Introduction
p. 5-18
Texte intégral
1Toute pensée a son ennemie. Celle de Leopardi ne fait pas exception et il est sans doute instructif de la considérer tout d’abord du point de vue de l’un de ses adversaires les plus féroces, à savoir Benedetto Croce. Dans son essai intitulé Poesia e non poesia1, Croce consacre un court mais vigoureux chapitre à l’œuvre du « poète » de Recanati. La thèse de Croce est simple : Leopardi n’est pas un philosophe. Il y aurait bien chez lui quelque chose comme l’ébauche d’une pensée qui a pu, à un moment déterminé de l’histoire de l’Italie, séduire les jeunes gens préparant la guerre et la révolution, mais qui n’en demeurerait pas moins, une fois passée la grande colère des faits, une « pseudo-philosophie ».
2Dès les premières pages, Croce se donne pour impératif de « mettre de côté » Leopardi (e dobbiamo porlo da canto anche noi) et pour tâche de détruire une idée neuve : l’idée « fallacieuse » selon laquelle il s’agirait d’un « grand penseur ». La critique de Croce insiste sur deux aspects : premièrement, le pessimisme de Leopardi n’est rien d’autre que l’expression d’une « vie étranglée » (vita strozzata). Ses méditations douloureuses sur la nature impitoyable, la nécessité du mal et le néant de toutes choses procèdent de circonstances contingentes que Croce n’hésite pas à rappeler trivialement : maladies et infirmité2, compressions familiales, difficultés économiques, etc. Deuxièmement, ce pessimisme se réduit à un blâme du réel et n’a pas d’autre sens que celui que lui dictent le mouvement passionnel, l’humeur du moment, les circonstances favorables et défavorables. Tout englué qu’il est dans la subjectivité et la relativité de l’affect, il ne saurait se hisser à la hauteur du concept et de l’absolu. Au fond, il ne s’agit pas d’une philosophie « sérieuse et authentique » (schietta e seria) :
La philosophie sérieuse et authentique ne pleure ni ne rit, mais cherche à connaître les formes de l’être, l’œuvre de l’esprit ; et ses progrès sont marqués par la conscience toujours plus riche, variée et déterminée que l’esprit acquiert de lui-même. Ces philosophes qui se disent pessimistes ou optimistes ne valent, en tant que philosophes, que pour la contribution qu’ils apportent, par-delà leur pessimisme ou leur optimisme, à des recherches logiques et éthiques, et à d’autres problèmes de même ordre. Et c’est pour cela seulement qu’ils entrent dans l’histoire de la pensée, qui est toujours histoire de la science et de la critique3.
3C’est dans la perspective hégélienne de la philosophie que Croce peut qualifier la pensée de Leopardi de pseudo-philosophie. Cette philosophie n’a pour lui aucune valeur spéculative et n’offre rien d’autres que des « observations éparses », « peu approfondies » et « désordonnées » (non sistemate). Elle ne fait que ressasser « sous la forme de philosophèmes solennels des déplorations sur la vie qui est douleur et sur la vie qui est mal ». Le seul intérêt que Croce concède, du bout des lèvres, à la pensée léopardienne concerne l’art littéraire. Il y a quelques éléments à tirer des réflexions du poète de l’Infinito et de la Ginestra sur le style et l’histoire de la littérature italienne, et encore, pas plus que chez d’autres grandes figures comme Foscolo, Tommaseo et Manzoni. Au fond, Croce nie la dimension philosophique de l’œuvre de Leopardi pour mieux en exalter la dimension poétique. Il réduit les Petites œuvres morales à un ouvrage satirique n’exprimant rien d’autre qu’un « rire mauvais » (riso cattivo) et expédie le Zibaldone en quelques lignes pour louer exclusivement les Canti. Il n’y a pas de philosophie chez Leopardi ; sa poésie est, en tant que manifestation de l’esprit, « la seule chose qui importe ».
4La critique crocéenne est fondamentale dans la mesure où elle exprime autre chose qu’un point de vue caduc, une opinion aujourd’hui dépassée. Certes, la critique léopardienne a depuis longtemps, à travers les lectures décisives de Tilgher, Luporini, Prete (pour n’en citer que quelques unes) fait un sort au jugement de Croce : il y a une philosophie de Leopardi et cette philosophie se caractérise par la variété, l’ampleur et la profondeur de son contenu tout autant que par la vigueur de son style. Mais l’analyse de Croce demeure précieuse dans la mesure où elle manifeste, en dépit de la férocité de la charge et de la dimension arbitraire de certaines remarques (ou sans doute grâce à elles), une compréhension réelle de la pensée léopardienne. Il est exact que, du point de vue de cette forme de l’hégélianisme que représente Croce, la philosophie léopardienne n’est pas une philosophie véritable. On retrouve, dans le portrait qu’il donne de la philosophie « sérieuse et authentique », l’image inversée de la philosophie léopardienne. En effet, celle-ci ne relate pas l’odyssée que Croce appelle de ses vœux, cette grande odyssée de l’esprit s’apparaissant à lui-même à travers les formes successives de la culture humaine. La conception léopardienne de la philosophie ne diffère pas simplement, dans son contenu comme dans sa forme, de la conception crocéenne mais s’y oppose point par point. Les idées d’auto-détermination, d’esprit absolu et, plus encore, de progrès sont problématiques pour Leopardi. Elles apparaissent comme les éléments du récit spiritualiste dont il perçoit déjà, avec inquiétude, les balbutiements dans l’Italie de son temps. Le progrès d’une conscience s’affranchissant progressivement de la matière pour parvenir à l’esprit absolu constitue l’une de ces « fables orgueilleuses » (superbe fole, Le Genêt, v. 154) que la philosophie défend avec ardeur pour voiler l’intuition rationnelle du néant. Il n’y a pas d’esprit absolu car le seul absolu pour Leopardi est le nihil, c’est-à-dire la négation de la matière. L’esprit quant à lui est simplement un mode, une cristallisation de la matière. Lier substantiellement esprit et absolu équivaut à un non-sens qui laisse Leopardi dans l’hésitation : devant un tel délire, écrit-il, « je ne sais si prévaut le rire ou la pitié » (non so se il riso o la pietà prevale, ibid., v. 201). Car si la philosophie sérieuse et authentique de Croce « ne rit ni ne pleure », la philosophie de Leopardi, elle, ne recule pas devant l’intensité de ces affects. Elle rit et pleure au contraire, fait rire et fait pleurer, mais sait aussi regagner son sérieux lorsque vient pour elle le moment d’énoncer ses propositions fondamentales : « il est certain, et je parle sérieusement (e non da burla), que l’existence est un mal pour tous les éléments qui composent l’univers » [41754].
