Image, vie et absolu dans le dernier Journal philosophique (Diarium III) de Johann Gottlieb Fichte
p. 127-140
Texte intégral
Préliminaires
1En 1806, Johann Gottlieb Fichte fait l’inventaire de ses propres écrits. Dans cette liste publiée de sa propre main, en dehors des articles dans les revues et des recensions, on peut compter 18 ouvrages1. Seulement, lorsqu’on jette un regard sur l’œuvre gigantesque produite par l’Académie bavaroise des sciences dans le cadre de la J. G. Fichte-Gesamtsausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, dont l’édition s’est achevée en 2011, et si l’on se limite seulement à la période de 1806, l’on se rend bien à l’évidence qu’en dehors des œuvres présentées par Fichte comme étant celles qu’il a publiées effectivement et qu’il a voulues comme telles lui-même, l’on retrouve désormais dans le canon des œuvres de Fichte des notes sous forme de réflexions personnelles, des cours de sa propre main (Vorlesungsmanuskripten), et des cours de la main de ses propres étudiants (Kollegnachschriften). Ces nouveaux textes permettent désormais aux chercheurs de disposer d’un ensemble de matériaux susceptibles de mieux les faire accéder à l’intelligibilité de la pensée de ce philosophe, parce que la recherche fichtéenne a souffert pendant plus d’un siècle et demi de l’inaccessibilité de certains textes. Parmi ces textes longtemps restés inédits figurent ses notes personnelles publiées sous le titre des Diarium. En effet, il s’agit d’une sorte de Journal philosophique, tenu par Fichte lui-même, recoupant trois groupes de textes correspondant aux périodes suivantes : la première allant du 29 mars au 14 août 1813 (Diarium I), la seconde du 18 août au 16 septembre 1813 (Diarium II), et la troisième du 25 octobre 1813 jusqu’au 16 janvier 1814 (Diarium III). Dans cet ensemble de notes personnelles, Fichte reprend certaines thèses développées dans ses œuvres antérieures et dans les cours qu’il dispense au moment où il produit ces annotations, mais dans les Diarium avec un souci de beaucoup plus de clarté. Si les deux premières versions du Diarium s’inscrivent dans le cadre de la philosophie de l’histoire de Fichte, car au moment où Fichte les rédige, il dispense le cours sur la Doctrine de l’État, la dernière version du Diarium quant à elle reprend les problématiques de la Wissenschaftslehre, parce que non seulement Fichte donne une introduction à la Wissenschaftslehre durant le Semestre d’hiver 1813/14, mais il dispense aussi un cours, quoique non achevé, sur la Wissenschaftslehre en 1814. Le Diarium III est dominé par un souci majeur de Fichte, celui de faire accéder le public à l’intelligibilité de la Wissenschaftslehre. De ce fait, Fichte élucide et clarifie un ensemble de concepts qui permettent de mieux en comprendre le contenu doctrinal. Parmi ces concepts, l’on retrouve l’image, la vie, l’Absolu, concepts qui certes se trouvent au cœur des versions précédentes de la Wissenschaftslehre, mais qui, dans cette dernière phase de l’activité philosophique de Fichte, revêtent une consistance terminologique majeure. Le but poursuivi par cette étude consiste à présenter les concepts d’image, d’absolu et de vie dans la dernière version du Diarium de Fichte et à voir le rapport que ces concepts peuvent entretenir avec ce qui est communément appelé l’ontologie de Fichte. La question qui se pose est la suivante : si les concepts d’image, de vie et d’absolu se trouvent dans le cadre d’une présentation améliorée de la Wissenschaftslehre, doit-on accorder à ces concepts une valeur ontologique ? Avant de répondre à cette question, il convient tout d’abord de présenter les Diarium dans l’œuvre de Fichte.
Les Diarium dans les recherches fichtéennes et dans le Corpus Fichteanum
2La philosophie tardive de Fichte domine depuis plus d’une décennie les recherches fichtéennes2. Cela est dû en grande partie au travail merveilleux de l’Académie bavaroise des Sciences qui, par l’édition de la J. G. Fichte-Gesamtsausgabe, vient de rendre définitivement accessibles les textes de Fichte qui jusque-là étaient difficiles d’accès et ignorés du grand public. Ainsi, au contact de la J. G. Fichte-Gesamtsausgabe, force est de se rendre à l’évidence que les derniers textes de la période berlinoise sont l’expression d’une profondeur et d’une précision doctrinale et terminologique que ne connaissent pas les autres textes produits par Fichte dans la période d’Iéna et d’Erlangen. Si le dernier Fichte domine les études fichtéennes depuis plus d’une décennie, il est à noter en revanche que les travaux systématiques sur les Diarium ne sont pas encore abondants, voire sont inexistants. Depuis la publication par Reinhard Lauth des Diarium III et de la Wissenschaftslehre de 18143, l’essentiel des recherches est mené jusqu’ici par Günter Zöller4. Pour ce qui est du texte de Reinhard Lauth, il s’agit d’une édition du dernier texte du Diarium associé à la Wissenschaftslehre de 1814. Pour tout dire, les travaux de Günter Zöller, bien que ne portant pas directement sur l’étude des Diarium, essayent d’établir un lien entre les réflexions systématiques du dernier Fichte et les intuitions de fond de la période d’Iéna. Il s’agit, dans l’un comme dans l’autre cas, des études du Diarium, notamment du Diarium III, dans sa relation au projet fichtéen de l’élaboration d’une théorie du savoir en tant que savoir, c’est-à-dire d’une explication et d’une explicitation de la Wissenschaftslehre. Il ne s’agit donc pas d’études systématiques des Diarium à proprement parler, mais bien plutôt de l’exposition de la Wissenschaftslehre, qui par les notes personnelles de Fichte, se trouve rendue beaucoup plus accessible et beaucoup plus intelligible. Seulement, il faut se demander ce qui fait la particularité des Diarium.
Qu’est-ce que les Diarium ?
3Les Diarium regroupent un ensemble de trois textes sous forme de journal philosophique tenu par Fichte entre Mars 1813 et Janvier 1814. Il s’agit d’un ensemble de notes et de méditations personnelles, certainement pas destinées à la publication, au moyen desquelles Fichte jette un regard rétrospectif sur ses œuvres5. Il ne s’agit pas d’un journal que Fichte aurait tenu toute sa vie et qui reprend point par point les problèmes soulevés dans ses œuvres majeures, mais bien plus d’un journal de circonstance rédigé dans un cadre bien précis, celui d’une tentative de faire accéder les auditeurs de la Wissenschaftslehre à plus de clarté. On peut à juste titre parler d’un nouveau regard critique sur certaines positions ou affirmations antérieures. Il n’est pas étonnant de voir Fichte lui-même se contredire :
Il y a une erreur fondamentale dans mes expositions de la Wissenschaftslehre jusqu’à présent, à savoir vouloir faire de l’apparition une vie divine particulière. Cela est faux, l’apparition est plutôt la vie divine absolue même6.
