Fichte sur l’être de la subjectivité transcendantale, ou l’absolu comme une loi
p. 89-96
Texte intégral
Le principe de la philosophie, l’opposition comme principe
1À mon avis, la démarche de la pensée de Fichte est une démarche aporétique et je veux aborder – d’une façon peut-être trop schématique, quelques points de cette aporie.
2Le principe de la philosophie – dit Fichte dans la Doctrine de la science nova methodo – n’est pas un factum, ni quelque chose de trouvé, ni quelque chose de donné, dans la connaissance analytique duquel devrait consister la philosophie. Le principe de la philosophie est quelque chose qui se voit surgir soi-même, qui se développe soi-même et qui développe à partir de soi-même le monde dans sa totalité par le biais d’oppositions [Entgengensetzungen] que lui-même fait surgir du néant comme conditions synthétiques de sa propre autoposition. En effet, dans « la nécessité d’opposer repose tout le mécanisme de l’esprit humain, et les opposés sont une seule et même chose, mais seulement vue de différents côtés1 ». On dirait alors que l’opposition, sans qu’on arrive à savoir exactement pourquoi, apparaît dès le début comme étant transformée en une sorte de destination de toute pensée.
3Le principe de la philosophie se présente dans la Doctrine de la science nova methodo comme un postulat, en ce sens que le professeur demande à ses auditeurs qu’ils pensent à leur propre Moi en faisant cas de ce qu’ils font quand ils s’adonnent à cet exercice de penser à leur propre Moi. Quand je pense à un mur - dit Fichte -, je suis celui qui pense et le mur est ce qui est pensé. Si maintenant je dois penser au Moi, celui qui pense et ce qui est pensé ne sont plus différents, mais les deux sont une seule et même chose. Quand je pense au mur, mon activité est dirigée vers quelque chose qui se trouve hors de Moi ; en pensant au Moi, l’activité se retourne vers le Moi et se montre comme tenant son principe en soi-même et ne consistant que dans le Moi. « Le Moi est ce qui se pose soi-même et rien d’autre, et ce qui se pose soi-même et revient à soi devient un Moi et rien d’autre2 ». Le Moi est un agir qui, quand il se questionne quant à son origine, se présente au fondement de soi comme s’étant commencé lui-même et comme étant à la base de toute question sur le fondement. Le Moi demeure par conséquent au fondement de tout fondement, n’en ayant lui-même aucun. Il est à lui-même sa propre origine, sa propre source. Cette spontanéité d’émerger d’elle-même où l’activité, en tant qu’elle revient à soi, se révèle être sa propre origine et dans laquelle le Moi consiste, est ce qu’au début de la Doctrine de la science nova methodo Fichte appelle la liberté absolue3.
4Et pourtant, parmi les oppositions par le biais desquelles on comprend synthétiquement tout ce que je viens de dire, oppositions qui sont donc condition de possibilité de cette compréhension, il y en a une qui se rapporte à la négation réelle de cette activité, à quelque chose qui la supprime et la nie, c’est le non-Moi. Dans le concept d’activité selon lequel le Moi se comprend sont nécessairement co-pensés les deux concepts, Moi et non-Moi, qui demeurent opposés l’un à l’autre. Voilà donc l’opposition comme une sorte de destination à laquelle est soumise l’activité, au-delà de toute « déduction ». En effet, l’opposition est ici simultanée avec l’autoposition de l’activité en tant qu’activité qui revient à soi, en laquelle le Moi consiste, puisque cette activité ne peut exister sans être à la fois l’intuition et le concept de soi. L’opposition est la condition de possibilité de l’autoposition de l’activité comme telle activité, et donc la condition de possibilité du principe de la philosophie. On ne sait pas exactement pourquoi. La réponse de M. Rivera de Rosales à cette question posée dans une discussion sur les premiers paragraphes de la Doctrine de la science nova methodo était que le pourquoi est clair : « Il n’y a pas de pensée sans détermination et tout acte de déterminer est donc penser cela comme cela et comme n’étant pas d’autres choses4 ». Ce comme est, par conséquent, la première condition de possibilité de l’autoposition du Moi, ou plutôt dans l’autoposition du Moi est toujours déjà supposé ce comme. Si la philosophie consiste à reconstruire synthétiquement et radicalement tout ce qui est impliqué dans l’autoposition du Moi, alors l’une des conséquences de cette autoposition, conséquence qui dans ce cas apparaît comme précédant logiquement le Moi, est le comme, le est du jugement. Une telle implication n’est pas directement thématisée dans la Doctrine de la science de 1794 ni dans la Doctrine de la science nova methodo. Fichte la thématise directement pour la première fois dans la Doctrine de la Science de 1804 et in extenso dans la Doctrine de la Science de 1805. Et en la thématisant, il n’a pas d’autre choix que de commencer par énoncer de façon très conséquente la thèse selon laquelle le comme, le Als de l’« etwas als etwas », le est de la proposition, ne peut être dérivé du Moi, mais bien au contraire, le Moi doit être déduit du est, de ce qui est le centre du langage propositionnel. Autrement dit, la Doctrine de la science comme doctrine de la subjectivité transcendantale devient pour Fichte une doctrine de ce comme possibilisant. Chez Kant le est du jugement a pour fondement le je pense5. Mais chez Fichte ce n’est pas le je pense qui se trouve au fondement de ce est, mais c’est ce est qui est au fondement du je pense.