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5Il s’agit donc d’accorder à la pensée de Leopardi la place qui lui revient dans l’histoire de la philosophie. Il ne faut pas la mettre de côté, comme l’exige Croce, mais pas non plus sur un piédestal, comme y invite de façon peut-être emphatique celui qui constitue pourtant l’un des lecteurs les plus profonds de l’auteur du Zibaldone, Emanuele Severino : « L’authentique philosophie de l’Occident, dans son essence et dans son développement le plus rigoureux et le plus puissant, est la philosophie de Leopardi5 ». Pour éviter ces deux écueils, il faut entrer dans sa pensée par une question déterminée, celle du système et de la systématicité. Heidegger rappelle que le concept de philosophie est intrinsèquement lié à celui de système. Il ne saurait y avoir de philosophie authentique sans système. L’oubli de cette vérité nous place devant la tâche difficile d’affronter cette question : « Le fait que la question de la possibilité d’un système de la liberté ainsi que la question du système en général ne nous concernent plus d’emblée ne témoigne pas contre la question, mais uniquement contre nous-mêmes ; c’est contre nous seuls que témoignent en réalité, non seulement le fait que nous ne sachions plus rien de cette question, mais encore et surtout le fait que nous soyons menacés de voir disparaître le sérieux et le courage qui sont requis pour cette méditation6 ». C’est donc avec sérieux et courage qu’il faut reprendre la question de la systématicité à l’occasion de la pensée léopardienne.
6Nous trouvons chez Leopardi deux revendications de prendre la philosophie en charge comme système, deux assomptions : « la mia filosofia », « il mio sistema7 ». Ces deux syntagmes ne cessent de revenir tout au long de l’écriture du Zibaldone et Leopardi n’hésite pas à décrire son parcours intellectuel comme celui d’un passage de la philologie à la philosophie. Ainsi écrit-il en 1826 à son ami bolognais Carlo Pepoli : « J’ai appris sans maître la langue grecque, je me suis consacré aux études philologiques et je les ai poursuivies pendant sept ans [sept années que Leopardi qualifie encore, dans une formule restée célèbre, d’« étude insensée et désespérée », studio matto e disperatissimo8)] ; jusqu’à ce que, m’étant usé la vue, et contraint de passer une année entière [l’année 1819] sans lire, je me sois remis à penser et me sois pris naturellement de passion pour la philosophie ; c’est à elle et à la belle littérature qui l’accompagne que je me suis presque exclusivement attaché depuis lors9 ». Dans les faits, la rupture avec la philologie dont parle ici Leopardi n’est pas aussi radicale. La philologie ne disparaît pas de l’œuvre léopardienne mais se poursuit après 1819, moins sous la forme de publications que d’une discipline privée. La philologie, la poésie et la philosophie ne constituent pas les strates successives mais les dimensions inséparables de son œuvre, en sorte que l’on peut définir, en première approche, l’œuvre de Leopardi comme l’entrelacement de trois lignes de souci : celle de la matérialité du logos en tant que texte, de l’incandescence de la parole poétique et de la systématicité du discours philosophique.
7Leopardi prétend donc être philosophe et établir un système. Mais ces prétentions sont-elles fondées ? S’il est vrai que philosophie et systématicité sont substantiellement liées, quel est le système que déploie la philosophie léopardienne ? Pour répondre à ces questions, il faut s’appuyer sur la réflexion de Sergio Solmi, qui se propose précisément d’éviter les deux écueils mentionnés plus haut : celui d’un Leopardi « pseudo-philosophe » et celui d’un Leopardi philosophe paradigme « de l’Occident ». En effet, Solmi remarque qu’il peut exister deux excès dans l’interprétation de la pensée léopardienne : l’un consiste à lui « refuser toute cohérence10 » et à la réduire à de simples « fragments » critiques et aphoristiques ; l’autre à soutenir qu’elle est l’œuvre d’un véritable philosophe, d’« un philosophe en bonne et due forme ». Le philosophe en bonne et due forme, pour Solmi, est celui qui « prend conscience de passer d’une conception à l’autre, de découvrir une nouvelle formule explicative de l’homme et de l’univers, un peu à la façon du cogito cartésien ou de la synthèse a priori kantienne ». Solmi ne précise pas davantage cette définition de la philosophie en bonne et due forme et propose aussitôt la distinction entre philosophes authentiques et « moralistes ». C’est à cette catégorie qu’appartiendrait, selon lui, Leopardi. Il s’inscrit dans cette « lignée*11 des grands moralistes, de Machiavel à Montaigne, Pascal et Nietzsche » qui « tout en n’élaborant aucun système, conservent, fût-ce à travers des dispersions et des contradictions, la formidable cohérence d’une pensée mentalement et existentiellement poussée jusqu’à ses extrêmes conséquences ». Cette distinction présente de nombreuses difficultés : qu’entendre exactement par « formule explicative » ? S’agit-il du concept ? Si c’est le cas, Leopardi est un philosophe en bonne et due forme : l’amour de soi, l’accoutumance, le néant comme principe, par exemple, constituent autant de fondements explicatifs « de l’homme et de l’univers » à l’œuvre dans le Zibaldone. Principes non seulement intuitionnés mais thématisés explicitement comme fondements. La deuxième difficulté repose dans la partition elle-même : les « dispersions et les contradictions » sont-elles aussi absentes de la philosophie en bonne et due forme que Solmi le prétend ? Et les moralistes ne sauraient-ils, de leur côté, manifester le sérieux du concept ? Il semble que la pensée gagne peu à opposer vaguement des philosophes qui disposeraient d’un véritable système explicatif à des moralistes qui se caractériseraient par le style fragmentaire et existentiel de leurs écrits. Et pourtant Solmi maintient cette distinction : il ne nie pas que Leopardi ait éprouvé « l’obsession » du système, qu’il en ait toujours « vivement senti la nécessité12 » mais il s’agit plutôt pour lui d’une velléité que d’une mise en œuvre effective. En dépit de sa modération, la réflexion de Solmi sur le statut de la pensée léopardienne parvient, curieusement, à la même conclusion que Croce : « sa pensée ne se résout, ne s’accomplit que dans sa poésie13 ». Certes, Solmi reconnaît, lui, une valeur à cette pensée, et ne la juge pas inessentielle, mais il ne lui accorde pas non plus de profondeur intrinsèquement spéculative. « Philosophe sans l’être14», Leopardi n’est pas autre chose qu’un « essayiste », terme nullement péjoratif puisqu’il renvoie, chez Solmi, aux figures connues et aimées de Montaigne et de Nietzsche. C’est, au fond, parce que ces penseurs ne peuvent être des philosophes de la systématicité (au sens où Solmi l’entendait et, peut-être, à juste titre), et parce que Leopardi leur ressemble tant qu’il ne peut être associé aux philosophes « en bonne et due forme » de la tradition. La conclusion de Solmi est sans équivoque : la pensée de Leopardi « ne constitue en aucun cas une philosophie systématique15 ».
