Le « s’apparaître » et le « dehors » dans l’ontologie de Fichte
p. 97-109
Texte intégral
1La question ontologique, bien que toujours présente dans la philosophie fichtéenne, est accentuée pendant la dernière phase de sa réflexion philosophique. Cela est probablement dû à sa recherche intensifiée des conditions de possibilité du savoir, qui remontent de plus en plus à la condition constitutive originaire, et pour cette raison enracinée dans l’ontologie, de la pensée transcendantale. Le surgir de la réflexion, qui permet de reconstruire ce procès, requiert une ontologie qui comprenne et explique la possibilité d’une rupture de l’immanence et d’un arrachement à la réalité factuelle. Premièrement, il s’agit de déceler la condition de possibilité de la réflexion et de découvrir quelle est la présupposition ontologique qui la rend possible et la soutient. Deuxièmement, cela implique aussi une transformation des formes de sa manifestation, qui doivent satisfaire à la structure réflexive, et requiert donc une analyse de la condition du « dehors » de l’être qui caractérise le « s’apparaître », et par la structure réflexive qui se génère à travers lui.
La centralité de la structure réflexive
2S’il y a un aspect de la philosophie fichtéenne qui est absolument constant dans tout le parcours de sa pensée, c’est assurément la structure réflexive. Le premier Fichte, notamment, centre sa philosophie sur l’autoposition du Moi. Ainsi, les expressions et les concepts réflexifs ne manquent pas dans le cours du développement de la Doctrine de la science : à savoir, se déterminer, se former, se faire, se produire, etc. De fait, on peut bien dire que la philosophie fichtéenne est caractérisée par des concepts réflexifs et autoréférentiels. Une considération immédiate du phénomène de la réflexion, du point de vue de la physique et de l’optique, permet déjà de constater que l’image réfléchie est une image dépourvue d’être, et en outre que l’image rendue n’est pas vraiment une copie ou une reproduction totalement fidèle de l’original. En outre, la réflexion, en tant que méthode de la pensée, comporte une activité d’abstraction, de concentration et de détachement de ce qui nous entoure, qui suggère immédiatement une forme de distance distance par rapport à la factualité, à l’empirie, bref : à la réalité.
3La réflexion joue un rôle fondamental dans la philosophie de Fichte, et elle présente des caractéristiques précises1. Premièrement, il ne s’agit pas d’une opération de la pensée qui constituerait simplement une phase postérieure à la perception. Cela signifierait une activité additionnelle, et non pas la modalité fondamentale de la pensée ; ce serait, Fichte l’affirme dans le cours de 1812, « un point de vue totalement faux2 ». Au contraire, la réflexion peut se produire dans l’acte même de voir, autrement dit elle est toujours possible, mais elle n’est pas garantie d’avance. Avant tout, l’autoposition de la réflexion exige une interruption de la linéarité du cours des évènements et un revenir à soi-même3 qui souligne la présence de la pensée et d’un être l’actuant, et s’actuant en elle dans l’effectivité de la suspension. Deuxièmement, la réflexion demande un effort d’attention et de concentration4, en même temps qu’elle requiert la capacité de lâcher la réalité et de s’arracher aux formes conventionnelles et habituelles de la pensée, c’est-à-dire à ses automatismes.
4C’est pourquoi la réflexion signifie toujours un acte libre, qui n’est pas provoqué automatiquement par les stimuli venant de l’extérieur. En se référant à Kant et à la faculté propre de la raison conçue comme spontanéité, c’est-à-dire comme capacité de commencer une concaténation causale qui n’est pas directement provoquée par un événement de l’extérieur, Fichte attribue à la réflexion la qualité constitutive d’une activité originaire et spontanée se référant à elle-même. Dans son effort non obligé et non imposé, la réflexion se produit comme acte créateur dans le procès même de la pensée et du savoir, impliquant une activité intérieure au savoir et pourtant le dépassant celui-ci, car elle peut aussi réfléchir sur elle-même et s’élever au-dessus et au-delà des contenus plus immédiats de la réalité et de la conscience. Cela rend possible la réalisation des degrés différents de l’abstraction et de l’intensification de la pensée, qui renvoient à une composante subjective inépuisable et intrinsèquement active. C’est pourquoi il est possible de concevoir une méthode pour la réflexion qui puisse être apprise et en même temps d’accepter qu’il y ait des degrés différents de la réflexion qui puissent s’effectuer. À ce propos, Fichte reprend la notion de puissance, utilisée par Eschenmayer et par Schelling, en impliquant avec elle la conception d’une réflexion capable de s’intensifier par une méthode et un entrainement appropriés.
5L’on pourrait penser que cette activité ne concerne qu’un procès de la pensée et une opération à l’intérieur du savoir. Pourtant, Fichte cherche explicitement les conditions de possibilité de la réflexion dans un contexte qui rappelle la philosophie transcendantale kantienne, tout en la dépassant et en la transformant. En effet, ce que Fichte recherche dans sa méthode transcendantale, ce n’est pas seulement la définition des facultés qui organisent la connaissance, mais la découverte d’un procès qui explique la possibilité même de l’abstraction et de l’arrachement à la réalité. De plus, il cherche un fondement qui justifie et explique en même temps l’acte libre de la réflexion, à savoir sa possibilité intrinsèque de se produire ou non, ou bien de le faire à des degrés différents. Tous ces aspects concernent non seulement la ou les conditions de possibilité du savoir, mais ils incluent la modalité d’être. En particulier dans la phase dernière de sa vie, Fichte est conscient de cette implication, qui n’est pas le résultat d’un développement continu et linéaire, mais est dû à la révision incessante de sa méditation d’un point de vue théorico-philosophique. On peut le voir par exemple dans la Doctrine de la science de 1812, où la confrontation avec Spinoza met en relief la vision fichtéenne unitaire du rapport entre la pensée et l’être. L’unité affirmée par Fichte comporte en réalité une sorte de circularité, dès lors que l’articulation de la conscience révèle les structures fondamentales de l’unité-disjonction entre le sujet et l’objet5, et d’un autre côté la recherche porte sur les structures fondamentales, autrement dit ontologiques, selon lesquelles le procès (originairement décrit par Reinhold6 avec sa position de la conscience) peut se rendre possible.
