L’ontologie du dernier Fichte et la méthode transcendantale
L’Être absolu et son image
p. 143-160
Texte intégral
La question ontologique
1On s’interroge sur l’ontologie de Fichte ou sur ce qu’il est arrivé à l’ontologie chez Fichte. Et c’est dans cette perspective ontologique que l’on se demande comment on peut intégrer l’affirmation que fait le dernier Fichte d’un Être absolu dans le cadre d’une philosophie transcendantale, qui en plus, ne veut explicitement pas être une doctrine de l’être mais une doctrine du savoir, non pas une Seinslehre1 mais une Wissenschaftslehre, parce que le savoir ne peut parler que de soi-même, de ce qu’il sait. Cela est ainsi ici car nous ne parlons pas d’un savoir subjectif, de notre savoir en tant que nous sommes des êtres humains, mais d’un savoir absolu, qui enferme en soi tout notre monde, lequel est compris comme des moments de ce savoir, comme il arrive avec l’Idée chez Hegel. On sait que l’ontologie porte sur la question de l’être (das Sein), sur ce qu’est l’être ; elle est donc l’étude de l’être en tant qu’être. Mais si nous assumons avec Aristote que l’être peut être dit ou prédiqué dans plusieurs sens2, nous pouvons assigner à l’ontologie en second lieu l’étude en général des différentes façons que les étants (die Seienden) ont d’être ou d’exister et l’étude de leurs propriétés ou formes générales, ce qui est plus proche de la pensée transcendantale. Nous avons donc deux questions ontologiques.
2A/ La première question ontologique, à savoir, qu’est-ce que l’être en tant qu’être, n’est pas posée directement par Fichte ; mais est-il possible de l’aborder directement ? Heidegger signalerait ici encore une fois un oubli de l’être et que la différence ontologique n’a pas été faite. Il faut attendre le début de la Logique de Hegel pour lire quelque chose sur l’être en tant qu’être, à savoir, une réflexion sur l’être en faisant abstraction de tous les étants. Cet être apparaît alors à Hegel comme la première catégorie, qui aboutit immédiatement au néant dans un devenir sans arrêt, imparable, jusqu’à ce que la pensée pose une qualité comme limite entre les deux et génère alors un étant, un Dasein. Cet être est toujours présent et lié au néant dans toutes les étapes de la logique et de la philosophie réelle, à tous les moments du système, et indique à chaque moment l’existence d’un contenu propre et positif.
3Mais si l’on veut écouter la question de l’être en tant qu’être dans ce qui est dit par Fichte, on peut voir que la réponse chez le Fichte de Iena serait qu’être signifie originalement se poser soi-même, Sichsetzen, idealiter et realiter, ce qu’il appelle Tathandlung ou intuition intellectuelle, un « se-poser » qui a quelque ressemblance avec la substance de Spinoza en tant que causa sui. Cela est la façon d’être du Moi, de sa liberté, qui était pour Kant la seule réalité en soi que nous pouvons affirmer avec fondement. Mais ce n’est pas le cas des phénomènes, qui sont posés ; ils ont le Non-Moi comme fondement matériel (Real-Grund) et idealiter ils sont posés par le Moi, d’une façon similaire à ce qui se passe chez Kant, où la chose en soi était le fondement matériel des phénomènes tandis que le sujet transcendantal était le responsable de leurs formes. Et nous voyons alors de nouveau que la question de l’être en tant qu’être n’est pas abordée directement, mais à travers les différentes façons que les étants ont d’être, à savoir, se-poser ou être-posés. Nous pourrions déduire certainement que l’être en tant qu’être implique une action, l’action de poser ou de se-poser, parce que le fondement de tout est une action originaire réelle et idéelle, et c’est en cela, en cette prédominance ontologique de l’action, d’une action qui se sait, que consiste l’idéalisme3. Mais cette action, pour être consciente de soi, implique aussi une sourde résistance du Non-Moi, dont a besoin l’esprit fini (comme dirait Schiller4) pour qu’il illumine la sphère du savoir et donc également de l’action et de l’être. Mais l’action du Moi aussi bien que la résistance du Non-Moi et l’être-posé des objets comme résultat des deux ne sont pas l’être en tant qu’être, mais différents modes d’être.
4Dans sa dernière période, Fichte traduit le « Se-poser » avec l’expression « von sich, durch sich, aus sich », c’est-à-dire, « par soi, pour soi, à partir de soi », ce qui est appliqué autant à l’Être absolu qu’à la vie de sa manifestation ou du savoir. Cela traduit d’une façon encore plus claire l’idée spinozienne de causa sui. Mais il y a également des étants qui ne sont pas pour soi, et une fois de plus nous voyons que nous nous sommes approchés de la question de l’être sur le chemin indirect de ses différentes façons d’être prédiqué aux étants. Alors, suivons cette deuxième voie.
5B/ La seconde question ontologique – et c’est à elle que nous consacrerons tout notre temps – est de savoir quelles sont les diverses façons de dire l’être chez Fichte. On peut répondre qu’en général elles ne sont qu’au nombre de deux. Dans sa période de Iena nous trouvons le Moi pur et les phénomènes, comme chez Kant les deux façons d’être étaient les choses, qui sont des objets conditionnés et qui ont un prix, et la réalité en soi, domaine dans lequel nous ne pouvons atteindre que la liberté et ses conséquences, grâce à laquelle les personnes ont une dignité. Prix et dignité, phénomènes et réalité en soi, sont les deux façons d’être. On pourrait y ajouter la chose en soi et le Non-Moi en tant que des hypothèses nécessaires pour expliquer le dynamisme de l’esprit, le dynamisme de son action et de son savoir. Ce troisième élément disparait chez le dernier Fichte, où nous ne trouvons que deux façons d’être : l’Être absolu et sa manifestation ou son phénomène, bien que nous ayons encore une troisième apparence à analyser, à savoir, le prétendu être en soi du monde ou l’être factuel. Le philosophe doit montrer que cet être factuel n’est qu’un moment génétique du savoir, mais qui apparait nécessairement comme un être en soi à la conscience commune pour que la savoir même se réalise.
L’Être absolu
6Commençons avec le premier élément : l’Être absolu. Les Doctrines de la science du dernier Fichte (disons à partir de 1805) commencent avec le factum du savoir, et elles veulent le pénétrer systématiquement et faire voir ce qui n’était pas visible à la conscience commune pour qu’elle s’élève au point de vu philosophique, à savoir, que tout son monde n’est dans son essence que savoir, différents moments du développement de celui-ci. Mais savoir pour Fichte veut dire image (Bild) et schéma. Image de qui ? De l’Être absolu.
7La Doctrine de la science commence alors avec la facticité du savoir et on trouve dans ce savoir l’idée de l’être. Mais la réflexion philosophique doit parvenir à montrer que ni le savoir ni l’idée qu’il a de l’être ne sont l’Être absolu même, mais son image, sa manifestation, son phénomène ; alors il faut détruire la compréhension habituelle que l’on se fait de l’Être (ou Dieu), du savoir et du monde. Cela est le but, mais aussi les présupposés herméneutiques d’où Fichte part et sur lesquels le système est construit. Si ce système réussit alors à être cohérent et à faire comprendre, grâce aussi à sa méthode synthétique-génétique, nos expériences, y compris les expériences politiques, morales et religieuses d’où Fichte part, ces présupposés seront tout autant validés : « La DS retourne sur soi-même. Sa conclusion est la preuve de son commencement. […] Le savoir retourne sur soi-même en se comprenant et confirmant soi-même. Il est un cercle (Umkreis)5 ». Néanmoins Fichte prend ces présupposés tout au début déjà comme des évidences a priori. « L’évidence, dit-il dans la Doctrine de la science de 1812, se fait absolument soi-même, pourvu seulement qu’on soit dans le point de vue6 » de la Doctrine de la science, dans l’horizon de ces présupposés et de leurs développements selon la méthode génétique.
8Pour saisir une chose, la réflexion a besoin de l’opposer à une autre. Elle comprend quelque chose comme telle chose (als solches) seulement en l’opposant à une autre ou à des autres7. C’est ainsi que le savoir se comprend comme savoir, c’est-à-dire, comme image en s’opposant à l’Être absolu, et vice-versa. En comparant les deux idées, les deux images, celle du savoir et celle de l’Être, la DS veut nous amener à prendre conscience des deux façons différentes d’être.
