Chapitre II. La contradiction
p. 41-56
Texte intégral
1Dire du système léopardien que son ordre est rhizomatique, qu’il s’apparente à une formation végétale de type rhizome ne suffit pas, loin s’en faut, à en épuiser le sens. Il faut encore préciser le motif qui l’innerve de part en part, à savoir celui de la contradiction. Nous allons rencontrer dans cette étude le motif de la contradiction au gré de développements spéciaux (la contradiction entre être et non-être, nature et raison, la contradiction dans la nature du vivant, dans le dogme et les effets du christianisme, dans l’idée de Dieu, dans le système social, etc.), il s’agit pour l’instant de penser la contradiction en soi. La position de Leopardi sur cette question se stabilise autour de trois propositions essentielles : tout d’abord la contradiction apparaît comme « absurde » pour le système de l’esprit comme pour le système de la nature (incompatibilité foncière avec l’idée de système comme ordre, convenance et harmonie), elle devient ensuite « palpable » (contradiction substantielle) pour s’affirmer enfin comme « terrible », c’est-à-dire comme saturant la totalité du réel.
La contradiction « absurde »
La contradiction comme motif et comme forme du système de l’esprit
2La contradiction est doublement présente dans le Zibaldone : comme motif et comme forme de la pensée.
3Comme motif, la contradiction est envisagée sous les aspects de la nature et de la raison. Premièrement, Leopardi s’attache à déceler et analyser les contradictions dans le système de la nature : il est contradictoire, par exemple, que la nature ait fait du désir du bonheur l’essence même du vivant et que ce désir ne puisse jamais être satisfait. Le malheur factuel et nécessaire d’un être dont la perfection est le bonheur est l’une des contradictions manifestes que la théorie du plaisir met en lumière dans le système de la nature humaine et des choses. Deuxièmement, c’est le motif de la contradiction du point de vue de la raison qui est envisagé, dans sa dimension logique et gnoséologique : le principe de non-contradiction. Une chose ne peut à la fois être et ne pas être : sans ce principe, tous les discours et tous les raisonnements s’effondrent. C’est la possibilité même du système philosophique qui est en jeu. Peu de pensées, autant que celle de Leopardi, se sont interrogées de façon aussi passionnée sur la validité du principe de non-contradiction. Leopardi ne le considère ni comme un principe évident, ni comme une vérité nécessaire, immuable et éternelle à laquelle la philosophie devrait souscrire aveuglément, ni comme le reliquat d’une tradition métaphysique obsolète, dont on pourrait cavalièrement prendre congé. Le principe de non-contradiction est bien plus qu’un principe logique pour Leopardi ou, s’il n’est effectivement que logique, c’est qu’il en va, avec la logique, de l’existence même. Il y a une urgence à statuer sur la validité du principe rationnel qui ordonne notre pensée et notre discours car la raison n’est jamais abstraite ni séparée de l’existence. Elle surgit dans le système de la nature et ce qui est en jeu c’est tout autant la cohérence de ce système que de celui de l’esprit.
4De la contradiction comme motif suit la nécessité pour la pensée d’en faire l’épreuve dans sa forme. De fait, Leopardi se contredit. Ces contradictions sont nombreuses, essentielles, et ne concernent pas les pensées mineures (à supposer que ce qualificatif ait un sens) du Zibaldone mais, comme on va le voir, les plus fondamentales. Par contradiction, il ne faut pas entendre une incohérence apparente, qui ne peut être attribuée qu’à une lecture précipitée et locale ainsi qu’à un refus de prendre au sérieux l’assomption léopardienne de la systématicité, mais une proposition telle qu’elle inclut deux éléments qui ne peuvent être vrais en même temps. Exemple : il peut sembler au premier abord contradictoire que Leopardi raille « la petitesse et l’impuissance de la raison » par rapport à la nature aux pages [14-15] et l’exalte aux pages [2941-2943] comme une faculté « extrêmement puissante ». Mais une analyse approfondie de cette dernière pensée montre que cette louange, non exempte d’un soupçon de sarcasme, de la raison comme puissance théorétique de vision s’accorde avec la reconnaissance de sa faiblesse dans l’ordre pratique : plus la raison se perfectionne et gagne en puissance (plus elle devient pure et autonome) et plus elle anéantit la possibilité d’action ; plus sa vision du réel est fine et pénétrante et plus elle le « rapetisse ». Il n’y a donc pas de contradiction entre la pensée des pages [14-15] et celle des pages [2941-2943] mais seulement une incohérence apparente. Il existe en revanche de véritables contradictions dans le Zibaldone et ce sont elles qu’il faut analyser.
5C’est sans doute la confusion entre incohérence superficielle et contradiction réelle qui a induit certains commentateurs à nier l’existence du système dont Leopardi exprime pourtant l’assomption. La contradiction réelle n’est pas un accident du système mais constitue son mouvement même. Ainsi Leopardi se contredit réellement lorsqu’il affirme à la page [1597] : « Dans la nature, tout est harmonie, mais surtout il n’y a en elle aucune contradiction » (Tutto nella natura è armonia, ma sopratutto niente in essa è contraddizione) puis, à la page [4099-4101], qu’il existe « dans la nature des choses mille contradictions de mille genres et de mille qualités » (nella natura delle cose mille contraddizioni in mille generi e di mille qualità). Alors combien y a-t-il de contradictions dans le système de la nature ? Aucune ou mille ? Une seule de ces réponses peut être vraie. S’il n’y en a aucune, le système de la nature est bien une harmonie, un ordre parfait où le mal n’est qu’apparent et accidentel. S’il y en a mille, sans pour autant pouvoir en déduire que le mal est substantiel, il semble que nous ayons plus affaire à une grande cacophonie qu’à une harmonie universelle. Et comment expliquer maintenant cette contradiction dans le système de l’esprit ? Si l’on observe le « principe même de notre connaissance » (principio di cognizione, [4129]) à savoir le principe de non-contradiction, une seule de ces propositions peut être vraie. Mais que faire de l’autre ? Répondre trivialement que l’opinion de Leopardi a changé entre la pensée du 31-août-1er septembre 1821 et celle du 3 juin 1824 n’explique rien et ne permet pas de déterminer la vérité et la fausseté de chacune de ces propositions. Pourquoi la seconde serait-elle vraie ? Parce qu’elle est la plus tardive ? Parce qu’elle correspond à une « maturité » de la pensée léopardienne ? Et pourquoi pas la première ? Ne pourrait-elle pas revendiquer une plus grande fidélité aux principes originaires de cette pensée ? Toutes ces questions et ces suppositions ont peu de pertinence dans la mesure où elles considèrent ces propositions comme des opinions différentes et non comme ce qu’elles sont essentiellement, à savoir des propositions contradictoires. Ces deux pensées ne diffèrent pas mais se contredisent à l’occasion du motif de la contradiction dans le système de la nature. Elles fonctionnent ensemble, au sein d’un même système de l’esprit qui n’est pas une succession arbitraire d’opinions qui viendraient se supplanter les unes les autres dans le temps, comme pourrait l’impliquer la forme du journal, mais une coexistence contradictoire de principes qui s’agencent peu à peu dans le devenir. En somme, elles sont relatives l’une à l’autre mais ce n’est plus au sens où elles entretiendraient un rapport de convenance et d’harmonie. La contradiction est un rapport de disconvenance et de dysharmonie dans le système de la nature comme dans le système de l’esprit. Le paradoxe, c’est que ces disconvenances respectives de la nature et de l’esprit coïncident ou conviennent l’une avec l’autre. La découverte de la contradiction dans la nature implique la nécessité pour l’esprit de penser la contradiction, de la faire exister en niant le principe même qui la fonde. En somme, le système léopardien qui se déploie au fil des pages du Zibaldone ne rencontre pas la contradiction comme sa limite, son échec ou son incohérence, mais il ne se borne pas non plus à la thématiser comme contenu particulier (la contradiction dans la nature, la contradiction dans la société, la contradiction dans le dogme chrétien, etc.) : il fait d’elle le principe même de son mouvement.