4Contrairement aux autres textes de Fichte, où l’on suit une argumentation très serrée et cohérente, dans les Diarium l’on assiste à un ensemble de notes qui ne suivent aucun ordre systématique et logique, qui donnent l’impression d’être des aphorismes, c’est-à-dire des jets de pensées et de formules sous forme de méditations personnelles, voire des dialogues et parfois des soliloques entre Fichte et lui-même. On peut parler à juste titre de méditations personnelles, parce que, dans les œuvres antérieures, Fichte avait déjà présenté ses idées philosophiques sous forme de méditations : c’est un style qui lui est familier. L’on peut se référer aux Méditations personnelles sur la Philosophie élémentaire de Reinhold de 1793, ainsi qu’aux Méditations personnelles sur la philosophie transcendantale. Cependant, Fichte, dans les Diarium, ne se rapporte ni à une œuvre quelconque ni à une thématique particulière. C’est d’ailleurs ce qui fait la complexité de ces annotations. Seulement, les premières phrases du Diarium III signalent déjà de manière frappante que les méditations de Fichte se rapportent directement aux leçons qu’il dispense au semestre d’hiver 1813-1814 sur l’Introduction à la Doctrine de la science et la Doctrine de la science de 1814 : « La thématique de la réflexivité est le but principal poursuivi par ces leçons. Celle-ci a pour caractéristique la liberté [… ]7 ». Le fait que Fichte caractérise la Wissenschaftslehre par la liberté est une reprise d’une intuition de fond de la période d’Iéna. En effet, dans une lettre au poète Jens Emmanuel Baggesen d’avril 1795, Fichte présente la Wissenschaftslehre comme le tout « premier système de la liberté ». Ce rapprochement montre clairement que les Diarium sont à comprendre et à interpréter dans le cadre des dernières activités académiques de Fichte à l’Université de Berlin, ainsi qu’avec les problèmes philosophiques y afférant, à savoir le souci d’une « présentation améliorée de la Wissenschaftslehre » comme le rappelle à juste titre Günter Zöller8. Les problèmes des textes du Diarium sont donc les problèmes que l’on rencontre dans les autres œuvres de Fichte.
Les Diarium dans le Corpus Fichteanum
5Les textes du Diarium sont rédigés au moment où Fichte mène une activité d’enseignement très intense. Pour ce qui est du Diarium I qui va du 29 mars au 14 août 1813, c’est-à-dire pendant le semestre d’été 1813, Fichte enseigne la Staatslehre, oder über das Verhältnis des Urstaates zum Vernunftreiche. Le Diarium II, qui est rédigé entre le 18 août et le 16 septembre 1813, correspond à la période des vacances et renoue par ailleurs avec les problématiques de la Doctrine du droit 1812. Le Diarium III enfin, rédigé entre le 25 octobre 1813 et le 16 janvier 1814, c’est-à-dire 9 jours avant la mort du philosophe, s’inscrit dans le cadre des enseignements du semestre d’hivers 1813/14 dispensés par Fichte, à savoir : l’Introduction à la Wissenschaftslehre et la Wissenschaftslehre de 18149. En dehors donc de la Staatslehre, la Doctrine du droit et la Wissenschaftslehre de 1814, les textes du Diarium I, II et surtout du Diarium III sont similaires du point de vue du fond, ainsi que du point de vue de l’exposition du contenu matériel des sujets qu’ils abordent avec les autres textes de Fichte, notamment avec le Compte rendu clair comme le jour de 1801 et le petit texte Depuis le 1er avril 1808. Après les Discours à la nation allemande. Dans ce texte il s’agit d’une part des notes personnelles rédigées entre le 1er et le 25 avril 1808. Ici encore, la proximité du point de vue de la forme avec les Diarium est très frappante, d’une part dans ce texte Fichte entreprend une refonte des principes de la Wissenschaftslehre, d’autre part il pose l’identification de la vie à l’absolu comme principe directeur de toute son argumentation, tout comme on le verra dans le Diarium III. Ainsi le style tout comme le contenu du Diarium III se trouvent en parfaite harmonie avec les notices antérieures de Fichte intitulées : Depuis le 1er avril 1808. Après les Discours à la nation allemande. Nous y reviendrons plus tard lorsqu’il sera question de l’étude systématique des concepts de vie et d’absolu dans le Diarium III. Les textes du Diarium dans l’ensemble de l’œuvre de Fichte doivent être intégrés dans un tout qui comprend non seulement les textes auxquels ils se rapportent conceptuellement, à savoir, l’Introduction à la Wissenschaftslehre de 1813, la Rechtslehre de 1812, la Staatslehre de 1813, ainsi que la version non achevée de la Wissenschaftslehre de 1814, mais aussi et surtout un ensemble de textes que l’on pourrait qualifier de notes personnelles de J. G. Fichte (Fichtes Aufzeichnungen), notamment les Méditations personnelles sur la philosophie élémentaire de Reinhold, le Compte rendu clair comme le jour de 1801, Depuis le 1er avril 1808. Après le Discours à la nation allemande et les Diarium I, II et III. Ces textes du Diarium, comme tous les autres textes auxquels nous venons de faire allusion, offrent une occasion à Fichte, libre de toute contrainte rhétorique et académique, d’opérer un diagnostic des confusions et des insuffisances présentes dans les travaux antérieurs, cela dans un style libre. Ce sont des exposés conceptuels d’une grande capacité d’imagination et d’une grande précision. Pour ainsi dire, cet ensemble de notes qui forme un tout organique permet de suivre le souci, radical, majeur et constant de Fichte, de faire accéder le public à une intelligibilité, c’est-à-dire à un « compte rendu clair comme le jour » de sa théorie du savoir en tant que savoir. Fichte veut en méditant « sans relâche trouver de nouvelles formules, de nouvelles tournures, et de nouveaux agencements10 » afin de parvenir à la conscience claire de sa nouvelle doctrine de la science. Les derniers cours de la période berlinoise, qui sont à lire dans le même contexte que les Diarium-I-II-III, témoignent, comme Fichte lui-même l’affirme, « d’une volonté inlassable pour beaucoup plus de clarté ». C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les concepts d’image, d’absolu et de vie, tels qu’ils sont abordés par Fichte dans son dernier journal philosophique (Diarium III).
Les concepts d’image, de vie et d’absolu dans le Diarium III
6Dans l’étude des textes du Diarium, mes recherches porteront essentiellement sur le Diarium III. D’entrée de jeu, Fichte pose le problème de l’identité de la vie et de l’absolu. Contrairement aux autres textes du Diarium, Fichte évite dans le Diarium III de se rapporter aux problèmes politiques de la fin des années 1813 et consacre de ce fait l’essentiel de son argumentation à l’explication de la Wissenschaftslehre11. Ce texte apparait donc comme l’exposition des fragments essentiels du système de la Wissenschaftslehre. Ainsi les concepts d’image, de vie et d’absolu qui certes avaient déjà été abordés dans les versions précédentes de la Wissenschaftslehre, ainsi que dans les cours de Logique transcendantale vont être revisités par Fichte dans le Diarium III dans une perspective nouvelle, celle de l’amélioration de la doctrine du savoir.