9Et quelle est l’idée que Fichte a de l’Être absolu ? Pour éclaircir cela et son point de vue, Fichte prend dans la DS12 le système de Spinoza comme point de départ (Anknüpfungspunkt). C’est un Spinoza que Fichte rattache aussi à Schelling et qui le sert à la fois pour les critiquer, éclaircir sa position et se distinguer d’eux. Fichte analyse ici a priori, disons selon certaines évidences de la raison, l’idée qu’il a de l’être, tenant compte, je crois, des nécessités de son système et aussi du besoin qu’il sent encore de se défendre de l’accusation de nihilisme lancée par Jacobi. Ce n’est pas une analyse innocente et dépourvue de tout parti pris.
10Si l’on réfléchit rationnellement sur l’être, affirme Fichte, on voit qu’il est la négation absolue de tout devenir et de toute multiplicité, qu’il est un et indépendant. L’idée de l’être, si on la pense jusqu’au bout, nous conduit selon lui directement à l’idée de l’Être absolu, comme c’est le cas chez Spinoza et sa substance. Fichte ne voit pas d’autres façons de penser l’être d’une façon cohérente que comme un étant absolu. On pourrait appuyer aisément ce point de vue en disant que l’être ne s’oppose qu’au néant, qui, en tant que néant, ne peut rien causer à l’être ni dans l’être, ni provoquer en lui multiplicité ni devenir ni dépendance, à savoir, si on maintient fixe cette opposition. Cela est un point décisif dans la pensée du dernier Fichte, qui est tout-à-fait contraire sur ce point à celle de Hegel, qui fait passer l’être dans le néant directement et vice-versa, et affirme dans sa Logique qu’il n’y a rien dans le ciel ni sur la terre qui ne contienne pas l’être et le néant8. Il diverge aussi de la philosophie de Schelling, qui veut faire surgir le monde d’une évolution de la réalité originaire et comme une évolution des éléments divins, car cet Être absolu chez Fichte s’appelle aussi Dieu dans le langage religieux, dans la vision religieuse du monde.
11Dans la Doctrine de la science de 1811 Fichte choisit également Spinoza pour montrer son point de départ, en soulignant ce qu’ils ont en commun et sur quoi ils s’opposent : « Proposition, sur laquelle nous [Spinoza et Fichte] sommes d’accord. L’Être est absolument un, pour soi, par soi, à partir de soi. […] Alors il ne peut pas se produire en lui un accroissement de réalité. Tout changement et toute variabilité sont exclus de lui. Il est seulement, il ne peut pas devenir. Dans lui est tout l’être, et en dehors de lui il n’y a pas d’être. […] Ainsi lui [Spinoza], ainsi nous. […] là où l’on pense jusqu’au bout surgit ce concept de l’être, qui s’annonce immédiatement avec toute l’évidence, et ainsi témoigne de sa vérité et aussi de sa validité universelle, et c’est la raison pour laquelle il est censé devoir se trouver dans chacun, sans aucun doute9 ».
12Ce rapprochement avec Spinoza nous laisse la certitude que Fichte ne pense pas que cet Être absolu ne soit qu’une idée vide, sans contenu, un simple concept-limite (Grenzbegriff) pour le savoir, comme l’était pout Kant le noumène, mais qu’il signale au contraire une réalité absolue. Plus encore, et ici Fichte devient très clair et audacieux en suivant également Spinoza, il soutient que l’Être absolu est un étant qui ne peut pas ne pas être, ce qui serait une évidence a priori de la raison. Le savoir, en revanche, est d’abord saisi dans sa facticité, c’est-à-dire, parce qu’il existe et se donne à soi-même, de telle façon qu’en principe il pourrait ne pas être, et on se pose alors la question de son fondement. Ce n’est qu’après coup, quand on devient conscient de ce que le fondement du savoir ne peut être que l’Être absolu, et que dans l’Être absolu il n’y a pas de changements, que l’on comprend que le savoir lui aussi ne peut pas ne pas exister, mais en s’appuyant toujours sur le fait qu’il existe effectivement. « Tout le contraire [arrive] avec l’Être absolu : ceci est exprimé dans son concept comme ne pouvant pas ne pas être (als nicht nicht sein könnend), comme étant nécessairement, même si son concept [dans le savoir] n’existait pas du tout, donc il n’est pas au crédit du concept ou parce qu’il y a un concept de lui, mais absolument parce qu’il est lui-même10 », parce qu’il est l’Être et par conséquent absolu. L’idée (de l’Être absolu) est la ratio cognoscendi, mais non la ratio essendi de l’Être absolu.
13Cette position est très proche de l’argument ontologique sur l’existence de Dieu, mais sans vouloir être une preuve. Elle va au-delà même de la pensée de Spinoza, parce que la substance spinoziste doit s’exprimer, et en tant que cause immanente et non transitive du monde elle n’existerait pas sans monde, c’est-à-dire, sans son expression, donc sans le concept ou le savoir selon le langage de Fichte. Cette position est ratifiée juste après par Fichte dans une note comme la caractéristique de l’Être absolu par opposition au savoir : « L’Absolu n’est pas un factum11 ». Nous connaissons le phénomène, le savoir, par sa facticité, parce que nous le trouvons dans une intuition immédiate, et on conclut à sa possibilité et sa source à partir de cette réalité effective ; mais « après, grâce à la liaison du phénomène avec l’Absolu, on trouve que lui aussi, étant donné qu’il est, ne peut pas ne pas être [parce qu’il n’y a pas de changement dans l’Absolu] ; mais toujours au crédit de son être effectivement réel. Le phénomène est reconnu comme nécessaire en conséquence de sa réalité effective (Wirklichkeit). En revanche, on reconnait que l’Absolu est réellement (wirklich) en conséquence de sa nécessité12 », d’une nécessité et évidence rationnelles et a priori13.
14On ne peut pas prouver les fondements du système, parce qu’ils sont la base de tout argument. Dès la DS07 Fichte l’assure : « Dieu est un postulat pour vous [pour les étudiants], et exiger une preuve de Lui est une contradiction absolue14 ». Toute la Doctrine de la science part de cela et finit donc avec cela. L’Être absolu n’est pas prouvé, mais il sert de base et de principe à toutes les démarches et aux preuves du système. « Il y a l’Être […] La DS le sait cela d’une façon absolue (schlechthin) et le présuppose avant toute autre chose, et pour cela elle est avec toute propriété et dans sa racine réalisme (u. ist so recht eigentlich in ihrer Wurzel Realismus). Aucun autre système philosophique ne prend cela de cette façon, tout-à-fait au sérieux […] ils veulent faire sortir l’Être au moyen de la pensée, par la médiation d’un raisonnement, à la suite de quelque prémisse […] Ils sont tous idéalistes [… Mais notre DS affirme que] l’être est pour soi, à partir de soi et par soi ce qu’il est et ce qu’il peut être ; et cet être-pour-soi est son être, en conséquence il est un être internement vivant, tout l’être, et hors de lui il ne peut y avoir aucun être. Dieu, et en dehors de lui, rien. Ceux-là veulent prouver l’existence de Dieu15 », mais non la Doctrine de la science. Donc l’affirmation de l’Être absolu est le réalisme de la Doctrine de la science, et non pas une idée que l’on doit rejeter et laisser vide de contenu réel16. L’Être absolu de la Doctrine de la science n’est pas en conséquence l’être en tant qu’être, mais un Étant suprême et absolu, avec une façon particulière et propre d’être, différente de la forme du savoir et que Fichte met en relation avec la substance de Spinoza. Heidegger parlerait ici d’une ontothéologie. Mais pour Fichte cet Être absolu n’est pas une nouvelle chose en soi, parce qu’il n’a pas le caractère d’une chose, qui est morte, mais il est une vie, car il est pour soi et non un effet, ce qui suffit selon Fichte pour être une vie.
