre que la nature, une « source de vertus » [911]) en sorte qu’il n’existe pas, pour Leopardi, de différence substantielle entre les vertus cardinales antiques et les vertus théologales du christianisme. Il s’agit avant tout de puissances d’action que dissipe la raison philosophique. Certes, la philosophie peut accepter la vérité révélée mais seulement si elle s’abolit comme savoir rationnel en se mettant au service de la foi et de ses nouveaux arcanes (dans la pensée de la page [1627], Leopardi évoque ces deux dogmes directement contraires au principe de la raison que sont « le mystère de la Trinité et l’Eucharistie »). Ce faisant, elle regagne avec la religion sa grandeur et sa puissance d’action mais se nie dans son essence. La raison ne saurait être compatible avec quelque vertu que ce soit car l’une tend – à travers l’analyse, le calcul et la temporisation – au néant, quand l’autre procède de l’élan vigoureux et spontané de la nature, c’est-à-dire de l’être en tant qu’être. L’altruisme est aussi fondé en nature que l’égoïsme l’est en raison. La scélératesse est par conséquent une attitude morale de repli sur soi tout aussi rationnelle qu’abjecte. La noblesse n’appartient pas, chez Leopardi, à la raison. Du moins pas à la raison pure en tant qu’elle découvre et détruit les illusions naturelles de l’imagination. La philosophie ne peut conduire à l’action vertueuse que si elle consent, d’une manière ou d’une autre, à une difficile alliance de la raison qu’elle déploie nécessairement avec son autre et son ennemie qu’est la nature. La raison pure veut le néant et le fait advenir, c’est là son nihilisme. Le scélérat n’est rien d’autre que l’homme qui applique à la lettre le « Tout est néant ». La problématique de Leopardi sera donc de former une conception de la philosophie qui rende impossible cette application littérale. La philosophie ne peut être exercice de la raison pure mais déploiement conjoint des forces de la raison et de la nature.
Le « vrai mode de philosopher »
4La journée d’écriture du 21 mai 1823 est consacrée à trois pensées qui s’articulent autour de la même idée : la philosophie est un exercice de « destruction » (distruzione, [2708]), de « dépouillement » (spogliare), de « retranchement » (togliere). La connaissance du vrai est avant tout la connaissance de la fausseté d’une idée, d’une proposition, d’un système et les « grands progrès » de l’esprit humain consistent essentiellement dans la reconnaissance de ses erreurs passées. En sorte que ce que nous nommons les « grandes découvertes » [2706] ou les « grandes vérités » grandi verità de l’esprit devraient être nommées plus à propos la découverte de ses « grandes erreurs ».
5Leopardi ne cesse d’affirmer, au long des pages du Zibaldone, la supériorité des anciens sur les modernes mais s’il y a un point sur lequel le rapport s’inverse, c’est bien celui de la philosophie. La philosophie moderne est supérieure à la philosophie ancienne dans la mesure où celle-ci était tout entière tendue vers la fiction, quand celle-là tend à la destruction (rationnellement légitime) de ces fictions. Les philosophies anciennes voulaient « enseigner » et « construire » [2709]. S’il arrivait que l’une d’entre elles détruise une conception préexistante, « il n’était pourtant personne qui ne considérât comme étant de son devoir et de son intérêt d’y substituer quelque chose ». Les philosophies modernes se distinguent à l’inverse par leur capacité à « démystifier » (disingannare) et à « démolir » (atterrare). Ce disingannare renvoie à l’activité destructrice de la raison qui dissipe les erreurs, leurres et illusions de l’esprit humain et Leopardi ne fait rien d’autre que de formuler dans les termes de sa pensée ce que la philosophie classique nomme, avec Spinoza, l’emendatio intellectus. La philosophie consiste en un amendement ou une réforme de l’intellect qui passe par une purification de l’esprit des préconceptions, des certitudes et des erreurs natives dont il se trouve encombré. Leopardi mentionne dans ces pages [2706-2712] trois exemples de philosophes modernes qui ont mis en œuvre une telle réforme : Descartes et Locke pour la science de l’esprit ; Newton pour la science de la nature. La principale découverte de Locke fut la « fausseté des idées innées » (falsità delle idee innate, [2708]), Descartes « détruisit » les erreurs des péripatéticiens et Newton celles de la physique médiévale. Lorsque Leopardi affirme que le « grand génie » de ces philosophes repose tout entier dans leur capacité de destruction, son éloge n’est ni ironique ni paradoxal. Il ne conçoit pas la philosophie sur le mode d’un travail qui consisterait d’abord en une phase fondamentale de destruction et à laquelle succéderait l’édification positive d’un système. C’est le système lui-même qui consiste tout entier dans la destruction point par point du système précédent. La positivité de la philosophie moderne est sa négativité. La destruction n’est pas un effet accidentel de l’exercice philosophique de la raison mais son essence même. Plus la raison détruit et plus elle accomplit la perfection de son essence : « tel est le véritable mode de philosopher, non pas, comme je l’ai dit parce que la faiblesse de notre intellect nous empêche de trouver le vrai positif, mais parce que la connaissance du vrai n’est pas autre chose que se débarrasser des erreurs ». La destruction, le dépouillement, le retranchement sont le « véritable mode de philosopher » (vero modo di filosofare). Il n’en est pas d’autre parce qu’il n’y a pas de « vrai positif ». La vérité est toujours négation dans son contenu, quand bien même elle apparaîtrait comme affirmation dans sa forme. Cette proposition est si homogène au système léopardien qu’on peut aisément l’appliquer à l’une de ses « vérités » fondamentales, à savoir la découverte du néant comme principe. Il est évident que le néant en question ne peut être « principe » sur le même mode que le principe de raison suffisante. Il n’est pas une positivité réelle, un être substantiel, mais une destruction du principe de raison qui prend la forme de la triple négation. Affirmer que « le néant est le principe des choses et de Dieu même » ne revient donc pas à affirmer une vérité positive mais une négation, à savoir que le principe de raison n’est pas (ou « est » une erreur). Et plus précisément, une triple négation : il n’y a pas de principe de raison déterminante parce qu’il n’y a pas de raison absolue pour qu’une chose ne puisse pas ne pas exister.