L’espace de l’apparition (Existenz, ist, Bild, Als)
5Dans la DS-1805 la question qui se pose d’entrée est celle de déterminer ce qu’est le savoir en soi. En soi, c’est-à-dire, indépendamment du pour-soi ou du pour-nous. Or, le savoir est aussi nécessairement un pour-nous qui, sachant, veut vérifier cet en-soi. Par conséquent, si la question de ce qu’est en soi le savoir doit avoir un sens, ce « pour-nous » devrait, pour ainsi dire, se montrer comme nul, comme s’annulant soi-même. Mais la question doit avoir un sens si dans le savoir même on peut rendre compte de l’auto-transcendance du savoir, c’est-à-dire, de la référence du savoir au « réel », à ce qui, dans le savoir, n’est plus le savoir mais l’au-delà du savoir. Le contraire ne mènerait sinon qu’à un pur scepticisme. Donc, qu’est-ce que le savoir est en soi ?
6Que le savoir porte sur soi-même ou qu’il porte sur n’importe quel objet, savoir c’est toujours savoir que l’objet dont il est question, quel qu’il soit, est telle ou telle chose, ou est de telle ou telle manière... Par conséquent, savoir ce qu’est en soi le savoir doit avant tout consister à savoir ce qu’est ce est, qui désigne ce qu’il y a de premier et de plus fondamental dans la constitution du savoir. Mais cette première étape dans la recherche de ce qu’est en soi le savoir ne doit pas être comprise comme une étape logique mais transcendantale6. Logiquement, nous savons (en suivant Wittgenstein dans le Tractatus) que le est peut être, ou bien le est de l’existence, ou bien le est de la prédication, ou bien le est de l’identité. L’arbre est (existence). L’arbre est vert (prédication). L’arbre est cet arbre et non tel autre (identification, identité). Ce sont trois significations différentes du verbe être pour lesquelles on pourrait parfaitement chercher des termes distincts. Et pourtant, les trois ont en commun le fait de désigner une différence en laquelle consiste le fait que quelque chose nous soit présent : l’arbre / dans son étant-là ; l’arbre / dans son être vert ; l’arbre / dans son être cet arbre et non tel autre arbre. Le est désigne cette triple différence ou désigne toujours une différence sans laquelle il ne saurait nous être donné quoi que ce soit, c’est-à-dire, sans laquelle il ne saurait y avoir de langage dans sa dimension apophantique et, par conséquent, aucun monde non plus. Penser transcendantalement, c’est se mettre sur le terrain du possibilisant en ce qui concerne aussi bien le fait de se rendre présent quelque chose que le fait que le savoir se rende présent à soi-même.
