En guise de préface… Des oiseaux et des hommes
p. 7-11
Texte intégral
1Bien peu de récits et de poèmes modernes débutent par l’évocation des chants d’oiseaux. Bien peu font de ceux-ci des personnages. Au Moyen Âge, si.
2Notre environnement sonore, avec l’avènement des machines au xixe siècle puis l’enregistrement et la rediffusion presque illimitée des bruits, des voix et des musiques au xxe siècle, s’éloigne de plus en plus de celui de nos ancêtres. On ne peut dire cependant qu’en se retirant des chants d’oiseaux, la poésie ne s’origine plus dans le son, mais la figuration d’elle-même qu’elle construit semble se déplacer d’une naturalité à une facticité1. Certains poètes, au début du xxe siècle, veulent intégrer les sons et les bruits nouveaux, ceux précisément de la modernité, jusqu’à en faire, pour les Futuristes entre autres, un élément poétique central, en tramer leurs poèmes et tenter, parfois, de l’y confondre. Au-delà des siècles et des civilisations, la poésie serait-elle toujours nostalgique des sons comme de ce qui serait sa matière brute, primitive ou originelle ? Ne changeraient alors que les figures de cette quête peut-être essentielle, celle d’une réalité, d’ordre matériel ou corporel, qui ne serait pas faite de mots, qui ne serait pas même une langue encore moins une parole, au sens saussurien de ces termes.
3Mais les oiseaux chantent selon des gammes harmoniques plus ou moins étendues et ne se réduisent pas à une émission de sons. Leurs chants relèvent de la vocalité, c’est-à-dire de la nature animée et non du simple son. Qui du musicien/poète et de l’oiseau imite qui ? Les récits mythiques hésitent sur la réponse. Le rossignol en particulier serait crédité d’une véritable science musicale, mais par ailleurs son chant est aussi plainte, gémissement, pleur et enfin cri2. Ainsi s’achève le récit de Philomena attribué à Chrétien de Troyes dans l’Ovide moralisé3.
4Au Moyen Âge la mention des oiseaux chanteurs semble donc orienter poèmes et récits vers une mimesis de la nature en un essai de (re)trouver une harmonie naturelle dont les oiseaux sont les représentants et les modèles. Plus exactement leur langage musical, seulement évoqué ou reproduit en onomatopées dans des refrains, désigne le lien essentiel que la parole poétique entretient avec la musique qui, à son tour, par sa dimension métaphysique, engage une correspondance entre le poème, l’homme, et le monde4. Pourtant même la lyrique ne peut se réduire à une vocalité, à éliminer l’alliance, conflictuelle mais définitoire, du son et du sens. Lyrique amoureuse, elle rejoint aussi l’oiseau lorsqu’il devient emblème de l’amour et que sa plainte, en deçà de toute parole, a en charge de dire la nature du désir.
5Les oiseaux médiévaux entretiennent ainsi un rapport très riche, multiple malgré son caractère topique, avec la création littéraire, rapport tantôt métonymique, tantôt métaphorique, de présence et d’absence. Placés le plus souvent au seuil du récit ou du poème ils ont à voir, enfin, avec un commencement, une origine.
Seuil
6Les oiseaux printaniers du Conte du Graal n’inaugurent pas un chant à venir mais un récit non lyrique. À l’orée de celui-ci ils entretiennent un lien essentiel avec un avant-propos, antérieur au commencement, du roman et de la construction du personnage. Car la forêt chantante porteuse de la joie désigne ici l’origine édénique du « vert paradis » de l’enfance, bientôt perdu. Ainsi avant même toute histoire il y aurait l’ambiance sonore de l’été médiéval, comme les bruits ont été perçus confusément et agréablement dans la quiétude du ventre maternel, puis par l’infans encore sans parole propre. La naissance est bien la rencontre avec le langage articulé – la langue dite maternelle – un temps incompréhensible mais dont l’apprentissage commence aussitôt après le premier cri de vie. Perceval qui ignore jusqu’à son nom et n’est qu’un fils ne sait pas nommer les armes de la chevalerie, langue sociale du père. Il lui manque les mots quand il s’arrache au ramage des oiseaux, aux bruits de la nature, au hors-temps protecteur entretenu par la mère. Suivront trop de paroles puis trop de silence : nous connaissons l’histoire. Des années plus tard, la forêt sera celle de l’errance silencieuse, puis des paroles de repentir adressées à un dieu, mais les oiseaux se seront tus. La vie d’homme exige de quitter les oiseaux, à jamais.