6Dans ce contexte, Fichte concentre son attention sur le voir, qui concerne l’aspect primaire dans lequel la réflexion a lieu, ou bien trouve sa condition de possibilité. Comparé au savoir, le voir constitue un moment (ou bien une activité) plus originaire, dans lequel l’unité s’exprime de façon immédiate tout en synthétisant l’unité-dualité du sujet et de l’objet. En revanche, le savoir consiste en une dualité beaucoup plus marquée, qui présuppose une distinction précise entre le sujet et l’objet, et qui, dans l’acte même de considérer le sujet du savoir, opère de manière objectivante, se rapportant au sujet en tant qu’objet à connaître. À vrai dire, dès la Darstellung der Wissenschaftslehre (1801-1802), Fichte commence à déplacer l’attention vers l’œil, le regard et la vue, en considérant l’autoconscience comme un type de regard intérieur. Toutefois, dans ces années, l’attitude prédominante est caractérisée par la défense de la Doctrine de la science en tant que conception concernant le savoir7. C’est plutôt à partir du cours de 1805 à Nuremberg que Fichte se confronte à des questions ontologiques8, mais il le fait d’une manière qui n’est pas relié encore aux opérations internes à la conscience, et qui ne les réfléchit pas analytiquement. Ainsi, on peut considérer les cours des dernières années comme des parcours d’approfondissement visant à expliquer les conditions de possibilité de la conscience et de l’autoconscience dans un horizon ontologique qui les permet et les justifie, et qui pourtant est constitutivement impliqué en elles de façon qu’il ne peut se découvrir qu’à travers leur analyse.
L’absence d’être
7Si l’on considère la condition de la réflexion conçue par Fichte en particulier dans sa dernière phase, il ne s’agit pas d’un état exclusivement mental ou épistémologique. À vrai dire, il ne s’agit pas non plus d’un état, car la réflexion implique un procès qui se détache de la réalité factuelle et qui se joue à un niveau tout autre. En plus, la réflexion introduit une activité libre et originaire du côté du sujet qui l’entreprend ; en étant une activité qui s’origine dans un effort d’attention concernant la vue et produisant la pensée, elle entrelace les moments théorique et pratique face à un monde et à une situation contingente qui doivent les admettre et les rendre possibles. Donc, une condition purement immanente en empêcherait la possibilité concrète, c’est-à-dire le surgir même de la réflexion, parce qu’elle resterait complètement liée à la factualité de la situation, et donc à son contenu empirique. En d’autres termes, la condition de possibilité de la réflexion, dans le sens fort où Fichte l’emploie, est une condition qui concerne la modalité d’être et par conséquent l’ontologie. Assurément, elle la concerne de manière négative, parce qu’un être pleinement immanent ne la permettrait pas.
8Au contraire, la condition nécessaire à la réflexion est une déficience d’être qui soit radicale, et ce point zéro de l’être ou absence d’être demande à être thématisé d’un point de vue ontologique, parce qu’il décrit une position de départ et une condition d’accessibilité qui ne sont pas uniquement d’ordre gnoséologique.
9Tout bien considéré, l’absence d’être n’est pas du tout un affaiblissement de l’être. Elle décrit plutôt une modalité de désubstantialisation et, pour ainsi dire, de raréfaction extrême de l’être, qui permet la transformation, le devenir, l’apparaître ainsi que l’évanouissement. C’est le domaine de la possibilité pure, qui n’est pas prédéterminé ni tracé d’avance. En outre, l’absence d’être n’est pas une condition « dépotentialisée », car elle rend au contraire possible l’activité et l’action libre, voire même spontanée. L’absence d’être permet le déroulement de la vie ou de l’énergie, aussi bien que le déploiement de la force créatrice (Schöpferkraft). Dans ce contexte, la réflexion trouve non seulement sa condition pour ainsi dire existentielle de possibilité, mais aussi sa possibilité de déploiement, à différents degrés de puissance. Loin d’être simplement le résultat d’une émanation qui s’épuise peu à peu, l’absence d’être est une condition d’étrangeté à l’être d’où néanmoins, et justement pour cette raison, jaillissent beaucoup d’énergie et de ressources.
10En tant qu’absence d’être ou point zéro, on ne saurait ici parler de l’être en un sens ontologique traditionnel. Pour autant, il est indéniable que l’absence d’être a bien quelque chose à voir avec l’être, et que l’analyse qui la thématise, bien que ce soit par opposition et de façon disjonctive, est un discours sur l’être. En fait, il s’agit d’une ontologie tout à fait en dehors de la tradition. Elle se distingue d’une conception traditionnelle de l’émanation de l’être, qui signifierait la présence d’un être affaibli, dont la négation n’indiquerait qu’un manque d’être basé sur une perte progressive, et pour cette raison un être dépotentialisé. En outre, l’émanation implique une dépendance complète. Au lieu d’ouvrir un espace de possibilité dans lequel la liberté et la force créatrice puissent se situer et s’exprimer à différents degrés de puissance (à la disposition du sujet et réalisables par lui), une telle émanation ouvrirait la voie au déterminisme impliqué dans la passivité de la simple dérivation. D’un autre côté, une ontologie simplement négative créerait seulement une opposition et empêcherait de conserver, au-delà de la disjonction, une vision de l’unité. Fichte vise une solution alternative, qui se réfère plutôt à une ontologie pluridimensionnelle, où les dimensions sont à l’extérieur l’une de l’autre, tout en impliquant des relations et des similitudes, de sorte que la possibilité de renvoyer à une autre dimension y soit préservée. Un exemple comparable pourrait peut-être se rencontrer dans la réalité virtuelle créée dans le monde de l’information, où le contact entre les deux dimensions est constant, où la réalité virtuelle peut être considérée comme une construction à partir du monde réel ainsi qu’une projection de ce monde-là, tout en déployant néanmoins une logique propre et indépendante à des nombreux égards. Ainsi, ce qui se crée est une ontologie de l’absence d’être en tant qu’extériorité de l’être, une extériorité se référant à l’être et renvoyant à celui-ci, et pourtant capable de se produire et de se développer de manière autonome, bien que conditionnée.