« Aucune contradiction dans la nature »
6La pensée des pages [1597-1598], datée du 31 août-1er septembre 1821, s’efforce de préserver le système de la nature de la contradiction :
[1597] Dans la nature, tout est harmonie, mais surtout, il n’y a en elle aucune contradiction. Il est impossible que – a fortiori chez un même individu, en un même genre d’êtres, et d’êtres parmi les plus élevés dans l’ordre naturel, comme le sont les hommes – la perfection d’une de leurs parties principales, voulue et ordonnée par la nature, nuise à celle d’une autre partie également essentielle. Or, si ce que nous appelons la perfection de notre esprit, si la civilisation actuelle avait été voulue et prévue par la nature, et si notre véritable perfection consistait en cela, alors l’absurde contradiction dont j’ai parlé se vérifierait puisqu’il est incontestable que cette prétendue perfection de l’esprit nuit au corps.
Souvenez-vous en premier lieu de ce que j’ai expliqué ailleurs : la faiblesse physique est profitable et la vigueur nuit à l’exercice et au développement des facultés mentales, surtout lorsqu’elles sont liées à la raison. Inversement, l’exercice et le développement de ces facultés nuisent au plus haut point à la vigueur et au bien-être du corps. Voilà pourquoi Celse situe l’origine des maladies et de l’affaiblissement des [1598] hommes dans les études, et chaque penseur ou chercheur en fait l’expérience sur lui-même avec la détérioration individuelle de son corps. Ce n’est pas seulement par les fatigues mais par cent mille autres choses que le développement de la raison nuit à celui du corps ; c’est avec les peines qu’il cause, les maux qu’il nous révèle et qui n’auraient jamais été des maux s’ils étaient restés inconnus, avec l’inactivité physique à laquelle il nous contraint et avec tous les beaux effets qui constituent la nature de la civilisation et de l’état actuel du monde, presque entièrement dû au développement de la raison. Si donc le développement infini de la raison constitue la perfection spécifique de l’homme, la nature, j’y reviens, est contradictoire puisque cette perfection nuit à une autre partie d’elle-même et parvient même à la détruire peu à peu, ou d’un seul coup au moyen du suicide. Ce n’est donc pas seulement la perfection d’une partie qui nuit à celle de l’autre partie, mais la perfection d’une partie, ou d’un tout, qui nuit à une autre perfection manifestement voulue par la nature.
7Cette pensée s’articule autour de la question de la contradiction entre le corps et l’esprit. Le postulat de Leopardi est que la « perfection » de l’une de ces parties nuit nécessairement à la perfection de l’autre. Ainsi, il est « incontestable » (incontrastabile) que le développement et l’accroissement de l’esprit nuisent au corps et, inversement, que le développement et l’accroissement du corps nuisent à l’esprit. Leopardi invoque le De Medicina de Celse qui voit dans les études la cause de l’affaiblissement et des maladies de l’homme, et renvoie, à l’appui de cette autorité, à l’expérience intime de « tout penseur » et de « tout chercheur ». Cette détérioration du corps, Leopardi en fit lui-même l’épreuve, dans la bibliothèque paternelle, durant les sept années de ce qu’il appela son « étude folle et désespérée ». Comme pour Pascal, Vico et Nietzsche, la petite santé du corps est, pour Leopardi – cet homme de la bibliothèque occidentale – autant le résultat que la condition de la grande santé de l’esprit. Leopardi ne se contente pas de recourir au fait mais soutient aussi la proposition selon laquelle le perfectionnement de l’esprit nuit au corps en renvoyant le lecteur à deux pensées antérieures, celle des pages [96-97] et celle de la page [115]. Cette dernière semble tout d’abord dire le contraire puisqu’elle indique que les exercices par lesquels les anciens entretenaient leur vigueur physique n’étaient pas simplement utiles à la guerre mais nécessaires à maintenir la vigueur de l’esprit. Donc le perfectionnement de l’esprit n’entre pas en contradiction avec celui du corps ? Leopardi précise : ce à quoi nuit le développement du corps, ce n’est pas à ce qu’il nomme « les facultés imaginatives » mais aux « facultés intellectuelles », c’est-à-dire à la raison. Comme tel, l’exercice physique et le développement du corps favorisent l’enthousiasme, le courage, la grandeur – en somme les illusions naturelles de l’imagination. Au contraire, le développement de la raison parasite les forces du corps et « détruit » les illusions de l’esprit. Il convertit progressivement la force vitale en peines et en maux, en sorte que la perfection de la raison, c’est-à-dire l’accomplissement de son essence, mène l’homme soit à l’inactivité, la torpeur et la catatonie, soit à une folle activité, aussi rationnelle que déraisonnable, c’est-à-dire à la barbarie et au suicide. Et Leopardi d’observer sarcastiquement : voici les « beaux effets » de la « civilisation » (civiltà, au sens d’effet de la raison). L’intuition rationnelle du néant de toutes choses n’est rendue possible qu’au prix de la stérilisation de la puissance du corps par l’esprit. La vision du néant croît, comme la fleur du genêt, dans un désert.
8Le principe de variation inverse des perfections respectives du corps et de la raison en l’homme étant établi, comment comprendre maintenant la thèse liminaire de la pensée : « Dans la nature, tout est harmonie mais surtout, il n’y a en elle aucune contradiction » ? Indépendamment du reste du texte, cette proposition n’a rien pour surprendre. Elle reprend la définition de la nature comme système déjà exposée aux pages [1089-1090]. La nature est un tout dont les parties sont relatives les unes aux autres, c’est-à-dire entretiennent un ensemble de rapports, de relations et de correspondances dont la forme générale est la convenance : « les choses et la nature sont effectivement systématiques et harmonieusement ordonnées » [1089]. On retrouve la métaphore musicale chère à Leopardi : il n’existe aucune dissonance dans la grande symphonie de la nature. Cependant, la pensée des pages [1597-1598] introduit une autre dimension essentielle, celle de la subjectivité. La nature n’est pas un piano mécanique qui se bornerait à jouer automatiquement sa mélodie mais une entité fondamentalement téléologique, bienveillante et providentielle. C’est elle qui pourvoit à la convenance et à l’harmonie des éléments qui la composent. La perfection de l’agencement des parties du système est « voulue » (voluta) et « ordonnée » (ordinata) par la nature même. Il est impossible qu’elle tolère que la perfection d’une de ses parties nuise à la perfection d’une autre. Ainsi se trouve-t-elle préservée de l’« absurde », mais néanmoins « incontestable », contradiction d’une nature humaine dont le développement de la raison nuit au corps.