15L’Être absolu annonce dès le début sa réalité par le caractère d’absolu avec lequel Fichte le pense, par son auto-fondation ou autoposition. En cela il coïncide avec Spinoza, nous déclare-t-il. L’erreur de Spinoza selon Fichte consiste dans le fait que lui, autant que Schelling, n’a pas réfléchi sur sa pensée et qu’alors il n’a pas fait la distinction entre l’idée qu’il a de Dieu et Dieu lui-même dans sa réalité, c’est-à-dire, qu’il ne s’est pas rendu compte qu’il n’avait pas dans ses mains l’Être absolu même, mais seulement l’idée de l’Être17. C’est pour cela qu’ils n’auraient pas compris la limite ontologique et épistémologique du savoir et de son monde. Cette réflexion sur la propre activité de penser, Fichte l’a toujours mise au début de son enseignement : « Pense au mur, et après pense à celui qui pense le mur » disait-il à ses auditeurs à Iena ; et en 1813 ce n’était pas un mur mais un poêle. Alors Spinoza ne l’a pas fait, pense Fichte (qui, sûrement, n’a pas lu le Traité de la réforme de l’entendement, et c’est pour cela qu’il n’est pas un philosophe critique), et il a donc confondu le savoir avec l’Être et attiré l’Être dans les changements et les multiplicités propres au monde du savoir ; ce faisant il aurait anéanti son caractère d’absolu. Le savoir ne peut pas être ni contenir l’Être absolu même, il n’est qu’une image de celui-ci, lequel reste en dehors d’elle, et c’est seulement en clarifiant grâce à la Doctrine de la science que tout le savoir n’est qu’une image, qu’une activité idéelle ou formelle, que l’on saute au-delà du concept, de tout moment du savoir, en reconnaissant la réalité de l’Être absolu sans pouvoir pénétrer celui-ci (il est unbegreiflich). Mais bien qu’il soit au-delà du concept et du savoir, il n’est pas irrationnel, comme la volonté en soi chez Schopenhauer ; Fichte restera fidèle à l’esprit des Lumières. De lui on ne peut rien dire, sauf qu’il est un, sans failles ni oppositions, qu’il est par soi comme réalité absolue, parce que tels sont les caractères qui le distinguent du savoir. Avec cela Fichte pense se sauver de l’accusation du nihilisme et on arriverait finalement au but ontologique de la Doctrine de la science : être la parfaite révélation et le dévoilement de l’Absolu.
16Mais la question que l’on se pose est de savoir si avec ce saut vers l’affirmation d’un Être absolu au-delà du savoir on reste ou non dans le cadre de la philosophie transcendantale. On peut se rappeler que Kant postule également l’existence d’un Dieu, cette fois d’un Dieu théiste, pour les besoins d’une espérance morale, c’est-à-dire, à cause d’une foi rationnelle, une foi de la raison pratique dans la réussite morale du monde. Mais il est vrai que les postulats pratiques de Kant ne sont pas sans causer des problèmes dans une philosophie transcendantale18. Fichte, quant à lui, assure que sa philosophie reste toujours transcendantale justement parce qu’il réfléchit sur cette distinction entre Être et savoir. Dans les deux cas, tant chez Kant que chez Fichte, on réfléchit sur la finitude de la spontanéité ou de l’activité du sujet ou du savoir, sur les limites critiques de la raison et la différence entre le concept et la réalité en soi, comme un trait caractéristique de la pensée transcendantale. « Faire cette différenciation entre l’Être et l’Existence [le phénomène] est le point principal dans la philosophie transcendantale et une condition de celle-ci », disait Fichte dans la Doctrine de la science de 180519. Et dans la Doctrine de la science de 1807 nous lisons : « dans cette réflexion sur le principe de la propre réflexion consiste justement l’art transcendantal20 ». Au-delà du savoir théorique était, pour Kant, la liberté du sujet, mais cette liberté est chez le dernier Fichte aussi un moment du savoir, du phénomène de l’Absolu.
17Le deuxième Fichte est allé au-delà du savoir et de notre liberté vers un Être absolu, comme Kant avait postulé un Dieu bon et tout puissant devant les limites réelles de notre liberté. Celui-ci l’avait fait à partir d’une exigence morale, et Fichte à partir d’un motif surtout religieux, mais aussi ontologique, surgis tous les deux de la dispute sur son athéisme, à savoir, de la nécessité de penser la façon d’être de Dieu et de se sauver de l’accusation de nihilisme en trouvant un fondement réel au monde du savoir. La philosophie transcendantale est comprise et transposée alors dans un autre horizon de signification. La finitude caractéristique du transcendantal, de la spontanéité transcendantale, n’est plus celle du sujet kantien devant la connaissance (théorique) de l’inconditionné ni de sa liberté devant la transformation morale du monde, mais celle de la finitude du savoir absolu devant l’Absolu, et en particulier la finitude ontologique du savoir comme image dépourvue d’être propre, et de ce même savoir devant la connaissance de la vie interne de l’Être absolu et inconditionné. Telle est la position de Fichte. Eh bien, nous pourrions ne pas être d’accord avec lui et décider que son horizon final est plutôt spéculatif, hors de toute expérience vécue (sauf peut-être pour certains esprits religieux), et que le cadre transcendantal ne permet pas ce saut vers un Être absolu ni un savoir qui serait le créateur et le hen kai pan du monde, comme nous le verrons.
18Précisons finalement les idées-clés. Le concept d’un Être absolu sert à Fichte d’abord comme une idée critique, ou un concept-limite (Grenzbegriff) comme le dirait Kant, à savoir, pour tracer une limitation ontologique au savoir, pour comprendre tout notre monde comme phénomène, pour le dé-substantialiser et le découvrir en tant qu’image fluide et coulante. Et il sert enfin pour que le savoir s’ouvre par lui-même à l’Être ou Dieu comme le totalement Autre (comme le veut Lévinas par exemple), au-delà du théisme et du déisme, qui sont des idées anthropomorphiques de Dieu, et au-delà du panthéisme, qui est à la limite une forme d’athéisme. Ce double acte est appelé par Fichte die Vernichtung des Begriffes ou du savoir21, qui, en tant qu’ouverture, est l’acte suprême du réalisme contre tout nihilisme. Mais Fichte reste critique (et cela pour lui veut dire aussi transcendantal) et conscient dans le savoir comme différent de l’Être, il reste dans une doctrine du savoir et n’avance pas vers une doctrine de l’être, contrairement à ce que fait Spinoza selon lui, grâce à l’autoréflexion du savoir sur soi-même, et cela est l’acte suprême de l’idéalisme transcendantal pour Fichte. Il faut maintenir les deux moments, le réalisme et l’idéalisme, sans lesquels les deux perdent leur sens et deviennent dogmatiques. Si le savoir n’avait pas une idée de l’Être absolu, une idée faite par et pour le savoir, alors celui-ci n’aurait pas de conscience et de nouvelles de l’Être, il n’y aurait pas de manifestation de l’Être et le savoir même n’arriverait pas à se comprendre comme savoir, c’est-à-dire comme image. Mais si cette idée de l’Être absolu n’était qu’une idée vide, on tomberait dans le nihilisme, qui est l’issue ontologique que Fichte veut éviter à tout prix.
Le monde du savoir comme image
19En plus de l’Être absolu il y a aussi le savoir sur cet Être, d’abord connu par sa facticité. Ce savoir est situé en dehors de l’Être absolu, parce que nous constatons que le savoir contient des changements, des limites, des multiplicités, de la finitude, des conditionnés, des contrapositions etc., et tout cela ne peut pas entrer dans la vie interne de l’Être absolu fichtéen sans l’anéantir comme tel. Même pour le christianisme nous ne vivons pas la vie intérieure divine, sa vie trinitaire. Penser le contraire serait une forme de mysticisme22.