7La lyrique, elle, est d’amour quand le roman est d’aventure. Jacques Roubaud dit qu’en évoquant le chant des oiseaux, le troubadour désigne un en-dehors du trobar et se place un moment dans « un autre trobar, le trobar naturau, dans le monde naturel qui est celui des auzels, les oiseaux »5. Le chant d’oiseaux est un topos d’exorde qui désigne peut-être comme une des origines de la lyrique les chants de mai rituels, que l’on a compris dans une lecture anthropologique comme le lien ressenti entre renouveau printanier et réveil amoureux.
8Lieu de l’invention du chant lyrique, ce cliché reste cependant profondément ambigu : inscrire de façon liminaire le discours lyrique dans le cycle de la vie naturelle et animale n’a rien d’évident. Le trouvère fait-il comme l’oiseau ou fait-il autre chose, les chants de l’animal et de l’homme sont-ils les mêmes dans leur motivation et leur réalisation ?
Amour et animalité
9Le lien de l’érotisme humain et de la voix animale questionne celui de l’amour et de la langue. Dans le grand mythe médiéval de la passion amoureuse, Tristan n’aime pas Yseut sauf par un effet extérieur à leur volonté, une magie, une sorcellerie aliénante. Dans le récit de « Tristan rossignol », le déguisement de la voix de Tristan en chant d’oiseau rend l’appel de l’amant doublement impérieux pour l’amante6. L’animalité a à voir avec le désir, les trilles plaintives du rossignol invitent à la fois musicalement et naturellement à l’union des corps, sans paroles : « Le langage n’est pas le contemporain de la différence des sexes. Il n’est pas approprié à l’amour. Le langage est beaucoup plus récent que la séparation qui oppose les hommes et les femmes et en travestit la nature. Le langage est beaucoup plus récent que ce qui les assemble dans l’étreinte […] Le langage éloigne l’amour comme la sexualité embarrasse le langage et s’y cache sans cesse. »7
10Mais l’amour humain, ce sont aussi et surtout des mots, des poèmes et des romans, un logos, une littérature, une poésie. L’homme naît dans le discours qui l’éloigne des affects et des appétits communs à tous les vivants, plus exactement qui fait de ses affects des valeurs et des jugements abstraits. « La voix/sons est le signe de la tristesse et du plaisir et de toutes les autres passions… Ainsi la voix appartient à des animaux… qui sentent leurs plaisirs ou leurs déplaisirs et se les communiquent mutuellement par des sortes de voix naturelles… ce qui pour nous sont des interjections. Mais le discours humain signifie ce qui est utile et ce qui est nocif et, en conséquence, ce qui est juste et ce qui est injuste… Ce discours est propre aux hommes parce que ce qui leur est propre en comparaison avec les autres animaux est de posséder la connaissance du bien et du mal, du juste et de l’injuste… qu’ils peuvent signifier par leur discours. » (Thomas d’Aquin, Sententia libri Politicorum, lib. I, i, 29 ; trad. originale)8
Déduits
11Le discours particulièrement formalisé de la poésie a en charge de mettre de la langue – sons et sens – sur ce qui n’en a pas. Ce faisant il le transforme. Le poète construit un discours de l’amour dans l’éloignement de l’objet d’amour et dans la rupture avec le désir du corps. L’oiseau instaure un fond sonore dans lequel la voix du poète vient prendre place, il désigne aussi la part secrète du chant d’amour, part animale, sensuelle, de sa motivation, toujours éloignée et trahie à l’instant même de sa formulation. Le chant humain s’élève en surimpression des chants de la nature, il s’y inclut moins qu’il ne marque un décalage, une prise de distance. Le « latin » des oiseaux renvoie à la fois à un langage globalement perçu, en cela du non discours, et à un langage spécial, incompris sauf de quelques devins chamans, aptes à circuler entre le monde animal et le monde humain, dont les récits mythiques se font l’écho.
12L’oiseau n’est posé à l’orée du poème que pour être nié, le poème, fût-il musical, s’édifie contre l’oiseau, ses cris, ses trilles, ses roucoulements. Car la musique, art du nombre, ne saurait non plus dire l’amour directement. Philomena est passée par le mutisme pour renaître oiseau. La voix du rossignol n’existe pour la légende qu’au prix de l’effacement violent et criminel de la voix humaine. C’est pourquoi aussi il est si difficile aux hommes de rejoindre le « déduit des oiseaux ». Contrairement au mythe tristanien, l’amour lyrique réside dans le cœur du trouvère, non à l’extérieur de lui. Et le trouvère cherche, par la perfection de sa « chanson », à (re)trouver la Joie. Cette joie dont l’oiseau lui offre l’image mais qu’il ne possède pas, une joie qui n’est pas la gaîté primitive et universelle de la nature, mais celle, particulière, qu’espère son chant de requête amoureuse, quête d’une réponse et don d’amour. Chez les meilleurs poètes comme Gace Brulé les oiseaux sont absents, ils ne surgissent que dans le souvenir, moment originel que les poèmes recommencent toujours à dépasser et à métamorphoser. Car la lyrique ajoute à la mélodie des oiseaux, ajoute à la musique même, une signification, et dans la courtoisie, une éthique, un code amoureux.