9Le problème qui apparaît est donc simple : il n’y a aucune contradiction dans la nature mais la contradiction existe cependant. Que faut-il en conclure ? Que la contradiction existe en dehors du système de la nature ? Ceci serait absurde, puisque la nature humaine, quand bien même corrompue ou altérée par la raison, est comprise dans le système général de la nature. Il n’y a aucune raison de penser qu’elle constitue un empire hors d’un empire. Les principes qui la régissent (amour de soi, désir, accoutumance, etc.) sont des principes de la nature. Il ne reste plus qu’une seule réponse possible mais celle-ci exprime sans doute un embarras : la contradiction existe dans la nature mais comme n’étant pas de son fait. Elle ne lui est pas consubstantielle mais accidentelle. Elle est tout au plus une « nuisance » contingente et locale, une « tache » – pour reprendre le terme de la pensée du « Tout est mal » – au fond négligeable.
10Cette pensée des 31 août-1er septembre 1821 présente deux résultats importants. Premièrement, elle procède à une relativisation de la notion de perfection. La perfection de la raison humaine n’est pas le couronnement de sa nature mais son plus haut degré d’altération. La nature veut et ordonne le bonheur de l’homme alors que la raison le plonge dans un malheur nécessaire en lui révélant le néant de toutes choses. Il n’y a pas de vocation théorétique de l’homme et l’affirmation d’un désir naturel de connaissance est, pour Leopardi, complètement erroné : « Il est faux d’affirmer que l’homme est irrésistiblement attiré par la vérité et la connaissance » (non è niente vero, che l’uomo sia portato irresistibilmente verso la verità e la cognizione, [652]). Le perfectionnement de la raison est, à travers la détérioration du corps, violence faite à la nature. Ce processus n’est pas immédiat mais progressif et indéfini (plutôt qu’« infini » comme l’indique le texte), il se développe avec l’expérience et le temps. Plus la rationalité se perfectionne sur des modes variés (la société et la civilisation en étant les plus remarquables) et plus la contradiction s’accroît et s’amplifie. Ce qui est parfait relativement à la raison est imparfait relativement à la nature.
11Deuxièmement, et c’est une conséquence du premier résultat : la raison fait exister la contradiction dans la nature. Le système de la nature humaine et le système général de la nature ne forment pas deux ordres séparés et hermétiques. Si la contradiction apparaît sous la forme de la raison en l’homme, elle apparaît par le même mouvement dans la nature. C’est ce qu’indique Leopardi dans les dernières lignes du texte : le corps et la raison sont les parties d’un « tout » qui est l’homme, la contradiction de ces deux parties « nuit » à la perfection du tout, c’est-à-dire la rend imparfaite, la détruit. Mais l’homme à son tour, en tant que « partie », nuit à « une autre perfection » qui est celle de l’harmonie « manifestement voulue par la nature » (manifestamente voluta dalla natura). La contradiction ne peut demeurer une affaire strictement humaine. Lorsque l’homme est poussé au suicide par le malheur lié à la connaissance du néant de toutes choses, c’est bien plus que sa propre existence personnelle qui est en jeu. C’est l’être même de la nature en tant que vie qui se trouve, en lui, localement certes mais réellement, anéanti. C’est le non-être qui se trouve préféré à l’être et, l’espace d’un instant, une effroyable discordance retentit dans l’harmonie du système de la nature.
12En somme, plus cette pensée des pages [1597-1598] s’efforce de préserver ce système de la contradiction en la circonscrivant au domaine du particulier et de l’accidentel et plus elle prépare les pensées ultérieures qui feront d’elle le signe de l’« horrible mystère des choses et de l’existence universelle » [4099].
La contradiction « palpable »
« Mille contradictions de mille genres et de mille qualités »
13La pensée léopardienne continuera à défendre la conception d’un système de la nature préservé de la contradiction jusqu’à la pensée des pages [4099-4101], datée du 3 juin 1824 – année de la rédaction de la majorité des Petites œuvres morales. Cette défense est toujours aussi fragile et contradictoire. En [1597-1598], Leopardi montre l’effet incontestablement destructeur de la raison sur la vie, les affaiblissements, les maladies, les aberrations qu’elle suscite, et ne cesse pas pour autant d’affirmer qu’il n’y a aucune contradiction dans la nature. Il s’agirait juste de réviser notre jugement sur la raison : celle-ci n’est pas l’accomplissement et la perfection de notre nature mais son altération accidentelle. On retrouve une logique similaire aux pages [2337-2338], datées du 8 janvier 1822. Après une description détaillée des complications et des peines infinies qu’affrontent le « cultivateur » qui essaie de satisfaire des besoins qui « se contredisent et se nuisent réciproquement » (si contraddicono, si nocciono scambievolmente), Leopardi conclut abruptement : « Et pourtant, il nous sera certainement plus facile de compter les grains de sable de la mer que de trouver une seule contradiction dans l’une de ces choses que la nature a véritablement et manifestement rendue nécessaire ou a destinée à l’usage de l’homme ». Il faut réviser notre jugement sur le cultivateur : celui-ci semble plus proche que tout autre homme de la nature et pourtant les besoins qu’il désire satisfaire ne sont que des violences qui lui sont faites. Leurs contradictions et nuisances mutuelles ne peuvent donc lui être imputées. Il n’y a aucune contradiction dans la nature.
14Ces tentatives de préservation à toutes forces de l’harmonie de la nature cessent avec la pensée des pages [4099-4101], datées du 3 juin 1824. Leopardi ne passe pas par l’étape intermédiaire qui consisterait à reconnaître qu’il existe dans le système de la nature, en dépit de la convenance générale qui y règne, « quelques » contradictions contingentes. Le système de l’esprit fait l’épreuve de sa propre contradiction et anéantit d’un coup des certitudes déjà fragiles en passant d’une conception de la nature totalement exempte de contradictions à une nature totalement saturée par la contradiction :
On ne saurait mieux expliquer l’horrible mystère des choses et de l’existence universelle (voir mon Dialogue de la nature et d’un Islandais, en particulier à la fin) qu’en affirmant non seulement que l’extension, la portée et les forces de notre raison sont insuffisantes, et même trompeuses, mais encore que les principes mêmes qui la fondent le sont également. Par exemple, ce principe, sans lequel s’effondrent notre discours, notre raisonnement, n’importe laquelle de nos propositions, et la faculté même de les produire et d’en concevoir de véridiques, à savoir le principe selon lequel « une chose ne peut à la fois être et ne pas être », paraît absolument faux dès que l’on considère les contradictions palpables contenues dans la nature. Exister réellement et ne pouvoir en aucune manière être heureux en raison d’une incapacité innée et inséparable de l’existence, ou plutôt ne pas pouvoir ne pas être malheureux, voilà deux vérités sur l’homme et l’être vivant aussi démontrées et certaines que peut l’être une vérité selon nos principes et notre expérience. Or, l’être uni au malheur, et uni à lui de façon essentielle et nécessaire, est en soi une chose contradictoire car contraire à sa perfection, à son but, qui est le bonheur, et qui lui porte préjudice en devenant son ennemi. Chez les êtres vivants, l’existence est donc par nature en contradiction essentielle et nécessaire avec [4100] elle-même. Cette contradiction se manifeste encore dans l’essentielle imperfection de l’existence (imperfection démontrée par la nécessité du malheur, et comprise en elle) qui consiste certes à être, mais à être nécessairement de manière imparfaite, c’est-à-dire sans existence véritablement appropriée. En outre, comment se peut-il qu’une telle essence comprenne en soi une cause nécessaire, un principe de mal-être, si le mal est par nature contraire à l’essence respective des choses – ce qui suffit du reste à le définir comme le mal ? Si être malheureux n’est pas un mal pour l’être, le malheur ne sera alors pas un mal pour celui qui l’endure et ne sera pas ennemie de son objet ; ce sera même un bien, puisque tout ce qui se tient dans l’essence et la nature d’un être doit être un bien pour cet être. Qui pourrait comprendre de telles monstruosités ? Et pourtant, le malheur nécessaire des vivants ne fait aucun doute. Ainsi, suivant tous les principes de notre raison et de notre expérience, le non-être vaut absolument mieux pour les vivants que l’être. Mais cela encore, comment le comprendre ? Comment le néant et ce qui n’est pas pourrait-il valoir mieux que quelque chose ? L’amour de soi est incompatible avec le bonheur et il est la cause nécessaire de ce malheur ; s’il n’y avait pas d’amour de soi, il n’y aurait pas de malheur ; mais d’un autre côté, il ne peut y avoir de bonheur sans amour de soi, comme je l’ai montré ailleurs et l’idée du bonheur suppose l’idée et l’existence de l’amour de soi.