8L’hypothèse d’une systématicité présente seulement à l’état de projet, de simple velléité d’un jeune homme entraîné par l’ardeur de sa passion pour la philosophie, n’est pas satisfaisante dans la mesure où elle vient s’opposer à la factualité du texte. Cette factualité qui, justement, occupe une place fondamentale dans l’édifice de pensée léopardien : « ce sont les faits qui décident dans mon système, et la raison ne peut jamais s’y opposer », affirme-t-il à la page [1643] du Zibaldone. En l’occurrence, le fait est que la pensée léopardienne énonce l’assomption du système : « il mio sistema ». Il ne s’agit pas là d’une présomption juvénile mais des premiers mots d’un authentique cri philosophique. Quel interprète peut affirmer, contre l’auteur, qu’il n’y a pas de système léopardien ? Qu’il s’agit là d’une intention, d’une velléité ? Le problème renvoie en vérité à une autre question, dont l’énoncé est aussi peu mystérieux que la réponse est difficile : quel est le sens de la systématicité en philosophie ? Que faut-il entendre par système ? La réponse crocéenne était claire : la systématicité est l’ordre dialectique de la pensée spéculative qui révèle successivement les formes de l’esprit. D’une définition aussi forte ne pouvait surgir qu’une opposition forte à la philosophie léopardienne. D’où la position, conséquente, de Croce : Leopardi pseudo-philosophe. La réponse solmienne est plus floue. On la retrouve, en creux, à travers la description qu’il donne du style des moralistes : si celui-ci se caractérise par sa fragmentation et sa capacité à se mouvoir dans la contradiction, alors on peut en déduire que le système se définit par son unité discursive et son respect scrupuleux du principe de non-contradiction. Un tel type de définition a pu être soutenu par Carlo Ferrucci, qui précise qu’avant de se demander si la pensée léopardienne manifeste un système, il est nécessaire de circonscrire préalablement le sens de cette notion. Ferrucci propose tout d’abord d’établir l’équivalence entre système et « vision du monde assez unitaire et cohérente pour qu’elle puisse donner naissance à une philosophie16 ». Il condense ensuite cette définition en deux traits fondamentaux. Le système se caractérise par « la densité théorique et la linéarité discursive » (compattezza teorica e linearità discorsiva). L’innovation de Ferrucci consiste à se demander si ces deux traits appartiennent, non pas à la pensée de Leopardi en général, mais au support matériel qui accueillent le système, à savoir – et comme l’indique le titre de l’article – le grand journal de pensée de Leopardi, le Zibaldone. Le Zibaldone peut-il faire système ? Non, car il s’opposerait dans sa forme (essentiellement fragmentée) et dans son contenu (bigarrure des thèmes, subjectivité et caractère privé du journal) aux traits qui appartiennent en propre au système. Il suit que Leopardi n’a pu être « complètement et rigoureusement philosophe », bien que Ferrucci concède que l’absence de « caractère systématique » ne soit pas nécessairement synonyme « d’insignifiance ou d’inconsistance théorique ». On revient dès lors à une conclusion similaire à celle de Solmi, bien qu’elle ne mobilise pas les catégories de « moraliste » et d’« essayiste » : quoique non systématique, la pensée de Leopardi est néanmoins riche, féconde et cohérente. Le problème dans la réflexion de Ferrucci sur le « système du Zibaldone » (ou plutôt son impossibilité) est la définition qu’il propose. Non seulement parce qu’il s’agit d’une définition floue (à quelle philosophie se rattache-t-elle ? que signifie exactement cette compattezza ?) mais aussi parce qu’elle est inadéquate sous son second aspect. Quoiqu’on entende par « linéarité », il ne peut s’agir là d’une détermination essentielle du système. L’Éthique de Spinoza peut sans doute manifester ce que Ferrucci nomme une densité théorique mais l’idée de linéarité ne lui semble guère appropriée. Quelle linéarité y a-t-il dans un édifice fonctionnant précisément sur un appareil d’axiomes, de définitions, de lemmes, de corollaires et de scolies renvoyant sans cesse les uns aux autres, faisant varier dans un sens puis dans l’autre les rythmes et les intensités de la pensée ? L’ordre more geometrico du système spinoziste manifeste plus la puissance d’un grand vent que la linéarité d’un ordre statique. Dans le cas d’un paradigme de systématicité comme L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, l’inadéquation de la catégorie de linéarité apparaît de façon encore plus flagrante. L’ordre dialectique de la pensée hégélienne ne se caractérise justement pas par sa linéarité mais par sa circularité, et même une circularité enchâssée et démultipliée où la philosophie apparaît comme cercle de cercles.
