« Ébranlement (Erschütterung) de la finitude » ?
La lecture heideggérienne de Fichte et son point aveugle
p. 175-188
Texte intégral
1Dans la période qui suit immédiatement la publication d’Être et temps, Heidegger accorde une place de plus en plus importante, à la fois dans son enseignement et dans ses publications, à ce qu’il appelle le « débat philosophique (philosophierende Auseinandersetzung) avec l’idéalisme allemand1 ». Si Kant demeure sans doute le point de référence privilégié de cette entreprise, le regard du philosophe de Fribourg s’attarde également sur les perspectives ouvertes par Fichte, Schelling et Hegel, qui lui apparaissent comme des alliés précieux, à l’encontre du néokantisme dominant, dans la tentative de redonner ses droits à la métaphysique. Un des documents les plus représentatifs de cette démarche est le cours du semestre d’été 1929 intitulé Der Deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart, dont plus de la moitié est consacrée à une lecture linéaire de la Wissenschaftslehre de 1794. Si par après Heidegger se penchera à nouveau sur les développements de Schelling ou de Hegel, ces pages sur Fichte demeurent relativement isolées dans le corpus heideggérien. Après 1929, la Wissenschafstlehre ne fera plus l’objet d’un traitement thématique. Toute se passe comme si Heidegger avait fixé sa position sur Fichte ; comme si le nom de Fichte pouvait désormais servir d’emblème pour une position elle-même figée2.
2Pourtant, en 1929, Heidegger lit Fichte, et, comme à sa coutume, il le lit de près. Il convient alors de déterminer les raisons de son intérêt et l’optique à partir de laquelle il envisage l’œuvre fichtéenne. Un premier indice permettant de prendre la mesure de l’ampleur (et des limitations) de cette lecture ressort à travers l’indication du corpus qui est pris en compte. Heidegger se réfère presque exclusivement à la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre de 1794 – qu’il soumet à une lecture suivie –, tout en agrémentant son commentaire de quelques renvois à la Nouvelle présentation de 1797, à la Grundlage des Naturrechts et à la recension que Fichte a faite de l’Aenésidème (de laquelle il ne retient, à vrai dire, qu’une seule phrase). La préséance accordée aux écrits de la période d’Iena peut s’expliquer par l’état de la réception de l’œuvre fichtéenne au moment où ce cours est prononcé. Pourtant, si Heidegger n’ignore pas l’existence des versions postérieures de la Doctrine de la science, il voit dans l’engouement qu’elles suscitent un simple effet de mode. Ainsi, il justifie la position centrale accordée à la Doctrine de la science de 1794 à la fois par le fait que c’est lui-même qui l’a publiée, mais aussi par le fait que cette version est « plus difficile », dans la mesure où – telle est sa conviction – « la problématique de la métaphysique dans sa forme traditionnelle3 » y est exposée dans toute son acuité.
3 Si le visage de Fichte sur lequel Heidegger s’attarde est celui qu’on peut déceler à même la Grundlage de 1794, la lecture qui en est proposée revêt le caractère d’un « débat ». Or, comme le précise Heidegger, « tout débat avec l’histoire a comme présupposé un travail de fond, qui consiste à rendre tout d’abord l’adversaire vivant4 ». Rendre un auteur vivant présuppose en premier lieu de ne pas le réduire à la lettre morte de ses textes, de l’extraire de l’emprise de l’historiographie, en se frayant un chemin vers le problème qui articule en profondeur ses dires. Si ce faisant, une clarté supérieure se répand sur ses textes, cela ne signifie nullement qu’on soit parvenu à dégager une position fermement établie, susceptible d’être rangée dans la suite des doctrines que la tradition nous a léguées. Car, saisir un auteur depuis le problème qui a mobilisé son effort de pensée doit conduire avant tout à le rendre problématique, c’est-à-dire à reconnaître que son œuvre se dresse devant nous comme un point de tension, de sorte que toute avancée philosophique propre doit nécessairement s’expliquer avec elle. Pour que l’adversaire soit envisagé comme « vivant », il faut donc non seulement qu’il apparaisse comme l’index d’un problème ; il est nécessaire, en outre, que la répétition de ce problème s’avère, pour nous, incontournable.
4Il s’ensuit que tout projet herméneutique véritable implique une prise de position à l’égard de notre propre situation, et exige, par conséquent, de porter au grand jour les lignes de forces qui configurent notre présent. Fort de cette conviction, Heidegger place au préambule de sa confrontation avec l’idéalisme allemand – et avec Fichte en premier lieu – une introduction intitulée « Le dévoilement des tendances philosophiques dominantes du présent » (Die Enthüllung der philosophischen Grundtendenzen der Gegenwart). Ce n’est qu’en exposant les latences dont le présent est lourd qu’on peut espérer de saisir l’horizon au sein duquel quelque chose peut tout simplement « faire problème ». Au terme de cet examen, Heidegger dégage deux orientations qui, de son avis, polarisent les forces philosophiques du présent : la tendance vers l’anthropologie et la tendance vers la métaphysique5. En brossant ce tableau, Heidegger ne se contente pas de dresser un bilan de la littérature philosophique ou de procéder à une simple cartographie extérieure des positions dominantes au sein du champ philosophique, mais cherche à ressaisir ces directions d’enquête à partir des questions fondamentales qu’elles portent à l’avant-plan. Ainsi, ce qui s’exprime à travers la tendance vers l’anthropologie, c’est le projet de forger un concept unitaire de l’homme, en dépassant l’éparpillement des savoirs qui le prennent pour thème. Quant à elle, la tendance vers la métaphysique aspire à surmonter une optique réductive qui confine la philosophie dans un champ uniquement épistémologique et permet ainsi de faire droit à des interrogations portant sur la totalité de l’étant et sur le sens de l’être.