Au demeurant, il est généralement certain que l’on découvre dans la nature des choses mille contradictions de mille genres et de mille qualités, qui ne sont pas apparentes, mais démontrées par toutes les lumières et l’exactitude géométrique de la métaphysique et de la logique ; elles sont aussi évidentes pour nous que la vérité de la proposition selon laquelle une chose ne peut à la fois être et ne pas être. Il nous faut donc renoncer à croire à cette proposition ou à ces contradictions. Dans un cas comme dans l’autre, nous renoncerions à notre raison. Voyez une autre contradiction évidente de la nature et, si l’on peut dire, des choses physiques, [4101] notée à la p. 4087 et également dans le dialogue cité.
Le système de la contradiction existante totale
15Les pensées précédentes, notamment celles des pages [1597-1598] et [2337-2338], qui s’efforçaient d’affirmer l’harmonieuse systématicité de la nature tout en dénombrant et en détaillant paradoxalement ses contradictions immanentes, ouvraient silencieusement la voie à la révélation de l’« horrible mystère des choses et de l’existence universelle » (orribile mistero delle cose e dell’esistenza universale). En ce sens, cette pensée est moins un tournant qu’un déploiement. Elle ne marque pas une rupture avec la conception précédente de la nature au sens où elle viendrait la rendre caduque, comme s’il existait une « première » et une « seconde philosophie » de la nature chez Leopardi. Une telle distinction n’est valable que pour qui s’en tient à l’ordre strictement chronologique (c’est-à-dire naturel) du Zibaldone. Dans l’ordre philologique et ontologique (ou rationnel), ces deux conceptions coexistent, c’est-à-dire ne prennent sens qu’ensemble, comme les deux termes d’une contradiction : il n’y a aucune contradiction dans la nature et il y a mille contradictions en elle. Il ne peut y en avoir mille que parce qu’il ne peut y en avoir aucune, et aucune parce que mille. L’existence d’un tiers terme – « il existe quelques contradictions dans la nature » – est exclue. Ce qui rend possible ce déploiement, c’est la destruction sceptique du principe de non-contradiction (« une chose ne peut à la fois être et ne pas être », non può una cosa insieme essere e non essere) ou encore, ce qui revient au même, la reconnaissance de l’existence de la contradiction dans le système de l’esprit en même temps que dans le système de la nature. La pensée des 2-3 juin 1824 prend acte de la destruction de ce principe mais pas sur le mode d’une joyeuse conquête. Si la philosophie de Leopardi parvient, pour ainsi dire, si tard à l’affirmation de la saturation de la nature et de l’esprit par la contradiction, c’est qu’elle y a résisté de toutes ses forces et s’y trouve finalement contrainte. Et c’est bien compréhensible, puisque c’est la raison elle-même qui doit renoncer au principe qui la fonde. En effet, le principe de non-contradiction est le fondement de la raison. Sans lui, c’est la raison dans sa dimension de faculté générale comme dans ses productions et conceptions particulières qui « s’effondre » (cade). Qu’est-ce qui provoque cet effondrement ? La découverte dans la nature des choses de « mille contradictions de mille genres et de mille qualités ». Ces contradictions ne sont pas accidentelles mais nécessaires et « démontrées par toutes les lumières et l’exactitude géométrique de la métaphysique et de la logique ». La raison devient le lieu de l’affrontement entre deux évidences : d’une part, celle de l’existence de la contradiction dans la nature et d’autre part celle de son impossibilité dans l’esprit. Les contradictions de la nature, écrit Leopardi dans le dernier paragraphe, sont « aussi évidentes » (tanto evidenti) pour nous que « la vérité de la proposition selon laquelle une chose peut à la fois être et ne pas être » (la verità della proposizione Non può una cosa a un tempo essere e non essere). La raison se trouve acculée à un choix dont l’issue lui est nécessairement fatale : soit elle renonce au principe de non-contradiction, soit elle le conserve. Si elle y renonce, elle s’abolit elle-même en sacrifiant son propre fondement, non en faveur de la cohérence du système de la nature, mais de sa saturation par la contradiction. Soit elle conserve ce principe et le système de l’esprit préserve une cohérence factice et close sur elle-même en se posant comme l’autre absolu du système de la nature, c’est-à-dire en entrant en contradiction avec lui. Dans un cas comme dans l’autre, nous devons renoncer à la rationalité. Soit nous abolissons notre raison pour la conserver et c’est la contradiction qui triomphe immédiatement ; soit nous conservons notre raison et la contradiction triomphe médiatement, dans la position du système de l’esprit et du système de la nature comme deux totalités closes sur elles-mêmes et par conséquent irrémédiablement contradictoires. Nous touchons ici au cœur du système léopardien : la contradiction n’est pas un accident de la nature et de l’esprit. Elle n’est pas ce qui surviendrait « après » l’être comme une simple faute logique ou une faille ponctuelle. La contradiction est l’essence même du système de la nature et du système de l’esprit ou, pour être exact (et puisqu’aucune essence idéale, aucune forme, aucun modèle de la contradiction ne lui préexiste : « Tout est postérieur à l’existence »), de leur existence. L’existence est contradiction et la contradiction existe : voilà en quoi consiste l’« horrible mystère des choses et de l’existence universelle ». Le système léopardien peut être décrit comme le système de la contradiction existante totale.
Quatre formes particulières de la contradiction
16L’existence universelle n’est plus la nature au sens de ce système harmonieux où toutes les parties se trouveraient agencées à la perfection, sans « aucune contradiction ». La nature dont parle Leopardi est au contraire le lieu de contradictions innombrables et « palpables », non plus apparentes mais solides et « évidentes ». Elle est celle qui ne cesse de nous mettre devant les yeux, pour peu que se soit dissipée la clarté aveuglante du principe de non-contradiction, ces choses qui sont et, en même temps, ne sont pas. La pensée des pages [4099-4101] met en évidence la contradiction existante totale sous quatre formes : l’être-malheureux, l’imperfection nécessaire de l’existence, la sagesse de Silène, l’amour de soi.