20Mais encore dans la Doctrine de la science de 18042 nous trouvons un passage où l’Être absolu est présenté comme union de réalisme et d’idéalisme, d’être et de pensée, d’être et d’œil, d’être et de Moi23. Dans la conférence XV, « qui contient le principe » de la Doctrine de la science24, on parle de l’Être absolu et on nous dit : « Si l’Être est saisi dans sa propre vie absolue et il ne peut jamais sortir de soi, alors il est justement un Moi fermé en soi (ein in sich geschlossenes Ich), et il ne peut pas consister en rien d’autre qu’en cela, et de même un Moi fermé en soi est l’Être ; et où il y a l’Être, il y a le Moi, et le Moi est l’Être ; ce Moi nous pouvons aussi le nommer “nous” dans la perspective d’une division dans lui […] l’Être même serait Moi ou Nous absolus »25. Mais je pense alors que nous ne pourrions pas comprendre comment il peut y avoir un Moi là où il n’y a pas de distinction et donc aucune conscience. Comme le montre le Fichte d’Iéna, le Moi pur ou l’intuition intellectuelle ne serait pas possible sans l’ouverture à l’autre, sans l’intuition empirique. Si, pour le dernier Fichte, le Moi n’est qu’une forme du savoir, le reflet de sa réflexibilité et de son identification avec soi-même, du schéma II ou le se-savoir26, on ne peut pas le placer à l’intérieur de l’Être absolu tel que Fichte le pense. Contre cette citation de la Doctrine de la science de 18042 qui soutient l’identification de l’Être et du Moi, il y en a cent autres dans les Doctrines de la science suivantes qui placent le Moi pur dans le savoir, dont la réflexibilité constitutive (son « pour soi ») est justement l’Égoïté pure (Ichheit)27.
21Dans l’Initiation à la vie bienheureuse on peut lire : « « Mais dans notre essence ou être indéracinable nous ne sommes rien que savoir, image et représentation, et même dans la coïncidence avec l’Un [à savoir, avec Dieu, en quoi consiste la vie bienheureuse] ne peut disparaître cette forme fondamentale qui est la nôtre [d’être image]. Même dans cette coïncidence entre nous et Dieu, il ne devient pas notre être plus propre, mais il flotte seulement devant nous (er schwebt uns nur vor) comme quelque chose d’étranger et qui se trouve en dehors de nous28 ». Nous vivons effectivement la vie divine, mais dans la mesure dans laquelle nous le pouvons, à savoir, comme phénomènes, en vivant la propre vie de sa manifestation absolue. Notre vie n’est pas la vie interne de l’Être absolu, puisque dans ce cas nous l’aurions entraîné dans la multiplicité et le devenir, ce qui aurait été l’erreur commise par Spinoza, selon Fichte. Le phénomène n’est, formaliter et realiter, rien d’autre qu’un phénomène, avec une vie propre pour soi (durch aus von sich), parce qu’il est une image (Bild) et non une copie (Abbild). La réalité ultime de tout notre monde, son vrai έυ ϰαὶ πα̃υ, n’est pas l’Être, comme le pensait Spinoza, mais sa manifestation ou phénomène en tant qu’absolu : « Tout dans l’Un, tout l’Un [comme le voulait Spinoza]. En effet, à savoir, dans le phénomène unique [jamais dans l’Être même]. - En lui [en Dieu] nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes ; certainement, dans sa manifestation, jamais dans son Être absolu29 ».
22Hors de l’Être absolu il n’est pas possible qu’il y ait un autre être, parce que la réalité entitative de ce dernier limiterait l’Être absolu dans le champ de la réalité, et le rendrait fini. C’est pour cette raison que Fichte n’est pas d’accord avec l’émanation plotinienne, ni avec le créationnisme chrétien et biblique, ni avec la causalité non transitive du Dieu spinoziste, car toutes ces idées sur la relation Dieu-monde accordent au monde une entité, bien qu’elle soit finie et dépendante. L’Absolu, pense Fichte, est « complètement pure vie pour soi, à partir de soi et en soi. Donc il ne peut jamais sortir de soi, puisque à cela correspondrais un acte [d’autodétermination pour la création du monde], c’est-à-dire, une interruption de la vie pour le produire […] donc il est immanent à soi-même et ne peut pas sortir dans un monde30 ». Encore moins accepte-t-il le matérialisme, ce qu’il appelle aussi dogmatisme, pour lequel la réalité en soi est le monde matériel, ce qui correspond à la plus basse et fausse des cinq visions du monde.
23S’il y a quelque chose hors de l’Être absolu, ce ne peut donc être qu’un savoir, car seul le savoir, nous dit Fichte, n’est qu’une image et n’a pas d’être propre ; la réalité du phénomène est d’être une idéalité par rapport à l’Être absolu. En plus de cet Être absolu il y a « en effet un accident de Dieu, comme chez Spinoza, mais uniquement un31 », la pensée, l’unique qui concourt avec l’Être. Alors tout phénomène, tout notre monde, même sa matière, tout ce qui apparaît dans notre savoir, tout ce que nous pouvons connaître ou faire ou sentir, tout cela n’est que savoir, n’est qu’un moment génétique de celui-ci, et alors sans entité propre, seulement image, et « toute erreur sans exception consiste à tenir l’image pour un être32 ». Le savoir est donc le créateur de notre monde, notre hen kai pan, et il est la deuxième façon d’être, « une autre forme d’être » dirait Fichte33, et l’unique possible à part l’Être absolu. « Le savoir est essentiellement de fond en comble phénomène, image, schéma : l’être ne se trouve pas en lui, mais ceci reste purement et simplement en Dieu34 ». Les dernières DS commencent toutes avec cette dualité : il y a l’Être absolu, et hors de lui seulement le savoir, qui est son image et sa manifestation. Elles ne disent jamais : il y a le savoir et le monde matériel connu, ou le Moi et le Non-Moi, ou le sujet transcendantal et la chose en soi ; non, « justement tout l’être à percevoir du monde est un être hors de Dieu35 ». Ici le savoir absolu a avalé le monde et nous-même, et tout élément de notre expérience est devenu un moment de ce savoir. Dans la Doctrine de la science de 1812 on lit : « Alors, en dehors de l’Absolu il y a, parce qu’elle est simplement là, son image. Ceci est la proposition absolument affirmative de la DS, où elle prend son départ, sa véritable âme36 ».
24À Iena, Fichte assurait que la réalité en soi, inconditionnée et originaire était le Moi pure dans sa liberté et ses actions libres, mais aussi le Non-Moi dans le fait qu’il existe, parce qu’il n’est pas créé par le Moi, mais qu’il se manifeste et se donne dans la résistance qu’il offre aux actions libres du Moi37, tandis que le savoir de soi et la connaissance du monde étaient les résultats de l’activité idéelle du Moi, car ce n’est que grâce à cette activité idéelle la réalité du Moi et du monde étaient pour le Moi ; donc toute explication idéaliste devait s’appuyé sur elle. Cela n’était pas loin de la position de Kant. Mais dans le dernier Fichte tout le monde, y compris aussi le Moi pur et sa liberté, deviennent les moments d’un savoir absolu, qui est la manifestation d’un Être absolu et réel, dans laquelle c’est l’idéalisme qui domine entièrement, puisqu’elle est comprise comme une image sans être propre. Alors « savoir » (Wissen) prend ici une signification beaucoup plus large qu’à Iena et que chez Kant, qui ne se limite pas au savoir subjectif du Moi, mais qui produit aussi l’être et la matérialité du monde. Fichte veut nous dire que l’essence de tout est le savoir et que son destin (seine Bestimmung) et sa tâche (Soll) est de se développer jusqu’à la plénitude, ce qui a lieu dans la domination rationelle de la nature, l’éducation des individus (selon les principes de Pestalozzi et de la Doctrine de la science), l’organisation juste et libre de la société et dans la Doctrine de la science. Á ce moment d’épanouissement arriverait la manifestation pleine de Dieu ou de l’Être absolu. Tout notre monde est développement du savoir, comme chez Hegel l’Idée est l’essence de toute la réalité, de la nature et de l’esprit, qui veut aussi sortir de soi et se connaître complètement, pour que la substance devienne aussi sujet ou se-savoir. Mais chez Hegel il y a immanence de l’Absolu dans ce processus, tandis que pour Fichte l’Absolu est accompli sans besoin d’un processus qui, d’ailleurs, le détruirait comme absolu ; c’est exclusivement sa manifestation qui a besoin d’un procès et même d’un temps historique pour parvenir à sa réalisation.
25« Image » c’est le concept qui pour le dernier Fichte qualifie ontologiquement la façon d’être de notre monde, mais aussi de nous-même, de notre liberté, tout au contraire de ce qui se passait à Iena, car nous aussi, comme on l’a dit, ne sommes rien d’autre que savoir, image et représentation, de telle sorte que nous ne vivons pas la vie intérieure de Dieu, pas même dans la plus haute vie bienheureuse38. Nous vivons la vie de sa manifestation, qui est notre véritable « Un et Tout39 », notre lieu ontologique, et à laquelle nous devons nous donner (sich hingeben). Selon Spinoza nous sommes en Dieu40 (in Gott), et c’est pour Fichte « mysticisme » que de penser que « tout est en Dieu », c’est « une rêverie pieuse41 ». Pour Fichte nous sommes an Gott, que l’on pourrait traduire ‘au Dieu’ si on suit l’analogie syntactique quand on dit que le tableau n’est pas en ou dedans le mur, mais au mur.