L’image
7Le concept d’image se présente de ce fait comme un des terminus technicus de la Wissenschaftslehre, « Grundbegriff der Wissenschaftslehre ». Dès les premières phrases du Diarium III, Fichte présente l’acte de connaître comme une image12. Cette image, non seulement traduit l’acte de connaître comme tel, mais se trouve être aussi la manifestation de l’être. Connaître devient donc se représenter une image. Seulement l’image parfaite se trouve être l’égoité (Ichheit), c’est-à-dire, dans la perspective du Fichte d’Iéna, le Moi : « Ich bin Bild meiner selbst13 ». Ici, dans le Diarium III, il est curieux de voir comment Fichte emprunte un chemin inverse que celui qu’il avait emprunté dans l’exposé de la Doctrine de la science de 1812, à savoir partir de l’absolu pour aboutir au moi. Dans le texte Diarium III, tout comme dans la Doctrine de la science d’Iéna, Fichte part du moi comme fondement de la réalité, c’est-à-dire un moi qui demeure un « principe subjectif absolu14 » de la Wissenschaftslehre. Pour approfondir l’idée du moi dans sa relation à l’absolu, Fichte analyse le concept d’image qui nous permet de rentrer directement dans la structure argumentative de tout le Diarium III : « Tout part de l’égoïté, l’identité : je suis l’image de moi-même, c’est-à-dire l’entendement absolu15 ». Le moi se présente dans la dernière philosophie de Fichte comme étant le terminus a quo de toute la Doctrine de la science. Ce moi associé à l’image traduit de manière symptomatique le contenu de toute la philosophie de Fichte. L’univers du savoir chez Fichte est celui de l’image qui, certes, n’est pas un contenu, mais elle-même une image. Fichte parle plusieurs fois dans le Diarium III de « l’image comme image » dans sa relation et son opposition à ce qui est représenté en image. Dans la perspective du Diarium III, l’image exprime chez Fichte d’une part l’idée d’absolu qui se trouve être la vie divine, ses apparitions que sont de manière globale la vie, et, d’autre part, elle traduit de manière plus lucide le concept du savoir chez Fichte. Ce concept d’image est un concept générique au moyen duquel les idées d’absolu et de vie se trouvent en étroite relation. Si l’image est représentation, il ne saurait donc en aucun cas signifier l’être, mais bien plus son image. Fichte développe ainsi une théorie qui fait de l’image une image et non une expression de l’être : « L’image ne se présente comme telle que dans sa double forme : l’image de l’image, le concept véritable, c’est-à-dire une vie spirituelle et en aucun cas l’être16 ». Plus loin, dans la même logique, on peut lire de manière explicite dans le Diarium III que l’image n’existe que sous la forme du concept17. Parler de l’image de l’image montre clairement que l’image possède une unité propre et qu’elle ne se rapporte pas à un objet quelconque. Si l’image n’est pas l’être ou ne le représente pas, à quoi peut-elle renvoyer ? L’image devient pour ainsi dire un concept en ceci qu’elle ne renvoie pas à un contenu spécifique : « L’image est un concept18 ». Nous savons chez Fichte, depuis la Doctrine de la science 1804 tout comme dans la Doctrine de la science 1812, ainsi que dans les cours sur la Logique transcendantale de 1812, que le concept se présente toujours sous la forme de l’intuition, mieux d’une intuition intellectuelle19. Parce que l’image comme image n’est pas à comprendre comme étant l’être, elle doit à cet effet être immédiatement perceptible et saisissable, d’où le rôle important de l’intuition. Fichte voit en cette définition de l’image comme image un cercle dans lequel peut s’enfermer sa doctrine de l’image, mais qui, pour mieux être compris, doit présupposer l’intuition : « Ceci est en effet un cercle. L’infinité de l’intuition doit pouvoir être conditionnée. Aller au-delà de ce cercle apparaît comme une tâche difficile20 ». Ce cercle constitue une unité synthétique que Fichte nomme une « intuition absolue », voire un concept originaire (Urbegriff) au moyen duquel l’image se reflète comme une sphère supérieure de la connaissance sous forme de la pensée absolue. L’image constitue pour ainsi dire l’unité fondamentale du savoir que veut désormais présenter l’auteur de la théorie du savoir en tant que savoir. Autant, depuis les exposés d’Iéna la Wissenschaftslehre est une théorie du savoir en tant que savoir, autant les développements de la Wissenschaftslehre dans les dernières années berlinoises resteront en fin de compte fidèles à cette intuition de fond qui fait ainsi du savoir de la Doctrine de la science une image, c’est-à-dire une image de l’image sans se référer à un objet spécifique ou à une sphère particulière du savoir. De ce fait, concept, intuition et pensée traduisent d’une manière générale le sens et la réalité de l’image, sans toutefois renvoyer ou correspondre à un objet spécifique dans la philosophie tardive de Fichte. Celle-ci est et demeure comme depuis Iéna une théorie du savoir en tant que savoir.
8Seulement la question du contenu de l’image, quoique dissociée de la question de l’être, continue d’être une préoccupation majeure du dernier Fichte. Si le concept d’image est central, comment celui-ci se rapporte-t-il à l’absolu et à la vie qui, non seulement sont les concepts des dernières versions de la Wissenschaftslehre, mais qui se trouvent aussi au cœur des préoccupations du Diarium III ? Le fait que Fichte présente l’image dans sa double forme (Duplicität), image de l’image, c’est-à-dire le concept, et l’image de l’être, c’est-à-dire l’intuition, montre qu’en réalité Fichte a besoin d’un autre concept pour mieux traduire la réalité de l’image, à savoir l’apparition (Erscheinung) de l’absolu. On peut dire en guise de résumé que l’univers du savoir chez Fichte est celui de l’image ; et ce qu’il y a de fondamental dans sa théorie de l’image, c’est que l’essentiel de l’image n’est pas sa condition d’en refléter une autre, mais la relation qu’a l’image d’elle-même (Bild des Bildes), cet être-image se sachant comme image. Il faut le préciser, l’image n’est pas un niveau d’être, mais plutôt une nouvelle espèce d’être, un être autre que l’être proprement dit. L’image est une réalité qui n’a pas d’être, mais qui se rapporte à l’être sous le mode de son apparition. Dans la perspective du Fichte du Diarium III, l’image a en soi son propre contenu, qui est l’image elle-même. À partir d’une telle détermination, l’image rentre en mouvement et devient pour ainsi dire un devenir. Le devenir factuel fait ainsi de l’image une extériorisation de ce que Fichte appelle l’image originaire (Urbild) qui permet de donner à l’image son contenu qui est ici vie. Un tel rapprochement de l’image à la vie nous permet de passer à la prochaine articulation, à savoir l’examen du concept de vie et d’absolu dans le Diarium III.