17L’existence du malheur est en elle-même une contradiction. La simple existence d’un syntagme comme « être malheureux » constitue déjà, pour Leopardi, une contradiction in adjecto. En effet, l’être et le bonheur s’identifient dans la mesure où l’être a, dans le système de la nature, pour fin nécessaire et essentielle le bonheur. Tout être en tant qu’il est, c’est-à-dire en tant qu’il appartient au système de la nature, s’aime lui-même et désire son propre bien. Ce bien est le plaisir ou le bonheur. La perfection de l’être – l’accomplissement de son essence, sa plénitude – est l’obtention d’un bonheur infini en extension et en durée. Un être est donc dans la mesure où il est heureux ; l’intensité, la plénitude de son existence sont fonction de son bonheur. En sorte que l’on peut dire, en rigueur, d’un être malheureux qu’il n’est pas. Le malheur est moins un état affectif différent du bonheur qu’un statut ontologique contradictoire et l’on comprend maintenant que les termes « être » et « malheureux » soient inconciliables : « chez les êtres vivants, l’existence est donc par nature en contradiction essentielle et nécessaire avec elle-même » (Dunque l’essere dei viventi è in contraddizione naturale, essenziale e necessaria con se medesimo).
18Admettons maintenant que le malheur soit identique au non-être et que l’être malheureux soit une contradiction vivante, pourquoi le vivant devrait-il nécessairement être malheureux ? Leopardi explique cette seconde forme de contradiction de la façon suivante : l’imperfection n’est pas un accident de l’existence mais son essence même. Le malheur n’est pas ponctuel mais définit la tonalité originaire de l’existant. L’existence est en soi une aberration, une monstruosité, elle n’est jamais « véritablement appropriée » (vera e propria). Elle n’est jamais convenable ou plutôt : sa convenance est sa disconvenance fondamentale. Ce qui la caractérise sans doute le mieux, c’est ce défaut d’origine qui la condamne toujours à être autre que ce qu’elle est ou ce qu’elle devrait être. Cette condition n’est imputable à aucune faute, elle procède seulement du néant comme fondement. Dès lors qu’une chose est, c’est-à-dire surgit du néant de façon contingente, elle en quitte la perfection et devient imperfection nécessaire, cette « tache » ou ce « fétu » dont parlait la pensée du « Tout est mal ». Ni néant en tant que néant, ni être en tant qu’être, elle existe dans toute la précarité de sa condition hybride, écartelée entre la plénitude de l’un et la pureté de l’autre.
19La sagesse antique du mythe est confirmée par « les principes de notre raison et de notre expérience » (secondo tutti i principii della ragione ed esperienza nostra). Silène a raison : « le non-être est absolument préférable à l’être » (è meglio assoluto ai viventi il non essere che l’essere). Si l’être s’identifie nécessairement et contradictoirement avec le malheur, le néant est le seul « préférable » authentique, le seul objet rationnel du désir. Pourquoi Silène refuse-t-il d’abord, comme le raconte le mythe, de répondre à la question de Midas ? Pourquoi conserve-t-il un silence obstiné ? C’est qu’il veut préserver le roi d’une sagesse qui porte en soi la contradiction et le malheur, non pas simplement d’un point de vue logique mais aussi existentielle et pratique. La sagesse de Silène est fondamentalement toxique, elle détruit l’heureuse ignorance de celui qui se tient dans les illusions naturelles de l’imagination. Il y a ainsi trois possibilités : soit l’existant ignore la vérité du néant de toutes choses et continue à vivre sous l’effet des vigoureuses illusions de la nature (« l’être est absolument préférable à l’être »), soit il connaît cette vérité et commet, en continuant à vivre, une erreur de calcul et de jugement (« le non-être est relativement préférable à l’être mais, etc. »). Soit enfin, il connaît cette vérité et agit conformément à elle : son désir sera alors celui de s’anéantir le plus tôt possible. La sagesse de Silène fait apparaître le mystère de l’existence universelle sous un autre jour, celui de la contradiction pratique de l’être qui, devenant « son propre ennemi », désire le néant.
20Enfin, la contradiction apparaît dans le principe même du vivant, le ressort de la machine naturelle, à savoir l’amour de soi. L’amour de soi est contradiction dans la mesure où il est simultanément bonheur et malheur. En tant que principe et ressort de la machine naturelle, il est ce sans quoi ne peut « avoir lieu » (aver luogo) le bonheur. Il infuse en chaque être vivant le désir (équivalent de l’amour de soi, la distinction entre les termes n’est que nominale) du bonheur. Tout être vivant, en tant qu’il appartient au système de la nature, s’efforce de persévérer dans l’être en recherchant son propre bien qui s’identifie avec le plaisir et le bonheur. L’idée même d’un désir de malheur est privée de sens chez Leopardi. En revanche, on peut parler d’un désir malheureux, et même d’un désir toujours et nécessairement malheureux au sens où il peut être relativement satisfait mais jamais absolument comblé. Le désir rencontre dans le réel telle ou telle satisfaction ponctuelle et limitée mais jamais un véritable contentement. Ce n’est pas qu’il soit malchanceux, cela tient à une impossibilité structurelle : le désir en tant qu’il est illimité ne peut trouver dans la réalité matérielle et circonscrite un bonheur qui soit à sa hauteur. Aussi peut-on dire, si l’on veut « déplier » la contradiction, que l’amour de soi, en tant que tel, est « lieu » (luogo) nécessaire du bonheur et qu’il est, en tant que désir, « cause » (« causa ») nécessaire du malheur. Quoiqu’il en soit, il est toujours désir malheureux de bonheur et en ceci il appartient à l’« horrible mystère de l’existence universelle ».
Le Dialogue de la Nature et d’un Islandais
21Leopardi jette les bases dans cette pensée d’une nouvelle conception de la nature qui s’oppose point par point à celle de la nature conçue comme entité téléologique, providentielle et fondamentalement bienveillante. La nature universelle saturée par la contradiction ne peut plus être le système harmonieux qui veut, ordonne et prévoit le bonheur des éléments qui le composent. Cette pensée des 2-3 juin 1824 renvoie, à deux reprises, à la douzième des Operette Morali composée entre le 21 et le 30 mai de la même année : le Dialogue de la Nature et d’un Islandais.