9La définition du système par Ferrucci est problématique, non seulement parce qu’elle comporte un aspect erroné, mais aussi parce que son caractère a priori la condamne nécessairement à manquer la singularité de la conception léopardienne. Il n’y a pas de sens à établir préalablement une définition abstraite et extrinsèque du système et vérifier par après si la philosophie qui se déploie dans le Zibaldone (ou si le Zibaldone lui-même) y correspond. La conclusion est invariablement : Leopardi n’est pas un philosophe, il ne peut développer un système (Croce), Leopardi est un philosophe et n’en est pas un, il ne constitue pas de système (Solmi) ; Leopardi est peut-être un philosophe mais asystématique (Ferrucci). Le principe méthodologique qui doit guider une réflexion sur la question du système dans le Zibaldone est donc le suivant : prendre au sérieux l’assomption léopardienne de la systématicité. Ce principe revient à se demander en quel sens Leopardi, et personne d’autre, entend l’idée de système lorsqu’il indique (et non prétend ou projette) l’exposition de son système. Quand emploie-t-il le terme ? Dans quels contextes ? Pour quels problèmes ? À quoi renvoie-t-il ? Au système de la nature ? À celui de l’esprit ? Quels sens lui donne-t-il ? En d’autres termes, il s’agit de déterminer le sens immanent, et non extrinsèque, de la systématicité chez Leopardi. Cette tâche ne peut être accomplie que par l’analyse et la compréhension de la matière textuelle où apparaissent cette idée et ce mot, à savoir le Zibaldone.
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10Le Zibaldone est le lieu dans lequel se déploie la conception léopardienne du système. Il y revêt principalement deux sens : celui de « système de la nature » (sistema della natura) et celui de système de l’esprit.
11Dans le premier sens, « système » renvoie soit à la nature en tant que totalité (sistema naturale, [4511] ; sistema delle cose, [1851] ; sistema universale degli esseri, [1834] ; gran sistema del tutto, [4134], etc.), soit aux systèmes particuliers qui composent ce tout (du système des corps vivants – sistema nervoso, [1804] – à celui des corps célestes – sistema solare, [3378], en passant par le « système de la nature humaine », [2133]).
12Dans le second sens, système renvoie à ce qu’on peut appeler, en termes non léopardiens, les manifestations de l’esprit. Il n’y a pas d’occurrence du syntagme « système de l’esprit » dans le Zibaldone, nous l’utiliserons pour désigner cet ensemble composite de réalités qui enveloppe : le système au sens d’un système de signes (qu’il s’agisse d’une langue – le « système de l’écriture italienne », [1344] – ; d’un de ses éléments – le « système des verbes continuatifs latins », [2783-2784] ; ou encore d’un système numérique, le « système des chiffres arabes », [1398]) ; au sens esthétique (le « système romantique », [1857]) ; au sens socio-politique (le « système social », [2644] ; le « système monarchique », [1443] ; le « système de Napoléon », [229]) ; au sens philosophique général d’ensemble de croyances, d’opinions ou d’idées (le « système grec religieux et mythologique », [3462] ; le « système ordinaire de nos conceptions », [1470] ; le « système de l’athéisme », [1643]) ; au sens de philosophie déterminée, qu’il s’agisse d’un philosophe ou d’une œuvre (le « système de Straton de Lampsaque », [4284] ; le « système de Leibniz », [392] ; le « système du Timée », [2150]) ou, enfin du système de Leopardi lui-même (il mio sistema).
13Au-delà de la variété des contenus auxquels elle renvoie, l’idée de système désigne chez Leopardi, de façon générale, un ordre. L’ordre est la détermination fondamentale du système : « manquer absolument de système, quel qu’il soit, c’est manquer d’un ordre » [950]. Les notions de « système de la nature » et d’« ordre naturel » sont strictement équivalentes, de même que celles de système de pensée et d’ordre de la pensée. Une simple juxtaposition d’éléments ne saurait suffire, il faut encore qu’ils soient ordonnés pour faire système, pas nécessairement organisés ou hiérarchisés – organisation et hiérarchie ne constituant tout au plus que des formes particulières de la systématicité. Mais qu’est-ce qu’un ordre au juste pour Leopardi ? L’ordre est « harmonie et convenance » (armonia e convenienza, [1089]). Le système en tant qu’ordre renvoie à un ensemble d’éléments qui entretiennent « des rapports, des relations, des correspondances » harmoniques et convenables. Les éléments qui composent le système en tant que totalité ordonnée ne sont pas dans la disjonction, la dissonance ou la contradiction mais conviennent entre eux. Ainsi la nature ne peut-elle être considérée comme un système que si elle manifeste cette forme d’harmonie, de convenance, d’absence de contradictions entre ses parties. De même pour une philosophie déterminée qui ne sera philosophie véritable que si elle manifeste, plus qu’une vague cohérence, harmonie, convenance et non-contradiction entre les parties (axiomes, principes, concepts, etc.) qui la constituent.
14Si donc Leopardi entend exposer dans le Zibaldone un système qui soit conforme à l’idée de système qui s’y déploie, il faut en mettre au jour l’ordre. Retrouve-t-on cette harmonie, cette convenance et ce respect de la non-contradiction dans la philosophie qui se développe au fil des pages de son grand journal de pensées ? Il semble au premier abord que non, et que le Zibaldone évoque plus un « chaos écrit17 » qu’une belle totalité ordonnée. Ce sentiment n’a rien de superficiel et il suffit pour s’en convaincre de considérer le manuscrit dans sa dimension matérielle comme dans son contenu.
15Dans une lettre à son éditeur Antonio Fortunato Stella, datée du 22 novembre 1826, Leopardi décrit le Zibaldone comme un « énorme volume manuscrit, ou tas de paperasseries18 » (immenso volume ms. o scartafaccio). Le tas de paperasseries en question se présente comme un manuscrit de 4526 pages où Leopardi va consigner, pendant près de quinze années, de l’été 1817 au mois de décembre 1832, ses pensées, datées à partir de janvier 1820 (c’est-à-dire à partir de la centième page). C’est, de tous points de vue, la variété qui les caractérise : variété de leur forme, de leur contenu, de leur rythme. Leopardi pratique et mélange toutes les formes d’écriture : aphorisme, anecdote, proverbe, maxime, remarque, citation, note érudite, réflexion, essai19. La bigarrure du contenu, allant de la vie personnelle à la philosophie, en passant par la linguistique, la philologie, l’esthétique, l’exégèse, l’éthologie, l’anthropologie, la politique, n’a d’égale que la diversité des rythmes de l’écriture. Le 2 septembre 1821, Leopardi rédige huit pensées distinctes sur plus d’une dizaine de pages ; le 30 décembre 1823, seulement quelques lignes. De même à une plus grande échelle : le Zibaldone croît de mille 1800 pages durant l’année 1821 et seulement de trois dans les trois dernières années de sa rédaction.