6Prise indépendamment du reste du système, la formulation léopardienne d’un vrai mode de philosopher peut prêter à confusion. Est-ce à dire que la philosophie antique est un faux mode de philosopher ? Encore une fois, ces déterminations de fausseté et de vérité sont relatives. Il est certain qu’il existe une différence majeure et spécifique entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne. Il s’agit avant tout d’une différence de méthode que Leopardi rappelle à la page [2711] : la philosophie ancienne se livre « à la spéculation et à l’imagination » tandis que la philosophie moderne procède plutôt de l’observation et de l’expérience. La première est donc plus proche de la nature, plus vigoureuse et, d’une certaine manière plus poétique. Elle sera plus encline à créer et produire, en somme à se tenir du côté de l’être, que la philosophie moderne qui, en observant et en expérimentant, découvre l’erreur et le néant de conceptions considérées auparavant comme certaines et substantielles (« toutes les découvertes qui se fondent sur la pure observation du réel n’aboutissent généralement qu’à nous convaincre de nos erreurs », [2711-2712]). Mais il est tout aussi certain que la philosophie ancienne constituait elle aussi une forme de vérité plus rationnelle et moins poétique que la connaissance naturelle délivrée dans le mythe. La philosophie ancienne détruisit d’une certaine manière la sagesse mythologique et fut elle aussi un « vrai mode de philosopher ». De même, la philosophie moderne ne constitue nullement un aboutissement. S’il y a indéniablement l’idée d’un travail du négatif dans la conception léopardienne de la philosophie, celui-ci ne saurait déboucher sur l’apparition d’un système clos et définitif, qui serait la manifestation absolue du vrai mode de philosopher. Premièrement parce que les erreurs peuvent survivre à la ruine de leur principe : ainsi Leopardi montre que les conséquences de la philosophie de Locke n’ont pas été tirées (de la destruction des idées innées procède la destruction de Dieu, conséquence qu’il évoque lui-même à la fin de la pensée du 18 juillet 1821). Deuxièmement parce que le système qui vient remplacer l’ancien système est lui-même une erreur. Newton prétendait dans le scolie général ajouté à la seconde édition des Principia mathematica « ne pas forger d’hypothèse » (hypotheses non fingo) mais, comme le souligne Leopardi, son « système positif vacille déjà dans les écoles » et ne peut apparaître lui aussi que comme une « hypothèse et une fable » [2709]). En sorte que toute vérité positive n’est « positive » que dans la mesure où elle est provisoire et « vérité » dans la mesure où elle est négative et destructrice d’une erreur précédente. Ainsi la philosophie moderne est-elle un « vrai » mode de philosopher par rapport à la philosophie antique qu’elle abolit, mais les systèmes qu’elle instaure ne tarderont pas eux-mêmes à être abolis par les progrès de la raison – non parce qu’ils lui seraient contraires, mais précisément parce qu’ils en procèdent.