5Pourtant, ramener ces deux tendances à leur vitalité propre exige la mise en œuvre d’un double geste interprétatif. Il s’agit en premier lieu de les détacher des matrices dans lesquelles elles ont été déployées. Ainsi, tout en admettant la vérité qui s’exprime à travers la tendance vers l’anthropologie, Heidegger conteste la possibilité, pour l’anthropologie philosophique, d’assumer la charge de sens que cette tendance recèle, car « l’anthropologie philosophique ne peut pas être la discipline fondamentale de la philosophie »6. De même, la pleine signification de la tendance vers la métaphysique demeure obscurcie pour autant qu’on se contente d’appeler à une « résurrection (Auferstehung) de la métaphysique »7 ou à proposer des « visions du monde » à caractère global, sans avoir préalablement amené à la clarté « son essence et son origine »8. Deuxièmement, la vérité de ces orientations transparaît seulement si leur profonde solidarité devient patente, dès lors qu’on est à même de les saisir dans leur articulation interne. Or, le projet d’une « métaphysique du Dasein », que Heidegger développe à la fin des années 1920, ambitionne précisément de fournir un cadre unitaire pour le déploiement de ces interrogations. En effet, comme il le note dans un cours de 1929-30, « la métaphysique est une interrogation où nous allons interroger dans l’entier de l’étant et où nous questionnons de manière telle que nous-mêmes, les questionneurs, sommes à la fois compris dans la question. […] La pensée métaphysique est une pensée inclusive (inbegriffliches Denken) dans le double sens où elle va à l’entier et saisit de part en part l’existence9 ». Pour autant qu’elle doit nécessairement prendre en charge la question de l’« entier de l’étant » et la question de l’homme, pour autant qu’elle reconnaît la « connexion essentielle » (Wesenszusammenhang10) qui s’établit entre ces deux lignes d’enquêtes, la métaphysique du Dasein est à même de recueillir dans sa trame les tendances les plus vivantes du présent. Son élaboration apparaît comme un préalable indispensable à l’engagement d’une confrontation avec l’idéalisme allemand11.
6Dans l’exécution de ce projet, Heidegger prétend prolonger l’intention profonde de la philosophie kantienne, pour autant qu’il fait sienne la thèse selon laquelle toute refondation de la métaphysique doit prendre appui sur la métaphysique comme disposition naturelle. Ainsi, dans Kant et le problème de la métaphysique, ouvrage contemporain du cours sur lequel nous nous penchons, Heidegger écrit : « La métaphysique n’est certes pas un édifice achevé, cependant elle est réelle comme “disposition naturelle” de tous les hommes. Instaurer le fondement de la métaphysique pourrait vouloir dire : fournir un fondement à cette métaphysique naturelle12 ». En outre, la persistance de l’héritage kantien est manifeste dans la reprise de l’idée selon laquelle une telle refondation ne peut s’accomplir que comme interrogation sur la finitude de l’homme.
7Selon Heidegger, deux gestes théoriques témoignent de la centralité de la finitude pour la démarche kantienne. Il s’agit en premier lieu de la subordination à l’intuition de la pensée, qui « en tant que pensée, n’a d’autre fonction que de déterminer l’intuition13 ». En effet, « dans son caractère de représentation s’annonce la finitude de la pensée. “Penser”, dit Kant (B71), atteste “toujours des limites”, car la pensée n’est point, en son essence, une saisie immédiate et directe, mais un détour toujours assigné à la détermination médiatisante14 ». La pensée est finie pour autant qu’elle ne se donne pas son propre objet, mais détermine seulement le donné, pour autant qu’elle est synthèse d’un préalable. Ensuite, selon l’interprétation que Heidegger en propose, la signification profonde du fait que les trois questions par lesquels Kant croit pouvoir parcourir et épuiser le champ de la philosophie se ramènent à la quatrième, à savoir « qu’est-ce que l’homme ? », réside dans la mise au jour de la finitude de l’homme comme référence nécessaire de l’instauration du fondement de la métaphysique. Ainsi, il soutient que dans la structure même des trois premières questions s’atteste déjà la nécessité d’une interrogation portant sur la finitude de l’homme : « Lorsqu’un pouvoir est mis en question et que l’on veut en délimiter les possibilités, il manifeste du même coup un non-pouvoir. Un être tout-puissant n’a pas à se demander : que puis-je ? c’est-à-dire : que ne puis-je pas ? ([…] Celui qui s’interroge sur son pouvoir manifeste par là une finitude. Et celui qu’une telle question touche dans son intérêt le plus intime prouve une finitude au plus intime de son être15». Pour autant que toute interrogation philosophique légitime se trouve contrainte de la prendre en compte, « la finitude de l’homme […] est le sol de l’espace de toute philosophie16 ».
8Les deux questions qui ont apparu comme structurantes pour le paysage philosophique contemporain constituent donc également le cœur de l’héritage kantien. Tout se passe donc comme si scruter les profondeurs du présent et reprendre le fil de la méditation kantienne ne ferait qu’un. Les coordonnées qui déterminent le lieu théorique à partir duquel Heidegger engage son dialogue philosophique avec Fichte peuvent donc être ressaisies de la manière suivante : il s’agit de refonder la métaphysique comme métaphysique de la finitude, en portant à une élaboration seconde les orientations cardinales du présent et en répétant le geste décisif de l’approche kantienne.
9 Ce parti-pris herméneutique ressort avec clarté dans un passage où Heidegger résume l’orientation globale de son interprétation :
La difficulté inhérente au problème de la métaphysique réside dans le fait que la connexion entre la question portant sur l’homme et la question portant sur l’étant dans sa totalité n’est pas contingente, mais plutôt que la question portant sur l’homme exige une orientation déterminée, dans la mesure où c’est où l’homme doit être questionné eu égard à sa finitude. Le débat avec l’idéalisme allemand est nécessaire, pour autant qu’en lui ce problème se perd et que la métaphysique est déterminée comme connaissance infinie de l’infini. C’est dans cette perspective que nous avons considéré la Wissenschaftslehre17.
10L’optique dans laquelle Heidegger envisage la Doctrine de la science est donc double. En premier lieu, il s’agit de faire ressortir la convergence entre le geste philosophique décisif de la Doctrine de la science et l’orientation assumée par sa propre entreprise : la question centrale de la métaphysique (la question portant sur l’étant comme tel et dans sa totalité) ne gagne sa véritable consistance que dans la mesure où elle intègre dans son déploiement une interrogation concernant le statut du Moi. Ainsi, aux dires de Heidegger, « Fichte cherche une nouvelle fondation de la métaphysique et dans cette démarche [la question de] l’homme entre en ligne de compte (der Mensch in den Ansatz kommt)18 ». L’importance de cette communauté d’orientation est telle que Heidegger va jusqu’à considérer la Doctrine de la science comme une « métaphysique du Dasein19 ». Pourtant, la portée de ce rapprochement est limitée par l’adhésion, que Heidegger impute à Fichte et à l’ensemble de l’idéalisme allemand, à une perspective infinitiste. La transposition de ces acquis théoriques au sein d’une trame infinitiste aurait pour effet d’annuler leur tranchant, car, selon Heidegger, appréhender le problème de la métaphysique dans toute son amplitude exige non seulement le déploiement d’un questionnement relatif à la subjectivité, mais également la saisie de celle-ci comme essentiellement finie20. Nous devons donc examiner comment ce double rapport à la pensée de Fichte est articulé dans le commentaire heideggérien, comment Heidegger parvient à réactiver le geste philosophique qu’il considère être déterminant pour la philosophie de Fichte, tout en le désolidarisant du cadre dans lequel il a été formulé.