La vie
9Tout comme nous venons de le voir avec le concept d’image, il est à noter que le concept de vie n’est pas non plus une nouveauté du Fichte du Diarium III. Cette problématique domine aussi bien les cours de Logique transcendantale de 1812, que les dernières versions de la Wissenschaftslehre. On retrouve aussi la thématique de la vie articulée dans les écrits dits populaires de Fichte, surtout dans la confrontation avec Jacobi au sujet de la Querelle de l’athéisme (Atheismusstreit, 1798-1800) et dans l’accusation du nihilisme qui s’en suivra21. Cette accusation majeure, qui toucha Fichte au plus profond de sa personne et contre laquelle il devra se justifier toute sa vie durant, lui permettra, bien qu’en renonçant à l’exposition écrite de sa Wissenschaftslehre, de publier un ensemble de textes qui essayeront de donner un contenu spéculatif à sa doctrine. Dans la production littéraire qui va suivre cette fameuse querelle, Fichte va se mettre dans une posture philosophique de justification, dont la finalité sera la présentation d’un contenu matériel de sa doctrine ou de ce qui sera communément appelée « Philosophie nouvelle ». Parmi ces textes, on peut compter la Destination de l’homme (1800), Rapport clair comme le jour adressé au grand public sur le caractère propre de la nouvelle philosophie (1801) et L’initiation à la vie bienheureuse ou encore la doctrine de la religion (1806). Dans cette confrontation, Fichte va recevoir de Jacobi l’idée fondamentale selon laquelle l’activité philosophique doit avoir une signification, un sens et un but pour la vie22. Mais, dans cette perspective, la vie sera encore perçue par Fichte comme une réalité extra-philosophique. Dans un fragment de lettre à Reinhold du 22 avril 1798, Fichte distingue encore radicalement la vie de la philosophie : « la vie est tout à fait une activité non philosophique. L’activité philosophique est non-vie23 ». Ici, la vie signifie encore pour Fichte le vécu quotidien des hommes et la philosophie, la réflexion sur les conditions de possibilités de leur existence. Mais cette idée de vie, comme la plupart des concepts de la philosophie de Fichte, va subir une métamorphose profonde dans les dernières versions de la Doctrine de la science, surtout à partir de la Doctrine de la science 1807 où Fichte va ôter à la vie tout contenu matériel :
La vie, c’est quoi ? Elle n’est pas un quoi. C’est une détermination grammaticale : vita, vivere, esse, essentia. – la vie est, active et virtuelle : et cela est précisément à penser comme vie. Un verbum activum, non pas neutrum (ça vit). L’on ne peut que vivre la vie24.
10Dans le Diarium III, cette transformation du concept de vie dans la philosophie de Fichte sera encore spectaculaire.
11La vie, d’entrée de jeu, est perçue dans la perspective de l’image qui se présente dans tout le Diarium III comme un concept générique. Elle est, à proprement parler, une image, une représentation, voire un concept. Tous ces concepts sont connexes et nous permettent de mieux saisir la théorie du savoir de Fichte. À la différence que la vie, elle, deviendra un acte de spontanéité, par lequel la réalité devient saisissable :
« Cela se comprend » signifie que le vivant est dans le concevoir : ainsi, ce qui conçoit et ce qui est conçu (et qui dans cette mesure n’est pas vivant, mais est déterminé) sont la même chose. C’est pourquoi – tel est le résultat de notre investigation – une conscience, une image pure, qui ne peut être qu’un intelliger, doit se trouver immédiatement présente auprès de son concevoir et de sa vie. Cet intelliger de la vie immédiate même est le point suprême qui jusqu’à présent ait peut-être encore jamais été présenté25.
12Dans ces phrases, Fichte montre clairement en quoi l’exposition de la vie dans son rapport à l’image devient une tâche importante de toute sa philosophie. L’acte de connaître, qui est ici l’équivalent de l’acte de saisir, s’identifie à la vie, et celle-ci paraît ici comme le point culminant de toutes les investigations de Fichte. La vie est de ce fait une conscience, c’est-à-dire une image pure logée dans l’entendement. Pour mieux rendre explicite le contenu de la vie, Fichte adopte la même stratégie argumentative que dans les développements du concept d’image. L’unité indissoluble de la vie et de l’image conduit Fichte à associer l’intuition et le concept dans la définition et la détermination de vie : « la vie infinie, je l’ai posée dans l’immédiateté de l’intuition26 ». Puisqu’il s’agit désormais de l’intuition, la vie devient un fait (Faktum) qui s’impose non seulement pour le moi, mais aussi pour la conscience tout court, dont la sphère de déploiement se trouve à l’infini. La vie est donc chez Fichte un construit, on dirait un produit de notre entendement, dont la fonction sera de ramener la « diversité vers l’unité de l’être » (Einheit der Mannifaltigkeit), expression qui revient abondamment dans les développements du Diarium III. Ce mouvement de retour à l’unité originaire, qui est opéré par la vie, fait de celle-ci elle-même un mouvement, c’est-à-dire une unité de la diversité. Fichte identifie ainsi la vie à ce qu’il a assigné comme tâche fondamentale à sa philosophie dans un écrit populaire, à savoir : « ramener le divers de l’expérience, présent devant nous, à l’unité du principe un et commun, et qui, en retour, à partir de cette unité, explique et déduit exhaustivement tout le divers27 ». Ce rapport ainsi établi, Fichte met donc la vie au cœur du système : c’est la vie qui produit le système, elle est elle-même ce système, c’est-à-dire la totalité de l’être, donc du savoir. La vie devient non seulement l’objet par excellence de toute la « Nouvelle Philosophie », mais aussi une tâche, une fonction, c’est-à-dire un système. L’unité dont il est question n’est pas l’absolu ou l’être, mais il s’agit plutôt de l’unité du savoir que rend possible la vie, non pas une unité sous la forme d’un agrégat d’éléments mis ensemble et acquis de manière arbitraire, mais bien plus l’unité de toutes les déterminations d’un « être autonome en dehors de Dieu28 ». La vie, tout comme l’image, devient ainsi un concept clef qui rend mieux compte du contenu de la philosophie de Fichte. Mais, tout comme nous l’avons vu avec l’image, la question qui se pose au vu d’une telle conception de la vie est celle de savoir à quoi renvoie véritablement la vie, à quoi elle peut réellement correspondre. Quelle peut bien être sa caractéristique ?
L’absolu
13L’absolu sera la première caractéristique de la vie. Les expressions dans le Diarium III qui illustrent ce fait sont abondantes. Fichte parle abondamment de la vie absolue (absolutes Leben), de la vie fondamentale (Grundleben), de la vie imageante particulière (besondern bildenden Leben), qui s’illustre sous forme de concept et dont l’essence véritable se trouve dans l’apparition (Erscheinung). La vie est apparition de l’image, apparition de l’absolu, seulement sous forme conceptuelle. Pour ce qui est de l’articulation de la vie à l’image, à l’absolu et à l’apparition, Fichte arrive au résultat suivant :
Maintenant tout est entièrement clair : c’est la vie qui se présente à travers une autre vie (ici il a pu y avoir manquement), à travers une vie seulement apparaissante et concevante, à travers une vie dans la forme du concept. La vie, ou l’absolu même, car c’est tout un29.