La « demi-philosophie »
7Ce qui intéresse avant tout Leopardi dans sa réflexion sur la philosophie est le rapport entre sa dimension théorique et sa dimension pratique. Sur ce point, son jugement est sans équivoque : plus la philosophie est parfaite, plus elle tend à l’indifférence et à l’inaction : « la philosophie complète est rigoureusement inopérante et un peuple de parfaits philosophes serait incapable d’agir » [520]. Par « parfaite » et « complète », il faut entendre son approfondissement théorique qui correspond au plein déploiement des forces de la raison. Plus la raison se développe et plus la philosophie se perfectionne. Le problème étant que la raison n’est pas une puissance de vie pour Leopardi mais, à mesure qu’elle s’écarte de sa guise naturelle, une pente vers la destruction et la mort. La raison est puissante dans la mesure où c’est elle qui permet au philosophe d’accéder au vrai, mais cette connaissance est en même temps une sagesse désespérante et « funeste » [103]) dans la mesure où le contenu de la vérité qu’elle met au jour s’identifie avec la fatale et sensible évidence du néant de toutes choses. Lorsqu’elle atteint sont plus haut degré de pureté, et donc de perfection, elle conduit aux manifestations extrêmes du suicide, de la barbarie et de la folie. Dans ses manifestations les plus courantes et à l’échelle d’un peuple, elle conduit soit, comme on l’a vu – en l’absence de toute religion ou de toute illusion –, à l’anéantissement de la vertu et à la scélératesse généralisée, soit, comme l’expose la pensée des pages [520-522], datée du 17 janvier 1821, à l’inaction. En détruisant les illusions vitales, la philosophie détruit en même temps les seules puissances en mesure de mettre en branle l’action humaine. La philosophie ne peut « déterminer » aucune révolution, aucune conquête, bref aucun mouvement, aucune entreprise, qu’elle soit « publique ou privée ». Comment expliquer alors qu’en dépit du développement de la raison l’action puisse encore exister ? La réponse de Leopardi est la suivante : c’est que la philosophie n’atteint jamais (ou n’a, de fait, pas encore atteint) cet état de perfection théorique qui conduirait l’espèce humaine à un anéantissement total. Entre les degrés extrêmes de l’absence totale de philosophie (l’état naturel d’ignorance du vrai correspondant à un état de parfait bonheur : « l’une des vérités fondamentales du système de la nature est que l’erreur et l’ignorance sont nécessaires au bonheur, parce que l’erreur et l’ignorance sont voulues, dictées et puissamment instituées par la nature » [332-333]) et de la philosophie parfaitement autonome de la raison pure, il existe une forme de philosophie intermédiaire qui rend encore possible l’action : ce que Leopardi nomme la « demi-philosophie » (mezza filosofia, [2245]) ou philosophie « imparfaite ». Cette imperfection n’est pas son défaut. Elle est imparfaite relativement à un état plus achevé de la raison qui saisirait en elle son caractère fondamentalement illusoire. La philosophie n’est compatible avec l’action que lorsqu’elle est demi-philosophie, c’est-à-dire quand elle n’est « ni pure vérité, ni pure raison » (non è pura verità, nè ragione, [520]) mais « mère de l’erreur » et erreur elle-même. Pour Leopardi, le paradigme de la puissance d’action de la demi-philosophie se trouve dans la Révolution française, qu’il évoque brièvement dans cette pensée du 17 janvier 1821 et à laquelle il consacre un développement plus approfondi dans la pensée du 21 mai 1821. La Révolution française constitue en effet une « sorte de renaissance » pour l’Europe. « Renaissance » parce qu’elle a succédé à une période de barbarie en rapprochant l’homme « de la source unique de civilisation » qu’est la nature et parce qu’elle a su mettre en mouvement de « grandes et fortes passions ». Mais seulement une « sorte » – et l’éloge léopardien de la demi-philosophie s’achève là – de renaissance dans la mesure où la vie qu’elle a rendu aux nations d’Europe « défuntes » n’est qu’un « léger souffle », une « lointaine apparence de vie ». La République moderne n’est comparable qu’en apparence à la démocratie grecque ou à la république romaine. Celles-ci procèdent véritablement de la nature et sont tout innervées des illusions naturelles de l’imagination (vertu, héroïsme, gloire, etc.) tandis que celle-là demeure le fruit de la raison. L’échec de la Révolution française est inscrit dans son origine et compris dans son principe même de déploiement. Sa petitesse et sa faiblesse portent le sceau indéfectible de la raison et la renaissance qu’elle suscite est aussi réelle que relative, aussi tangible que « sans vigueur ». La demi-philosophie est bien une puissance de civilisation mais nécessairement incertaine, une puissance insuffisante et fragile qui tend à s’abolir en raison du fondement même qui la rend possible. Elle ne tarde pas à devenir « philosophie parfaite » (filosofia perfetta), c’est-à-dire rigueur absolue et catégorique de la raison qui n’est rien d’autre que la « mère de la barbarie » et trouve sa vérité dans la Terreur. Ainsi la demi-philosophie n’est qu’un pis-aller, un moindre mal momentané et un sursaut de la nature dans l’histoire humaine. Les « erreurs » de la demi-philosophie, les illusions hybrides de nature et de raison qui l’animent servent de « remède » à des erreurs plus « contraires à la vie » (anti-vitali), comme la république moderne constitue un remède tout relatif à la barbarie de la monarchie absolue :
En effet, la demi-philosophie est le ressort de nos pauvres mouvements populaires d’aujourd’hui. Triste ressort qui, même s’il n’est pas parfaitement rationnel et constitue une erreur, n’a pas son fondement dans la nature, comme les erreurs et les ressorts à l’œuvre dans la vie des anciens, des enfants ou des sauvages, etc., mais bien plutôt dans la raison, dans le savoir, dans des croyances ou des connaissances non-naturelles et même contraires à la nature : la demi-philosophie est plutôt imparfaitement rationnelle et vraie, qu’irrationnelle et fausse.