22Ce dialogue met en scène un voyageur qui a fui la société des hommes, les rigueurs de sa terre natale et achève son périple dans les terres intérieures de l’Afrique. Il se retrouve alors nez-à-nez avec une géante, adossée à une montagne, son corps semble de pierre, ses cheveux sont d’un noir profond, son visage est « terrible et beau ». Celle-ci l’observe et, après un long moment de silence, interroge le voyageur sur son identité. L’homme répond qu’il est un « pauvre Islandais » qui a voyagé toute sa vie dans le but de « fuir la Nature » (Vo fuggendo la Natura). Bien entendu, celle qui se trouve en face de lui n’est autre que celle qu’il a fuie. S’ensuit un échange entre les deux personnages où l’Islandais prononce un long réquisitoire contre celle qu’il hait. Après avoir essuyé dans son pays la rigueur des hivers interminables, l’ardeur extrême des étés, les tempêtes épouvantables et les éruptions du mont Ekla, il se décide à partir en ayant pour seul désir de trouver une terre amène et paisible où vivre « sans offenser personne ni être offensé » et où « s’abstenant de toute jouissance, ne pas souffrir ». Mais il ne rencontre, où qu’il aille, que l’hostilité des éléments, le péril des catastrophes naturelles, le danger des animaux, la menace des maladies et parvient ainsi à l’âge « amer et funeste » de la vieillesse, « mal véritable et manifeste » sans se rappeler « avoir passé un seul jour de [son] existence sans avoir éprouvé quelque peine ». Il ajoute pour terminer son accusation : « Je me résous à conclure que tu es l’ennemie découverte des hommes, des autres animaux et de toutes tes œuvres », le « bourreau de ta propre famille, de tes propres enfants, et pour ainsi dire, de ton sang et de tes entrailles ». La Nature lui répond alors que dans « [ses] créations, [ses] ordres et [ses] opérations » (nelle fatture, negli ordini e nelle operazioni mie), la fin qu’elle se donne est tout autre que le bonheur ou le malheur des créatures. La condition des hommes lui est tout à fait indifférente : lorsqu’ils souffrent par ses effets, elle ne s’en aperçoit pas ; lorsqu’ils jouissent par ses effets, elle ne le voit pas. Enfin, elle affirme avec calme que si elle venait à anéantir leur espèce, elle ne s’en apercevrait pas plus. Et l’Islandais de protester aussitôt : « Je sais bien que tu n’as pas fait le monde au service des hommes ! » et d’avouer : « Je crois plutôt que tu l’as fait et ordonné expressément pour les tourmenter ». Le propos du voyageur est moins naïf qu’il n’y paraît, il consiste à élever la plainte légitime de la créature face au scandale du mal : la Nature affirme être indifférente aux sorts des êtres, mais cette indifférence rend inintelligible la saturation de la nature par un mal nécessaire. N’était-il pas dans le pouvoir de la Nature de faire que sa création soit, non pas favorable au bonheur de ses créatures, mais du moins exempte de tourments ? L’ultime réponse de la Nature est décisive en tant qu’elle révèle l’existence universelle de l’univers comme « ce circuit perpétuel de production et de destruction » (questo perpetuo circuito di produzione e distruzione) qui n’est autre que le devenir. La souffrance des êtres fait partie de l’économie générale de la Nature, si une seule de ses parties était « libre de souffrance » il en résulterait un « dommage » (danno) pour le tout. L’Islandais a à peine le temps d’esquisser une dernière question : si tout ce qui est détruit souffre, si ce qui détruit ne jouit pas et finit par être détruit à son tour, qui profite de la somme des malheurs de tous les éléments qui composent l’univers ? La question restera sans réponse, et le dialogue s’interrompt, dans un style tout léopardien1, brutalement. Le narrateur donne deux fins possibles aux tribulations de l’Islandais : la première est comique et voit apparaître deux lions faméliques qui trouvent tout juste la force de dévorer le pauvre voyageur (et de se tenir ainsi « en vie un jour de plus » ; la seconde est poétique : une formidable bourrasque de vent renverse l’Islandais et le recouvre sous un superbe mausolée de sable.
23La nature n’est plus un concept dans cette operetta, mais gagne un corps, un visage et une voix. Elle devient un personnage conceptuel qui contredit point par point la première conception de la nature comme système harmonieux. Elle n’est plus téléologique car elle ne se donne plus le bonheur pour fin des êtres. Mais il ne semble pas non plus qu’elle soit absolument sans fin ou, comme le dit le dialogue, sans « intention ». Cette fin est inconnaissable, elle est la part mystérieuse et arcane de l’horreur de l’existence universelle. Elle n’est plus providence mais devenir aveugle, pur jeu du devenir qui produit et détruit sans fin. Enfin, elle n’est plus cette mère bienveillante mais cette marâtre dont parle Le Genêt ou encore ce carnifex, ce bourreau qui persécute ses propres enfants et semble trahir une tout autre disposition que l’indifférence en se donnant pour fin expresse leur souffrance et leur malheur. Encore une fois, les deux conceptions de la nature chez Leopardi ne correspondent pas à des étapes séparées de sa pensée. L’une n’est pas plus authentiquement léopardienne que l’autre. Elles ne diffèrent pas mais se contredisent et, comme tel, fonctionnent dans le même agencement comme des doubles inséparables et contradictoires. La Nature-devenir constitue le déploiement de la nature-système, celle-ci la contient déjà en elle à titre de puissance. Une pensée comme celle des pages [1530-1531], qui remonte au 20 août 1821, témoigne de cette coexistence contradictoire des deux conceptions. On y retrouve la détermination de la nature comme « mère très attentionnée de toutes choses » (madre benignissima del tutto) et, en même temps, l’idée d’un « ordre naturel » (ordine naturale) comme « cycle de destruction et de reproduction » (cerchio di distruzione e riproduzione) qui préfigure sans équivoque la Nature-devenir du Dialogue de la Nature et d’un Islandais :
La Nature est mère très attentionnée de toutes choses, jusqu’aux genres et aux espèces particuliers qu’elle renferme, à l’exclusion des individus. Ceux-ci contribuent souvent à leurs dépens au bien du genre, de l’espèce ou du tout, auquel servent aussi pour leur propre malheur l’espèce et le genre lui-même. On a noté depuis longtemps que la mort est utile à la vie et que l’ordre naturel n’est qu’un cycle de destruction, de reproduction et de changements réguliers et constants quant au tout, mais non quant à ses parties.
24Il n’y a pas une, mais deux conceptions de la nature chez Leopardi. Ces deux conceptions constituent des contradictions. La nature comme système, ordre, convenance et harmonie s’oppose à la nature comme devenir, totalité indéfinie et existence universelle. Le devenir n’est pas désordre mais raison d’être de l’ordre, comme le convenir est la raison de connaître de la nature comme devenir. En somme, la nature ne contient ou n’enveloppe pas seulement des contradictions, elle existe ou se développe, se déplie tout au long du système de l’esprit, comme contradiction de ses deux sens.
La contradiction « terrible »
Le « grand mystère »
25La contradiction est « absurde » dans les pages de la pensée de l’harmonie de [1597-1598], elle devient « palpable » dans celle des pages [4099-4101], et finit par être « terrible » dans la grande pensée des pages [4127-4132], datée des 5-6 avril 1824. Celle-ci n’achève pas le parcours de réflexion sur la contradiction mais l’approfondit sous trois aspects : celui du grand mystère, de la question de la fin de la nature universelle et de la sagesse de Silène.
26La contradiction de l’existence est certes un « grand mystère » mais Leopardi ne se contente pas de l’affirmer, il s’efforce aussi de donner un sens à ce mystère, non pas de le comprendre ou de le révéler puisque celui-ci se dissiperait alors aussitôt comme mystère, mais de l’expliquer.
27La pensée s’ouvre sur une discussion avec Volney et un extrait de son ouvrage La Loi naturelle, ou Catéchisme du citoyen français. Leopardi reporte, en français, le développement où Volney s’interroge sur la nature du plaisir et de la douleur. Pour lui, la recherche du plaisir n’est pas la fin de l’existence, elle est tout au plus une médiation, « un encouragement à vivre », de même que la douleur peut aussi être un « repoussement à mourir ». Il suit de là que ce que le vivant recherche avant tout n’est pas son plaisir mais sa conservation : un excès de plaisir, « au-delà » du besoin, nuit à la vie, tandis que la douleur peut parfois lui être utile. Le principe léopardien de l’amour de soi s’oppose directement à cette conception : en tant que la nature est vie et que le vivant s’aime lui-même dès qu’il a conscience de son existence, il ne saurait désirer autre chose que son propre plaisir et son propre bonheur. L’amour du plaisir n’est pas secondaire chez Leopardi mais primordial, il appartient à la nature de l’être en tant qu’être (c’est-à-dire en tant qu’il appartient au système harmonique de la nature). Ce qu’a manqué Volney, c’est la distinction entre les deux sens de la nature : distinction en laquelle consiste précisément la « contradiction terrible ». Il existe en chaque être deux natures, qui coexistent contradictoirement et poursuivent chacune leur « fin » respective. La fin de la nature particulière de l’être, en tant que partie de la nature-système, relative et harmonique, ne peut être que le « bonheur », « et donc le plaisir » (e quindi il piacere). Toutes les pensées, toutes les actions du vivant, sont tendues vers la réalisation de ce bonheur. L’idée d’une haine de soi innée et primordiale, d’un être qui par essence désirerait son malheur n’est pas contradictoire mais inintelligible. Il ne s’agirait pas d’« une contradiction palpable » mais d’une ineptie. Lorsque la nature se tourne vers elle-même, en chaque être qui la compose, c’est le bonheur qu’elle regarde comme le seul objet de son désir et comme sa fin. Mais il apparaît que la nature, en chaque être, poursuit aussi une autre fin que le bonheur de ses parties. Cette nature n’est plus la nature particulière au sens où elle s’identifie avec un système déterminé et relatif (par exemple, la nature humaine, la nature du vivant, etc.) mais la « nature générale » que Leopardi nomme encore « l’existence universelle ».