11En premier lieu, il convient d’indiquer les points de contact que Heidegger établit entre sa propre démarche et celle de Fichte. Le terrain sur lequel cet examen s’installe est déterminé par l’interrogation concernant le statut du Moi. Heidegger souligne d’emblée la portée ontologique de cet examen, en insistant sur le fait que « les énoncés de Fichte sur le Moi ne sont pas des propositions sur le Moi factice, mais il s’agit d’énoncés d’essence sur la moïté du Moi (die Ichheit des Ichs)21 ». Ainsi, il peut faire sienne la thèse selon laquelle le « Moi n’existe que pour soi », pour autant qu’elle ne concerne pas un Moi singulier – ce qui la rendrait absurde – mais le sens d’être du Moi, la Moïté du Moi. Le Moi n’est pas à comprendre en l’inscrivant dans un horizon antérieur, il n’émerge pas comme une complexification d’un niveau ontologique qui le précéderait, mais existe sui generis. L’effort qui anime ce projet, et que Heidegger entend reprendre entièrement à son compte, réside dans la tentative d’extraire le Moi du registre de la res, de la présence-subsistante. En effet, selon Heidegger, le mérite incontestable de Fichte consiste dans le fait d’avoir libéré le Moi du paradigme de la présence-subsistante (Vorhandensein) et d’avoir fourni les instruments théoriques permettant de le penser dans sa spécificité22.
12Cette avancée théorique décisive se décline selon deux versants, qui correspondent en miroir aux deux caractéristiques centrales de la res, à savoir sa fixité et son indifférence à soi. D’un côté, à l’encontre de l’immobilité de la chose, il faut insister sur la structure dynamique propre au Moi. La différence entre le Moi et la chose n’est pas une différence entre deux pôles identiques et fermés sur eux-mêmes : le Moi n’est pas tant distinct de la chose, qu’il n’en est l’acte de la distinction ou plutôt la distinction comme acte. La distinction ne gagne de réalité qu’à travers l’activité du Moi. Il s’ensuit que l’être du Moi doit être saisi comme un agir, comme l’excès dynamique à l’égard de tout ordre chosique.
13Deuxièmement, grâce à l’activité qui le caractérise en propre, le Moi se trouve rejeté aux antipodes de l’indifférence à soi propre à la chose. Ainsi, le Moi est déterminé par un intéressement fondamental à l’égard de son propre être (et de l’être comme tel), par le fait qu’il est un étant qui doit assumer, prendre en charge (Übernehmen) son être23. Le rejet du paradigme de la res dans la détermination du sens d’être du moi a pour corollaire l’éviction du modèle représentationnel concernant son auto-saisie. Le Moi se saisit soi-même non pas comme une chose qui est déjà là, mais à partir de la tâche qui lui est propre, à partir du projet de son autodétermination : « l’essence du Moi n’est pas et n’est jamais pour celui-ci seulement l’objet d’une considération d’essence, mais est la tâche de son être24 ». Dans la mesure où le Moi ne se dévoile que dans son effectuation et pour autant que cet accomplissement est indissociable d’un projet de soi, on peut affirmer que : « l’être du Moi est un devoir-être25 ». Ces considérations permettent à Heidegger de soutenir que Fichte a formulé implicitement la distinction – centrale pour Être et temps – entre catégories et existentiaux : « les propositions ontologiques sur le Moi ont un autre caractère que les propositions d’essence portant sur l’étant qui a le caractère de la chose26 ».
14Dans sa restitution des engagements théoriques communs qui sous-tendent la position de Fichte et celle qu’il a lui-même développée dans Etre et temps, Heidegger fait un pas supplémentaire, en proposant une interprétation ontologique du « non-moi ». Celui-ci ne désigne pas un quelque chose différent du Moi, mais plus fondamentalement « l’espace de jeu de la rencontre adversative (Entgegenkommlichkeit)27 » ou encore « l’objectité de l’objet (Gegenständlichkeit des Gegenstandes)28 » à partir duquel devient possible le rapport à un objet déterminé. Le non-moi désigne donc le champ au sein duquel peut surgir un étant qui n’est pas de l’ordre du moi, de sorte que tout rapport à l’étant présuppose l’ouverture de l’horizon de cette rencontre.
15Pourtant, le terrain théorique sur lequel Heidegger suit Fichte sans réserve est celui articulé autour de la question de l’imagination transcendantale. Dans sa lecture interprétative de la Critique de la raison pure, Heidegger octroie à l’imagination transcendantale une fonction décisive : elle permet de résoudre la tension entre l’intellect et la sensibilité, de faire apparaître que ces deux facultés procèdent d’une racine commune et, partant, de garantir l’unité de la subjectivité : « l’imagination transcendantale s’avère capable de former et de porter l’unité et la totalité originelles de la finitude spécifique du sujet humain29 ». Davantage qu’une fonction unifiante, l’imagination constitue l’ouverture qui permet le rapport à un objet : « l’horizon d’objectivité [est] formé par l’imagination transcendantale30 ». Plus encore, l’imagination transcendantale ouvre la voie vers un approfondissement du sens d’être de la subjectivité et la saisie de son soubassement temporel : « le temps originel rend possible l’imagination transcendantale qui, en elle-même, est essentiellement réceptivité spontanée et spontanéité réceptive31 ».
16Dans le traitement que Fichte réserve à l’imagination transcendantale, Heidegger retrouve des éléments décisifs de sa propre approche. En effet, Fichte affirme d’un seul mouvement le caractère unifiant de l’imagination transcendantale et sa dimension temporelle :
C’est ce pouvoir, presque toujours méconnu, qui opère à partir de contraires continus la liaison d’une unité – qui s’insère entre des moments qui devraient se supprimer réciproquement et qui, ce faisant, les maintient l’un et l’autre – c’est ce pouvoir, qui seul rend possible la vie et la conscience et spécialement la conscience en tant que développement d’une succession temporelle (Zeitreihe)32.