16On voit mal comment un flux de pensée aussi bigarré et discontinu, animé par des vitesses et des lenteurs si variables, pourrait constituer une convenance et une harmonie. On peut certes admirer l’ampleur des matières brassées par Leopardi et la clarté de leur exposition, repérer la récurrence de certains thèmes et de certaines idées-forces, souligner la cohérence de propositions disséminées parfois à plusieurs années et plusieurs centaines de pages d’intervalle, mais il y a loin de là à reconnaître dans cette pensée, composite et hétérogène, quoiqu’indéniablement « monumentale20 », la présence d’un système. Où est l’ordre dont parle Leopardi, cet ordre qui fait système ? Tout semble résister à la systématicité dans le Zibaldone, pas simplement son contenu et sa forme, mais jusqu’à sa fonction et son nom.
17 Zibaldone n’est pas le seul nom du manuscrit léopardien. Il est celui qui lui convient, non absolument mais relativement, en un point donné de son devenir. C’est Leopardi qui le baptise ainsi en 1827, soit près de dix ans après le début de sa rédaction, à l’occasion de l’établissement d’un de ses index : « Ici se termine l’index de ce Zibaldone di pensieri », écrit-il à la page [4295] d’un manuscrit qui ne s’enrichira plus, dans les cinq années suivantes, que de deux cents pages. Avant cette date, le manuscrit a un autre nom : Pensées de philosophie variée et de belle littérature (Pensieri di varia filosofia e di bella letteratura). Ce nom apparaît, ici aussi, à l’occasion d’une indexation, celle de janvier 1820, la première des six entreprises par Leopardi. De 1817 à 1820, le manuscrit n’a pas de nom. On ne peut en conclure que « Zibaldone » soit le nom véritable du manuscrit léopardien, le nom qui viendrait caractériser définitivement son contenu, sa forme et sa fonction. Qu’est-ce au juste qu’un zibaldone et en quel sens celui-ci convient-il relativement à l’immense « tas de paperasseries » dont parle son auteur ? Leopardi n’invente pas le mot mais l’emprunte au vocabulaire de la tradition érudite italienne. Un zibaldone désigne, au sens technique21, une compilation personnelle (résumé, extraits choisis) effectués par les lettrés d’après leurs lectures en fonction de leurs centres d’intérêt et de leur publication. Cette compilation est munie d’index, de répertoires par thèmes classiques et d’extraits linguistiques. S’il implique la dimension du mélange, de la miscellanée, le zibaldone de l’érudit n’est pas un pur chaos écrit. La raison philologique, qui vient ressaisir le matériau recueilli au jour le jour par l’indexation, vient déjà y introduire un ordre. Certes un ordre a posteriori, mais nullement incompatible avec l’exposition d’une philosophie : la philia à l’égard du logos en tant que matière textuelle rencontre l’amour de la sagesse. Leopardi ne s’y est pas trompé en passant du titre Pensées de philosophie variée et de belle littérature à Zibaldone : celui-ci contient déjà l’idée de variété enrichie de celle d’un certain ordre. Et s’il existe des « zibaldoni de langue », comme ceux « préparés par Vincenzo Monti et le grand poète romain Belli », Leopardi nomme le sien Zibaldone de pensées, dépassant ainsi la dimension strictement instrumentale du zibaldone philologique et linguistique pour lui conférer une portée philosophique. Tout se passe comme si « Zibaldone di pensieri » constituait l’expression la plus adéquate pour désigner la forme, le contenu et la fonction d’une singularité manuscrite qui excède toute forme, tout contenu et toute fonction. Leopardi établit, dans le Zibaldone, une distinction fondamentale entre deux types de mots : « termini » et « parole », les « termes » et les « paroles » [1701]. Les premiers ont un sens technique, nettement délimités et circonscrits par la raison géométrique : comme leur nom l’indique, ils ne désignent pas simplement la chose à laquelle ils renvoient mais la terminent, en épuisent le sens ; les seconds se caractérisent par la beauté de leur indéfinition, par la multiplicité des « idées concomitantes » qu’ils évoquent : ils sont des émanations de la nature dans le génie de la langue et leur valeur est intrinsèquement poétique. « Zibaldone » est à la fois l’un et l’autre, parola et termine. Indéfini en tant qu’il enveloppe sans les épuiser les idées concomitantes de cahier, de carnet, de recueil, de dictionnaire, d’encyclopédie, de mélange, de diario, de journal intime et de journal de bord ; et en même temps déterminé par son contenu (di pensieri) et sa fonction, celle de magasin d’écriture. Le Zibaldone di pensieri apparaît tout à la fois comme matériau, instrument et laboratoire de la pensée. Aucune de ces dimensions, et encore moins leur conjonction ou leur ordre, n’entre en contradiction avec celle de système.
18Nous faisons en ce sens deux hypothèses : la première, c’est qu’il existe un système léopardien actuel, un authentique système philosophique – et non une intention de système – dont l’exposition ne peut avoir lieu que dans cette forme mouvante, cette totalité ouverte qu’est le Zibaldone di pensieri. Certes, ce n’est pas l’ordre qui règne dans le Zibaldone, l’ordre nécessaire et préexistant d’une idée a priori de système qui, déclarant l’inadéquation de sa réalisation concrète à elle même, se résoudrait à n’être qu’une rhapsodie de fragments, et à laquelle on concèderait tout au plus une vague « cohérence » (manière courtoise de parler de bricolage) et le caractère prétendument génial de ses intuitions. Ce n’est pas cet ordre-ci qui anime le Zibaldone mais un ordre, une certaine forme d’ordre, singulière (comme l’est nécessairement, du reste, l’ordre des grands édifices philosophiques, qu’il s’agisse de l’ordre géométrique de l’Éthique, ou de l’ordre dialectique de l’Encyclopédie des sciences philosophiques – dont le caso a voulu qu’elle soit l’exacte contemporaine du Zibaldone22), un ordre singulier qui épouse le devenir d’une pensée inscrite, par la nature même du lieu qui l’accueille, dans le temps d’une existence. L’ordre du texte – sa convenance, son harmonie, non préétablie mais, pour ainsi dire, en train de se faire – est matériellement constatable dans des éléments aussi triviaux que la clarté de sa graphie, ses interlignes et ses marges s’élargissant au fil des pages et ménageant l’espace nécessaire à la précision et au complément, sa datation rigoureuse, son système complexe et méticuleux de renvois internes instaurant un véritable réseau entre des pensées éloignées parfois de plusieurs années, ses indexations multiples venant s’enrichir et se compléter progressivement plutôt que s’abolir. Il y a quelque chose de vivant et de mouvant dans le Zibaldone, quelque chose qui pousse, et c’est peut-être, à la réflexion, moins la cathédrale qu’une formation végétale comme le rhizome qui permet de s’en faire une image. On pensait avoir affaire au premier abord à une multiplicité hétérogène statique et l’on découvre en réalité une hétérogénèse, c’est-à-dire une machine à produire des différences.