L’évolution dans l’usage du concept d’image
26Le mot « image » est rarement utilisé par Fichte dans la première étape de sa pensée, la plupart du temps dans le Grundriss, et il est particulièrement lié à l’imagination. L’imagination est la force créatrice idéelle du sujet qui configure la diversité sensible dans une unité grâce à un schéma et une image42, qui nous fournissent « la seule vérité possible » sur le monde, dit Fichte dans la Grundlage43. « Image » a alors une signification esthétique et épistémologique, qui provient de la philosophie kantienne, mais offre aussi une compréhension ontologique de la façon phénoménale d’être qu’a le monde des objets. Cela ne signifie pas du tout que le Moi puisse créer le monde (ou le Non-Moi) realiter et ex nihilo par son imagination comme s’il était un dieu tout-puissant, car celle-ci n’est qu’une activité idéelle. On a cru cela, dit Fichte dans une déclaration publique de 1795, « parce que dans ma Doctrine de la science j’ai attribué aux êtres finis une imagination créatrice, c’est-à-dire, une faculté créatrice de la matière – évidement la matière idéelle, pour la représentation, puisque on ne peut pas parler d’autre chose pour des êtres finis »44. Ce qui crée l’imagination comme activité idéelle du Moi est le savoir, la conscience, l’interprétation du monde, donc une image avec un caractère idéel, grâce à laquelle le Moi devient conscient de la réalité. C’est précisément ce que doit expliquer la philosophie, à savoir, comment la réalité du Moi et du monde devient connue pour le Moi, ce qui arrive à travers l’activité idéelle de celui-ci ; donc la philosophie doit être idéaliste et fournir des explications idéalistes. Même un peu plus idéaliste que la philosophie kantienne elle-même, parce que pour Fichte aucun moment de la conscience, qui est une sphère idéelle, ne peut être compris comme un effet objectif, et pas non plus la sensation par l’effet supposé d’une chose en soi. La limitation réelle du Moi, Fichte la place dans le domaine pratique de l’action réelle d’un Moi qui sait ou a conscience de soi, et qui éprouve cette limitation par le sentiment45. Toute élaboration et limitation théorique postérieure est une autolimitation idéelle du Moi, car la conscience ou le savoir sont des activités purement idéelles du Moi, grâce auxquelles toutes les réalités sont pour le Moi et elles sont connues, comprises et interprétées par lui. Cette idéalité, ce mode d’être idéel, va chez le dernier Fichte s’étendre à tout le monde de notre expérience, qui va être compris comme image d’un Être absolu.
27Dans la deuxième période de la pensée de Fichte, de 1801 à 1814, cette liberté originairement réelle du Moi et la réalité partiellement inconditionnée du Non-Moi disparaîtront et ils prendront le caractère idéel du savoir, de tel façons que ce savoir sera la source non seulement de l’interprétation idéelle du monde, mais aussi du monde lui-même et de l’ensemble de notre réalité. Alors le concept et la métaphore de l’image prennent un sens beaucoup plus large et de plus grande portée. Comme un pont entre les deux phases, on trouve La Destination de l’homme de 1800. Dans la deuxième partie de ce livre la connaissance, le savoir, la lumière et leur idéalité sont qualifiées fermement et d’une façon massive comme une image sans réalité propre. Seulement avec le savoir le Moi ne sort pas de soi, puisqu’ici l’objet est forgé par la seule intelligence grâce au principe de raison46. Donc si nous restions dans le savoir nous n’aurions « rien, absolument rien que des représentations, des déterminations de la conscience comme simple conscience. Mais la représentation n’est pour moi qu’image, rien que l’ombre d’une réalité »47. Et moi-même je ne serais qu’une de ces images « une image confuse des images. Toute réalité se transforme en un rêve merveilleux sans vie » et sans esprit48. « Tout ce qui surgit par le savoir et du savoir n’est que savoir. Mais tout savoir n’est que reproduction (Abbildung), et il est toujours exigé en lui quelque chose qui corresponde à l’image (Bild). Cette exigence ne peut être satisfaite par aucun savoir ; et un système du savoir est nécessairement un système de simples images, sans aucune réalité, signification et but49 ». Mais cette exigence de réalité ne vient pas du monde des objets, comme peuvent le penser les réalistes épistémologiques ou la conscience commune, mais de la volonté pure et de ses actions. Si nous n’étions que des êtres de connaissance et non des êtres aussi réellement agissants, nous ne serions rien d’autre que des images vides, et le reproche de nihilisme lancé à la Doctrine de la science par Jacobi serait tout à fait justifié. Mais nous sommes également des êtres qui ont un vouloir et qui agissent, et c’est en cela que nous vivons dans le réel, affirme Fichte dans la troisième partie de La Destination de l’homme. Nous sommes vraiment dans le monde physique par le fait et dans le monde suprasensible par la décision. Grâce à ce vouloir rationnel nous pouvons nous considérer comme des membres du monde rationnel, lequel dépend d’une raison pure indépendante, d’une volonté pure et infinie, comme de sa source originaire50 ; tout le reste n’est qu’un simple phénomène, apparence et illusion51. Elle est une volonté divine, le plus réel et l’en-soi52, « qu’aucun nom ne nomme et qu’aucun concept ne comprend53 », parce qu’elle « n’est pas différente en degré, mais en genre54 » du fini ; elle doit être pensée sans limite, sans personnalité, sans une conscience discursive. D’elle nous ne connaissons immédiatement que sa voix (morale) et son exigence ; le reste de cette volonté demeure insondable pour nous55.
28Après 1801, de cette volonté pure et divine, qui se détache du fini, sortira l’Être absolu, et tout le reste sera compris sous le concept de savoir et d’image, sans être propre, mais avec une signification beaucoup plus positive et large, de façon que le savoir et l’image ne seront pas un rêve et une illusion, mais une vie propre, une vie libre, vraie et imaginante, de laquelle sort le monde, nous-mêmes et la Doctrine de la science aussi. Cette vie du savoir absolu (absolu parce qu’il n’y a que lui hors de l’Être) est le phénomène ou la manifestation de l’Être absolu, dont le caractère de volonté s’exprime comme un devoir : le savoir doit se réaliser, se connaître complètement (et ce processus se termine par la Doctrine de la science elle-même), pour que l’Être absolu comme tel se révèle en contraposition au savoir, comme l’autre du savoir, dans le savoir. Ces deux moments forment le caractère fondamental et le point de départ de la nouvelle Doctrine de la science : il y a l’Être absolu, et à côté de lui il ne peut y avoir aucun autre être, mais seulement un savoir, car seul le savoir est une image qui n’a pas une réalité qui lui soit propre, et il est en plus et, en raison de son auto-transparence ou de son se-savoir, le seul lieu possible où l’Absolu peut se manifester et « ex-ister ». La Doctrine de la science aurait montré « que tout l’être n’est qu’en Dieu, non hors de lui, qu’alors tout ce qui arrive dans le savoir ne peut être qu’image. […] Les images sont, pour m’exprimer ainsi, à des puissances très différentes, plus ou moins éloignées de l’Être. Nous voulons la vérité, cela ne peut pas signifier que nous voulons l’Être, mais que nous voulons toujours l’image qui soit la plus proche de l’Être. […] La DS est pour cela une analyse de tout le système des images dans leurs gradations et relations56 ». Cela est la façon d’être de toute notre réalité, de notre monde et de la DS même : être image, et cela veut dire que sa réalité est comme une idéalité par rapport à l’Être absolu. On pourrait faire cette analogie : la différence ontologique qu’il y a dans notre monde entre l’idéalité, par exemple une connaissance, et la réalité est celle qu’il y a entre notre réalité et l’Être absolu.