7Ce est, Fichte l’appelle Existenz. Le savoir est avant tout existence. Ce est..., c’est-à-dire, le savoir, c’est avoir là devant soi l’étant dont il est question dans son quod est et dans son quid est. C’est donc l’objet mais aussi quelque chose de plus ; savoir c’est avoir là devant soi l’objet ; c’est l’objet, mais en tant qu’il se rend présent et qu’il reçoit un environnement (Umfassung) externe ; en tant qu’il entre, pour ainsi dire, dans l’espace de la représentation. L’existence est être externe, Da-sein, par opposition à la non-existence, à l’être interne. L’existence est l’être en tant qu’il se montre, et en ce sens, c’est l’eidos, l’aspect, l’image qui se pose et se forme par opposition à la non-image, par opposition à l’être an sich, von sich, durch sich (en soi, pour-soi, par-soi). L’existence est l’être venant à la lumière, c’est l’être en tant qu’être, l’être comme être, l’être als être, et c’est pourquoi ce « comme » ne peut être à son tour qu’en tant que « comme », c’est-à-dire, par opposition à son propre être et en exhibant son propre être, l’existence ne peut être que comme existence, l’Als ne peut être que comme Als. Et ce caractère doit résider dans l’existence même, et non dans un supposé être occulte de l’existence, par exemple dans le Moi, puisque, dans le cas contraire, l’existence se confondrait avec l’être. Par conséquent, l’existence a n’est que par opposition à l’être b, (a x b). Et à son tour, l’existence ne peut être qu’en tant qu’existence (a/a) ; et en conséquence, (a x b) ne peut être qu’en tant que (a/a x b). Si (a x b), quelque chose comme quelque chose, nous l’appelons conscience, nous devons dire qu’il n’y a pas de conscience sans auto-conscience (a/a x b). La conscience et l’auto-conscience doivent être comprises comme le résultat de l’existence. « Tout ce qui porte en soi un résultat de la nécessité de l’existence est existence et non être ; et il en va donc de même pour le Moi et toute la facticité », c’est-à-dire pour le monde7.
8Mais précisément parce l’existence ne peut être que comme existence, l’existence tend à se cacher. Si nous pensons à l’être en soi-même, comme être, nous devons le penser comme étant par soi, à partir de lui-même, par lui-même. C’est-à-dire que être, c’est ce qui indépendamment de ce que l’on sait ou non, serait là : avec cette idée on aurait épuisé l’idée d’être par opposition à celle de savoir. Et pourtant, attachons-nous bien à ce qui a été dit, pensons énergiquement, c’est-à-dire, transcendantalement, dit Fichte. Car si nous y regardons de près, en parlant ainsi de l’être, nous l’avons mis là devant nous ; en l’énonçant dans son caractère fermé, clos, indépendant, nous lui avons donné, pour ainsi dire, un environnement ; nous lui avons donné, en d’autres termes, un espace dans lequel l’être se rend présent ; nous avons dit que l’être est pour lui-même, depuis lui-même, par lui-même. Ici, nous avons le est..., l’existence, ce qui rend possible notre référence à l’être, qui nous avait été cachée, masquée, rendue invisible. « Que par la pensée de l’être, quand il n’y a plus de robustesse et de fermeté dans la réflexion, on oublie l’existence, c’est quelque chose que nous avons déjà vu… Et pourtant, cette distinction entre être et existence, qui, quand on ne la comprend pas bien, confond l’être avec l’existence, est le centre de la philosophie transcendantale, le plus importante de celle-là8 ».
9L’être est pris dans l’existence, mais cependant, il nie l’existence. L’être est aus sich von sich durch sich, l’être est sans dehors, ou corrélativement, le dehors de toute pensée. Par conséquent, « la relation entre être et existence est une relation de contradiction et aucune pensée de l’être peut combler cette lacune, cette connexion incompréhensible9 ». Et de ce dont il s’agit pour Fichte, c’est de « comprendre que cette séparation se produit et comment elle se produit ». Pour Fichte, donc, il s’agit de pénétrer dans l’origine de la « différence ontologique », ou ce qui revient au même : de répondre à la vieille question du Sophiste de Platon qui interroge ce que nous voulons dire lorsque nous disons qu’une chose est. « Frage beantwortet und die WL geschlossen10 ». Selon Heidegger dans Être et Temps (§ 6), à partir de la formule de Descartes cogito sum, Kant aurait pensé le cogito mais pas le sum. En ce qui concerne le sum, Kant resterait, comme Descartes, dépendant de la tradition. À partir de cette radicalisation de la pensée kantienne du cogito par Fichte, ce qui devient problématique c’est le sum du cogito, l’être de la subjectivité transcendantale. Mais les voies de Fichte sont complètement différentes de celles de Heidegger.