8La pensée léopardienne et sa philosophie de la philosophie, sont traversées par l’idée de l’irréversibilité et de l’inéluctabilité du déploiement de la raison. La demi-philosophie ne reste jamais longtemps une moitié de connaissance. Elle tend invariablement à se développer, à progresser, à se « perfectionner » en accroissant ses forces et en devenant raison pure. Plus elle incline vers celle-ci et plus elle tend « à la mort, à la destruction et à l’inaction ». Tout retour à la nature première est impossible dès lors que celle-ci s’est trouvée altérée par les « progrès » de la civilisation et tout bouleversement résultant d’un principe philosophique ne peut avoir qu’une action éphémère. La demi-philosophie n’est pas le propre de la raison moderne mais existait déjà chez les anciens comme remède à la corruption de la république. C’est elle qui « maintenait ou éveillait le patriotisme » chez Caton, Cicéron, Tacite, Lucain, etc. Nul n’ignore, conclut Leopardi, « ce que donnèrent plus tard les progrès et le perfectionnement de la philosophie chez les Romains ». La corruption, la décadence et la parfaite barbarie constituent les seuls fruits de la philosophie dès lors que celle-ci s’éloigne de la nature et consacre ses forces à la perfection exclusive de la raison. De là deux possibilités : soit reconnaître avec Éléandre, ce personnage des Operette Morali, que « la philosophie est inutile », qu’il faut, de toute urgence, « l’extirper de ce monde » ; soit concevoir la philosophie sur un autre mode que celui du perfectionnement de la raison pure. Ce à quoi s’attache Leopardi dans les pensées du 4 octobre 1821, dans lesquelles il examine les rapports entre imagination et intellect, nature et raison, poésie et philosophie.
Le « véritable et parfait philosophe »
9C’est dans la pensée des pages [1833-1840], datée du 4 octobre 1821 que Leopardi donne le portrait du « véritable et parfait philosophe » (vero e perfetto filosofo). Il n’est pas celui qui enseigne une doctrine de la scélératesse raisonnée [125], ni celui qui se restreint à une demi-philosophie redonnant une apparence de vie à un peuple [520], ni même celui dont la tâche est de détruire les erreurs préexistantes [2705-2712]. Le déploiement indéfini des forces de la raison ne constitue pas la véritable perfection de la philosophie mais conduit au contraire à sa plus haute imperfection qui prend la forme, sur le plan théorétique, de la folie et, sur le plan pratique, de la barbarie. L’idée de Leopardi est que la philosophie ne peut atteindre sa perfection véritable qu’en sortant d’elle-même, en cessant d’être philosophie de la raison pure et en rencontrant son autre qu’est la poésie : « un philosophe n’est pas parfait s’il n’est que philosophe, et s’il n’emploie sa vie et lui-même qu’au seul perfectionnement de sa philosophie, de sa raison, à la pure recherche du vrai qui est pourtant l’unique fin absolue du parfait philosophe ». Autrement dit, il est « indispensable » que le philosophe « soit un grand et parfait poète » (sia sommo e perfetto poeta). Que signifie cette affirmation ?
10Tout d’abord que le philosophe « parfait » (au sens de celui qui réalise l’essence du concept de philosophie) n’est pas le philosophe de la raison pure ou encore, comme le dit à de nombreuses reprises Leopardi dans cette pensée du 4 octobre 1821, de « la plus froide raison » (la più fredda ragione). Le philosophe de la plus froide raison constitue le faux modèle de la perfection philosophique, celui du déploiement maximal et exclusif des forces de la raison. Leopardi évoque à ce propos « la majorité des philosophes les plus acclamés du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui », notamment allemands et anglais. Ce qui les caractérise, ce sont la méthode et le style de la mathésis universalis : le philosophe doit calquer sa démarche sur la rigueur et l’apodicticité de cet idéal de la science que constitue les mathématiques. Le philosophe de la raison pure est ce patient, subtil et diligent dialecticien et mathématicien dont la tâche est essentiellement de définir, analyser et calculer. En quoi ceci ne constituerait pas une perfection de la philosophie ? Pour Leopardi, le risque de la mathésis universalis consiste en ce qu’il appelle une dépoétisation de l’esprit. Le philosophe de la plus froide raison est celui qui a complètement délaissé la qualité ou l’aspect poétique des choses : habitué « à ne pas lire, ne pas penser, à ne considérer et à n’étudier que la philosophie, la dialectique, la métaphysique, les analyses et les mathématiques », à « abstraire totalement » (astrarre totalmente) sa réflexion du « système du beau », à « établir [sa] profession à mille lieues de tout ce qui touche à l’imagination et au sentiment », il a complètement « dépoétisé » (spoeti-cizzato) son esprit. La dépoétisation est une désaccoutumance de l’esprit à cette dimension fondamentale de l’existence que Leopardi nomme le « poétique ».