Le s’apparaître en tant qu’apparaître
11En réalité, la conception ontologique traditionnelle n’a pas complètement disparu. Elle concerne l’Absolu, conçu comme être plein et totalité accomplie et autosuffisante. Alors que Fichte considère, dans le cours de 1805, l’être comme une entité tout à fait opposée au monde du devenir et du mouvement, la description qu’il en fait dans le cours de 1812 est un peu différente. L’être continue de constituer une unité fermée et absolue, mais en même temps elle présente un dynamisme interne. En fait, l’Absolu est ici défini comme être qui « est vivant et autonome en lui-même et n’admet aucune loi limitatrice9 ». Comme être permanent et stable, il est néanmoins le fondement de tout changement. Cela, pourtant, ne se produit pas par un procès simple et linéaire, mais à travers la structure complexe et redoublée de l’apparition de l’Absolu. Le redoublement est dû au fait que l’apparition réunit en elle deux aspects différents.
12D’une part, elle est comme l’Absolu stable et permanente, étant à cet égard une dérivation de lui et sa propre manifestation et une dérivation qui provient de lui :
1 / L’apparition est, tout simplement et en tant que telle, l’absolu apparait en elle, comme il est en lui-même. En tant que telle, et si on parle en ce sens de l’apparition, elle est comme elle est, égale à elle-même, non susceptible de transformation, de génération ni de corruption. En elle, rien ne s’ajoute, rien ne passe, et la genèse est à penser comme totalement extérieure à son être intérieur10.
13D’autre part, l’apparition « apparaît », et cela révèle pour ainsi dire de façon performative, c’est-à-dire dans l’acte de son apparaître, qu’elle n’est pas simplement une forme passive et stagnante, mais qu’elle explicite et alimente dans son apparaître un flux continu d’énergie. Ce qui rend possible la permanence de sa manifestation, qui autrement finirait par cesser :
2 / […] Or cette apparition une apparaît aussi purement et simplement en tant qu’elle est, elle-même en elle-même - cette même apparition, dis-je, étant et demeurant la même. Nous allons voir précisément ce qui est dans cette forme et ce qui résulte d’elle. Ce qui est montré ici, de manière seulement provisoire, pour donner un aperçu, est immédiatement clair - à savoir, qu’une vie et une activité propre s’exprime comme Verbum dans le « elle apparaît » ; donc s’y expriment une genèse, et une présentation (eintreten) dans la genèse de l’être absolument non sensible, dans la première forme de la genèse11.
14De fait, la nécessité de l’apparition n’est qu’hypothétique, c’est-à-dire qu’elle exprime la liberté radicale et constitutive, propre à l’Absolu, d’avoir lieu ou non12. Si elle était une forme nécessaire de manifestation de l’Absolu, cela signifierait que celui-ci est contraint à apparaître, et donc est soumis à une nécessité qui lui échappe et qui limite sa liberté et sa possibilité. En revanche, la possibilité ou non d’apparaître confirme sa liberté originaire, de sorte que, comme l’explique Fichte, ce n’est que l’effectivité de l’apparition qui démontre sa nécessité, ce qui ne l’empêche nullement, dans le moment où elle apparaît, d’obéir à une nécessité intérieure qui s’exprime dans la loi (à savoir la loi selon laquelle l’apparition apparaît).
15Quoi qu’il en soit, l’apparition n’est pas une structure simple, parce qu’une apparition simple de l’Absolu ne ferait que reproduire son unité et sa permanence (ce que Fichte définit comme schème 113, lequel, malgré sa simplicité, montre déjà la présence d’une activité synthétisante qui se déroule). Cette difficulté est illustrée par une expérience mentale avec un A qui illustre l’apparition en tant qu’apparition de l’Absolu :
Cet A, dans la sphère duquel aucun changement n’intervient, vit en formant et en apparaissant, c’est-à-dire en se reproduisant (abbildend) dans sa totalité et son immuabilité et non pas seulement en reproduisant une partie de son essence ; mais il ne forme précisément que cette totalité et cette immuabilité et en aucun cas ne les pose à nouveau realiter14.
16En demeurant apparition simple, elle ne se détacherait et ne se transformerait pas vraiment, mais elle reproduirait l’Absolu en tant que copie. En plus, il n’y aurait pas de puissance créatrice et innovatrice : la reproduction à travers l’apparition est vécue comme une forme passive ou bien comme une activité diminuée.
17Alors, comment est-il possible que l’apparition se rende elle-même vivante ? Pour expliquer la relation entre l’être et l’apparaître, Fichte recourt d’abord à l’application de deux schèmes dans leur unité synthétique : le schème 1, qui indique l’apparaître de l’être dans sa permanence et son immobilité, en esquissant la dérivation de l’Absolu qui y demeure, et le schème 2, qui évoque l’apparaître de l’apparaître dans sa propre activité, et pour cela se produisant et étant doté d’un principe intérieur à soi même.