14Dans ces mots qui résument l’idée de vie dans le Diarium III, on découvre de manière surprenante que Fichte établit la vie dans un cercle, tout comme il l’a fait avec le concept d’image. Tout comme l’image, la vie est la vie de la vie qui n’a de contenu qu’en elle-même, c’est-à-dire sous forme de concept (in der Form des Begriffs). La vie est vie. Le caractère absolu de celle-ci fait qu’il est très difficile dans le Diarium III de parler de l’absolu, car la vie tout comme l’image renferment en elles-mêmes toute forme de contenu, de sens et d’essence. Autant l’image ne renvoie à aucun objet spécifique, autant la vie elle aussi se trouve déterminée par elle-même. Fichte parle de la vie en soi et par soi qui n’est rien d’autre que réflexivité, compréhension et saisie30. Ainsi vie et image ne renvoient-elles à aucune réalité matérielle, elles ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont. Elles sont la manifestation véritable du type de savoir que présente Fichte, à savoir le savoir du savoir.
15Lorsqu’on lit les pages du Diarium III, on est frappé d’entrée de jeu que Fichte parle difficilement de l’absolu comme essence, comme être ; l’absolu est toujours présenté soit pour illustrer une réalité (Absolutheit) que Fichte n’arrive pas à rendre plus claire, soit comme un adjectif qualificatif. C’est en réalité la vie qui porte le caractère d’absolu. L’absolu n’est présenté que de manière vivante31. Le caractère indissoluble de l’unité de la vie et de l’absolu est encore fortement renforcé par Fichte, lorsqu’il caractérise l’apparition comme « la vie divine absolue même32 ». Pour dire de manière simple en quoi consiste cette vie divine absolue, Fichte précise qu’elle n’existe que sous la forme du concept, non pas comme une « image de Dieu » (Bild Gottes), mais toujours comme une « image de l’image » (Bild des Bildes). Là encore, l’identité de la vie et de l’image est posée comme point de départ de toute l’argumentation de Fichte. Pour revenir à l’absolu, Fichte se moque un peu de ceux qui estiment que l’absolu est ce qui existe par soi, en soi et pour soi. L’absolu pour lui n’existe que pour refléter la réalité de la vie, c’est-à-dire pour exprimer le fondement vivant de l’image, donc du savoir. Absolu égale vie, pourrait-on dire, ou bien l’absolu caractérise la vie. En dehors de la vie, ou de l’image, il n’y a pas d’absolu33. La vie devient un concept générique auquel on pourrait associer, non seulement l’absolu, mais aussi l’image et l’apparition. Parce que l’image tout comme la vie expriment mieux le nouveau type de savoir que veut présenter Fichte, l’on peut dire que le savoir de la Wissenschaftslehre devient ainsi une apparition de la vie. En identifiant la vie à l’absolu, Fichte dissocie désormais dans le Diarium III l’absolu de l’être ; l’absolu devient vie parce que l’être est non-vie (Nichtleben). Fichte parle abondamment de « das bildende Leben » ou encore de « sich selbst abbildendes Leben » et à maintes reprises de « das erscheinende Leben », pour exprimer le caractère infini et incommensurable de cette vie. Par cette mise en perspective de la vie au cœur des réflexions du Diarium III, on peut dire que la Wissenschaftslehre devient une phénoménologie de la vie, en ce sens qu’elle décrit le processus vital de la connaissance dans sa radicalité (Lebensgrund). Bien plus Fichte intègre dans la dernière phase de son activité philosophique deux concepts dans l’armature architectonique de son système : vie et absolu. Ces deux concepts furent utilisés autrefois par ses détracteurs, qui voyaient en la Wissenschaftslehre un idéalisme aveugle et un subjectivisme patent. Fichte veut, en systématisant l’étude de la vie et de l’absolu, opérer une mutation profonde de sa philosophie qui part d’un subjectivisme radical associé à l’idéalisme et s’oriente vers un réalisme qui essaye contre ses adversaires les plus acharnés de donner un contenu réel à sa philosophie.
16Si pour Fichte l’absolu ne possède pas une existence autonome, et doit s’associer à la vie comme caractéristique de celle-ci, et si parfois l’image, qui est autant que la vie une expression véritable du savoir de la Doctrine de la science, doit parfois aussi se trouver connectée à la vie (das bildende Leben), l’on comprend pourquoi la vie devient un concept clef de la Wissenschaftslehre, et que celle-ci soit dans son allure générale une apparition de la vie ou encore une « visibilité de la vie34 ». Le concept de vie devient un medium entre l’absolu et l’image. Il renferme ces deux réalités en une et rend de ce fait le savoir de la Wissenschaftslehre « visible ». Par l’idée de visibilité, Fichte va faire recours à un autre concept qui lui permettra de présenter définitivement toute la structure architectonique de l’édifice conceptuel de la Wissenschaftslehre. La question qui se pose et qui nous permet de passer à la troisième articulation de notre réflexion est la suivante : si la vie, tout comme l’image se trouve enfermée dans un mouvement réflexif faisant ainsi d’elle la vie-même, comment peut-elle encore être visible ? Pour Fichte, dans les développements du Diarium III, c’est sous la forme de l’entendement que la vie est visible. La vie devient ainsi le produit de l’entendement.
L’accomplissement de la vie dans l’entendement
17Fichte, dans un passage du Diarium III, affirme :
Cette fusion absolue de la forme de l’entendement et de la vie doit donc être comprise comme une relation d’action réciproque de leurs parties. La chose commence donc avec l’être-image de la vie absorbée dans la forme de l’entendement et non avec la vie elle-même35.