11Faut-il donc que le philosophe se mette à fréquenter les poètes et à écrire lui-même de la poésie pour devenir « véritable et parfait » ? Ce n’est pas ce que dit Leopardi et sa condamnation de la dépoétisation de l’esprit par la mathésis universalis n’est pas assimilable à un éloge plat de l’utilité ou de la nécessité des humanités pour le philosophe. Repoétiser l’esprit ne signifie pas revenir à la poésie mais connaître le « poétique » dans la nature. Par « poétique », Leopardi entend ce qu’il appelle encore dans cette pensée « l’immense système du beau » (immenso sistema del bello) c’est-à-dire cet ensemble de réalités qui ne sont pas le fait de la raison pure : les passions fortes et variées, la disposition pour l’enthousiasme, le sentiment, l’imagination, les illusions qui en procèdent ainsi que leurs effets. Le « beau » et le « poétique » dont parle Leopardi dépassent donc le cadre étroit des beaux-arts et de la poésie, ou de ce que l’on pourrait nommer une esthétique. Le système du beau au sens léopardien inclut toute chose (corps, discours, œuvre, événement) qui manifeste la grandeur, la vie et la variété de la nature : les conquêtes d’Alexandre font autant partie de ce système que la Jérusalem délivrée, une oraison éloquente ou un corps aux proportions harmonieuses. Leur beauté n’est pas esthétique et ne procède pas du jugement de goût mais de leur degré d’adéquation avec la norme immanente de la nature, en sorte que dans cette pensée des pages [1833-1840], « système du beau » et « système de la nature » en viennent à s’identifier. Le beau et le poétique sont des guises de la nature, les noms que l’on peut attribuer à l’ordre naturel en tant qu’il compose un agencement harmonique.
12Le philosophe de la raison pure qui délaisse le poétique et le système du beau n’est donc pas un parfait philosophe pour Leopardi mais « une moitié de philosophe » (filosofo dimezzato). Philosophe pourfendu, diminué, comme le vicomte de Calvino, sa connaissance du système de la nature est incomplète dans la mesure où elle ne porte que sur ce qu’il comporte de rationnel. Une moitié de connaissance du réel ne saurait permettre de mener à bien la « pure recherche du vrai » qui constitue la perfection même de la philosophie. Mais la terminologie de Leopardi dans cette pensée n’est pas sans prêter à confusion. Il parle, à propos de ce système du beau ignoré par le philosophe qui a dépoétisé son esprit, de « partie de la nature » (parte della natura), ce qui peut suggérer que ce système est un élément potentiellement séparable et indépendant du reste du système de la nature. La comparaison mécaniste qui apparaît aux pages [1837-1838] renforce cette impression :
Décomposez une machine très complexe, ôte-lui la plupart de ses rouages et mettez-les de côté sans plus y penser ; puis recomposez la machine, mettez vous à raisonner sur ses propriétés, ses moyens, ses effets : tous vos raisonnements seront faux, car la machine n’est plus ce qu’elle était, les effets ne sont pas ceux qui devraient se produire, les moyens ont changé, se sont affaiblis ou sont devenus inutiles ; vous vous creusez la cervelle sur ce composé, vous vous efforcerez d’expliquer les effets de cette moitié de machine comme si elle était entière ; vous examinerez minutieusement tous les rouages qui la composent encore et vous attribuerez à tel ou tel rouage un effet que la machine ne produit plus et que vous aviez observé en fonction des rouages que vous avez ôtés, etc., etc. Voilà ce qui arrive dans le système de la nature une fois que le mécanisme du beau en a été ôté et détaché radicalement, mécanisme qui était connaturel et assimilé [1838] à toutes les autres parties du système et à chacune d’entre elles.