17Qui plus est, Fichte a bien reconnu la dimension possibilisante inhérente à l’imagination car, selon Heidegger, le résultat décisif de la partie théorique de la Doctrine de la science consiste dans le fait que « la possibilité de la représentation repose sur l’imagination33 ». C’est donc à partir de l’imagination, du « plus admirable des pouvoirs du Moi » que l’ensemble de la subjectivité peut être éclairée. Comme le note Fichte : « c’est sur cette action de l’imagination que se fonde la possibilité de notre conscience, de notre vie, de notre être pour nous, c’est-à-dire de notre être en tant que Moi34 ».
18Pourtant, la priorité accordée à l’imagination transcendantale devrait avoir pour conséquence que « le concept et l’essence du Moi soient ébranlés. Or, ceci n’est justement pas vu […] et l’imagination est reconduite au Moi fixe35 ». Si, selon Heidegger, l’imagination transcendantale ouvre un espace de sens qui n’est pas configuré autour du Moi, cette voie est aussitôt refermée et le « flottement » (schweben) propre à l’imagination est rapatrié dans le Moi. Le privilège que Fichte octroie au Moi au détriment de l’imagination tire sa légitimation du fait que celui-ci représente une instance qui possibilise la fondation36. En commentant les développements que Fichte consacre à l’imagination dans le § 4 de la Grundlage, Heidegger note que « l’imagination est envisagée dans le cadre du développement systématique de la déduction de la possibilité de la représentation. Elle émerge comme la synthèse résolvante (die lösende Synthesis), c’est-à-dire comme ce qui sauve l’identité du Moi et l’unité du système37 ». Ce qui interdit à Fichte de prendre en charge la question de l’imagination dans toute son ampleur, c’est le cadre systématique dans lequel il développe son projet : « Que Fichte renonce à soumettre ce pouvoir à une analyse plus pénétrante s’explique par le fait que la problématique centrale à partir de laquelle l’interprétation pourrait être conduite manque, et cela en raison du projet systématique lui-même38 ». Cependant, le problème du système ne doit pas être compris comme « question de la simple forme de la philosophie, mais comme l’index d’une problématique de fond bien déterminée39 ». Le système ne constitue pas le titre pour une manière particulière de présentation ou d’organisation du savoir, mais est porteur d’un engagement ontologique déterminé : dès lors qu’une thèse est enveloppée dans la cuirasse du système, elle perd tout son tranchant, c’est-à-dire, pour Heidegger, son ancrage dans une vie finie. Pourtant, ce n’est pas seulement la portée de l’imagination transcendantale qui se trouve restreinte à travers son intégration dans un dispositif systématique. Pour autant que le système recèle en soi l’exigence d’une fondation du savoir, son émergence conduit nécessairement à la mise en échec de la finitude, qui devient une étape et un moment au sein d’un enchaînement déductif.
19Le leitmotiv de la confrontation heideggérienne avec Fichte réside dans l’objection de l’abandon de la finitude. Ce reproche reçoit toute une série de déclinaisons lexicales : la finitude aurait été ébranlée (erschütert), balayée (wegegefeigt), dépassée (überwindet), ou bien, le but final du projet fichtéen aurait été de se rendre maître de la finitude (die Endlichkeit Herr werden)40. Afin de saisir la signification exacte de ce reproche, il convient de préciser que pour Heidegger, cet abandon de la finitude est déjà le fait de Kant, car, selon un mot célèbre du Kantbuch, dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, le philosophe de Königsberg « a un mouvement de recul devant le fondement qu’il a lui-même établi41 ». Mais, plus fondamentalement, il est important de situer cette objection au sein de la constellation théorique d’où elle tire son intelligibilité. En effet, selon Heidegger, si la Wissenchaftslehre consacre un abandon de la finitude, cela n’est pas à mettre au compte d’un penchant spéculatif ou religieux propre à son auteur, d’une immodération ou d’une incontinence qui l’aurait empêché de se tenir à l’intérieur des limites où la connaissance peut être légitime. En opérant un passage vers l’absolu, Fichte aurait simplement déployé jusque dans ses conséquences ultimes une position qu’on peut faire remonter jusqu’à Descartes42 et qui est déterminée par l’adhésion à trois engagements doctrinaux. Il s’agit, en premier lieu, du fait que la logique devient le modèle directeur de l’ontologie43. Afin de légitimer la pertinence de cette description pour la démarche fichtéenne, Heidegger évoque un passage décisif de la recension que Fichte à fait de l’Aenésidème de Schulze : « Si les principes de l’identité et de la contradiction sont érigés comme le fondement de toute philosophie, comme cela doit être le cas, alors la philosophie suivra son juste chemin44 ». La seconde caractéristique de l’entreprise fichtéenne réside dans le fait que la certitude (Gewißsheit) acquière une préséance eu égard à la vérité, ou, autrement dit, que le sens de la vérité est à trouver dans la certitude45. Enfin, le troisième trait directeur de cette orientation réside dans le fait que l’être est compris comme position, ou, plus précisément, comme « la poséité de ce qui est posé dans le poser » (die Gesetztheit des im Setzen Gesetzten46) et, en fin de compte, comme « pensabilité » (Gedachtheit47). Saisies ensemble, ces trois exigences renvoient à la nécessité pour la connaissance de se déployer comme système. Ce qui aurait conduit à l’abandon par Fichte de la finitude, c’est son adhésion à l’idée de la connaissance comme système.
20Pourtant, il est incontestable qu’au sein du développement systématique qu’il propose, Fichte parvient à saisir, à travers le passage au troisième principe, la finitisation du Moi. En effet, comme Heidegger l’admet lui-même, « l’essence de la position – et, partant, de la moïté – est la finitude48 » et, plus encore : « à l’essence du Moi, c’est-à-dire de la moïté, appartient la finitisation en soi-même (Zum Wesen des Ich, d.h. der Ichheit, gehört Verendlichung in sich selbst49) ». Heidegger formule deux objections à l’égard du traitement fichtéen de la finitude. En premier lieu, il indique que le moi fini n’est pas simplement le résultat de la déduction, mais également son telos, le point qu’elle doit rejoindre. Le cheminement déductif présuppose donc son point d’arrivée, qu’il doit nécessairement retrouver50. Loin d’être seulement un des résultats, la finitude fournit l’orientation de l’enchaînement déductif, ce qui implique qu’elle est déjà donnée avant d’être déduite. Cela conduit Heidegger – et il s’agit du second point de sa critique – à soutenir que la finitude est par principe indéductible : « au lieu de partir de la facticité du fait de la finitude, la finitude est déduite à partir de l’infini51 ». La finitude se trouverait abolie, car réduite à une séquence au sein d’un enchaînement déductif. Il ne s’agit donc pas de proposer une déduction de la finitude, mais d’acquiescer à ce qui est déjà là et de l’élaborer conceptuellement. Or, pour que le système comme connaissance déductive et certaine puisse se déployer, il est nécessaire que la finitude ne soit plus un « fait premier », dont toute démarche doit prendre son départ, mais seulement un résultat qu’il faut obtenir par voie de dérivation.