Des interprétations sur la vie de l’Être et de l’image
29Donc nous sommes en face de deux vies différentes, qui sont les deux façons ou les deux formes d’être de Dieu et du monde, de l’Être et de sa manifestation. D’une part nous avons l’Être absolu, qui est par soi, pour soi et à partir de lui-même, c’est-à-dire, qu’il n’est pas un produit, et cela signifie selon Fichte qu’il n’est pas une chose en soi, une chose morte, mais une vie, et en particulier une vie étante (ein seiendes Leben). D’autre part nous trouvons le savoir, qui a au contraire la façon d’être d’une image, dont le fondement réel est l’Être absolu, mais il engendre une multiplicité à soi et pour soi et il a donc une vie d’image imaginante (ein bildendes Leben) à lui, car c’est seulement ainsi qu’il arrive à se réaliser comme savoir.
30Mais cette interprétation est loin d’être partagée par tous les spécialistes de Fichte. Il y a de chercheurs qui pensent que l’Être absolu n’a pas de réalité chez Fichte, mais qu’il est une idée vide puisque sinon on tomberait dans un dogmatisme précritique avec cette réalité transcendent et cette chose en soi. Cet Être absolu serait une idée que la conscience commune et le savoir précritique génèrent nécessairement, mais que la Doctrine de la science dévoile comme un simple concept-limite, qui sert seulement à marquer la limite de la pensée, ou bien qui, pour d’autres, sert, dans la Doctrine de la science, de mesure transcendantale de la validité du savoir. Mais alors, de quelle chose le savoir serait-il une image et un phénomène ? Serait-il une image du monde, comme le pense la conscience commune ? Mais le monde n’a jamais été pour Fichte qu’un phénomène, et dans sa seconde étape il l’a placé dans le schéma III et compris alors comme l’image de l’image de l’image. Ou bien le savoir est-il l’image du Moi pur et de sa liberté, de tel façon que la loi morale serait la vraie présence de la réalité et même de l’Absolu ? Mais le Moi est maintenant pour Fichte le reflet du se-savoir du savoir, de la manifestation de l’Être, et c’est pour cela que la DS, qui est la doctrine du savoir, peut la traiter et la rendre compréhensible.
31D’autres interprètes estiment que, comme il n’y a qu’un seul être, il n’y a en conséquence qu’une seule vie, et la philosophie de Fichte serait donc un panthéisme. Mais dans ce cas le savoir et le monde ne seraient pas une image de l’Absolu, mais la vie divine elle-même et le développement de la réalité absolue, comme le pense Hegel.
32Un troisième groupe prétend que nous sommes selon Fichte certainement simples images de l’Être, mais seulement quand nous pensons, car dans le savoir et dans les concepts nous ne trouvons qu’images de la vie réelle, laquelle est au-delà des concepts. En revanche, quand simplement nous vivons, nous serions et vivrions la vie réelle de l’Être absolu lui-même. Mais je me demande quel genre de vie serait notre vie au-delà de tout savoir et de toute conscience, une vie qui ne saurait rien, une vie sans sentiment, sans l’intuition, sans la pensée, l’entendement et la raison ? En plus, nous avons vu que dans L’initiation à la vie bienheureuse Fichte assure le contraire, que nous sommes « seulement savoir, image et représentation57 ». Notre réalité ultime est donc le phénomène ou la manifestation de l’Être, le premier phénomène, l’image ou le schéma I. L’essence du savoir est le se-savoir ou la réflexibilité, le schéma II, qui est celui qui engendre la vie du savoir, la multiplicité du monde ou schéma III.
33Je pense que la proposition ontologique particulière du dernier Fichte et sa position unique dans l’histoire de la philosophie, en dépit de toute similitude avec d’autres philosophies58, est la suivante : tout ce que nous sommes, avons appris et connu, nous et notre monde, nos actions et nos sentiments, les objets et les institutions, nos pensées et notre amour, la liberté et la raison, l’art et la philosophie elle-même etc., tout cela ne sont que des images sans un être ou réalité propres si on les pense par rapport à l’Être absolu. Ils n’ont même pas la réalité secondaire d’une créature (Fichte n’accepte pas l’idée d’une création). Tous sont des images avec différentes puissances ou forces de compréhension dans leur système ; ils sont des moments de la vie imaginante du savoir, qui est une image de la vie subsistante de l’Être absolu. L’être n’est qu’en Dieu, et tout le monde de notre expérience ne peut être qu’image de celui-ci59. Nous ne vivons pas dans la vie intérieure de l’Être absolu, comme le veut le panthéisme ou Spinoza, mais dans la vie de sa manifestation60, parce qu’ici le savoir (absolu) crée son propre monde.
34Pourtant dans le Diarium III (25/10/1813) nous trouvons un passage qui est souvent cité récemment. Fichte y écrit : « Là réside une erreur fondamentale dans mes expositions de la DS que j’ai fait jusqu’ici, à savoir, que je veux proprement faire du phénomène une vie divine particulière (besondern). Cela est faux. Le phénomène est la vie divine absolue elle-même, seulement sous la forme du concept, dans une image. Sur cette image coule seulement la vie fondamentale (Grundleben) dans ces formes comme une faculté et une loi61 ». Avec cette citation quelques-uns veulent corriger cette « erreur » en disant que pour Fichte il n’y a qu’une vie, à savoir, la vie du phénomène. Mais d’abord Fichte même dit ici le contraire, que au moins jusqu’à la DS12 il a commis l’erreur de soutenir l’idée d’une vie propre pour la manifestation de l’Être. Et depuis cette date non ? rien qu’une vie pour les deux, pour l’Être et pour son phénomène ? une égalisation et nivellement entre Dieu et son image, une seule façon d’être ? Je ne crois pas. Il faut ici se rendre compte de la tension propre à la proposition ontologique de Fichte, celle de soutenir une façon d’être qui n’a pas d’être pour soi et qu’il l’appelle « image » et qu’il conceptualise comme telle. Il y a un seul Être, un Étant absolu, et par conséquence il ne peut y avoir qu’une seule vie réelle. Et pourtant il y a aussi le savoir avec sa multiplicité propre, laquelle ne peut appartenir à l’intérieur de l’Être absolu sans l’entraîner dans les limites et le devenir « sous la forme du concept », une chose qui signifierait pour Fichte la destruction de son absoluité, ce qui serait une contradiction. Voilà la tension qu’expérimente Fichte : quand il réfléchit sur l’idée qu’il n’y a qu’un Être, alors il accentue l’unité de la vie divine, mais quand il examine le savoir et le concept avec sa forme qui est contraire à l’Absolu tel qu’il le juge, puisqu’elle l’entrainerait vers la multiplicité et le devenir ou le changement, alors il affirme que celle-là est une vie tout-à-fait différente à celle de l’Être absolu. Mais pour la Doctrine de la science le phénomène n’est qu’une forme, une idéalité, une image sans réalité à soi, et nous ne sommes pour elle rien d’autre qu’image et représentation, donc tout-à-fait différents de la vie réelle de l’Absolu. Avec cette forme du savoir finie se termine le phénomène et toute la vie du phénomène. Quand l’Absolu rentre dans le phénomène, ce qui change est la forme, mais le phénomène n’est qu’une forme sans être propre.
35C’est une tension semblable à celle qu’il y a quand on assure l’existence de la liberté humaine ou même l’entité du monde, et on met de côté aussi l’existence d’un Dieu tout-puissant et créateur qui ruine la subsistance propre du monde et anéantit la prétention d’une liberté réelle humaine, puisque dans ce cas tout, absolument tout, dépend de Dieu selon la catégorie (hétéronome) de la causalité. Mais Fichte est en cela plus conséquent et essaie d’éviter cette contradiction en vidant de réalité l’une et l’autre, et s’emploie à les penser avec le concept d’image dans une signification ontologique. Par conséquent, nous devons distinguer le savoir et l’Être absolu et leurs vies. C’est ce que fait Fichte lui-même tout juste après la citation empruntée du Diarium III, car il poursuit en disant : « Je dois, cependant, encore venir à une vie imaginante particulière (besondern) pour la forme du concept, une vie qui est absolument indépendante [de l’Être], et en cette vie réside l’essence du phénomène62 ». En elle la vie réelle de l’Absolu apparaît dans la forme du concept63. Et une page après Fichte conclut : « Maintenant tout est complètement clair : La vie est représentée par une autre vie (ici il a pu y avoir manquement), par une vie simplement phénoménale et conceptuelle, par une vie dans la forme du concept. La vie ou l’Absolu même, puisque cela est Un. Pour être sûr maintenant, en quoi il y a eu manquement avant. Réponse : comme il a été indiqué ci-dessus, probablement en cela que je n’ai pas réfléchi (bedenken) sur la différence entre la vie an soi et la vie dans la forme du concept64 ». Alors nous devons réfléchir sur cette différence et ne pas l’oublier ou la nier.