13Si le système du beau, le « poétique » est seulement un « rouage » du système de la nature, on voit mal ce qui empêcherait le philosophe de la froide raison d’exercer sa capacité rationnelle de définition, d’analyse et de calcul sur lui. De fait, l’analyse cartésienne des passions de l’âme et, plus encore, le troisième livre de l’Éthique ne constituent-ils pas des exemples frappants de mathésis appliquée à ce que Leopardi nomme le poétique de la nature ? À strictement parler, le vaste système du beau, le domaine des passions, de l’enthousiasme, de l’imagination, des grandes et des petites illusions n’est pas une partie, un rouage amovible du système de la nature. Il en constitue plutôt une « qualité », un « aspect » et même un « mode d’être » (modo di essere). En sorte que celui qui ignore le poétique de la nature n’en ignore pas « une très grande part » mais « ne la connaît absolument pas » (non conosce assolutamente la natura). On retrouve dans cette pensée l’accent des pages [945-950] et [1089-1090] qui exposaient la conception léopardienne du système. Les deux erreurs que peut commettre le philosophe sont les suivantes : considérer que la philosophie peut se passer d’un système (le système est le « mode d’être » de la rationalité) et ignorer que la nature fait-elle même système (le système est le « mode d’être » des choses). Cette pensée du 4 octobre 1821 signale une troisième erreur : ignorer que le système de la nature est poétique, c’est-à-dire qu’il n’est pas primordialement et totalement rationnel. Manquer le beau ou le poétique de la nature ne revient pas à oublier ou écarter volontairement une partie ou une moitié de la nature mais son mode d’être, en sorte que le philosophe de la froide raison qui l’ignore ne se tient pas à mi-chemin du vrai mais fait carrément fausse route. Moins vicomte pourfendu, tout bien considéré, que chevalier inexistant, le philosophe de la raison pure qui a « perdu l’habitude de ce qui est beau et ardent », c’est-à-dire qui a commis l’erreur de dépoétiser son esprit au profit d’un empire total de la raison, « se [trompe] à chaque fois grossièrement en raisonnant avec la plus exquise exactitude ». C’est précisément pour un tel type de philosophe que le beau et le poétique peuvent apparaître comme des parties ou des rouages du système de la nature, éléments amovibles et négligeables dont il pourrait faire l’économie ou auxquels il pourrait, au mieux, réserver un traitement séparé dans une esthétique. Dans une telle perspective, en effet, le poétique se réduit à la poésie comme discours de fable qui offusque la rationalité, loin du sérieux du calcul et de l’analyse et incompatible avec l’esprit qui s’est purifié des leurres, des idoles et des illusions de l’imagination.
14Le propos de Leopardi est tout différent. Le véritable et parfait philosophe ne se penche pas sur le poétique de la nature comme sur l’une de ses parties ; il ne propose pas plus une philosophie du beau. Son impératif est de connaître la nature et il ne peut s’y conformer qu’en épousant son mode d’être. Le grand livre de la nature n’est pas écrit en caractères mathématiques mais en vers : « dans le système effectif de la nature, le poétique est essentiellement lié au tout » (il poetico nell’effettivo sistema della natura è legato assolutamente a tutto). La nature n’est pas une mécanique finie que pourrait démonter et épuiser la raison, pour diligente et méthodique qu’elle soit. Elle est un système poétique, c’est-à-dire indéfini, imprécis, ouvert, dont la beauté est une vaghezza, un système imprévisible dans son devenir. Aucun principe de raison suffisante, aucune forme idéale, aucun modèle ou archétype préexistant ne sauraient déterminer ce devenir. Le poétique du système de la nature est son « indéfinition » (indefinizione, [1025]), c’est-à-dire à la fois son caractère indéfini et sa résistance à toute tentative de délimitation et circonscription rationnelles définitives. Il n’est pas le luxe de la nature mais ce mode d’être qui l’innerve de part en part. Le philosophe qui prétend à une connaissance de ce système doit donc être poète pour connaître le poétique de façon intrinsèque et non porter sur lui un regard extérieur : « celui qui n’a pas ou n’a jamais eu d’imagination, de sentiment, de disposition pour l’enthousiasme, pour l’héroïsme, les vives et les grandes illusions, les passions fortes et variées, qui ne connaît pas l’immense système du beau, qui ne lit ni ne ressent, ou n’a jamais lu ni ressenti les poètes, celui-là ne peut absolument pas être un grand, un vrai et parfait philosophe ». Et cependant, cette figure du philosophe-poète ne renvoie qu’en surface à la tradition romantique d’une