21Le sens de l’objection formulée par Heidegger à l’encontre de Fichte peut être circonscrit avec davantage de netteté. Tout en admettant que Fichte ménage au sein de son système un lieu théorique pour la finitude, il s’agit de contester que ce traitement soit à même de la saisir dans toute sa radicalité. Ce qui est donc en jeu, c’est la manière de concevoir la finitude, et plus précisément la thèse selon laquelle le problème de la finitude peut être envisagé comme question de la finitisation. L’abandon de la finitude par Fichte ne réside donc pas tellement dans le fait qu’elle n’a pas été prise en considération, que plutôt en ceci qu’elle a perdu son caractère initial, son rang de source et d’origine de toute entreprise philosophique. Au lieu donc de reconnaître qu’elle représente une brèche au sein de l’ordre déductif du savoir, un hiatus dans la progression unitaire et cohérente de la fondation « la finitude devient un produit de l’absolu52 ». Or, selon Heidegger, il n’y a de finitude véritable que dépourvue de fondement. Ce qu’il conteste, à travers sa critique du traitement fichtéen de la finitude, c’est donc « la tendance de la DS à ramener ce qui ne peut pas être fondé (das Unbergündbare) dans l’horizon de la fondation (Begründung)53 ». En assumant la perspective de la finitude, Heidegger conteste que l’espace de déploiement de la démarche philosophique soit le système.
22Il faut noter que Heidegger interrompt sa discussion de Fichte et consacre quelques pages à rejeter les positions avancées par Georg Misch, qui avait fait paraître la même année un ouvrage polémique dirigé contre Sein und Zeit. Critiquant « le tournant ontologique de la phénoménologie » au nom de la philosophie de la vie diltheyenne, Misch soutient que l’être, dont il est question dans Être et temps, serait un concept issu de la logique qui ne rend nullement justice à la dynamique interne de la vie. En effet, selon Misch, ce qui donne le coup d’envoi à la démarche heideggérienne c’est une réflexion sur le sens de la copule, mais ceci implique que Heidegger soumet la philosophie à la logique et cède à la tentation de trouver un fondement absolu. Or, à côté de ces objections, Misch note également un rapprochement qui pourrait être effectué entre Heidegger et Fichte, en suggérant que le projet heideggérien de l’authenticité reprend une exigence fichtéenne :
chez Heidegger, l’acte de venir-à-soi-même dans l’au-delà intérieur de la personne (in die innerliche Jenseitigkeit der Person) est celui qui conduit la décision absolument individuant du Dasein au Soi “authentique” ; […] Fichte dirait ici que dans l’accomplissement de l’acte fondamental spirituel-moral à travers l’agir qui retourne en soi “le Moi éclot pour la première fois”. “L’autonomie en vue de l’autonomie” fichtéenne correspond chez Heidegger à la reprise du Dasein de la déchéance54.
23Or, si Heidegger ne traite pas explicitement de cette thèse de Misch, il prend en compte la proximité, en la situant à un niveau plus fondamental : « Nous avons vu que Fichte […] situe le problème de l’ens dans le problème de l’ego. Il semble qu’il fait reposer le problème de l’être sur celui du Je – Dasein, Temporalité. Il semble que cela soit ainsi, mais en effet c’est exactement l’opposé55 ». La motivation de la discussion avec Fichte apparaît maintenant dans toute sa clarté, car à un regard extérieur, qui se tiendrait seulement à une considération formelle, la position de la métaphysique du Dasein est assimilable à celle de Fichte, en ce que les deux procèdent à un éclaircissement du sens de l’ens, en le rapportant à l’ego. Or, il n’en est rien, car non seulement Fichte ne questionne pas en direction de l’être, qui est assimilé à la « poséité » et à la « pensabilité » sans que cette équivalence soit elle-même interrogée, mais qui plus est, le rapport entre l’ens et l’ego est à un niveau plus profond déterminé par l’« effort de la fondation d’une science absolument certaine56 ». C’est donc l’adhésion à l’idée de la connaissance philosophique comme système qui empêche Fichte de saisir le sens véritable de ses résultats.
24Il reste à savoir si dans sa lecture de Fichte, Heidegger ne procède pas d’une façon trop unilatérale, à savoir si la démarche fichtéenne ne formule pas des exigences à la fois incontournables et inaudibles pour la métaphysique de Dasein. Nous pouvons saisir cette difficulté à un triple niveau. On peut, en premier lieu, se demander si une compréhension radicale de la finitude n’exige pas précisément son dépassement. Deuxièmement, on peut questionner l’étroitesse de la compréhension de la Doctrine de la science formulée par Heidegger, qui débouche sur une saisie de celle-ci comme théorie de la subjectivité. Enfin, il se peut que Heidegger n’ait pas entièrement pris la mesure de l’exigence centrale que la Doctrine de la science pose eu égard à toute enquête philosophique, à savoir cette de rendre compte de sa propre effectuation. Ainsi, le philosopher heideggérien serait écartelé entre deux réquisits difficilement conciliables : l’exigence d’une sauvegarde et d’une affirmation constante de la finitude et la forme théorique du propos.
25En premier lieu, on peut se demander si dans son élucidation de la finitude, Heidegger n’opère pas un geste théorique qui possède une parenté structurale avec la démarche fichtéenne. En effet, loin de pouvoir être éclairée par elle-même, la finitude est reconduite à la temporalité. En effet, si l’existence authentique présuppose l’assomption de la finitude propre, l’authentique n’est qu’un tremplin pour saisir l’originaire, à savoir la temporalité du Dasein qui éclaire aussi bien son existence authentique que son existence inauthentique, et qui renvoie à son tour à la temporellité de l’Être. L’essence de la finitude du Dasein surgit donc de la temporalité, de sorte que « le temps est la plus intime essence de la finitude du Dasein. […] Comme tel, il est la condition de possibilité de la compréhension de l’être, sa nécessité métaphysique57 ». Pour autant que le reproche que Heidegger formule à l’encontre de l’idéalisme allemand – et singulièrement à l’égard de Fichte – consiste dans l’éviction de la finitude par sa dérivation d’une condition de possibilité, nous pouvons soutenir que Heidegger entreprend une démarche structurellement similaire.