13L’oiseau fait signe, dans le Conte du Graal, chez les trouvères, d’une perte peut-être mais nécessaire à l’aventure humaine, nécessaire à une pensée de l’homme et du monde. La langue humaine ne feint d’imiter qu’en se donnant pour autre que son modèle. Dans la lyrique elle entre en résonance avec la musique qui la porte, la magnifie et avec laquelle elle rivalise en beauté et en harmonie. La « chanson », rappelle Dante est une « fictio rethorica musicaque poita »9. Sa qualité musicale et sonore ne suffit pas à la définir. Polir les mots, les ciseler, les ordonner, telle est la tâche du poète. Forgeron d’une langue spéciale, étrangère au règne animal comme à la musique proprement dite, même si elle est jugée sur sa nature sonore autant que grammaticale, le poète travaille la langue des hommes pour qu’elle retentisse dans le cercle de leur communauté10. Cette langue poétique, à la fois souvenir et refus du chant de l’oiseau, insaisissable et omniprésente, possède la noblesse qui fait de l’homme, selon la hiérarchie de l’ontologie médiévale, un être supérieur à l’animal instinctif et proche des êtres spirituels, anges et Dieu. Une telle langue, si elle est réussie, produira en retour chez l’auditeur un plaisir total, esthétique et éthique. Un « deduit » courtois.
Notes de bas de page
1 Il est évident que je simplifie à outrance l’histoire de la poésie, ne serait-ce qu’en passant sous silence les siècles où elle est devenue pleinement écrite, jouant d’une musicalité des mots en quelque sorte silencieuse, rimes pour l’œil plus que rimes pour l’oreille. Cela étant, notre modernité revient différemment que les siècles médiévaux sur la relation de la poésie et des sons, de l’écrit et du bruit et reformule un nouveau rapport avec tantôt une naturalité tantôt une matérialité des sons comme dans les expériences de la « poésie sonore » contemporaine.
2 Pour toutes ces questions et leur discussion voir J.-M. Fritz, Paysages sonores du Moyen Âge. Le versant épistémologique, Paris, Champion, 2000, p. 205 et sq.
3 « Pour les mauvés qu’ele tant het, / Chante au plus doucement qu’el set / Par le boschaige : oci ! oci ! » v. 1465-1467, Ed. E. Baumgartner, Paris, Gallimard, folio-classiques, 2000, p. 254.
4 Globalement les médiévaux conservent une conception boécienne de la musique : mundana, humana, instrumentalis, conception à laquelle ils croient de moins en moins à partir du xiiie, surtout en ce qui concerne la musique des sphères, et qu’ils nuancent sans cesse.
5 La fleur inverse, Paris, Ramsay, 1987, p. 271.
6 Ce récit appartient au Donnei des amants, texte anonyme du xiie siècle : voir l’édition bilingue de Christiane Marchello-Nizia in Tristan et Yseut, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1995, p. 967-973. J’ai commenté ce texte dans « Tristan rossignol ou l’autre Tristan », à paraître aux presses de la Sorbonne Nouvelle.
7 Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 77-78.
8 Sur les interjections comme intermédiaires entre affects et concepts, entre signes naturels et signes conventionnels, voir Irène Rosier, La parole comme acte, Paris, Vrin, 1994, p. 57 et sq. La représentation des oiseaux voire l’imitation de leurs cris dans les textes fictionnels et poétiques se déploient sur la même ligne de crête entre affects/animal et paroles/homme ici étudiée dans les traités grammaticaux philosophiques.
9 De vulgari eloquentia, livre II, chap. IV.
10 Dante mais aussi tous les poètes qui au xive siècle surtout vont écrire des traités sur la pratique poétique vernaculaire s’efforcent de saisir et de commenter la nature sonore des mots afin de les choisir et de les combiner au mieux dans les poèmes. Voir par exemple Eustache Deschamps, Art de dictier, qui à la fin de sa définition de la musique naturelle donne la liste des voyelles et des consonnes.
Auteur
École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines – Lyon
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