pensée investie par le feu de la poésie. Leopardi ne propose pas dans cette pensée une variante italienne de la Schwärmerei, il apparaît plutôt comme méfiant à l’égard d’une telle attitude. Si le philosophe doit en même temps être poète ce n’est pas parce que « le cœur et la fantaisie » diraient des choses plus vraies que la froide raison mais parce qu’il doit connaître le système de la nature de l’intérieur, dans son mode d’être même. « La science de la nature n’est que la science des rapports » (la scienza delle natura non è che la scienza dei rapporti) et c’est précisément l’imagination qui constitue la faculté la plus efficace et la plus féconde pour les découvrir. C’est une présomption de la raison que de considérer qu’elle est seule à même de pouvoir connaître le système de la nature. Seule l’union de l’imagination et de l’intellect, de la philosophie et de la poésie, permet de saisir la nature comme système, c’est-à-dire comme ensemble de rapports. La raison dispose de sa puissance de décomposition, d’analyse minutieuse, que vient alimenter la hauteur de vue, le « coup d’œil » (colpo d’occhio) de l’imagination. Ce n’est pas que la nature et la raison se réconcilient dans la figure du philosophe-poète : la raison la plus froide demeure l’ennemie mortelle de la nature, mais elle fait jouer la faculté naturelle par excellence qu’est l’imagination contre la nature elle-même. Le véritable et parfait philosophe fait coexister, à leur plus haut degré d’effectivité, la raison et l’imagination ; il réalise cette alliance provisoire, difficile et contradictoire de la raison et de l’imagination : « la raison a besoin de l’imagination et des illusions qu’elle détruit ; le vrai a besoin du faux ; le substantiel de l’apparent ; la plus parfaite insensibilité de la sensibilité la plus vive ; la glace du feu ; la patience de l’impatience ; l’impuissance de la suprême puissance ; le très petit du très grand ; la géométrie et l’algèbre de la poésie ». Il y a bien une dialectique chez Leopardi mais celle-ci ne saurait déboucher sur une forme de dépassement ou de relève. La philosophie véritable est la coexistence des contraires, le philosophe fait exister la contradiction sans la surmonter et se refuse à toute confusion des genres. Le pire des écueils pour Leopardi consisterait à vouloir « raisonner en poète » : « il est tout à fait indispensable qu’un tel homme soit un grand et parfait poète, non pour raisonner en poète, mais pour examiner en raisonneur froid et calculateur ce que seul un poète enflammé peut connaître ». La philosophie doit demeurer mathésis : la définition, le calcul et l’analyse ne sont pas des formes altérées de l’exercice de la raison pour Leopardi mais constituent ses perfections propres1. L’analyse philosophique qui se veut science rigoureuse de la nature ne doit pas être une analyse « de l’imagination et du cœur » mais une analyse « de la froide raison qui entre dans les plus profonds secrets de l’une et de l’autre ». Il n’y a pas d’éloge de la Schwärmerei chez Leopardi car le vrai demeure le privilège de la raison : jamais l’ardeur, l’imagination ou l’enthousiasme seuls n’ont pu faire accéder le philosophe au vrai. La simple idée d’un enthousiasme de la raison est dépourvue de sens, il ne s’agit pas d’une contradiction (si c’était le cas, elle pourrait trouver une place dans le système de l’esprit) mais d’une incohérence et d’une ineptie. Il y a tout d’abord l’ardeur, l’imagination et l’enthousiasme – en somme la nature – puis la raison, qui survient, comme c’est toujours le cas dans la pensée léopardienne, après coup et comme un précieux accident. Si l’on tenait absolument à parler d’une dialectique léopardienne, il faudrait préciser qu’il s’agit d’une dialectique asymétrique, où les contraires ne jouent pas un rôle interchangeable : la nature est fondement, principe et « sujet de méditation et de spéculation » pour la raison mais la raison n’est ni fondement ni principe pour la nature. La nature peut se passer de la raison mais pas l’inverse. Cependant, il n’en demeure pas moins que dans la fragile et contingente coexistence de la poésie et de l’analyse, de l’imagination et de la raison, le philosophe trouve effectivement le vrai.
Mythologie de la raison pure et « ultraphilosophie »
15La pensée des pages [1841-1842], datée du même jour, reprend les résultats de la pensée précédente et vient les enrichir d’une nouvelle détermination, celle de la mythologie : « la raison qui ignore le système du beau, des illusions, de l’enthousiasme, etc., de tout ce qui touche à l’imagination et au cœur, est à son tour une illusion, un artifice mythologique – mais d’une très laide et très acerbe mythologie ».