26Nous pouvons également interroger l’optique unilatérale dans laquelle Heidegger envisage le projet de la Doctrine de la science, l’assimilant à une théorie de la subjectivité, ou à une « ontologie du Moi ou de la moïté » transfigurée en système58. Ce qui est ici laissé dans la pénombre, c’est précisément le fait que Fichte présente sa démarche comme une « doctrine de la science », dont, comme le dit Isabelle Thomas-Fogiel, le cœur réside dans une interrogation sur les conditions d’énonciation du discours philosophique : « La doctrine de la science est donc non pas une théorie de l’être, du monde ou de la conscience mais essentiellement une théorie du discours, très précisément une théorie du discours philosophique dans sa prétention à dire l’être, le monde ou la conscience. La doctrine de la science est et se veut une métaphilosophie ; la question initiale à laquelle elle tente de répondre est celle du statut des propositions philosophiques59 ».
27La méconnaissance de cette dimension de la démarche fichtéenne éclaire en retour une difficulté interne au projet heideggérien. Comme nous l’avons indiqué, ce que Heidegger reproche à Fichte, c’est la perte du sens de la finitude, le fait que la finitude aurait été « balayée60 » (hinweggefegt), en ceci qu’elle n’est plus le point de départ de l’enquête, mais devient son point d’arrivée, elle n’est plus une évidence initiale qu’il faut éclairer et s’approprier, mais le résultat d’un processus de fondation. Pourtant, affirmer la finitude ne revient pas à admettre qu’un poids leste le vol autrement libre de l’esprit, et qu’en vertu de ce corps étranger qui freine son élan, l’esprit doit modérer ses prétentions, se contentant de cartographier le champ qui lui est ainsi rendu disponible. Procéder ainsi, ce serait faire de la finitude un moment secondaire. Or Heidegger soutient que la finitude n’a pas pour fonction de clôturer un champ de sens qui lui préexiste, mais qu’elle représente au contraire son cœur même, sa teneur propre. La finitude est possibilisante. En effet, le sens ne surgit que dans la confrontation avec la finitude propre. Tout projet de sens, même le projet le plus radical, celui de déployer une interrogation ontologique, trouve sa source dans la finitude : « Il n’y a d’être et il n’y peut y en avoir que là où la finitude s’est faite existence61 ». Le sens de l’entreprise philosophique réside dans l’effort de porter à la clarté les lignes de forces d’une situation. Le délaissement de la finitude traduit la soumission de l’enquête philosophique à des exigences étrangères. Plus particulièrement, l’adoption d’une forme systématique apparaît comme motivée par le souci de clôturer l’indétermination foncière de la finitude, de stabiliser le « flottement » (schweben) qui la caractérise en propre, en vue de gagner une « certitude ». Cela nous semble être la raison profonde du rejet heideggérien de la thématisation fichtéenne de la finitude.
28 Or, Fichte peut bien souscrire à l’idée selon laquelle une interrogation véritable doit toujours être portée par un intérêt vivant. Comme il le note dans un texte de 1797 : « L’intérêt suprême, et le fondement de tous les autres intérêts, est l’intérêt pour nous-mêmes. Il en est de même pour le philosophe. Ne pas perdre son soi dans le raisonnement mais au contraire le maintenir et l’affirmer, c’est là l’intérêt qui, invisiblement, guide toute sa pensée62 ». Pourtant, on peut se demander si le projet de porter la finitude à la clarté n’introduit pas des exigences théoriques supplémentaires dont Heidegger n’a pas entièrement pris la mesure. Tout projet philosophique aspirant à saisir la finitude est non pas un produit de la finitude, mais bien une élaboration de celle-ci, un discours qui tente de la saisir, elle n’est pas à même de prendre congé purement et simplement du point de vue de la réflexion, à partir duquel elle se dit. En effet, une démarche philosophique conséquente doit aussi éclairer l’effectuation propre au moi philosophant, à cet accomplissement particulier par laquelle la finitude arrive à être dite. De quelle manière et dans quelles limites la finitude peut accéder à la parole, voilà une question que la démarche fichtéenne rend inévitable. Autrement dit : si comme on l’a remarqué, un des reproches que Fichte adresse à Kant est de n’avoir pas « philosophé sur sa philosophie63 », il se peut que cette objection puisse être adressée également à Heidegger.
29L’exigence pour le philosophe de prendre en compte ce qu’il est en train de faire lorsqu’il dit ce qu’il est en train de dire n’est en effet ni un réquisit purement formel ni une exigence extérieure au projet de l’ontologie fondamentale. En effet, Heidegger reconnaît bien que le logos philosophique se distingue d’une parole uniquement monstrative par le fait qu’il pose toujours, et simultanément avec ce qu’il énonce, des jalons, des repères, des lignes de démarcation ; qu’il ne va pas tout droit vers le vrai, mais qu’il est à même d’offrir, au sein d’un discours qui aspire à la vérité, des moyens de contrôle ou de discernement : la pensée n’est pas sans l’institution d’un discrimen, sans la mise en avant d’un krinein64. Mais pour autant que Heidegger admet que la philosophie est « essentiellement critique », il ne peut pas contourner l’exigence formulée par la Doctrine de la science, à savoir celle d’une correspondance entre le Tun et le Sagen.