18Selon Fichte, l’apparition est de fait alors un « dehors » de l’être, mais un « dehors » qui, ainsi conçu, demeurerait quelque chose de passif et d’immuable, qui ne saurait expliquer la vie et le mouvement qui se déroulent en elle. Fichte s’aperçoit de l’impasse, et il la résout par la découverte d’une structure réflexive, soit redoublée et circulaire, c’est-à-dire : le s’apparaître. Premièrement, on l’a déjà vu à propos de la structure non-réflexive, le s’apparaître indique une activité, et non pas simplement un Faktum (un fait) : cela signifie que l’apparition est elle-même concernée, et elle l’est de manière active et participative. Deuxièmement, le s’apparaître est une structure réflexive qui s’alimente d’une activité continuelle, circulaire - on pourrait la comparer à une espèce de circuit - et pour cela inépuisable.
19Cela lui permet d’identifier l’activité autonome et indépendante de l’apparition en tant qu’autoapparition, en confirmant en même temps son être activité et sa caractérisation d’être pénétré par l’absolu, en reflétant la forme, à savoir la loi15, aussi bien que le contenu. De cette manière, le s’apparaître découle de l’être où il s’origine, en étant en même temps quelque chose qui est à partir de soi, en soi et par soi. Dans le s’apparaître, l’apparition se révèle comme une activité performative, qui est dans son s’apparaître et exclusivement grâce à lui. Le s’apparaître montre une capacité qui se réalise immédiatement et sans cesse : cela implique une transformation continue et effective, car l’immobilité et l’inaction seraient la fin de l’apparition même. En fait, ce sont son mouvement et sa transformation qui témoignent de son effectivité16.
20Ainsi, le s’apparaître a lieu en raison de son activité et de sa performativité, qui le rendent continuellement productif d’images et de réalité. Dans le s’apparaître, il y a ainsi la possibilité et le pouvoir d’émergence de la pluralité, du changement, du devenir et du temps. Le s’apparaître révèle sa capacité intrinsèque d’être la source et l’origine en premier lieu de la duplicité, du moment que la structure spécifique du s’apparaître en tant qu’apparaître à soi est une structure réflexive et pour cela redoublée, qui contient en soi par définition une unité qui se disjoint, et qui pourtant reste strictement reliée et se reliant à elle-même. De plus, la continuité de l’apparition exige la multiplicité pour qu’elle puisse être perçue comme telle dans l’apparition à soi. Cela inclut non seulement la pluralité, mais aussi la succession, le changement et la transformation dans la dimension temporelle, parce que c’est exclusivement à travers eux qu’il est possible de s’apparaître. Inversement, sans ces aspects pluriels, l’apparition ne s’apparaîtrait pas, c’est-à-dire qu’elle ne pourrait pas être perçue :
La WL devrait regarder l’apparition non en soi, en tant que finie, en tant qu’image, mais dans l ’acte de son apparaître. Où est la conscience de cette apparition ? Ici : dans la synthèse entre A [l’apparition] et la multiplicité des états a, b, c. […] La WL considère l’apparition originaire absolument une […]. De quelle manière ? Est-ce immédiatement dans l’événement de l’acte, par une intuition pure ? Non, c’est impossible ; et c’est précisément sur cette impossibilité qui repose l’ensemble de la conscience factuelle. L’acte n’est visible, ne devient pour la vue (Sehe) que dans la factualité et de ce fait, il n’est pas vu. Donc c’est seulement dans une image que la WL considère l’apparition, à savoir l’image du devoir être et devoir être ainsi, soit dans un concept a priori. L’apparition ne s’apparaît pas à soi-même ainsi, car je vois « telle ou telle chose », mais l’apparition ne peut apparaître à soi-même qu’ainsi, et c’est ainsi qu’elle doit s’apparaître si elle s’apparaît17.
21Pour reconstruire le s’apparaître dans le procès de son apparition et de l’activité continuelle, Fichte se sert d’un schème 3, qui se synthétise dans la formule : « l’apparition s’apparaît à soi-même en tant que s’apparaissant18 ». Cette expression connaît à son tour un redoublement, exprimé par les deux formules : « l’apparition s’apparaît à soi-même en tant que étant » et « l’apparition s’apparaît à soi-même en tant que s’apparaissant19 ». Dans la première, c’est la forme de l’apparition comme telle (son a priori) dans son activité et son dynamisme interne qui est concernée, tandis que dans la seconde il s’agit des formes et donc des images singulières dans leur caractérisation quantitative aussi bien que qualitative. Ainsi, le passage à la pluralité et au changement n’est pas seulement rendu possible, mais il l’est de manière nécessaire et se justifiant par l’action continuelle de l’apparition, qui exige des formes plurielles. D’autre part, cet élan continuel et irrésistible de l’apparition, avec des modalités toujours différentes et se renouvelant, requiert une puissance créative inépuisable, qui soit capable de se configurer et d’assumer des formes et des images pluralisées.
22En ce sens, dès lors, le « dehors de l’être » est une sphère qui gagne son autonomie et sa propre valeur ontologique20, tout en maintenant une relation avec l’être. Le « dehors de l’être » n’est plus simplement une sphère dérivée et dépotentialisée. Au contraire, l’absence d’être qui la caractérise se justifie grâce à la structure circulaire et générative-productive du s’apparaître. À vrai dire, la condition du « dehors » et de l’absence d’être est le domaine de la possibilité productive et immédiatement effective et actualisée. De plus, l’explication de la créativité plurielle, se différentiant et s’enrichissant de formes et de possibilités expressives, est justement due à cette absence, parce qu’un être plein et immobile l’empêcherait définitivement. En fait, la structure circulaire et réflexive fonctionne à la façon d’un circuit qui se reproduit continuellement, et sa condition de possibilité est justement sa fluidité et son inconsistance, qui lui confèrent un dynamisme, au moins en partie, autoproduit et se produisant. Cette force autonome qui se génère et découle de la structure réflexive du s’apparaître dans son effectivité est une force créatrice hors de l’être et de l’Absolu, qui néanmoins fait jaillir le nouveau. En plus, en étant le résultat d’une projection de l’Absolu hors de lui-même, elle contient en germe la possibilité de sortir de la facticité et de produire des projections à son tour. En ce sens, le « dehors » est une source autonome de force créatrice qui reflète dans cette capacité le dynamisme créateur présent dans l’Absolu : une impulsion qui ne serait qu’une copie ou une reproduction passive et imitative, serait la contradiction performative la plus problématique.