16Conséquence inattendue de l’accroissement des forces de l’esprit et de son pseudo-perfectionnement par la mathésis, la raison devient son autre, à savoir imagination. Ce n’est pas pour le bien de la poésie que la raison doit faire alliance avec la nature mais pour celui de la philosophie « véritable et parfaite ». L’alliance de la définition, du calcul et de la froide analyse avec le cœur et l’imagination fait partie intégrante de la perfection réelle de la philosophie et la raison la plus parfaite n’est pas pour Leopardi la rationalité pure mais la rationalité mixte qui a la force de tenir ensemble les dimensions irrémédiablement contradictoires de l’analyse et de l’imaginaire. Le problème de la raison « la plus froide » est qu’elle se maintient dans une stase de pureté qui la préserve de la rencontre et de la lutte effective avec la nature. Ainsi elle demeure intacte et peut accroître indéfiniment ses forces sans jamais parvenir à une connaissance authentique du système de la nature. La mathésis n’est pas simplement une dépoétisation de l’esprit mais aussi une fuite devant la tâche qui l’attend. Leopardi rappelle avec insistance que le rapport entre nature et raison ne saurait être autre chose qu’un rapport d’« hostilité fondamentale » (essenziale inimicizia). Entre les deux, il n’y a pas de réconciliation, de synthèse ou de dépassement possible mais seulement un combat, or comment la raison « peut-elle combattre un ennemi qu’elle ne connaît point ? ». La nature dresse tous les obstacles possibles, notamment par le biais des illusions de l’imagination, à la connaissance du vrai et donc du néant de toutes choses ; de son côté la raison détruit ces illusions pour s’en approcher. Mais cette destruction ne peut être complète que si elle ose affronter la nature en tant que telle : « la nature, en tant que nature, est essentiellement poétique ». Le poétique n’est pas une dimension séparée ou amovible du système de la nature, la philosophie véritable et parfaite le considère comme son mode d’être tandis que la mathésis l’envisage comme un accident ou un luxe. Elle se fourvoie ainsi doublement : non seulement sur l’essence de la nature, mais aussi sur celle de la raison. Le songe de la mathésis est celui d’une raison pure, indépendante et autonome par rapport à la nature, qui surgirait tout armée de l’esprit, telle Minerve sortant du crâne de Jupiter. En vérité, la raison procède de la nature, elle lui est « postérieure », elle « dépend d’elle » et trouve son fondement, son existence et son mode d’être en elle. C’est tellement le cas que lorsque la raison prétend à cette autonomie et se restreint à la définition, au calcul et à l’analyse, elle se trouve aussitôt rattrapée par la nature et finit elle aussi par produire une mythologie tout aussi fausse que les anciennes mythologies de l’imagination, la beauté et la poésie en moins. Encore une fois, la philosophie qui s’efforce d’accéder au vrai ne s’ouvre pas au mode d’être poétique de la nature avec spontanéité et bienveillance mais s’y trouve contrainte. C’est cette relation de dépendance qui met la raison en demeure de connaître la nature en faisant l’épreuve du cœur, de l’illusion et du poétique. Ni parole poétique du mythos, ni discours exclusivement analytique de la mathésis, le logos authentique de la philosophie doit retourner la nature contre elle-même, user du sentiment, de l’enthousiasme et de l’imagination pour en définir, calculer et analyser les moindres ressorts. Une connaissance réelle de l’ordre naturel ne peut être une connaissance extrinsèque mais une connaissance profonde et intime de la nature par l’action conjointe de la nature et de la raison.
17Leopardi a déjà nommé ce type de connaissance, cette forme achevée de la philosophie, dans la pensée des pages [114-115], datée du 7 juin 1820. Il s’agit de l’« ultraphilosophie » : « aussi notre régénération dépend-elle de ce que l’on pourrait nommer une ultraphilosophie qui, en nous faisant connaître la totalité et l’intimité des choses, nous rapprocherait de la nature. Tel devrait être le fruit des lumières extraordinaires de notre siècle ». Ce terme ne réapparaît pas dans le reste du Zibaldone mais l’on y trouve déjà en germe l’idée d’une philosophie qui ne serait pas celle de la raison moderne, abstraitement isolée des illusions, de l’imagination et du poétique de la nature. L’ultraphilosophie est la philosophie qui sait que « la raison a besoin de l’imagination et des illusions qu’elle détruit » [1839], et ne peut trouver sa forme que dans l’alliance de la philosophie et de la poésie. L’ultraphilosophie n’est pas une philosophie du dépassement et de la transcendance, elle ne va pas outre la connaissance matérielle et sensible, comme pour adopter une position de surplomb. Elle est au contraire celle qui, posant le néant comme fondement, fait du système de la nature un plan d’immanence et vient rabattre et pulvériser l’absolu dans le plan de l’existence. Elle prend la forme d’une philosophie outrée, c’est-à-dire assumant la charge de scandale et de provocation de ses trois coordonnées : un scepticisme outré qui va jusqu’à suspendre la suspension du jugement, un matérialisme outré qui voit dans la matière pensante une évidence, et un pessimisme outré qui s’offre le luxe, après avoir affirmé que tout est mal, de se récuser ironiquement. Le nihilisme léopardien est le passage à l’ultra du scepticisme, du matérialisme et du pessimisme – leur outrance propre.
Notes de bas de page
1 De même que la poésie doit demeurer poésie. Leopardi expose dans la pensée des pages [1228-1229] l’écueil de la « poésie philosophique ». Le poème n’est pas le lieu du concept : « La belle littérature et surtout la poésie n’ont rien à voir avec la philosophie subtile, sévère et scrupuleuse, étant donné qu’elles ont pour objet le beau, autrement dit le faux, puisque le vrai (comme le veut le triste sort de l’homme) n’a jamais été beau. Or l’objet de la philosophie quelle qu’elle soit, comme de toutes les sciences, est le vrai. Et c’est pourquoi il n’est pas de vraie poésie où règne la philosophie », et « plus la poésie est philosophique, moins elle est poésie ». C’est-à-dire : plus elle relève de la raison pure et de ses termes précis, définis et rigoureusement délimités, plus elle perd son essence de parole poétique composée de mots.
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