18En parlant d’une « fusion absolue » de la vie avec la forme de l’entendement, Fichte pose de manière significative l’identité de la vie et de l’entendement, du moins dans sa forme. La vie ne peut exister que sous la forme de l’entendement et non plus. La même réflexion sera poursuivie dans la Doctrine de la science de 1814, qui non seulement va mettre la vie au cœur des préoccupations de la Doctrine de la science, mais fera aussi de l’entendement un concept clef qui fait fondre tous les objets de la métaphysique traditionnelle en un tout. Le rôle qui sera dévolu à l’entendement dans les dernières réflexions de Fichte ne consistera pas seulement à produire la vie, donc le savoir, mais à conduire la totalité de toutes les formes spécifiques du savoir en une unité organique. En faisant achever la vie dans l’entendement, Fichte fait de sa Doctrine de la science une théorie de la vie, c’est-à-dire l’avènement du savoir dans sa conscience claire. La vie trouve donc son fondement et sa source dans l’entendement. Dans une telle perspective, ce qu’on pourrait tenir pour ontologie fichtéenne se rapproche de manière remarquable de ce que Kant qualifiait d’analytique de l’entendement pur. Nous savons que dans la Critique de la raison pure Kant avait déjà amorcé une déconstruction, voire une métamorphose de l’ontologie traditionnelle lorsqu’il exigeait sa substitution par une discipline supérieure qu’il qualifiait d’« Analytique de l’entendement pur36 », tout en conservant dans la « Dialectique de la raison pure » les objets de la métaphysique spéciale correspondant aux disciplines respectives suivantes : la cosmologie rationnelle, la psychologie rationnelle et la théologie rationnelle. C’est Christian Wolff qui avait établi de manière définitive le canon classique de la métaphysique lorsqu’il définissait cette discipline comme une « Scientia entis in genere atque mundi et spiritum37 ». Cette détermination du canon classique de la métaphysique, en métaphysique générale et en métaphysique spéciale, servira de modèle à Kant. Lorsqu’on jette un regard sur la structure de la Critique de la raison pure, on se rend bien à l’évidence que toute la « Logique transcendantale », deuxième partie de la « Doctrine transcendantale des éléments », entretient une affinité remarquable avec le contenu doctrinal de la métaphysique générale et spéciale. La substitution par Kant de l’ontologie par l’analytique de l’entendement pur ne pouvait trouver qu’un écho favorable chez Fichte, dont la référence à Kant dans la dernière phase de son activité philosophique est manifeste et abondante. Dans la Doctrine de la science inachevée de 1814, qui est indubitablement à lire avec le Diarium III, Fichte estime que c’est « dans l’entendement que sont contenues l’image de Dieu et du monde ainsi que leur opposition38 ». Pour ce qui est de ce morceau de texte, Fichte aborde la question du monde et de Dieu dans leur singularité, non pas que ces deux objets renvoient à des réalités matérielles concrètes, mais en ce que ces deux objets, Dieu et le monde, sont eux-mêmes les produits de l’entendement. La question ontologique, voire la question métaphysique chez Fichte en général, est étroitement liée au problème des objets de la métaphysique. Reprenant systématiquement les objets de la métaphysique traditionnelle, suivant le modèle de Christian Wolff et affectant à ces objets les disciplines respectives, telles que la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle et la théologie rationnelle, Kant avait déjà amorcé une déconstruction de l’ontologie traditionnelle. Une telle déconstruction sera menée à son terme par Fichte, qui non seulement va accorder un rôle majeur à l’entendement dans les dernières versions de la Wissenschaftslehre, mais fera subir aux autres objets de la métaphysique spéciale (Dieu, l’âme et le monde) des mutations doctrinales et méthodologiques considérables39.
Considérations finales
19En mettant l’entendement au cœur du dispositif conceptuel de la Wissenschaftslehre, et en fondant les concepts d’image, de vie et d’absolu dans l’entendement, comme cela ressort clairement dans le Diarium III, l’on peut dégager en guise de considérations finales deux points essentiels de toute la Wissenschaftslehre : a) La Wissenschaftslehre demeure une théorie du savoir en tant que savoir. Ce savoir ne se rapporte ni à un objet précis ni à un contenu matériel quelconque, encore moins à une sphère spécifique du savoir, qu’elle soit épistémologique ou ontologique. Fichte a eu besoin de recourir aux concepts (Dieu, absolu, être) de son temps pour faire accéder ses contemporains et ses interlocuteurs à la vérité de la Wissenschaftslehre, mais aucun de ces concepts, encore moins aucune version de la Wissenschaftslehre, n’épuise le contenu véritable de cette forme du savoir, ils ne sont que des archétypes, c’est-à-dire des images comme l’illustrent bien les réflexions du Diarium III40 ; b) La Wissenschaftslehre reste et demeure dans son intention fondamentale (Hauptabsicht), réflexion, réflexivité (Besonnenheit), c’est-à-dire savoir du savoir en tant que savoir, image de l’image en tant qu’image, vie de la vie en tant que vie. Réflexivité à partir de l’expérience, de l’observation, car dans un fragment de lettre du 23 juin 1804, adressée à Appia, Fichte présente de manière suggestive l’orientation de toute sa philosophie :
L’on doit pouvoir admettre, tout au moins provisoirement, comme possible, que cette sagesse dans laquelle nous avons tous grandis, à savoir que l’expérience, l’observation, l’empirie restent ce qu’il y a de plus haut et d’ultime, et que nul jamais n’ira au-delà, - que cette sagesse, dis-je, devrait être considérée comme la juste, vraie et authentique folie. Car c’est là précisément ce que Kant et moi présupposons41.
Notes de bas de page
1 Toute l’œuvre de Fichte en allemand sera citée d’après l’édition de référence de l’Académie bavaroise des sciences, Johann Gottlieb Fichte Gesamtausgabe [=GA], éd. Reinhard Lauth et Hans Jacob (à partir de 1973, Hans Gliwitzky), Stuttgart-Bad Cannstatt, Fromman-Holzboog, 1962-2011, 42 vol. Cf. Verzeichnis von Fichtes Veröffentlichungen, GA/II, 9, p. 385-386. Les textes de Fichte qui ne disposent pas encore de traduction officielle en français seront traduits par nous, et le texte original en allemand sera renvoyé en note de bas de page.
2 L’état des lieux des recherches fichtéennes des vingt dernières années témoigne manifestement de l’orientation générale de toute la recherche vers la philosophie du dernier Fichte. On peut citer les deux colloques de la Fichte internationale Gesellschaft, celui de la Schulpforta de 1997, celui de Montréal de la American Fichte Society et celui de 2003 à Munich sous la direction de Günter Zöller. On peut ajouter les deux rencontres internationales organisées par le Groupe d’études fichtéennes de langue française (GEFLF) en 2002 : le Colloque sur « La Staatslehre dans la dernière philosophie de Fichte. Politique, religion et imagination », organisé par Marc Maesschalck à l’Université Catholique de Louvain au Centre de Philosophie du droit les 16 et 17 mai 2002. Les deux journées d’études organisées dans la même période par Max Marcuzzi les 27 et 28 juin à l’Institut d’histoire de la philosophie de l’Université d’Aix-en-Provence : « La Question phénoménologique dans la dernière philosophie de Fichte ». On peut aussi citer les deux colloques internationaux organisés par la Internationale Fichte Gesellschaft en 2014 à l’occasion du bicentenaire de la mort de Fichte et qui sont également dédiés à l’œuvre tardive de Fichte : Sein und Freiheit in Johann Gottlieb Fichtes Spätwerk -Facetten und Probleme. Tagung der Internationalen Johann Gottlieb Fichte-Gesellschaft e.V. im Barockschloss Rammenau 23-25. Mai 2014. Le IXème Congrès international de la société fichtéenne qui s’est tenu à Madrid du 08 au 11 septembre 2015 « Fichte und die Zeit der Bilder » (Fichte et le temps des images) était entièrement consacré au dernier Fichte.
3 Reinhard Lauth, Ultima inquirenda. J. G. Fichtes letzte Bearbeitungen der Wissenschaftslehre, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2001.