Le « se » du s’apparaître
23Le signifié du « se » dans la structure du s’apparaître ne peut pas non plus être négligé. Fichte avait déjà souligné son importance dans le cours de 1807 :
Ce se (Sich), ce représentant schématique de soi en elle-même [la vie en tant que s’apparaître], est une deuxième nouvelle création, qui suit nécessairement de la première. Cela demeure vie, à savoir un regarder vivant à partir de soi, de soi, par soi21.
24Ce « se » du s’apparaître est pour ainsi dire le point zéro et la possibilité absolue du sujet, ou bien de « ce à quoi on apparait22 ». Dans la Doctrine de la science de 1801-1802, Fichte avait utilisé l’image métaphorique d’un « œil implanté23 », ce qui peut-être demeurait trop attaché à la facticité de l’organe de la vue comme tel. Dans une perspective beaucoup plus dirigée vers la faculté et l’activité y afférant, Fichte préfère dans la DS de 1812 se référer à la vue (Sehe), qui rappelle immédiatement une fonction capable de s’activer. Dans les structures qui se déroulent du s’apparaître, cette possibilité radicale de la subjectivité s’explique peu à peu. En effet, le s’apparaître contient déjà implicitement une activité du « se » focalisée sur elle-même, ce qui rend possible l’activité originaire de l’autoconscience dans la conscience, bien que cet acte demeure initialement caché dans la conscience factuelle. À travers le s’apparaître en tant qu’apparaître à soi, le s’apparaître implique la thématisation d’un sujet qui regarde et qui est le sujet de l’intuition-vision (Anschauung). Dans l’apparaître à soi en tant que s’apparaissant, le sujet de la thématisation se thématisant est le sujet de la conscience-autoconscience, qui découvre sa capacité à se réfléchir et à se partager dans l’unité-dualité du sujet-objet.
25À l’origine de ce processus, on découvre la notion de réflexibilité, qui est impliquée par le « s’apparaître » comme sa possibilité originaire et qui se révèle être aussi la possibilité radicale de la réflexion qui se déploie à travers le chemin indiqué par la Doctrine de la science24. La réflexivité qui est toujours déjà impliquée par le « se » du s’apparaître signifie la rupture de l’immanence et fournit l’indication indéniable qu’il y a toujours la possibilité d’interrompre l’immanence de manière autogénérée. La possibilité définie par la réflexibilité signifie aussi l’interruption et le détachement de la loi mécanique, qui ne démontre sa validité que dans la concaténation continuelle de la causalité physique25. La réflexibilité induit l’irréductibilité du redoublement et la possibilité inépuisable de créer une sphère qui est autre et qui se joue, pour ainsi dire, dans une dimension différente. Le « se » s’enrichit de signifiés qui sont implicites dès le commencement, mais qui à travers le fondement de la réflexibilité émergent à la surface dans leur pleine signification. De plus, à partir du s’apparaître et des caractéristiques inhérentes à sa structure, il y a aussi des implications qui concernent la philosophie pratique.
26Avant tout, le « se » est l’expression d’un pouvoir ou d’une faculté (Vermögen) qui se réalise et qui s’effectue, et dont l’enracinement dans la possibilité implique premièrement l’alternative entre l’être effectué ou non, puis la possibilité de l’effectuation à des degrés différents. Par sa relation étroite avec le s’apparaître et le domaine de l’apparition, ce pouvoir n’est pas du tout vague ou indéfini, car il se déploie, s’il se déploie (la composante hypothétique lui appartenant constitutivement), comme pouvoir relié à l’image dans sa valeur réceptive aussi bien que productive. Le s’apparaître détermine la priorité du voir et de l’imagination qui sont apparentés à l’apparition et à l’image.
27D’un autre côté, la possibilité de la connexion avec l’activité et l’effectivité dérive de la découverte de l’apparition en tant qu’action du s’apparaître. Le « se » du s’apparaître est la composante qui permet de saisir l’aspect dynamique du procès et de l’activité qui se dégage dans le fait de l’apparition, et qui concerne le « se » dans son action de voir ainsi que dans son parcours de découverte de soi. Pour cette raison, la reconstruction génétique est la méthode appropriée, puisqu’elle se révèle capable de déceler, dans la prétendue facticité du résultat, l’existence d’un processus qui a conduit à lui, et qui en constitue donc la véritable origine. En outre, tout en rendant évident le domaine de la possibilité qui, à l’origine, se cache, le procès génétique accentue l’importance de l’effectivité, en montrant que c’est grâce à elle qu’il est possible de saisir l’accomplissement du procès comme tel. Sans l’effectivité, le procès de reconstruction qui en révèle génétiquement la possibilité ne pourrait pas avoir lieu, parce que ce n’est qu’à partir du fait accompli qu’on peut remonter au domaine de sa possibilité. Par ailleurs, cela fournit des indications sur pouvoir en tant que capacité (Vermögen), qui n’est pas un pouvoir aléatoire, mais qui se réalise dans l’effectivité et qui ne démontre sa nécessité et sa valeur que dans l’effectivité (comme Fichte l’avait précisé, la nécessité de la sphère du s’apparaître réside dans l’effectivité, et est exclusivement générée par elle).