30Si Heidegger a pu reconnaître cette exigence, il ne l’a pas intégrée au sein de son dispositif philosophique. L’exigence de philosopher sur sa philosophie, de porter à une élucidation sa propre opération n’est pas expressément prise en compte. Or, si Heidegger rejette toute enquête portant sur le « sens du sens », en arguant qu’elle est vouée à l’insignifiance et à la stérilité, il est indubitable que le projet ontologique ne vise pas simplement à ressaisir les lignes de forces d’une situation, mais à proposer une cartographie de l’espace du pensable. En effet, nombre des distinctions – comme celle entre existentiaux et catégories ou entre le domaine du Vorhandensein, du Zuhandensein et celui de l’Existenz – semblent posséder une signification libre de toute référence à un contexte déterminé. Il y a donc une difficulté pour Heidegger à rendre compte de sa propre démarche pour autant qu’elle se déploie comme enquête théorique. En effet, la genèse de la théorie comme interruption du commerce pratique, explicitée dans Être et temps, s’avère incompatible avec les engagements théoriques qui soutiennent l’ouvrage dans son ensemble, et on pourra aller jusqu’à soutenir qu’une telle dérivation de la theoria à partir d’une déficience de la praxis mine le projet même de l’ouvrage : « Si le connaître n’est qu’un mode déficient de la préoccupation, ravalé de ce fait du côté de l’existence impropre ou inauthentique, et si, d’autre part, l’ontologie fondamentale se présente elle-même comme ‘‘science’’, cela entraîne la conséquence désastreuse que l’ontologie fondamentale est à mettre au compte de l’inauthenticité, de la déchéance (Verfallenheit) du Dasein65 ».
31Les tensions qui apparaissent à même ce dialogue philosophique que Heidegger engage avec Fichte nous semblent emblématiques pour toute enquête philosophique radicale. En effet, si une démarche philosophique se fixe pour tâche de ressaisir une dimension de sens dont l’articulation n’est pas préordonnée aux prises du discours, si elle aspire à se dépasser en direction de la chose même afin d’accueillir celle-ci telle quelle se donne et sans la soumettre aux exigences portées par le discours, il n’en demeure pas moins qu’une telle recherche ne parvient à sa véritable rigueur que dans la mesure où elle prend en compte également son propre faire, dans la mesure où elle est capable d’éclairer d’un même mouvement non seulement la chose même, mais également l’effectuation grâce à laquelle la chose entre dans l’espace du discours. C’est la mise en évidence de cette double contrainte qui nous semble constituer l’acquis majeur de ce débat.
Notes de bas de page
1 Martin Heidegger, Der Deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart, Klostermann, Frankfurt am Main, 1997 (désormais GA 28), p. 7
2 Cf. à cet égard Martin Heidegger, GA 11, Beilage zu Der Satz der Identität, p. 95.
3 GA 28, p. 240.
4 GA 28, p. 308.
5 GA 28, p. 9 : « Wir können zwei philosophische Grundtendenzen in der Gegenwart fassen. Die eine gibt sich als Bemühung um die Anthropologie, die Frage, von der sie getrieben wird, ist die Frage, was der Mensch sei. Die andere verrät sich als Zug zur Metaphysik und ist von der mehr oder minder dunklen Frage geleitet, was das Seiende überhaupt und im Ganzen ».
6 GA 28, p. 20.
7 Martin Heidegger, GA 2, Sein und Zeit, Frankfurt am Main, Klostermann, 1977, p. 3 ; trad. fr par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 25 (trad. modifiée).
8 GA 28, p. 23. Cf. aussi, GA 28, p. 22 : « “Metaphysik” ist darum heute oft gleichbedeutend mit Weltanschauung (Dilthey — Metaphysik : philosophische Weltanschauung) ».
9 Matin Heidegger, GA 29/30, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, Frankfurt am Main, Klostermman, 1983, p. 13 ; trad. fr. par D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 27.
10 M. Heidegger, GA 3, Kant und das Problem der Metaphysik, Frankfurt am Main, Klostermman, 1991, p. 221 ; trad. fr. par W. Biemel et A. de Waehlens, Paris, Gallimard, 1953, p. 278.
11 Il convient de noter que, à la différence de ce qu’il s’emploiera à faire après son Tournant, Heidegger ne vise pas à opérer un dépassement (Überwindung) de la métaphysique, mais tente plutôt de lui fournir des bases plus solides, en la déployant à partir de finitude du Dasein. Lorsqu’il met en scène son débat philosophique avec l’idéalisme allemand, Heidegger n’envisage pas l’entreprise métaphysique comme déterminée par la configuration en son sein d’un questionnement ontologique et d’un questionnement théologique – comme une structure onto-théologique – mais situe son point nodal dans le préfixe « méta » qui a la signification d’un dépassement : « la philosophie première est métaphysique, c’est-à-dire dépassement (Hinausgehen) de l’étant qu’on trouve dans l’expérience vers l’être dans son universalité et sa totalité » (GA 28, p. 28). Ce n’est donc pas la métaphysique qui est à dépasser, car le dépassement (Hinausgehen) constitue son cœur même. Au moment de clore son interprétation de Fichte, Heidegger restitue à nouveau la perspective dans laquelle celle-ci a été conduite : il ne s’agit pas du projet d’un dépassement ou d’une remise de l’emprise de la métaphysique, mais plutôt « il s’agit de recueillir l’histoire intérieure et cachée de la métaphysique » (GA 28, p. 337).
12 GA 3, p. 1, 2 ; trad. fr., p. 57-58.
13 Martin Heidegger, GA 25, Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik der reinen Vernunft, Frankfurt am Main, Klostermann, 1977, p. 89 ; trad. fr. par E. Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p. 99.
14 GA 25, p. 172 ; trad. fr., p. 169.
15 GA 3, p. 216 ; trad. fr., p. 272-273. Cette interprétation est reprise dans le cours que nous discutons. Cf. aussi GA 28, p. 37-38 : « Eine Vernunft, zu deren Wesen es gehört, so bezüglich ihrer zu fragen, ist in sich endliche, die ihrer eigenen Endlichkeit sicher werden will. Nach der Endlichkeit der Vernunft ist die Frage, was sie sei, nach dem Wesen der Endlichkeit des Menschen, auf deren Grunde er erst Mensch sein kann ».
16 Martin Heidegger, « Hegel et le problème de la métaphysique » in H. France-Lanord, F. Midal (éds.), La fête de la pensée, Paris, Lettrage, 2001, p. 57.
17 GA 28, p. 329.
18 GA 28, p. 329.
19 GA 28, p. 241.
20 GA 28, p. 47 : « Aber dazu eine grundsätzliche Einsicht : je ursprünglicher die Endlichkeit, je endlicher, um so wesentlicher. Nicht aber die Meinung : je un-endlicher, um so echter. […] Endlichkeit des Daseins als Grundgeschehen der Metaphysik ».
21 GA 28, p. 284.
22 Cf. sur ce point, Jürgen Stolzenberg, « Martin Heidegger Reads Fichte » in V. Weibel, D. Breazeale, Tom Rockmore, (éds.), Fichte and the phenomenological tradition, Berlin/ New York, De Gruyter, 2010, p. 215.