19La deuxième hypothèse que nous faisons est que la philosophie léopardienne, à travers ses principes et ses concepts, trouve non seulement son ordre dans le Zibaldone mais affronte aussi explicitement la question de l’ordre, de la convenance et de l’harmonie dans la réflexion qu’elle déploie sur son objet, à savoir, le système de la nature (incluant les systèmes particuliers, système du vivant, de la nature humaine, système politique et social, etc.). La philosophie n’est pas la recherche de vérités isolées mais de principes liés par un « lien de vérité » (legame di verità, [947]) qui rendent compte de la nature en tant que système, en tant qu’ordre déterminé. Existe-t-il un ordre, une convenance dans la nature ? Le « système des choses que nous connaissons » est-il une harmonie ? La réponse de Leopardi est double : il affirme d’une part qu’il n’existe aucune contradiction dans la nature, ou si c’est le cas, seulement sur un mode accidentel : « dans la nature tout est harmonie, mais il n’y a surtout en elle aucune contradiction », [1597] ; d’autre part, que la nature est saturée par la contradiction. Elle ne lui est pas accidentelle mais substantielle : « il est généralement certain que l’on découvre dans la nature des choses mille contradictions de mille genres et de mille qualités, qui ne sont pas apparentes », [4100]. Les deux positions ne sont pas simplement différentes et la trajectoire de l’une à l’autre – ou pour mieux dire, de l’une dans l’autre – est moins celui d’une évolution que d’une involution. Elles ne renvoient pas à un changement d’opinion mais à la pénétration dans le système de l’esprit de la contradiction découverte dans le système de la nature. La pensée léopardienne involue au sens où elle ne connaît pas un brusque revirement, une cassure nette et irréversible, mais vient reconnaître progressivement en elle-même la contradiction. Le principe de non-contradiction, fondement « sans lequel s’effondre tout notre discours » [4099], doit être abandonné. Fondement auquel Leopardi consacre pourtant de nombreux développements et dont le Zibaldone constitue, quasiment jusqu’au bout, la défense désespérée au nom de l’identité classique de l’idée de système et de celles d’ordre, de convenance et d’harmonie. Le système léopardien est le système de la contradiction existante totale. Il la découvre peu à peu dans le système de la nature, la nie parfois péremptoirement en dépit de son évidence, au gré des analyses de détail proposées par les pensées (la contradiction dans le vivant, dans la nature humaine, dans le christianisme, dans l’état social, etc.), et finit par l’accepter comme « horrible mystère des choses et de l’existence universelle », [4099].
20Contrairement à ce que pourrait laisser entendre une première approche superficielle, la conclusion de la philosophie léopardienne n’est pas que le système de la nature soit un désordre. Si c’était le cas, on aurait seulement l’itinéraire d’une pensée qui passerait de la position classique d’une nature harmonieuse à un chaos finalement mystérieux et inintelligible devant lequel la philosophie serait réduite au silence et abandonnerait, par là-même, l’exigence du système dans la nuit de l’irrationalisme. Mais ce qu’affirme Leopardi, de façon plus forte, c’est que la contradiction n’est ni anomalie ni désordre mais se tient manifestement dans l’ordre de la nature. Le mal, par exemple, l’un des noms que peut prendre la contradiction, est ordinaire. Si le système de la nature n’était qu’apparent et se révélait être un pur chaos, le mal et le bien (et il en serait de même pour le vrai et le faux, le beau et le laid, etc.) y surgiraient toujours de façon contingente. Paradoxalement, pour maintenir l’exigence de sens et d’intelligibilité du réel – pour que l’harmonie ne laisse pas place au bruit, ni au silence, quitte à être dysharmonie intégrale – la raison, dans le système de l’esprit, doit nier le principe qui la fonde, à savoir le principe de non-contradiction, pour épouser la contradiction qu’elle découvre comme substantielle dans le système universel de l’existence. En somme, les contradictions réelles (et non apparentes) qui se déploient au long du Zibaldone entre telle et telle pensée particulière ne constituent pas les incohérences d’une philosophie qui, banalement, changerait d’avis ou s’amenderait au cours du temps. Elles constituent, dans le devenir de l’écriture et de la pensée, la saturation progressive du système par la contradiction et peuvent toutes être reconduites à la contradiction ontologique et logique fondamentale, dont elles ne constituent au fond que les guises particulières : « Tout est néant », le tout, c’est-à-dire l’être en tant que totalité ordonnée (système, convenance, harmonie), est le non-être. Le système (de la nature comme celui de l’esprit) ne peut exister que comme système de la contradiction existante totale. L’existence n’est pas l’essence, qui peut, elle, prendre éventuellement la forme ou l’apparence d’un convenir harmonieux et non-contradictoire. L’existence est contradiction et déploiement de la contradiction.
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21Il ne saurait être question, avant d’entrer dans la lecture des pensées, de résumer la philosophie léopardienne mais plutôt d’indiquer ici trois repères : scepticisme, matérialisme, pessimisme. Il ne s’agit pas de catégories qui en épuisent le sens mais seulement de coordonnées qui permettent de s’orienter dans le labyrinthe paradoxal du Zibaldone, ce labyrinthe déjà tout balisé de sa pagination, de ses dates, de ses renvois internes, et de ses indexations, dans lequel le lecteur peut entrer et sortir quand il veut, par la pensée qu’il veut, et ne se perdre que s’il en a le désir.
22Ces trois coordonnées, quoique nécessairement réductrices, ont deux mérites : celui d’être revendiquées, sur des modes divers, par Leopardi ; celui de localiser sa philosophie dans un espace de la pensée, espace singulier dont la profondeur serait le scepticisme, la largeur le matérialisme et la hauteur le pessimisme. Ces dimensions convergent vers un point dont le nom n’est, pour le coup, pas léopardien : nihilisme.