28L’idée de cette existence universelle est tout d’abord difficile à saisir : que pourrait-il y avoir d’autre que le système de la nature puisque celui-ci constitue, par définition, une totalité (et même une totalité de totalités puisqu’il comprend en lui les systèmes particuliers : systèmes des astres, systèmes sociaux, systèmes animaux, systèmes organiques, etc.). C’est que le total et l’universel ne s’identifient pas chez Leopardi. Le système est total en tant qu’il est, à la lettre, un tout qui se rapporte aux éléments qui le constituent comme à des parties qu’il agence harmonieusement : la nature, en ce sens, est cet agencement qui veut, ordonne et prévoit le bonheur de ses parties. Le système en tant que totalité s’identifie sans reste à l’être en tant qu’être.
29De son côté, l’existence est universelle en tant qu’elle se rapporte non pas à des « parties » (si c’était le cas, elle serait un tout, et par conséquent aussi un système et se rapporterait aux éléments qui le constituent, etc.) mais précisément à ce tout qu’est le système. L’existence universelle est l’autre du tout, l’autre de l’être en tant qu’être. Est-ce à dire qu’elle s’identifie avec le néant ? Oui, mais pas seulement. L’existence universelle ne s’identifie pas simplement au néant pur (le non-être en tant que non-être) mais aussi au néant en tant qu’être (le néant est principe) ou à l’être en tant que néant (Tout est néant) : c’est-à-dire au devenir comme contradiction existante ou existence de la contradiction. Si l’existence universelle est la nature en tant que devenir et qu’elle ne se rapporte pas à l’être sur le mode de la nature qui veut, ordonne et prévoit le bonheur de ses parties, quelle est cette fin qui entre en contradiction avec celle de l’être en tant qu’être ? Le mal, le malheur, ou encore une « quantité » et une « intensité » de déplaisir qui « dépassent sans comparaison » la quantité et l’intensité du plaisir. La nature en tant qu’existence universelle a pour fin le malheur de l’être. Voici en quoi consiste la « contradiction évidente et indéniable » (contraddizione evidente e innegabile) : la « contradiction terrible » (contraddizione spaventevole). Il est frappant de constater que Leopardi ne formule pas cette contradiction de manière positive : « la fin de l’existence en général, ainsi que du mode d’être et de l’ordre que possèdent les choses, n’est en aucune façon le plaisir et le bonheur des vivants », ou encore : « la nature, l’existence n’ont en aucune façon pour fin le plaisir ou le bonheur des êtres vivants, mais plutôt le contraire ». Le contraire : c’est-à-dire la souffrance et le malheur. Mais la contradiction est si « terrible » et offusque tant la raison que tout se passe comme si le philosophe l’approchait avec crainte, se refusant à écrire en toutes lettres que la nature a pour fin, en toutes les façons, la souffrance et le malheur de l’être.
30Le « mode d’existence » (modo dell’esistenza) de tout homme, de tout animal, de tout vivant, consiste en cet écartèlement entre le bonheur « impossible » voulu par sa propre nature et le malheur nécessaire produit par la nature universelle (produit et non « voulu » : cette nature atéléologique s’identifie avec le jeu aveugle du devenir, le « circuit perpétuel de production et de destruction » dont parle le Dialogue de la Nature et d’un Islandais). Quel est donc le « grand mystère » dont parle Leopardi ? Ce n’est pas celui de l’existence du mal. Le mal n’a en soi rien de mystérieux, il est au contraire évident et ordinaire. Le mal est dans l’ordre et ne saurait par conséquent être arcane à lui seul. Le « grand mystère » qu’évoque Leopardi dans cette pensée des pages [4127-4132], n’est donc pas celui de l’existence du mal général et du malheur particulier des êtres mais, plus finement, celui de la coexistence contradictoire en chaque être de deux natures et de deux finalités distinctes. C’est la disjonction et la contradiction de ces deux fins, le bonheur et le malheur, qui constituent le vrai mystère et contraint la raison à renoncer « au principe même de la connaissance » (al principio di cognizione) cité pour la première fois en latin : non potest idem simul esse et non esse. Le renoncement du système léopardien au principe de non-contradiction ne procède ni d’un irrationalisme ni d’une misologie mais témoigne au contraire de l’ultime effort de la raison pour rendre intelligible ce qui excède son champ de compréhension, à savoir l’existence nécessaire et universelle de la contradiction.