Sur l’essence de l’existence, la disjonction fondamentale
10Dans le Doctrine de la science de 1805, à la question de ce qu’est en soi le savoir, Fichte répond par le biais d’un théorème : en soi le savoir est l’existence, et l’existence, absolute sumpta, c’est-à-dire, l’existence absolue, est l’existence de l’absolu. Mais pour prouver ce théorème Fichte lui donne dans la septième leçon de la Doctrine de la science de 1805 une forme différente ; il s’agit du théorème de l’existence comme Nicht-Folge, comme une non-conséquence : « Que l’existence ne se suive en soi-même, c’est la condition absolue de sa propre existence ; et si elle se suivait en soi-même, si elle devait être comprise comme se suivant en soi- même, alors elle demeurerait complètement annulée11 ». Dit simplement, cela signifie, en premier lieu, que l’existence ne se produit pas à partir de rien (existence et liberté transcendantale sont donc une seule et même chose) ; mais, d’autre part, quand on n’a pas d’autre choix que de penser à l’existence comme provenant de l’être, c’est justement alors quand l’existence s’annule elle-même, quand elle se révèle comme ce qu’elle est, quand elle se montre en son origine. C’est de cela qu’il s’agit pour Fichte.
11De la première partie de ce théorème central, Fichte donne une preuve négative et une autre positive. La preuve négative est simple. L’existence est en soi-même une Nicht-Folge, elle ne suit pas. Si on suppose que l’existence a une base dont elle découle, l’idée d’une telle base comme telle base présuppose déjà le comme, l’existence. Et l’on peut dire la même chose si nous supposons que l’existence comme existence doit avoir un fondement comme tel fondement. Dans les deux cas est déjà présupposé le comme, l’existence. Et si, à cette existence que nous avions présupposée, nous cherchions à son tour un fondement, il se passerait la même chose. Par conséquent, l’existence n’a pas de fondement, ou, ce qui revient au même, elle porte en soi ce fondement. Et cela, dit Fichte, est la condition absolue de sa propre existence, de ce que l’existence, en plus d’être un environnement pour tout fondement qu’on suppose être en-dessous d’elle, est toujours déjà environnement pour elle-même. L’existence est autonome.
12La preuve positive tient à ce que l’on s’attache bien à ce que nous avons déjà dit. L’existence (Als) ne peut être sinon comme existence, Als comme Als. Par conséquent, dit Fichte12, l’existence est relation, et dans une relation, il faut distinguer les relata et la relation même comme un tiers par rapport aux relata considérés chacun pour soi. Mais dans le cas de l’être comme être ou de l’existence comme existence, il n’y a pas lieu de considérer les relata comme étant eux-mêmes pour soi. Dans ce cas, le comme transforme les relata en un intérieur. Comment peut être l’être sinon comme être et comment peut être l’existence sinon comme existence ? En bref, cette relation ne consiste pas en trois choses, mais en une unité essentielle. Et c’est seulement dans cette unité essentielle que les deux membres de la relation sont ce qu’ils sont ; qu’ils soient ceci ou cela, ils ne le sont qu’en elle. Cette unité essentielle ne pourrait donc être précédée par rien qui entre après-coup en relation. L’existence, le comme, précède tout ce qui peut entrer en relation.
13Et la langue possède certainement un terme pour exprimer cette unité que l’on vient de décrire. Cette unité est la lumière. La lumière est donc la forme-comme qui est l’essence même du comprendre quelque chose comme quelque chose, et qui, donc, se comprend soi-même comme comprendre, c’est-à-dire, la forme du comprendre. La lumière est unité qui dissocie, elle est la dissociation même. Ce n’est pas le Als, la relation qui apporte la lumière, mais la lumière qui apporte la relation et, par le biais de la relation, l’être et l’existence (et dans cette dernière, également, l’existence comme existence). « La lumière n’a pas été faite à partir du rien, parce qu’elle n’a pas été faite ; et de la lumière a été fait tout ce qui a été fait, et en dehors d’elle, rien n’a été fait... La lumière, une fois qu’elle est, ne peut pas ne pas être13 ». Et donc, dans le cas de l’être en tant qu’être et de l’Als comme Als (de l’existence comme existence), les relata, quels qu’ils soient, ne sont rien d’autre que des moments de la diversité organique une qu’est la lumière, et ce depuis toujours. Sujet et objet sont le produit de la lumière. En bref, la lumière ne suit pas de…, elle est depuis toujours.