23Dans sa Storia del nulla, Sergio Givone définit la pensée léopardienne comme une « méontologie » (meontologia23), c’est-à-dire comme une ontologie négative, une « métaphysique du néant » et non comme un nihilisme au sens d’une négation radicale de toute ontologie. Cette distinction fait sens, d’autant plus que Givone se garde de diaboliser le nihilisme, de le réduire à une volonté de destruction des valeurs, au scandale, à la révolte et aux imprécations sur la mort de Dieu. Nous maintenons pourtant la pertinence du terme, en dépit de ses longs états de service, pour parler de nihilisme léopardien au sens strict : celui d’une pensée qui place le nihil au cœur de sa systématicité. De façon plus précise : le nihilisme léopardien est le système de la contradiction existante totale qui détermine le néant comme son fondement et trouve ses coordonnées dans le scepticisme, le matérialisme et le pessimisme. Pourquoi conserver le terme si celui de « méontologie » renvoie lui aussi à l’idée d’une métaphysique du néant et non d’un pathos de la destruction ? Par égard, en quelque sorte, pour la dimension philologique de la pensée léopardienne, et pour le souci constant qu’elle manifeste à l’endroit de la matière verbale. Leopardi place certes le néant, dans toute la variété de ses formes italiennes (nulla, nullità, niente), au cœur de son système de la contradiction existante : « Tout est néant », « le néant est principe ». Mais il s’attache aussi, dans une longue et rigoureuse enquête linguistique, à rechercher l’étymologie de nihil. Le Zibaldone présente un grand nombre d’analyses étymologiques, mais l’une des plus poussées, dans son extension comme dans son intension, est celle qui porte sur ce mot. Le mot n’étant pas, pour Leopardi, le vêtement mais le corps de la chose, sa présence matérielle, il importe manifestement pour lui, que la matière de nihil soit passée au crible de la raison philologique : le nihil est ne-hulè, négation pure de la matière, et c’est lui qui constitue le fondement contradictoire d’une nature intelligible seulement en tant qu’elle est son autre, à savoir matière. C’est donc en ce sens minimal, et en ce sens seulement, que nous parlerons de nihilisme léopardien : système dont le fondement est le nihil. Non un système qui, on ne sait pourquoi, appellerait le néant de ses vœux.
24 La première coordonnée du nihilisme léopardien est le scepticisme. Le choix est facile sur ce point dans la mesure où Leopardi revendique explicitement le terme : « Mon système […] introduit un scepticisme raisonné et démontré » [1655]. Il s’agit tout autant pour lui d’une décision théorique que de l’expression spontanée d’un mode d’être. Il évoque, dès les premières pages du Zibaldone, un scepticisme profond, un scepticisme foncier, celui de sa « nature » le portant à « douter des choses que l’on tient pour indubitables » (e io per mia natura non sono lontano dal dubbio anche sopra le cose credute indubitabili, [15]). Ce scepticisme invoque contradictoirement Pyrrhon et Descartes. Le premier pour la suspension du jugement, le second pour la nécessité du doute en philosophie. Le sens de ce doute est considérablement modifié par Leopardi : il consiste essentiellement en l’exercice d’une raison qui détruit l’absolu, le nécessaire et l’éternel comme instances positives antécédentes à l’existence.
25La deuxième coordonnée est celle du matérialisme. Leopardi ne l’exprime pas explicitement sur le mode de l’assomption mais d’une défense sans équivoque contre le spiritualisme [4289]. Ce matérialisme est gnoséologique, il détermine l’amplitude de notre connaissance : les limites des idées humaines sont les limites de la matière. Nous ne pouvons rien connaître en dehors de ces limites, si ce n’est le néant. Il est aussi ontologique : il n’est pas nécessaire de postuler l’existence d’une instance d’une nature substantiellement différente de la matière pour expliquer les opérations de la pensée : la matière pense. Soutenir le contraire revient à ignorer les puissances de la matière. Leopardi conserve l’esprit comme « mente » et non comme « spirito », émanation d’une imagination qui se délire comme raison, le spiritualisme.
26La troisième et dernière coordonnée est sans doute la plus délicate. Si le scepticisme est revendiqué explicitement et le matérialisme tout aussi clairement, quoique de façon indirecte, le pessimisme est une catégorie plus ambiguë chez Leopardi. Les raisons de cette ambiguïté sont à la fois externe et interne à sa pensée.
27D’un point de vue externe, la catégorie de pessimisme est considérée comme un lieu commun, voire un cliché de l’œuvre léopardienne, qu’elle soit philosophique ou poétique. Leopardi chantre du pessimisme. « Sombre amant de la mort, pauvre Leopardi24 », pour reprendre le vers maintes fois cité de Musset. Mais est-ce une raison pour l’écarter ? Certains prennent la décision de l’ignorer quand d’autres adoptent la posture facile de renversement du lieu commun pour faire de Leopardi un optimiste : sa philosophie, superficiellement désespérée, inviterait l’humanité à l’action et à la régénération de ses valeurs. Le fond de la pensée léopardienne consisterait en somme en un grand « mais » : il y a l’intelligence mais il y aussi la volonté, le désespoir mais l’action, la vérité mais le juste et le beau, etc. Or, Leopardi n’apparaît pas, à l’épreuve, comme un penseur du « mais » mais du « et », un philosophe de la conjonction, c’est-à-dire la coexistence de la contradiction, non de la réserve tiède. La critique a bien mis en évidence la constitution de ce mythe d’un Leopardi optimiste et son origine, qui n’est autre que l’Italie fasciste des années 20-30. Contre un tel type de détournement idéologique, qui prétend combattre une naïveté en lui substituant une erreur, l’histoire de la philosophie doit prendre en charge la compréhension de la coordonnée du pessimisme, et non l’écarter sous prétexte qu’il s’agirait d’un lieu commun.