28Le « se » du s’apparaître est aussi le point de départ qui est à l’origine de la conscience. Le « se » signifie de ce point de vue surtout présence à soi, et c’est une présence qui contient la potentialité d’un regard qui se dirige vers l’extérieur et qui génère dans le même temps le soi, en démontrant performativement que la conscience et l’autoconscience ne sont pas l’une sans l’autre. Dans le domaine de la conscience, la circularité actualisée par le s’apparaître se reproduit. La séparation fait découvrir l’inséparabilité qui permet de reconstituer l’unité et qui réalise celle-ci dans un ensemble de références et de renvois. La position de la conscience dans la formule de Reinhold est réinterprétée comme action inhérente au s’apparaître et rendue possible par lui. Pour cette raison, elle est enracinée dans le voir et le s’apercevoir. Dans le regard, et le voir structurant qu’il génère, on découvre aussi l’activité formatrice qui se cèle dans la conscience-autoconscience à l’origine du sujet. Assurément, le sujet n’est pas seulement activité, mais aussi une consistance captée par le regard objectivant du sujet lorsqu’il s’adresse à lui-même. Néanmoins, l’unité du sujet-objet qui se configure comme image synthétisante de l’étant et de l’agir renvoie à une présence située qui n’est pas seulement l’indice d’une limitation, mais plutôt le signe de l’effectivité de l’accomplissement et de la potentialité qui s’y cèle.
29La réflexibilité enracinée dans le s’apparaître est, pour sa part, la condition de possibilité de la rupture de l’immanence de la conscience et de la capacité de s’élever au dessus de soi-même pour saisir l’unité. Le dépassement de soi est le fondement véritable de la connaissance, conçue en tant qu’activité et produit de la réflexion. Dans sa double forme de l’intuition-vision et du concept, qui articule l’opposition et la dualité, le savoir s’effectue dans la synthèse. Toutefois, le « se » ne s’enferme pas exclusivement dans la dimension théorique, et ce du fait que le savoir est déjà pleinement une activité. En se découvrant comme racine de l’activité, et en se mouvant dans le domaine de la possibilité, révélée par la reconstruction génétique, le « se » en tant que conscience-autoconscience acquiert aussi une potentialité pratique. C’est-à-dire que la potentialité exprimée par le « se » peut aussi influer sur l’étant au moyen de l’agir, en introduisant des modifications dans le monde du s’apparaître. En étant hors de l’être, en fait, le s’apparaître maintient constitutivement ouverte cette possibilité. De même, bien qu’on doive tenir compte des limites constituées par l’étant, la conscience d’être une unité d’agir-étant qui peut intervenir sur la réalité du s’apparaître soulève la question du devoir de l’agir. À vrai dire, il s’agit d’un devoir au deuxième degré (devoir du devoir), car l’agir même est déjà la forme élémentaire du devoir26. Cela signifie, outre la question de savoir comment agir (qui ouvre la sphère de la réflexion morale), aussi la conscience qu’il y a des degrés différents de l’agir ou bien des puissances diverses de l’effectuation.
30Cette expression différenciée de la puissance est rendue possible, fondamentalement, par la réflexibilité, qui permet de se détacher de la réalité en réfléchissant et en envisageant de modifier l’étant. Mais la modalité pour le faire est aussi suggérée par la condition du « dehors » et par l’activité qui est ainsi rendue possible : le projeter et son résultat, la projection. C’est cette activité-là, enracinée aussi dans la dimension du voir, qui permet d’imaginer et de former quelque chose de nouveau, en se basant sur un schème qui éclaircit la faculté d’aller en dehors de soi d’une manière productive. En référence au domaine de l’apparition et du s’apparaître, cela concerne en premier lieu la capacité de produire une image en utilisant la faculté imaginative en tant qu’imagination productrice. Dans ce cadre, l’image néanmoins change de valeur, parce qu’il ne s’agit plus d’une image reproduisant ou modifiant la réalité, mais d’une image-modèle, qui se construit par un regard idéal qui connecte l’intuition-vision (Anschauung) à la conceptualité issue de la réflexion. À travers cette possibilité ouverte par le « dehors », on peut vérifier la présence dans le domaine même du s’apparaître d’une puissance créatrice, qui se forme dans l’apparition et à partir d’elle, et qui est capable de s’accomplir en réalisant du nouveau. La définition de la modalité et des contenus, tout en tenant compte du déjà-étant, n’est pas dépourvue d’alternatives. L’inspiration vraie ne peut provenir en effet que des schèmes qui concernent l’absolu et sa relation au s’apparaître, et, plus radicalement encore, de l’évidence qui s’obtient d’emblée dans la compréhension27. En suivant celle-ci, il devient possible de faire émerger le nouveau véritable, ou, plus fondamentalement, d’ouvrir l’espace et la possibilité ontologique de son surgir.
Les conditions ontologiques de la liberté
31Tous ces moments, à savoir le pouvoir, la conscience, l’activité et la puissance créatrice, contribuent à étayer la liberté, qui est pour son compte fondée par la fissure ménagée par le « dehors » et l’absence d’être. Le « dehors » et l’absence d’être sont les conditions ontologiques qui permettent et garantissent que la liberté ait lieu. Ils constituent en fait la possibilité radicale qui l’autorise, tandis qu’un être plein et immuable réduirait chacune de ses composantes à une partie subsumée par lui et dépourvue d’autonomie. Donc, c’est une liberté qui concerne l’ontologie, mais qui traverse différentes phases du processus, en s’enrichissant de connotations nouvelles. Pour cela, la vision ontologique de la liberté n’empêche pas qu’il y ait des aspects divers qui se réfèrent à elle et qui se découvrent pendant le procès. Cela rend la liberté aussi capable de ne pas se réduire à une modalité statique, mais de se développer et de s’exprimer à des degrés différents de puissance.