Le sens du concept fichtéen d’image
36Que veut dire ici le mot « image » en tant que façons d’être ? Le savoir est l’image de l’Être absolu, mais pour quelle raison, à cause de quels caractères, Fichte peut-il utiliser ici le concept d’image ? Ce mot est dans ce contexte évidement une métaphore car il ne relie pas deux choses sensibles, et une métaphore d’abord un peu étrange, pas du tout évidente. Dans sa signification immédiate, le mot « image » accole deux phénomènes, l’un serait l’original et l’autre une copie, qui se ressemble visuellement. Cette copie, qui a sa propre existence, peut apparaître dans un miroir ou dans quelque surface réfléchissante, par exemple de l’eau, dans un dessin, un tableau ou une sculpture, dans une photographie ou au cinéma, sur l’écran de la télévision, etc.
37C’est plutôt le réalisme épistémologique naïf, très éloigné de l’idéalisme, celui qui applique le concept d’image à la connaissance. Il conçoit la connaissance vraie comme une image fidèle du monde en soi, et considère notre représentation interne comme une copie du monde extérieur. Mais il serait impossible de comparer une connaissance et une chose de la même façon que nous le faisons avec un chose et son reflet dans un miroir, parce que dans ce dernier cas les deux sont sensibles et se trouvent dans le même champ ou sphère. On pourrait à la limite comparer l’image que j’ai d’un objet dans ma mémoire visuelle avec l’objet physique réel et vérifier si j’avais remarqué tous ses détails. Mais qu’est-ce que l’on dira des concepts plus abstraits, de la justice, de la liberté, des droits ? Platon soutenait que le monde sensible est une image imparfaite des idées, mais seuls les philosophes qui connaissent les idées pouvaient prendre conscience de cela. Mais la connaissance conceptuelle n’est pas un objet sensible, et nous voyons alors que le mot ‘image’ est ici une métaphore qui nous oblige à nous demander sur quoi peut-elle reposer. Cette tâche est encore plus difficile chez Fichte, quand le mot image renvoie à deux choses qui ne sont pas des objets sensibles : à un savoir absolu tout entier, qui englobe tout notre monde, et à un Être absolu qu’en plus nous ne connaissons pas. Comment comprendre alors cette métaphore ici ? Sur quoi repose-t-elle ? Je pense que c’est sur trois traits ou caractères.
38A. D’abord il faut comprendre que l’original et l’image sont différents mais asymétriquement reliés, comme le sont l’Être absolu et le savoir. L’original peut vivre sans la copie, mais non l’inverse, parce que celle-ci dépend du premier. L’Être absolu de Fichte est aussi par soi, à partir de soi et pour soi et pourrait être sans le monde ou le savoir ; en tout cas nous ne pouvons pas pénétrer dans l’Absolu pour connaître la nécessité en lui de sa manifestation. Pour nous le monde pourrait ne pas exister, nous savons qu’il existe par le fait qu’il est là, par sa facticité. Le Dieu de Fichte pourrait être sans le concept, sans le savoir, mais non l’inverse ; le monde est donc secondaire et dépendant, comme il arrive à l’image. Cette asymétrie ontologique est poussée à son extrême par Fichte, quand il assure que le savoir et son monde n’ont pas un être propre. L’image en tant qu’image n’est pas la chose elle-même, et en tant que purement référentielle par rapport à l’original, elle n’a pas d’être propre, elle n’est que référence à l’original, sans lequel elle n’aurait ni existence ni signification. Cela serait aussi la façon d’être du monde aux yeux de Fichte.
39B. Deuxièmement, il est indispensable de noter la ressemblance entre l’original et l’image. Eh bien, la ressemblance entre l’Absolu et son phénomène n’est pas sensible, comme il arrive dans la signification directe du concept d’image, mais elle consiste en ce que les deux ont une vie propre par soi, à partir de soi et pour soi (von sich, durch sich, aus sich). C’est une vie propre qui n’est produite par rien d’autre, mais chacun a et génère la sienne et alors les deux vies sont à la fois différentes et identiques, car les deux sont une vie positive, bienheureuse en soi ; la manifestation l’est quand elle se déploie pleinement (nous sommes ici encore dans l’optimisme éclairé). Le savoir absolu ne pourrait pas être une image de l’Absolu s’il était passif comme le veut le réalisme, parce que l’image appropriée et la vraie manifestation d’un Être absolu, qui est vie, ne peuvent pas être chose morte ; le savoir en est image par son activité libre et créative d’un monde, qui est le moyen nécessaire pour se constituer comme savoir et image, et de cette manière devenir la manifestation de l’Être. De cela vient aussi que les êtres humains, appartenant à la vie même du phénomène, doivent être aussi libres et créatifs. La ressemblance est ici similaire à quand on dit que Jésus est l’image de son Père ou qu’un bon chrétien est image de Jésus en raison de son comportement saint ; ou bien quand on dit que Dieu à créé l’homme à son image. Le concept d’image a aussi cette origine religieuse, qui de plus est appropriée pour une philosophie d’inspiration religieuse comme l’est celle du deuxième Fichte.
40C. En dernier lieu, on se rend compte que l’original peut se voir et se faire reconnaître hors de lui au moyen de l’image. Telle est justement la fonction et la loi du savoir pour Fichte : il doit devenir la manifestation de l’Absolu. Cela est sa détermination et son destin (Bestimmung), le devoir (Soll) qui le constitue et le pousse. Pour cela il est nécessaire que le savoir, en tant que lieu de la manifestation de l’Être absolu, se dévoile et soit transparent à soi-même, se sache soi-même. Cette réflexion, ce « Se-savoir » (Sichwissen) est justement la source de la vie propre de la manifestation, de sa vie comme image imaginante, comme image qui doit se savoir (ou savoir de soi) au moyen d’une image de soi (le « se ») et des images de l’image de soi (le monde). C’est cette vie qui fait naître le monde et nous-mêmes. Alors le savoir est image de l’Être absolu parce qu’il est le lieu de la manifestation de celui-ci. En se sachant, dans son essence, savoir et, par conséquent, image, il montre et connait a contrario la réalité de l’Être absolu. De cette façon veut la Doctrine de la science veut devenir justement le dévoilement complet du savoir et subséquemment de l’Absolu. Ce dévoilement ne nous donne pas un aperçu direct sur l’Être, mais à travers sa manifestation dans son image.
La révolution idéaliste
41Dans ce but il faut réaliser une révolution idéaliste et comprendre que le prétendu être en soi du monde, tel qu’il apparaît sans aucun doute à la conscience commune (sauf dans des moments d’étrangeté, d’étonnement ou de déchirement), n’est que la projection du savoir absolu. C’est là une autre signification du mot « être » chez Fichte, qui est alors appliqué aux objets, aux choses. À Iena Fichte voulait montrer contre ceux qu’il appelait « dogmatiques » que le fondement de la conscience n’était pas l’être fixe des objets, mais que c’est l’activité du sujet qui était le fondement premier et idéel (Ideal-Grund) du monde objectif, tandis que le Non-Moi, inconditionné en sa forme, c’est-à-dire dans le fait qu’il est là et donné, serait son fondement réel (Real-Grund). Mais pour le dernier Fichte ce Non-Moi disparaît de la considération du philosophe, et le savoir absolu assume le rôle de créateur unique du monde des objets (Weltschöpfer65). Cette activité créatrice du savoir ne serait pas aperçue par la conscience commune, parce que celle-ci naît après coup, de telle façon qu’elle ne trouve devant elle que les résultats déjà tout accomplis, comme un monde qui se donne tout fait. Cela survient ainsi parce que le savoir ne peut pas à la fois se projeter et réfléchir sur cette action. D’abord il se projette et après il réfléchit sur cette action pour avoir conscience de ce qui est arrivé (le savoir est par essence un se-savoir) et il l’objective avec une intuition et avec un concept. Mais dans ce second moment il ne voit plus sa propre action antérieure comme étant son action, puisqu’elle reste derrière lui, et il ne voit donc maintenant que ses effets comme des donnés. De ce ne-pas-se-voir-soi-même du savoir vient la croyance en la réalité en soi et substantielle, indépendante du savoir, comme des choses en soi que la conscience commune a envers les objets et le monde entier.