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28 La présente étude propose donc un parcours dans la philosophie de Leopardi : le premier chapitre est consacré au style d’ensemble du manuscrit qui accueille la philosophie léopardienne : le Zibaldone y est présenté non comme une somme (ordre des matières), non comme une encyclopédie (ordre alphabétique ou dialectique), mais comme une formation végétale de type rhizome, au sens d’une multiplicité ouverte et mouvante, fondamentalement non hiérarchique et acentrée. Le second moment porte sur le motif fondamental qui innerve cette multiplicité et lui donne son sens, à savoir celui de la contradiction. En quel sens y a-t-il contradiction chez Leopardi ? Dans quelle mesure peut-on dire que celle-ci, notamment à travers l’analyse critique du principe de non-contradiction, est présente aussi bien dans la matière que dans la forme du système ? De là la nécessité de clarifier ensuite la définition de la philosophie. Le quatrième chapitre expose la première coordonnée du système philosophique léopardien, à savoir le pessimisme (comment Leopardi pense-t-il le mal dans le système de la nature ? Et d’où provient, pour la pensée, l’exigence de s’agencer comme système ?). Le cinquième porte sur ce que Leopardi considère comme le fondement du système de la nature et de son propre système, à savoir la position contradictoire du néant comme fondement de l’être. Les deux chapitres suivants développent les deux grandes instances dont l’hostilité forme la colonne vertébrale du système léopardien : la nature et la raison. Le huitième moment complète la cartographie de la philosophie léopardienne (en quoi consiste son scepticisme et dans quelle mesure le matérialisme en constitue-t-il le corollaire ?) et annonce les deux derniers chapitres qui explorent le motif de la contradiction dans sa manifestation spécifiquement humaine, à travers la croyance religieuse (le christianisme) et le champ politique.
Notes de bas de page
1 Benedetto Croce, Poesia e non poesia, Bari, Laterza, 1935, p. 103-119.
2 Croce insiste en particulier sur cet aspect. La philosophie de Leopardi serait, au fond, l’expression d’une vie malade et épuisée. Ce faisant, il ignore ou feint d’ignorer que la petite santé du corps est pour Leopardi ce qu’elle était pour Pascal, Vico et sera pour Nietzsche, à savoir la condition de la grande santé de l’esprit.
3 Ibid., p. 105 (nous traduisons).
4 Les chiffres entre crochets renvoient à la pagination du manuscrit autographe du Zibaldone. La traduction française que nous utiliserons, fondatrice à tous égards, est celle de Bertrand Schefer : Zibaldone, Paris, Allia, 2003.
5 Il Nulla e la poesia, Milan, Adelphi, BUR, coll. « Saggi », 2005, p. 7 (nous traduisons).
6 Schelling, Le Traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, 1977, p. 52.
7 Voir les pages suivantes : [393], [403], [406], [411], [416], [420], [435], [437], [637], [1004], [1426], [1562], [1572] (« nostro sistema »), [1642-1643], [1655], [1676], [1720], [1721], [1772], [1771], [1850], [2115], [3927], [4129], [4175], [4174], [4185], [4187].
8 Lettre à Pietro Giordani du 2 mars 1818, in Correspondance, traduction de Monique Baccelli, Paris, Allia, 2007, p. 214.
9 Cité par Giorgio Panizza, « Introduction à la lecture du Zibaldone », in La Théorie du plaisir, Paris, Allia, 1994, p. 234.
10 « Les deux idéologies de Leopardi », in Études léopardiennes, traduction de Monique Bacelli, Paris, Allia, 1994, p. 98-99 pour l’ensemble des citations.
11 En français dans le texte.
12 « Introduction aux Pensées et au Journal du premier amour », in Études léopardiennes, op. cit., p. 157.
13 Ibid.
14 « La vie et la pensée de Leopardi », in Études léopardiennes, op. cit., p. 37.
15 « Introduction aux Pensées et au Journal du premier amour », in Études léopardiennes, op. cit., p. 157.
16 « Il “sistema” dello Zibaldone », in Leopardi e la cultura europea, actes du colloque international de l’université de Louvain – 10-12 décembre 1987, Roma, Bulzoni editore, 1989, p. 227-234 pour cette citation et les suivantes (nous traduisons).
17 La formule est d’un contemporain de Leopardi, Joseph Anton Vogel, ami du père, Monaldo Leopardi. Elle ne désigne pas spécifiquement l’œuvre de Leopardi mais les « zibaldoni » en général, c’est-à-dire des carnets de bord à l’usage de l’érudit, des « magasins » d’écriture qui peuvent fournir le matériau nécessaire à l’élaboration d’une œuvre. Voir sur ce point Fabiana Cacciapuoti, Dentro lo Zibaldone, Roma, Donzelli, 2010, p. 27.
18 Correspondance, op. cit., p. 1321.
19 Certaines pensées de Leopardi prennent en effet la forme de petits essais, voire de traités, tel celui portant sur la société, qui s’étend du 22 au 29 janvier 1821 sur près d’une quarantaine de pages.
20 Pour reprendre le terme de Robert Melançon, qui donne une remarquable description du manuscrit : « Feuilleter une édition du Zibaldone, c’est parcourir un monument : les pages défilent, massives, compactes. La consultation du manuscrit, rendu accessible depuis 1989 par la splendide édition photographique d’Emilio Peruzzi, confirme l’impression de monumentalité que donne l’imprimé. Les feuillets se succèdent, d’une écriture soignée, régulière, néanmoins pressée, visiblement rapide. C’est la main d’un homme qui écrit beaucoup, qui sait écrire, qui maîtrise son propos, celle aussi d’un philologue entraîné à transcrire des manuscrits et qui connaît le prix d’une graphie nette et lisible. On est aux antipodes des pattes de mouche de Pascal ou de Montaigne sur l’exemplaire de Bordeaux des Essais. Leopardi ne destinait pas le Zibaldone à la publication, mais il se souciait manifestement de produire un texte lisible, fût-ce pour lui-même ». « Une machine à penser : notes sur le Zibaldone », in Contre-jour : cahiers littéraires, n° 12, 2007, p. 105-123.
21 Giorgio Panizza, « Introduction à la lecture du Zibaldone », in La Théorie du plaisir, traduction Joël Gayraud, Paris, Allia, 1994, p. 237 pour cette citation et les suivantes.
22 Ses trois éditions datent de 1817, 1827 et 1830.
23 Storia del nulla, Roma-Bari, Laterza, 1995, p. 135-136.
24 Cité par Sainte Beuve, Portrait de Leopardi, Paris, Allia, 1994, p. 20.
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