32La liberté apparaît, ou mieux, s’apparaît à elle-même déjà en tant que pouvoir ou faculté (Vermögen), lorsqu’à travers la méthode de la réflexion, il devient clair que la facticité est dépassée et qu’en arrière de chaque fait il y a un pouvoir aussi bien qu’une possibilité qui a été réalisée. D’emblée, on doit concéder que le pouvoir ne doit pas nécessairement se réaliser, et cette propriété de l’hypothèse caractérise cette forme de liberté qui consiste dans la possibilité de l’alternative. Le pouvoir reste encadré dans une forme absolue de l’effectuation, c’est-à-dire une forme transcendantale fixe selon laquelle il peut s’effectuer, mais le choix entre l’effectivité et son absence est à chaque fois possible. Dans ce sens-là, la liberté est possibilité qui peut s’effectuer ou non, qui se détache de la facticité, premièrement en découvrant la présence cachée du domaine de la possibilité, et puis en s’activant et en agissant, ce qui par ailleurs constitue une possibilité véritable et effective d’un agir non conditionné mécaniquement par l’extérieur.
33En outre, la liberté est liberté de faire, activité qui n’est pas seulement dépendante d’autrui, ou bien strictement liée à la nécessité du mécanisme, mais qui se crée, en tant que sujet (le moi), une sphère propre d’activité. Ainsi, le moi est capable de s’arracher du monde factuel dans lequel il est immergé et de donner origine à une chaine causale propre et autogénérée. Dans la première phase de sa pensée, Fichte avait décrit cette forme de liberté à travers la spontanéité. Dans sa dernière période, en revanche, il rattache ce procès principalement à la faculté du voir et à la capacité de le faire d’une façon différente, inspirée par la réflexion et fondée à son tour sur la possibilité ontologique de la réflexibilité.
Or cette liberté est, dans sa teneur, réflexibilité et rien d’autre : capacité de réfléchir sur l’apparition produite par la loi mécanique : donc elle est fondement d’une certaine apparition de l’apparition absolument donnée, apparition qui se fait précisément par la loi si toutefois la forme de la réflexion advient par liberté absolue. Par suite, le résultat de la liberté est une simple façon de voir. Nous devrons justement démontrer que ce qui nous apparaît comme liberté, l’action, à savoir la dimension morale […], et ce qu’il y a de plus haut, la volonté, ne sont également qu’une certaine forme déterminée de la réflexion28.
34Ainsi, la réflexion est saisie comme la faculté de voir le monde du s’apparaître dans sa loi fondamentale en réalisant pourtant cette faculté d’une manière propre, on pourrait dire individualisée, et qui devient dès lors un pouvoir de construire de façon originale et productive. Mais, encore une fois, cette réflexion qui est la racine de la liberté n’est possible que grâce à la condition ontologique « dehors » de l’être, qui, dans sa modalité de l’autoapparition, soutient et rend possible la réflexibilité tout court. Une liberté qui ne serait que l’agir pour l’agir, soit l’agir ininterrompu et irréfléchi, risquerait de se convertir en dépendance d’autrui, typique du mécanisme. En revanche, un voir reposant sur l’accueil de l’autoapparaître, en tant que manifestation de l’absolu, ouvre la possibilité d’une liberté qui est illuminée par cette réception, ainsi que celle des actions et réalisations qui s’y rapportent.
35En effet, la réflexion et la conscience, qui découvrent l’unité du voir dans l’unité-disjonction du sujet-objet et son activité cachée, donnent la possibilité de modifier la réalité, en présentant la condition nécessaire pour agir et intervenir sur elle d’une manière tout à fait transformée face à la facticité du savoir empirique. Elles peuvent la réviser et la recréer, en sachant et en comprenant plus profondément ce qui est déjà-étant, les limites qui y existent, et inversement les possibilités qui sont ouvertes à travers la reconstruction génétique. Le savoir de la conscience et de l’autoconscience, qui éclaircit la présence irréductible, quoique cachée, de cette dernière, est aussi fondamental pour la liberté, parce qu’il découvre une activité libre qui déjà existe dans sa dimension ontologique de possibilité, et donc dans le sujet. En fait, cela explique pourquoi la conscience peut librement commencer le procès de réflexion dans un effort de concentration sur elle-même. Ce revenir à soi du sujet offre la possibilité de se thématiser, de se regarder avec une perspective distanciée, et de découvrir la force active et créatrice qui réside en lui. L’aspect le plus proprement ontologique est à la fin justement cette capacité de création en tant que puissance qui se réalise29. Certes, la création la plus réussie est celle qui est inspirée par l’Absolu et se retrouve à partir de lui. Cela exige une forme de passivité et d’abandon à l’Absolu, une disponibilité à percevoir dans son autoapparition sa propriété formatrice et sa loi. Mais cela ne signifie pas une simple passivité. La réceptivité en rapport à l’Absolu se transforme, grâce à son existence en dehors de l’être, en puissance qui exprime l’originalité des vues singulières, en modifiant ainsi le s’apparaître qui les constitue, tout en trouvant dans l’être la source véritable de leurs nouvelles autodéterminations.
Conclusion
36Le « dehors », loin d’être une condition passivement dérivée et dépotentialisée, constitue la possibilité et l’origine radicale d’une force créatrice qui, tout en provenant de l’être, se déploie néanmoins en même temps par soi. Le s’apparaître réalise dans sa structure réflexive cette projection de l’être dynamique et active. L’activité est impliquée dans l’apparaître même, qui requiert une effectivité continuelle et inépuisable pour maintenir la continuité de son apparition. En tant que s’apparaître, et donc dans sa structure réflexive, il ne peut du reste qu’être perçu par le voir, et il nécessite en plus la pluralité et la dimension temporelle pour se manifester au sujet et être vu par lui. Pour sa part, le « se » du s’apparaître est une composante fondamentale, qui rend possible l’unité synthétique de la vision, tout en découvrant progressivement en elle l’unité-dualité de la conscience et de l’autoconscience, ainsi que la réflexion. La capacité de reconstruire génétiquement le procès dans ses conditions de possibilité, qui est accompli par la réflexion, se rend à son tour possible grâce à la réflexibilité qui se fonde sur le « se ». En même temps, le « se » est aussi à l’origine de la rupture de l’immanence s’effectuant de manière autogénérée, et donc libre, par le sujet qui s’adonne au parcours transcendantal, ce qui permet de découvrir la liberté en tant que réflexion, mais aussi dans ses conséquences pratiques. C’est dans la liberté de la réflexion, qui peut se concrétiser dans l’action et la projection inspirées par la reconstruction de ce procès, que réside la possibilité du déploiement créatif de la part du sujet en tant que moi, lequel peut s’inspirer de la vision et de la réflexion concernant l’Absolu pour agir dans le s’apparaître et modifier la réalité.