4 Parmi les travaux de Günter Zöller, on peut se référer à deux publications essentielles : « Leben und Wissen : Der Stand der Wissenschaftslehre beim letzten Fichte », in Erich Fuchs, Marco Ivaldo et Giovanni Moretto (éd.), Der transzendentalphilosophische Zugang zur Wirklichkeit. Beiträge aus der aktuellen Fichte-Forschung, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2001, p. 307-330 ; « On revient toujours » : Die transzendentale Theorie des Wissens beim letzten Fichte », in Fichte Studien 20 (2003), p. 253-266. Ces deux travaux sont repris de manière systématique en français : « Le legs de Fichte. Les derniers textes sur la Wissenschaftslehre (1813-1814) », in Jean-Christophe Goddard et Marc Maesschalck (éd.), Fichte. La philosophie de la maturité (1804-1814), Paris, Vrin, 2003, p. 97-122.
5 Les Diarium ont été publiés dans la J. G. Fichte Gesamtsausgabe de l’Académie bavaroise des Sciences dans le cadre des œuvres posthumes (Nachgelassene Schriften). Le Diarium I est publié avec les Tatsachen des Bewusstseins et la Wissenschaftslehre de 1813 in GA II/15. Le Diarium II se trouve dans le même tome que la Staatslehre in GA II/16. Le Diarium III enfin est publié dans le même tome que la Wissenschaftslehre de 1814 in GA II/17.
6 GA II/17, 13 : « Da liegt ein GrundIrrthum in meinen bisherigen Darstellungen der W. L. dass ich eigentlich die Erscheinung zu einem besonderen göttlichen Leben machen will. Dies ist falsch. Sie ist das absolute göttl. Leben selbst ». Ne disposant pas encore de traduction appropriée en langue française des textes du Diarium, nous avons essayé dans le texte de faire quelques esquisses de traduction dans le but d’aider le lecteur francophone. Le texte allemand sera toujours donné en notes de bas de pages.
7 GA II/17, 7 : « Über die neuen Vorlesungen. HauptAbsicht : den Gesichtspunkt recht zu fassen. - . Die Besonnenheit. - . Zu charakterisiren ist sie : Freiheit von einem mechanisch gebietenden Gesetze, da sein Urtheil fallen. Keineswegs etwa Sensation ist ».
8 Günter Zöller, « ‚On revient toujours’ : Die transzendentale Theorie des Wissens beim letzten Fichte », in Fichte Studien 20 (2003), p. 256.
9 Cf. Erich Fuchs, « Verzeichnis der Lehrveranstaltungen, Predigten und Reden J.G. Fichte in chronologischer Reihenfolge », in Martin Götze, Christian Lotz, Konstantin Pollok und Dorothea Wildenburg (Éds.), Philosophie als Denkwerkzeug. Zur Aktualität transzendentalphilosophischer Argumentation. Festschrift für Albert Mues zum 60. Geburtstag, Würzburg 1998, p. 59-66.
10 Johannes Gottlib Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse ou encore la doctrine de la religion, texte traduit et annoté par Patrick Cerutti, Jean Christophe Lemaître, Alexander Schnell, Frédérick Seyler, Paris, Vrin, 2012, p. 59.
11 Le Texte du Diarium I est entièrement consacré aux problèmes politiques des années 1813. Cf : Claudio Cesa, « Diarium I. Political reflections of J. G. Fichte in 1813 », in Giornale critico della filosophia italiana 8 (2012), p. 362-378. On pourrait associer à cette étude celle de Cristiana Senigaglia, « Das Prinzip Individualität und seine praktische Bedeutung. Überlegungen zu Fichte Diarien », in Fichte-Studien, 28 (2006), p. 229-239. Cette étude, bien que portant sur l’étude des Diarium se limite à l’analyse du rapport de l’individu à la politique dans le Diarum I.
12 Le fait que l’image se trouve ici dans le Diarium III au cœur de la théorie du savoir chez Fichte n’est pas une nouveauté. Déjà dans la Wissenschaftslehre de 1804 et la WL de 1812 ainsi que dans les cours Sur la Relation de la Logique à la Philosophie ou la Logique transcendantale de 1812, on retrouve déjà tous les éléments qui vont constituer la doctrine de l’image du Diarium III. Pour l’historique du concept d’image dans les dernières œuvres de Fichte, bien vouloir consulter l’étude systématique de Marek J. Siemek, « Bild une Bildlichkeit als Hauptbegriffe der transzendentalen Epistemologie Fichtes », in Erich Fuchs, Marco Ivaldo et Giovanni Moretto (éd.), Der transzendentalphilosophische Zugang zur Wirklichkeit. Beiträge aus der aktuellen Fichte-Forschung, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 2001, p. 41-63. Dans le même volume, voir l’étude d’Alessandro Bertinetto, « “Sehen als Reflex des Lebens“. Bild, Leben und Sehen als Grundbegriffe der transzendentalen Logik Fichtes », op. cit., p. 269-306.
13 Cette expression est une reprise du cours de Logique transcendantale de 1812, notamment dans le troisième Discours où l’on peut lire « Das Wissen ist Bild, setzen eines Seins. Das Denken ist : ein Bild, das schlechthin ein Bild seiner Selbst setzt ».
14 GA II/16, 19 : « absolute subjektive Grundsatz ». Le Diarium III sera cité d’après la GA.
15 GA II/17, 6 : « Alles kommt auf die Ichheit an : die Identität : Ich bin Bild meiner Selbst : also den absoluten Verstand ».
16 GA II/17, 8 : « Das Bild ist nur als solches ; in Duplucität : Bild des Bildes, der eigentliche Begriff. – (ein geistiges Leben, gar kein Seyn.) ».
17 GA II/17, 12 : « Bild kann nur im Begriffe sein ».
18 GA II/17, 8 : « Dieses Bild ist ein Begriff ».
19 GA II/17,8. Il y a un renvoi explicite aux développements faits dans les Cours de logique dispensés par Fichte au sujet de l’image : « es ist dies ganz die tiefere u. geistigere Wendung, die ich durch bessere Erwägung der Logik hinein gekommen ». Ces cours ont été dispensés par Fichte à l’Université de Berlin, respectivement au semestre d’été 1812 (Vom Verhältnis der Logik zur wirklichen Philosophie, als ein Grundriss der Logik, und eine Einleitung in die Philosophie) et au semestre d’hiver 1812/13 (Vom Unterschiede zwischen der Logik und der Philosophie selbst, als Grundriss der Logik und Einleitung in die Philosophie). Ces cours ont été publiés dans la GA II/14.
20 GA II/17, 10 : « Es ist da ein offenbarer Cirkel : ich muss nemlich sodann die Unendlichkeit der Anschauung voraussetzen. Ueber diesen Zirkel hinaus zu gehen ist hier die schwierige Aufgabe ».