42Mais cela, ce ne-pas-se-voir et en conséquence cette apparence de réalité indépendante que présente le monde à l’égard du savoir, est un moment nécessaire dans la genèse de la manifestation, dans le développement du savoir, parce que, je dirais, c’est ici que surgit le concept de l’être en soi, du réalisme et du savoir compris comme image, concepts que par la suite le philosophe portera dans un autre contexte. Et bien, la Doctrine de la science veut surmonter cette ignorance initiale et faire voir qu’ici, dans le phénomène, c’est l’idéalisme absolu qui domine, que le savoir, comme l’Idée chez Hegel, loin d’être l’image du monde, est une activité qui crée le monde, un monde à son image, pour se réaliser comme savoir. Elle tente de mettre en lumière ce qui est resté inconnu et inconscient pour la conscience commune, afin que le savoir se rétablisse lui-même dans la plénitude d’un se-savoir complet, mais seulement dans ses traits ou actions a priori. Ce sont des stratégies méthodologiques que Fichte avait déjà utilisées à Iena pour expliquer le rôle du sentiment et de l’imagination dans la connaissance, et que maintenant il applique au savoir absolu avec un plus large parcours, portant l’idéalisme du phénomène jusqu’au bout, dans une sorte d’idéalisme absolu, comme le proposait Jacobi. Le savoir n’est pas le miroir du monde, mais une force qui crée celui-ci comme un procès d’aliénation de soi nécessaire pour parvenir à se connaître soi-même dans un retour à soi qui culminerait dans la Doctrine de la science.
Notes de bas de page
1 DS 13, GA II/15, 133.
2 Métaphysique 4, 2.
3 Première Introduction.
4 « Il faut ici nous rappeler que nous avons affaire à l’esprit fini, non à l’esprit infini. L’esprit fini est celui qui ne devient actif que par la passivité, qui ne parvient à l’absolu que par des limites, qui n’agit et ne met en forme que dans la mesure où il reçoit de la matière » (Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, XIX, 9).
5 DS11, GA II/12, 149.
6 DS12, GA II/13, 46.
7 Le concept comprend « le caractère de quelque chose : elle est ceci et ceci, c’est-à-dire, non pas tout ce qui est exclu par ses déterminations » (Vom Verhältniss der Logik zur wirklichen Philosophie (Transzendentale Logik I), GA II, 14, p. 198).
8 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Wissenschaft der Logik I. Erster Teil. Die objektive Logik, in Werke in 20 Bänden, tome 5, Berlin, Suhrkamp, 1986, p. 86.
9 DS 11, GA II/12, 163-164.
10 DS 12, GA II/13, 53.
11 DS 12, GA II/13, 54.
12 DS 12, GA II/13, 57-58.
13 « Eine Denknotwendigkeit » (Initiation à la vie bienheureuse, GA I/9, 84).
14 DS 07, GA II/10, 175.
15 DS 07, GA II/10, 165-166.
16 Dans la montée vers l’Être absolu de la DS 04, qui est sa première partie, il y a « une préférence pour le réalisme et une maxime dominante de s’orienter toujours vers lui » (GA II/8, 265). Il y a une prédominance du réalisme (DS 04)
17 « Substance = Être sans vie, parce que lui [Spinoza] n’était pas conscient justement de son propre comprendre » (DS 04, GA II/8, 115 et 117) « réfléchir sur son propre acte de penser dans l’acte de penser, cela ne l’est pas venu dans l’esprit » (GA I/4, 264). Voir aussi DS 12, GA II/13, 53.
18 Voir mon article « Las dificultades del teísmo desde el punto de vista transcendental » in La polémica sobre el ateísmo. Fichte y su época (Madrid, Dykinson, 2009, p. 357-390).
19 GA II/9, 187.
20 GA II/10, 185.
21 S 12, GA II/13, 51, 57-61, 78, 115-117, 169.
22 DS 12, GA II/13, 54.
23 GA II/8, 246, 278/280
24 GA II/8, 229
25 GA II/4, p. 231 et 233.
26 Il y a l’Être absolu et son phénomène, et dans celui-ci Fichte distingue trois niveaux fondamentaux : le savoir comme le schéma I ou image, le se-savoir ou réflexibilité du savoir comme schéma II ou image de l’image, et finalement le monde et les êtres humains qui forment le schéma III ou image de l’image de l’image.
27 DS 12, GA II/13, p. 50, 114, 123, 128-129, 146, 176-177.
28 Initiation, GA I/9, 103.
29 DS 12, GA II/13, 60.
30 DS 14, GA II/17, 339. Voir aussi Caractères, GA I/8, 296. DS14-N, GA IV/6, 509-510. DS 12, GA II/13, 67.
31 DS 07, GA I/10, 169. Fichte connait l’Éthique de Spinoza et il cite le premier livre même dans ses observations critiques sur l’Exposition de Schelling (GA II/5, 492 sq.), mais il traduit les attributs de Spinoza comme accidents ou déterminations.
32 DS 12, GA II/13, 83. Dans le § 1 de l’esquisse de la DS que Fichte a publiée en 1810, on lit : « Seulement Un est absolument par soi-même : Dieu, […] pure vie […], et aucun être nouveau ne peut surgir ni en lui ni hors de lui. Mais si néanmoins il doit être le savoir et non pas Dieu même, alors, puisqu’il n’y a que Dieu, seulement peut être Dieu, mais hors de lui-même ; […] une telle manifestation est une image ou schéma » (GA I/10, 336).
33 DS 12, GA II/13, 56.
34 DS 11, GA II/12, 157.
35 DS 12, GA II/13, 53.
36 DS 12, GA II/13, 58.
37 DSNM § 5.
38 Initiation, GA I/9, 103 ; voir aussi p. 93-94, 99-100, 166
39 DS 12, GA II/13, 60.
40 Spinoza, Ethica I, théorème XVIII.
41 DS 12, GA II/13, 54.
42 Grundriss, GA I/3, 179 ss.
43 GWL, GA I/2, 369.
44 GA I/3, 213.
45 DSNM §§ 5 et 6.
46 Destination, GA I/6, 242-247.
47 Destination, GA I/6, 248.
48 Destination, GA I/6, 251.
49 Destination, GA I/6, 252.
50 Destination, GA I/6, 390-391.
51 Id, GA I/6, 293. On lit déjà quelque chose de semblable dans l’Appel au public, mais sans designer Dieu comme une volonté : « Notre philosophie nie l’existence d’un Dieu sensible et d’un serviteur des désirs ; mais le Dieu suprasensible est pour elle tout dans tout ; il est pour elle le seul qui est, et nous tous, des esprits rationnels, vivons et nous mouvons seulement dans lui » (Appel, GA I/5, 440).
52 « Seule la raison est, l’infinie dans soi, la finie dans elle et pour elle » (Appel, GA I/5, 296).
53 Id., GA I/6, 296.
54 Id., GA I/6, 297.
55 Id., GA I/6, 297-299, 305.
56 DS 12, GA II/13, 83.
57 Initiation, GA I/9, 103, 4-9. Voir aussi DS 10, GA II/11, 345, 350, 351, 364.
58 On peut dire que la position ontologique originale du dernier Fichte est proche à celles de l’Inde et de Schopenhauer, qui fut un élève de Fichte en 1811-1812 : le monde est une représentation et l’être en soi est au-delà du concept, du principe de raison suffisante. Mais les connotations de tout cela ne sont pas négatives, comme chez les romantiques, mais positives, avec l’optimisme propre au Siècle des Lumières.
59 GA II/13, 83.
60 WL 12, GA II/13, 60.
61 GA II/17, 13.
62 GA II/17, 13.
63 GA II/17, 14.
64 GA II/17, 15.
65 « Le concept absolu a vie, force, causalité, et il est pour soi le créateur du phénomène : d’abord du Moi, ensuite du phénomène du vouloir, du faire et de l’intuition de ce Moi » (Éthique 1812, GA II/14, 338).
Auteur
UNED Madrid
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