Notes de bas de page
1 Sur la réflexion dans les différentes phases de la pensée de Fichte, cf. Wolfgang Janke : Fichte. Sein und Reflexion - Grundlagen der kritischen Vernunft. Berlin, 1970.
2 Johann Gottlieb Fichte, Doctrine de la science. Exposé de 1812. Traduction, présentation et notes par Isabelle Thomas-Fogiel. Paris, 2005, p. 41.
3 Cf. Wolfgang Janke : « Besonnenheit. Der philosophische Ort von Fichtes Spätphilosophie ». In Fichte-Studien 17 (2000), p. 1-15, ici p. 4 ss.
4 Cf. Marc Maesschalk, « Attention et réflexivité dans la Logique de 1812 et la dernière philosophie de Fichte ». In Fichte-Studien 31 (2007), p. 267-276.
5 L’unité de la conscience est ici affirmée dans l’articulation interne de la conscience et de la conscience à soi ou autoconscience, qui de sa part gagne la priorité, puisque, en analysant soi-même, elle se divise dans le sujet qui analyse et l’objet analysé, tout en demeurant une et ainsi démontrant l’unité fondamentale à la base de la séparation entre sujet et objet.
6 Cf. Karl Leonhard Reinhold, Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens (Martin Bondeli et Silvan Imhof éd.), in Gesammelte Schriften, vol. I, Basel 2013, p. 210 ; Beiträge zur Berichtigung bisheriger Mißverständnisse der Philosophen, 2 vol. (éd. par Faustino Fabbianelli). Hambourg 2003, vol. I, p. 99.
7 Cf. Didier Julia, Fichte 1804. La recherche de l’absolu et la phénoménologie de la conscience, Paris 2015, p. 42-43.
8 Cf. Helmut Girndt, « “Ich” : Im Licht der Wissenschaftslehre von 1805 ». In Fichte-Studien 34 (2009), p. 31-47, ici p. 46-47.
9 Fichte, Doctrine de la science 1812, p. 56.
10 Ibid., p. 55.
11 Ibid.
12 Cf. Günter Zöller, Fichte lesen. Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2013, p. 62.
13 Sur la signification du schème chez Fichte, cf. Max Marcuzzi, « Présentation ». In J. G. Fichte : Doctrine de la science. Exposé de 1813. Sous la direction de Max Marcuzzi. Aix-en-Provence 2014, p. 5-31, ici p. 28-29.
14 Fichte, Doctrine de la science 1812, p. 66.
15 La loi est considérée en général comme la forme et la modalité du processus obligatoire dans lequel quelque chose se développe, si celle-ci se développe ; cela représente un raisonnement hypothétique qui unifie la nécessité du sollen, ou bien le devoir intrinsèque ou moral, avec le müssen, la nécessité du mécanisme.
16 Cf. Matteo Vincenzo d’Alfonso, Vom Wissen zur Weisheit. Fichtes Wissenschaftslehre 1811. Amsterdam/New York, Brill/Rodopi, 2005, p. 82-83.
17 Fichte, Doctrine de la science 1812, p. 59.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 75.
20 Cf. Jean-Christophe Goddard, « Réflexivité, affectivité et anéantissement de soi. De la Wissenschaftslehre de 1805 à l’Anweisung zum seligen Leben de 1806 ». In Fichte-Studien 34 (2009), p. 226.
21 Johann Gottlieb Fichte, Wissenschaftslehre Königsberg 1807. In : Fichte Gesamtausgabe. Hrsg. von der Akademie der Bayerischen Wissenschaften, Stuttgart-Bad Cannstatt 1962. (GA), vol. II-10, p. 155.
22 Fichte, Doctrine de la science 1812, p. 67.
23 Fichte, Johann Gottlieb, Darstellung der Wissenschaftslehre. Aus den Jahren 1801/1802. GA, vol. II-6, p. 150.
24 Cf. Christian Klotz, « Being and the Life of Consciousness in Fichte’s Late Philosophy », in Rivista di storia della filosofia, 4/2014, p. 639-647, ici p. 644-645.
25 Il s’agit naturellement de la conception de la science de l’époque, qui ne connaissait pas encore les développements de la physique quantique.
26 La forme primaire du Sollen se relie au fait d’être une image de la sphère du s’apparaître et pour cette raison une manifestation de celui-ci, ce qui demande le déploiement d’une activité autodéterminée. Sur la fonction du Sollen, cf. Marco Ivaldo, « Die konstitutive Form des Sollens in der Wissenschaftslehre », in Erich Fuchs, Marco Ivaldo, Giovanni Moretto (éd.) : Der transzendentalphilosophische Zugang zur Wirklichkeit. Beiträge aus der aktuellen Fichte-Forschung, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2001, p. 107-128.
27 Cf. Daniel Breazeale, « “Der Blitz der Einsicht” and “der Akt der Evidenz”. A Theme from Fichte’s Berlin Introductions to Philosophy », in Fichte-Studien 31 (2007), p. 1-15.
28 Fichte, Doctrine de la science 1812, p. 100.
29 Cf. Valérie Kokoszka, « La théorie de la manifestation chez Fichte », in Jean-Christophe Goddard & Marc Maesschalk (Éd.) : Fichte. La philosophie de la maturité. Paris, Vrin, 2003, p. 27-39, ici p. 35-39.
Auteur
Université de Trieste-Université de Passau
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