La fin de la nature universelle
31Leopardi poursuit sa critique de Volney. L’auteur de La Loi naturelle affirme que « le but immédiat et direct de la nature » est « la conservation de soi-même » et que le bonheur n’est rien d’autre qu’un « objet de luxe, surajouté à l’objet nécessaire et fondamental de la conservation ». Leopardi va donc s’attacher à montrer la fausseté de cette idée, du point de vue de la nature universelle et du point de vue de la nature particulière. La « fin de la nature universelle » est la « vie de l’univers » et cette vie consiste « en la production, la conservation et la destruction de ses composantes » (in produzione, conservazione e distruzione dei suoi componenti), ce qui signifie que cette « fin » n’est pas un objet extérieur auquel elle tendrait mais s’identifie plutôt avec le « circuit perpétuel » du devenir : l’existence universelle est la vie en tant que devenir anéantissant. Ce devenir consiste autant en un processus de destruction que de conservation, ainsi il est tout à fait faux de donner un primat ontologique à l’idée de conservation. La nature, dans les êtres particuliers, ne se donne pas « plus » pour fin leur conservation que leur destruction. La thèse de Volney est non seulement fausse mais procède même d’une grossière erreur d’appréciation, dans la mesure où il est évident que la destruction occupe dans le devenir une place beaucoup plus importante que la conservation. Encore une fois il suffit de « constater » : les forces qui président à l’anéantissement des êtres sont « bien plus nombreuses que celles qui concourent à leur conservation ». Le déclin, la dégradation et le vieillissement d’un être occupe la majeure partie de son existence (qui commencent, note Leopardi, « chez l’homme avant l’âge de trente ans2») et ce, « indépendamment de toute action extérieure ». La disproportion des forces destructrices par rapport aux forces créatrices est aussi évidente du point de vue des causes externes : les maladies, les éléments, les individus et les espèces animales qui tendent à détruire ou à nuire à une autre espèce ou à un autre individu sont légion par rapport aux phénomènes qui vont dans le sens de leur conservation (défenses naturelles, coopérations, symbioses, etc.). En somme, le devenir apparaît plus dans l’évidence de son caractère destructeur que conservateur. L’être résiste si fragilement aux mille assauts des forces qui travaillent sans relâche à son anéantissement que ce qu’on appelle sa durée de vie serait nommée plus adéquatement sa durée de mort. Leopardi formule cette idée en ces termes : « la longévité d’un animal – le temps de sa conservation – n’est rien par rapport à l’éternité de son non-être, conséquence, et, pour ainsi dire, durée de sa destruction » (lo spazio della conservazione cioè durata di un animale è un nulla rispetto all’eternità del suo non essere cioè della conseguenza e quasi durata della sua destruzione). Cette proposition constitue la réponse la plus solide à la critique du nihilisme léopardien et de son fondement : « Tout est néant ». L’objection pourrait être la suivante : admettons que le néant soit le principe des choses au sens où il est ce dont elles surgissent de façon contingente et ce en quoi elles font retour nécessairement. La résistance qu’elles lui opposent durant le temps de leur existence, pour fragile et éphémère qu’elle soit, n’est-elle pas le signe de la positivité substantielle de l’être ? Autrement dit : l’être n’est-il pas, au moins tant qu’il existe ? La réponse de Leopardi est négative. L’être est néant même pendant le temps de son existence et précisément en tant qu’il est saisi dans le devenir anéantissant. Sa « durée de vie », le « temps de sa conservation » est « un néant » (un nulla) par rapport à l’éternité de sa non-existence. Ce que soutient Leopardi, c’est que la vie d’un être n’est pas « peu de chose » par rapport à l’infinité du néant qui a précédé son surgissement et l’infinité du néant qui succédera à son anéantissement : elle n’est, à strictement parler, rien – de même que le fini n’est pas une « petite » quantité par rapport à l’infini, mais n’est rien par rapport à lui. Le néant anéantit, et cet anéantissement prend le nom, dans le temps de l’existence, de passage et de caducité : en un mot, devenir.
La sagesse de Silène
32Ainsi l’affirmation de Volney est fausse : ce n’est pas la conservation mais la destruction qui est la fin « immédiate et directe » de la nature universelle. Leopardi s’attache, dans le dernier paragraphe de la pensée des pages [4127-4132], à montrer que la conservation n’est pas non plus une fin de la nature particulière des êtres. Cette idée ne va pas de soi : en effet, Leopardi n’a-t-il pas posé l’amour de soi comme le principe de la nature particulière des êtres vivants ? Si le vivant s’aime lui-même et désire par nature son propre bien, c’est-à-dire le plaisir et donc le bonheur, comment ne pourrait-il pas désirer aussi, dans le même mouvement, sa conservation ? Comment pourrait-il éprouver du plaisir sans persévérer dans son être ? Comment pourrait-il être heureux sans d’abord être ? La réponse de Leopardi est la suivante : aussi peu intuitif et paradoxal que cela puisse paraître, le désir du plaisir et du bonheur qui découle de l’amour de soi ne coïncide pas avec l’amour de la vie. L’amour de la vie ou le « souci de sa propre conservation » ou encore « la haine de la mort » ne sont pas des affects innés et immédiats comme l’amour de soi qui ne fait qu’un avec le sentiment de l’existence. L’homme croit aimer la vie et haïr la mort, il juge que la vie est un bien et que la mort est un mal. Ce sont là les effets d’un « raisonnement » (raziocinio). L’amour de soi est un « principe », l’amour de la vie et l’aversion de la mort sont des « idées », des produits du « jugement » (giudizio). En quoi consiste cette opération de jugement ? Elle relève de la raison naturelle dont Leopardi analyse les opérations dans la pensée des pages [447-448]. La puissance théorétique de vision qui « rapetisse » toutes choses jusqu’à les faire apparaître comme de parfaits néants est une forme tardive et altérée de la raison qui prétend à l’autonomie, c’est la raison pure et non la raison naturelle. C’est de cette dernière que parle ici Leopardi lorsqu’il évoque le « syllogisme » [447], le raisonnement naturel sur lequel se fonde l’amour de la vie et l’aversion de la mort : le vivant aime, désire, recherche son propre bien, or la vie est un bien (ou : la mort est un mal) donc le vivant aime la vie (ou hait la mort). C’est ainsi que l’être recherche sa conservation et fuit sa destruction. Certes, ce syllogisme de la raison naturelle est parfaitement « universel », et l’homme, « comme les animaux3», le « formule naturellement », mais il ne suit pas de là qu’il soit vrai. Leopardi prend comme exemple de jugement erroné la course du soleil autour de la terre : « l’homme croit et juge naturellement que le soleil court de l’est à l’ouest et que la terre est immobile ». Tous les enfants et les hommes non instruits sur le phénomène formulent cette conclusion. Il ne suit pas de la spontanéité et de l’universalité de ce raisonnement qu’il soit vrai car sa seconde prémisse est erronée : Le soleil se meut, or la terre est immobile, donc le soleil tourne autour de la terre. Leopardi part de cette exemple trivial pour en extraire une remarque méthodologique fondamentale : ces erreurs, ces « jugements faux » ne sont pas le propre des enfants ni des ignorants, les scientifiques et les philosophes ne cessent d’en commettre dans les domaines de la physique, de la morale et de la métaphysique. Ils portent d’ailleurs le nom de paralogismes : leur cohérence logique n’est qu’une apparence et ils sont d’autant plus faux qu’ils sont plus partagés, c’est-à-dire plus « naturels » et « universels ».
33Lorsque Leopardi entre en discussion avec Volney, sa critique dépasse la dimension étroite de controverse avec ce penseur. Le syllogisme par lequel il conclut que la conservation (et donc l’amour de la vie) est la fin directe et immédiate de notre nature, est celui que nous faisons tous : nous aimons et désirons notre bien, or nous jugeons que la vie est un bien, donc nous aimons et désirons la vie et sa conservation. Nous commettons alors, comme l’enfant et l’ignorant avec la course du soleil, une faute dans la seconde prémisse. La « contradiction terrible » nous apprend que la vie n’est pas un bien. Silène ne commet pas de paralogisme lorsqu’il affirme que le non-être est préférable à l’être car, en effet, si nous aimons et désirons notre bien, que la vie est un mal (« pour moi, la vie est un mal », « a me la vita è male » soupire le vieux berger dans Le Chant nocturne d’un pasteur errant de l’Asie, v.104) et la mort le bien le plus précieux, alors nous devons aimer et désirer la mort. Ni la vie, ni sa conservation ne sont les fins de la nature. Le seul principe immédiat et direct de la nature humaine est l’amour de soi et sa seule fin immédiate et directe est le bonheur. Même s’il devient fou furieux, l’homme peut bien désirer la mort, et effectivement se la donner, son geste ne sera que la conséquence de son amour de lui-même et de son désir de bonheur.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, la fin abrupte des Paralipomènes à la Batrachomyomachie.
2 Le Dialogue de la Nature et d’un Islandais est encore plus sévère puisqu’il établit le déclin de l’homme à partir « de son cinquième lustre » (« dal quinto suo lustro »).
3 Les végétaux jugent peut-être, eux aussi, que la vie est désirable en vertu d’un syllogisme naturel : « ce que je dis là de l’homme doit s’entendre de tous les êtres vivants. » (e quel che dico dell’uomo intendasi di tutti i viventi).
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