23 GA 28, p. 66.
24 GA 28, p. 67.
25 GA 28, p. 107.
26 GA 28, p. 284 ; Cf. aussi GA 28, p. 108 et p. 110.
27 GA 28, p. 77.
28 GA 28, p. 78
29 GA 3, p. 187 ; trad. fr., p. 242.
30 GA 3, p. 139 ; trad. fr., p. 197.
31 GA 3, p. 196 ; trad. fr., p. 251.
32 Johann Gottlieb Fichte, Sämtliche Werke, éd. I. Fichte, I, p. 204-205 ; trad. fr. par Aleis Philonenko in Œuvres choisies de philosophie première, p. 93. Cité par Heidegger in GA 28, p. 165.
33 GA 28, p. 166.
34 Johann Gottlieb Fichte, Sämtliche Werke, éd. I. Fichte, I, p. 227 ; trad. fr. p. 108.
35 GA 28, p. 281.
36 GA 28, p. 307 : « Für Fichte kann nur leitend sein, was die ganze Problematik seiner Auffassung bestimmt : die Bemühung um die Grundlegung eines absolut gewissen Wissens. Es ist also für ihn nicht das Problem des Seienden entscheidend, sondern er strebt vielmehr, einen absoluten Fußpunkt zu gewinnen. Das Ich bekommt den Vorzug, weil es im Hinblick auf das absolute System die Instanz darstellt, von der aus begründet werden kann ; ja, es ist nach Fichte das, was erst das Begründbare ermöglicht, was erst so etwas wie Grund möglich macht, während Fichte von der dogmatischen Position behauptet, daß sie das Seiende hinnimmt, ohne nach einem Grund zu fragen ».
37 GA 28, p. 165.
38 GA 28, p. 166.
39 GA 28, p. 50.
40 GA 28, p. 47. Au lecteur familiarisé avec l’exégèse fichtéenne un tel reproche peut paraître étrange, surtout dans la mesure où il est appliqué aux écrits de Fichte de la période de Iéna (les seuls que Heidegger traite explicitement). En effet, la spécificité de cette période de la pensée fichtéenne a pu être caractérisée précisément par l’attachement à la perspective du moi fini. Ainsi, dans son massif et influent ouvrage Fichte – Il sistema della libertà (Milano, 19762, 1950), Luigi Pareyson oppose le « système de la liberté » développé par Fichte à Iéna, caractérisé par la « fidélité au point de vue du fini » (p. 411) au « système de l’absolu » que le philosophe allemand aurait commencé à déployer à partir de 1800. Or, comme nous allons le voir par la suite, la compréhension heideggérienne de la finitude est sensiblement différente (ce qui ne veut pas dire moins problématique) de celle avancée par Fichte, et c’est à la lumière de cette première que l’objection formulée doit être lue.
41 GA 3, p. 214 ; trad. fr., p. 271. Cf. Aussi GA 25, p. 75 ; trad. fr., p. 85 : « Kant n’a pas su maintenir avec une netteté suffisante le fait ‘‘évident’’ que c’est la raison humaine et elle seule qui constituait le thème de la ‘‘Critique’’ ».
42 Cf. GA 28, p. 245 : « Wissenschaftslehre ist die durch Descartes’ Ansatz der Philosophie bedingte, durch Kant in eine neue Dimension versetzte Form der Metaphysik ».
43 GA 28, p. 241.
44 GA 28, p. 284.
45 GA 28, p. 91 : « Fichte gibt – und das ist der Grundzug der Metaphysik als Wissenschaftslehre – der Gewißheit den Vorzug vor der Wahrheit. Nicht was und wie das Wahre sei, sondern ob es hinreichend und daß es hinreichend, schlechthin gewiß sei ».
46 GA 28, p. 58.
47 GA 28, p. 58.
48 GA 28, p. 91.
49 GA 28, p. 90.
50 Cf. GA 28, p. 92.
51 GA 28, p. 246.
52 GA 28, p. 251.
53 GA 28, p. 294.
54 Georg Misch, Lebensphilosophie und Phänomenologie. Eine Auseinandersetzung der Diltheyschen Richtung mit Heidegger und Husserl, Leipzig / Berlin, Teubner, 19312, p. 82. Misch évoque un rapprochement entre les positions de Heidegger et de Fichte aux p. 2, 3, 4, 82, 83, 258, 259. Dans les Marginalia au livre de Misch, Heidegger rejette deux des rapprochements proposées par Misch. Cf. « Heideggers Marginalien zu Mischs Auseinandersetzung mit der phänomenologischen Ontologie », éd. par C. Strube, in Dilthey Jahrbuch für Philosophie und Geschichte der Geisteswissenschaften, vol. 12, 1999- 2000, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p. 190 et 191.
55 GA 28, p. 138.
56 GA 28, p. 139.
57 GA 28, p. 46.
58 GA 28, p. 243-244.
59 Isabelle Thomas-Fogiel, Introduction, in J. G. Fichte, Nouvelle présentation de la Doctrine de la science, trad. Isabelle Thomas-Fogiel, Paris, Vrin, 1999, p. 42.
60 GA 28, p. 273.
61 GA 3, p. 228 ; trad. fr., p. 284.
62 Johann Gottlieb Fichte, « Première Introduction à la Doctrine de la science » in Nouvelle présentation de la Doctrine de la science, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Vrin, 1999, p. 107.
63 Bernard Bourgeois, L’idéalisme de Fichte, Paris, Vrin, 1995, p. 61.
64 Cette caractérisation de l’acte philosophique correspond à la détermination que Heidegger en donne dans son cours du semestre d’hiver 1926/27, Geschichte der Philosophie von Thomas von Aquin bis Kant, GA 23, p. 30 : « Sein muß Bezug haben auf Kritik, ϰϱίνειν, Unterscheiden als ein ausgezeichnetes. In der Tat : Es wird erst zugänglich und erforschbar im Unterscheiden, Abheben. Nicht durch beliebiges Unterscheiden zwischen Seiendem : Tisch und Stuhl, Dreieck und Quadrat. [...] Das Unterscheiden hält sich nicht innerhalb der Dimension des Seienden, sondern unterscheidet diese gegen das sie bestimmende Sein. Philosophie ist kritisch und wesenhaft kritisch, d. h. ihre Untersuchensart erst ist dieses fundamentale Unterscheiden, Ausarbeitung des im Unterscheiden Gewonnenen ».
65 Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010, p. 692.
Auteur
Archives Husserl, Paris / Institut d’Ètudes Politiques, Paris
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