14La seconde partie du théorème est que si la lumière suivait en elle-même (si elle devait donc être comprise comme une conséquence, Folge), elle demeurerait annulée. Mais en fait, la lumière n’a pas d’autre choix que de se comprendre comme une conséquence, comme Folge ; et donc, elle n’a d’autre choix que de se montrer comme néant. En effet, nous avons dit que la lumière se génère elle-même en elle-même. Et c’est de cet acte de se générer elle-même que suit son être. Cet être ne peut donc être aucune existence absolue, il est (a x b), a étant la lumière et b l’être de la lumière. Il est relatif à la lumière. Il est un moment de la lumière. Mais, précisément en générant son être, la lumière bute, pour ainsi dire, contre sa propre étrangeté absolue, contre l’étrangeté absolue de son être. La lumière cesse de voir ; la compréhension se retient ; en son propre centre, la lumière s’annule, elle s’éteint. Dans cette génération, la lumière se détruit elle-même, transformant l’acte de sa génération en l’acte d’un étranger, de l’être qui est en elle, n’ayant pas cet acte en propre et ne se tenant donc sous aucun aspect elle-même comme existant absolument. Quelle existence reste donc ? – se demande Fichte. Et il répond : celle
de l’absolu...[l]’engendrement <de la lumière> en elle-même n’est nullement en soi, mais est au contraire le mode exterieur, et la forme est la condition extérieure sine qua non de l’existence de l’absolu... Par conséquent, tout être autonome, tout faire de la lumière même, disparaît ; la lumière est, en sa racine, quelque chose d’étranger à soi ; elle est l’existence de Dieu […] Ce n’est pas Dieu qui existe parce que la lumière est, mais la lumière existe parce que Dieu existe et que son existence est nécessairement lumière ou encore parce que son existence porte la forme de la lumière14.
15Du rien ne suit rien, absolument et nécessairement. En se comprenant comme rien, la lumière se comprend (en une espèce de version nihiliste de l’argument ontologique) comme la nécessaire existence d’un autre, de Dieu. La lumière existe (elle est comme lumière) parce que Dieu existe nécessairement et parce que son existence nécessaire ne peut rien être d’autre que l’existence absolue, la lumière (et par conséquent le Moi et le monde comme produits de la lumière).
La foi, l’absolu déchiré, l’absolu comme une loi
16A.- Tout ce que je viens de dire peut être vrai, mais seulement à condition de ne pas y croire. Nous avons réfléchi sur le savoir, par conséquent sur nous-mêmes, et nous avons mené cette réflexion jusqu’à l’absolu, nous avons pratiqué une réflexivité absolue, en nous effaçant prétendument à la fin. Mais en réalité, notre façon de penser n’a pas été transcendantale mais complètement « dogmatique ». Nous avons oublié que nous étions ceux qui pensaient tout cela. Nous avons été le comme de tout cela, nous avons été tout cela comme tel. Par conséquent, tout cela n’a rien été d’autre que le produit de la lumière, qui se dissout dans la lumière, complètement relatif à la lumière, parce que la lumière, c’est-à-dire nous, ne s’est en aucun cas effacée. La lumière, s’oubliant elle-même, s’occultant à elle-même, génère inévitablement cette pure apparence d’Absolu qui est un pur produit de l’auto-occultation de la lumière, le Dieu du dogmatisme.
17Et ce radical non-croire en cet apparent Absolu de la réflexivité absolue, c’est ce que nous appelons la foi. Cet auto-effacement effectif de la lumière qu’est la foi, c’est ce à quoi se donne le véritable absolu, c’est ce qui se révèle à soi-même comme l’absolu existant, comme l’absolu en tant que tel. Cette expérience de l’auto-effacement de la lumière, ou ce qui revient au même, cette expérience de l’échec du langage, est ce à quoi se donne l’absolu comme un dehors absolu, comme un comprendre l’incompréhensible en tant qu’incompréhensible, c’est le « réel » (au sens, par exemple, de Lacan) faisant irruption dans la lumière, faisant irruption dans le langage. En ce sens, l’ontologie en laquelle se transforme la philosophie transcendantale est « réaliste ». Le monde, ta phainomena, se réduit à la lumière et cette lumière qui se sait ne provenir de rien, et n’étant rien (absolument et nécessairement), c’est le Da-sein de l’incompréhensible, l’absolu comme absolu, l’ultime énigme existante. Le sujet transcendantal, cette lumière qui véritablement, et quand véritablement, elle s’efface elle-même, est le représentant de l’Absolu, le seul représentant. Paradoxalement, la foi est la destruction du concept métaphysique de Dieu et de toute représentation religieuse de Dieu.