21 Cf. Johann Gottlieb Fichte, Querelle de l’athéisme suivie de divers textes sur la religion, trad. Jean-Christophe Goddard, Paris, Vrin, 1993. On peut aussi se rapporter à l’étude de Ives Radrizzani, « La confrontation entre Jacobi et Fichte à la lumière des Denkbücher », in Archives de philosophie 62/3 (1999), p. 473-493. Cf. aussi Jacobi, Lettre sur le nihilisme, présentation, traduction et notes par Ives Radrizzani, Paris, Flammarion, 2009.
22 Pour ce qui est de l’articulation de la vie à la philosophie, l’on peut se rapporter bien évidemment à la leçon inaugurale sur « L’influence de la science sur la vie » (Über den Einfluss der Wissenschaft auf das Leben) que Fichte se propose de prononcer lorsqu’il est reçu comme ordinarius à l’Université d’Erlangen, in GA II/9, 22.
23 GA III/3, 333 : « Leben ist ganz eigentlich Nicht=Philosophieren ; Philosophieren ist ganz eigentlich Nicht=Leben ».
24 GA II/10, 118 : « Leben, was ist das ?… Es ist kein was… Grammatikalische Bestimmung : vita, vivere, esse essentia. – Das Leben ist, aktive, und virtualiter : und das ist eben als Leben zu denken. Ein verbum activum, nicht neutrum (Es lebt). Man kann das Leben eben nur leben ». Pour ce qui est des mutations subies par le concept de vie dans l’œuvre de Fichte, cf. l’étude de Hartmut Traub, « Liebe, Sein und Leben. Vom inneren Wesen der Wissenschaftslehre », in Fichte-Studien 28 (2006), p. 115-227.
25 GA II/17, 10 : « Es begreift sich : heißt : das lebende, im begreifen : / also das begreifende, u. das begriffene/ insofern nicht lebende, sondern bestimmte, sind dasselbe : - es muss drum – dies ist das Resultat – seinem Begreifen, u. Leben unmittelbar ein Bewusstseyn, ein reines Bild, das nur sey kann ein intelligieren, beiwohnen. Dieses intelligiren des unmittelbaren Lebens selber ist der höchste Punkt, der vielleicht bis jetz noch niemals dargestellte ».
26 GA II/17, 10 : « das unendliche Leben habe ich sonst gesetzt in die Unmittelbarkeit der Anschauung ».
27 Johann Gottlieb Fichte, Le Caractère de l’époque actuelle, trad. Ives Radrizzani, Paris, Vrin, 1990, p. 22
28 GA II/17, 10 : « in einem selbständigen Seyn ausser Gott ».
29 GA II/17, 15 : « Jetz ist alles ganz klar : Das Leben ist es, das durch ein anderes Leben (da mag es gefehlt haben), durch ein bloß erscheinendes und begreifliches Leben, durch ein Leben in der Form des Begriffs, sich darstellt. Das Leben, oder das absolute selbst, denn dieses ist Eins ».
30 GA II/17, 12 : « Leben, aus sich von sich ».
31 GA II/ 17, 13 : « Das ich das absolute an sich auch nicht Tod darstellen will, sondern lebend ».
32 GA II/17, 13 : « das absolute göttl. Leben ». Ou bien encore GA II/17 : « absolut zusammenschlagenden Leben »
33 GA II/17, 15. Dans cette unité de texte, les expressions qui illustrent l’identification de l’absolu à la vie sont abondantes. Fichte dit par exemple « das göttliche Leben an sich, oder das absolute » (la vie divine en soi, ou l’absolu). Plus loin il est encore question de « Das Leben, oder das absolute selbst, denn dieses ist Eins » (la vie, ou l’absolu lui-même, car celui-ci est Un), ou encore « das absolute göttliche Leben selbst » (la vie divine absolue).
34 GA II/17, 42 : « Ein Leben, das sichtbar ist, indem es lebt ».
35 GA II/17, 193 : « Diese absolute Verschmelzung der Verstandesform mit dem Leben ist nur als eine Wechselwirkung nach ihren Theile zu verstehen. Im Bildseyn also des mit dem der Verstandesform aufgehenden Lebens hebt die Sache an, nicht mit ihm selbst ».
36 Critique de la raison pure, B 303 : « der stolze Name einer Ontologie, welche sich anmaßt, von Dingen überhaupt synthetische Erkenntnisse a priori in einer systematischen Doctrin zu geben (z.E. den Grundsatz der Causalität), muß dem bescheidenen einer bloßen Analytik des reinen Verstandes Platz machen ».
37 Christian Wolff, Discours préliminaire sur la philosophie en général (1728), Traduction sous la direction de Th. Arnaud, W. Feuerhahn, J.-F. Goubet et J.-M. Rohrbasser, Paris, Vrin, 2006, § 79 : « La métaphysique est donc la science de l’étant, du monde en général et des esprits (Spiritum) ».
38 GA II/17, 339 : « Alle Metaphysik [Will] die Welt, das ausser Gott, verstehen aus Gott. Das wollten sie. Wenn sich auch nur ein einziger besonnen hätte, was er eigentlich wolle, verstehen nemlich : im Verstande sollte das Bild Gottes u. der Welt u. ihres Gegensatzes seyn ».
39 Pour ce qui est des mutations subies par la métaphysique et de ses objets dans la philosophie de Fichte, cf. deux études de Günter Zöller : a) « Fichte und das Problem der Metaphysik », in : Jürgen Stolzenber (éd.), Wissen, Freiheit, Geschichte. Die Philosophie Fichtes im 19. und 20. Jahrhundert, Amsterdam et New York, Rodopi, 2010, p. 21-48 ; b) Fichte Lesen, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2013.
40 Günter Zöller a mis en garde les recherches fichtéennes contre le risque d’ériger en monument une version quelconque de la Wissenschaftslehre. En effet l’orientation de toutes les recherches fichtéennes vers le dernier Fichte ne doit pas signifier que les exposés de la Wissenschaftslehre d’Iéna, d’Erlangen, de Königsberg et des premières années berlinoises soient caducs. Seulement à lire ce texte de près on se rend bien compte que Zöller insiste davantage sur le fait que tous les résultats du Diarium III dans leur articulation à la Wissenschaftslehre reprennent systématiquement les « intuitions de fond de Iéna », expression qui revient abondamment dans cette étude, op. cit., in note 504. Tout se passe comme si après Iéna la gloire de Fichte était passée, comme l’avait relevé de manière ironique Alain Renaut dans la présentation de : Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science (1796-1797), présentation, traduction et notes par Alain Renaut, Paris, PUF, Collection Épiméthée, 1984.
41 GA III/5, 245 : « Man muß wenigstens vorläufig als möglich annehmen, daß diejenige Weisheit, in der wir alle aufgewachsen : daß nehmlich Erfahrung, Beobactung, Empirie, doch das höchste, und letzte bleibe, und daß darüber nie jemand herauskommen werde, - daß, sage ich, diese Weisheit doch wohl die Rechte, wahre eigentliche Thorheit seyn dürfte ; denn dies gerade ists, was Kant und ich, voraussetzen ».
Auteur
Université de Yaoundé, École Normale Supérieure de Yaoundé
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