18B.- Mais, l’absolu se donne-t-il véritablement ? C’est impossible. L’absolu ne peut simplement pas exister, il n’y a pas d’existence de l’absolu. Il n’y a pas un être absolu, il ne peut pas y avoir un être absolu, c’est-à-dire, si Dieu est possible, il existe nécessairement (Leibniz), mais précisément par cette existence nécessaire, Dieu devient impossible. Dans l’impossibilité de l’argument ontologique réside « la possibilité de la conscience15 ». En effet, « l’existence est seulement par opposition à l’être... donc aussi celle de l’absolu ; l’absolu doit apparaître dans l’existence comme absolu par opposition au non-absolu ou au relatif. Mais comme absolu, l’absolu n’est aucun absolu, sinon un concept seulement dérivé ». C’est-à-dire que, comme absolu, il est seulement un membre de la relation « l’absolu comme absolu » en laquelle consiste la lumière ; par conséquent, il est seulement un produit de la lumière et est absolument relatif à la lumière16. La forme Als détruit donc l’absolu. En effet, l’absolu ne peut exister que comme absolu (comment pourrait-il exister d’une autre manière ?), et comme absolu il ne peut exister comme absolu mais seulement comme relatif, comme produit de la lumière. Précisément « « l’absolu, en tant qu’absolu, n’est précisément pas absolu », dit Fichte17. « Absolutheit beigelegt, Absolutheit weggenommen » (Absolutheit attribuée, Absolutheit retirée18). L’opposition entre être et existence qui, comme nous avons vu, était jusqu’ici le centre de la philosophie transcendantale de Fichte, se trouve donc détruite.
19C.- Mais malgré tout, l’absolu rentre certainement dans le savoir. Comment cela se fait-il ? Ceci est la dernière étape de l’ontologie de Fichte dans le Doctrine de la science- 1805 ; je dois me limiter simplement à en faire mention. L’absolu pénètre dans le savoir sous la forme d’une loi, la loi d’avoir à penser précisément comme nous avons pensé, si notre pensée a été correcte. Cette loi est une loi auf Freiheit als Bild des Absoluten, an die Freiheit, une loi pour la liberté et dans la perspective de la liberté comme image de l’absolu. Qu’est-ce que cela signifie ? En tant qu’elle se pose elle-même à partir du néant, c’est-à-dire, comme spontanéité absolue, la liberté est l’accomplissement, pour ainsi dire, de sa propre loi, accomplissement qui se révèle comme la base du Moi et du monde. La liberté est à elle-même sa propre loi. Et pourtant, elle ne peut pas se dessaisir d’une question récurrente : d’où viens-je ? En ce sens, la liberté absolue est pour elle-même ce qu’il y a d’absolument étranger à soi-même. Il s’agit de l’absolument autre qu’elle, d’un absolu en place duquel la liberté se trouve et dont elle est l’image, mais qui précisément pour cela n’est pas elle et ne peut pas être elle. Face à cet absolument autre, la liberté est un néant, sans lequel, toutefois, la loi ne peut pas être en tant que telle. Car la liberté est l’existence de cette loi. Elle, en tant que loi catégorique de soi, théorique et pratique, l’absolu Dehors et à la fois l’image de ce Dehors. Que nous (la Doctrine de la science) nous ne puissions comprendre que de cette façon, ce « Verstand des Verstandes » est en dernière instance ce qui se révèle comme le fondement de toute compréhension, c’est-à-dire comme ce qui est à l’origine de toute disjonction et ce en quoi consiste la disjonction fondamentale19 qui est au fondement du Moi et du monde.
Notes de bas de page
1 GA IV, 3, 356.
2 GA IV, 3, 341.
3 GA IV, 3, 346.
4 Endoxa. Series Filosóficas n° 30, UNED, Madrid, 2012, p. 79.
5 Kant, KrV, B 142.
6 GA II, 9, 180.
7 GA II, 9, 189.
8 GA II, 9,187.
9 GA II, 9,187.
10 GA II, 9,185.
11 GA II 9, 209.
12 GA II 9, 210.
13 GA II, 9, 211.
14 GA II, 9, 223, 224. Trad. op. cit., p. 101, 102.
15 Note de Fichte dans la marge, GA, II, 9, 291. Trad. op. cit., p. 189.
16 GA II, 9, 271.
17 GA II, 9, 222. Trad., op. cit., p. 98.
18 GA II, 9, 195.
19 GA, II, 9, 307.
Auteur
Université de Valence
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