La destination de l’homme et la question de l’idéalisme sémantique
p. 65-74
Texte intégral
1À l’intérieur de la question générale de savoir comment l’être est pensé dans la philosophie de Fichte, nous voudrions isoler cette question particulière : quel rapport y a-t-il chez Fichte entre le premier principe de la philosophie, qui n’est certes pas un être mais qui est pourvu d’un être absolu, et l’être du monde extérieur comme être sensible, empirique et dérivé ? Ou plus exactement : quel être reste-t-il au monde extérieur en face de ce qui est comme absolu, voire de ce qui est comme l’absolu ? La Destination de l’homme jette un éclairage remarquable sur cette question. Écrite en 1799 et publiée en 1800, cette œuvre marque, non pas un tournant, un changement de cap, mais une nouvelle étape dans l’approfondissement de la philosophie de Fichte. On peut l’envisager, non pas certes exclusivement, mais peut-être au moins principalement, comme un effort renouvelé pour mettre au clair le statut ontologique qui revient au monde extérieur. Le problème de savoir quel type de réalité ressortit au monde extérieur (en soi, phénoménal, ou autres encore), et, corrélativement, à quel niveau de réalité il se situe par rapport à tout ce qui peut être dit « réel », est un problème qui, au sein d’un système idéaliste qui part du Moi comme premier principe de la philosophie, se pose nécessairement à Fichte, et que, sous le nom de « problème de la représentation », il aborde déjà en 1794 dans la Grundlage, pour montrer qu’il ne peut recevoir de solution à un point de vue théorique, mais seulement à un point de vue pratique. Le Fondement du droit naturel précisera la nature de cette solution en la déterminant, à l’intérieur de cet horizon pratique, comme juridique. C’est en effet la déduction de l’intersubjectivité juridique, c’est-à-dire la limitation réciproque des libertés définie comme relation juridique, qui permet à Fichte d’écrire dans le « Théorème 2 » de la « Déduction du concept du droit » que « la question portant sur le fondement de la réalité des objets est donc résolue. La réalité du monde – bien entendu : pour nous, c’est-à-dire pour toute raison finie – est condition de la conscience de soi ; car nous ne pouvons nous poser nous-mêmes sans poser quelque chose hors de nous à quoi nous devons attribuer la même réalité que nous nous assignons à nous-mêmes1 ». Mais dans ces conditions, si le problème de l’existence du monde extérieur est « résolu », que peut donc apporter de plus sur ce point une étude de la Destination de l’homme, sauf à dire que le problème n’était pas, en fait, résolu, du moins, pas complètement ? Dans la Destination de l’homme, le fondement de notre conviction en la réalité d’un monde extérieur n’est plus juridique, mais éthique et religieux. Ce sont les enjeux et le sens de ce déplacement du fondement que nous voulons souligner dans cette communication, car ce qui le motive est justement la difficulté que va rendre sans cesse plus insistante le débat naissant avec Schelling, sur le rapport exact à instituer entre le Moi pur ou absolu avec la réalité extérieure ou la nature. L’existence de ce déplacement, par elle-même très significative, atteste bien en effet une insuffisance, encore inaperçue en 1795, dans le fondement de la conciliation de l’affirmation de la réalité absolue du Moi avec celle de la réalité même simplement relative et pour nous du monde extérieur. Quel est le statut d’une réalité qui, d’un côté, doit m’apparaître comme extérieure et que je dois considérer comme telle pour pouvoir agir, et que, d’un autre côté, je sais devoir être entièrement déduite du Moi seul comme premier principe « en lequel seulement, comme le rappellera encore Fichte à Schelling dans sa correspondance, le Moi – le Moi relatif, s’entend – et le non-Moi [donc le monde] se séparent2 » ? Quel est donc, pour le dire autrement, le statut, pour le moins problématique, de ce monde dont l’extériorité par rapport au Moi relatif s’annule par rapport au Moi absolu, lequel inclut le rapport d’extériorité entre les termes qui se trouvent eux-mêmes posés en lui, c’est-à-dire le Moi et le Non-Moi ? Il est remarquable que la difficulté recelée par cette question revient tout entière à celle de qualifier l’idéalisme de Fichte. C’est pour ne tenir qu’un seul des deux bouts de la chaîne, et non les deux ensemble, à savoir soit uniquement l’exigence de faire une place dans le système à une véritable extériorité du monde, soit uniquement l’exigence, posée par le même système, de déduire le monde des sens du Moi absolu, que l’on a fait de l’idéalisme de Fichte, soit un idéalisme absolu, soit un idéalisme sémantique, au lieu que l’idéalisme de Fichte n’est sans doute ni absolu ni sémantique. L’expression d’idéalisme sémantique, que par exemple Alexis Philonenko3 juge la plus appropriée au système de Fichte, a été forgée, on le sait, par opposition à celle d’idéalisme absolu. Ce dernier voudrait que le monde réel fût purement et simplement absorbé dans l’esprit et qu’il n’y eut par conséquent rien de réel en dehors de l’esprit qui crée tout ; l’idéalisme sémantique au contraire voudrait que l’esprit, bien loin de créer le monde, se contentât d’en poser le sens. Mais, si pour Fichte l’exigence pratique de poser un monde réel permet d’écarter avec raison l’idée d’un idéalisme absolu, vouloir réduire son idéalisme à n’être que sémantique appelle, selon les tenants de cette interprétation, premièrement à tenir le Moi absolu du premier principe pour une illusion à déconstruire, et deuxièmement à ramener le statut du monde chez Fichte à un statut « criticiste4 ». Or, non seulement l’affirmation réitérée par Fichte, que nous avons rappelée plus haut, du Moi absolu comme origine vraie du partage de la réalité en Moi et Non-Moi, mais encore son rejet de la chose en soi kantienne, qui interdit d’y faire appel pour expliquer la matière de nos représentations, conduisent à l’impossibilité de conférer un statut proprement criticiste au monde extérieur. Nous voudrions montrer qu’une lecture de la Destination de l’homme apporte sur ce point une confirmation éclatante ; que pour établir en effet la nécessité d’abandonner le statut criticiste du monde, cette œuvre part justement de la position kantienne de la troisième antinomie entre la liberté et la nécessité, afin de mieux la dépasser, en substituant explicitement à celle-ci une autre antinomie, non plus kantienne cette fois, mais fichtéenne ; et enfin, que la solution de cette antinomie fournit en même temps une solution plus poussée du problème de l’existence et du statut du monde extérieur que les œuvres précédentes de Fichte, au point que l’approfondissement de cette solution passe, comme cela a été trop peu souligné, par un approfondissement des principes de son propre système. En effet, la correspondance entre Fichte et Schelling durant l’année 1800 atteste que la question du rapport entre le Moi et la nature, sur laquelle leur désaccord commence à éclater, ne peut être définitivement tranchée, aux yeux de Fichte, que par ce qu’il appelle « la mise en place de [son] système du monde intelligible », dont il estime avoir seulement donné pour l’instant des « indications » dans la Destination de l’homme : « Les indications les plus claires là-dessus, écrit-il à Schelling, – qui ne doivent donc pas être prises pour plus que des indications – se trouvent dans le troisième livre de la destination de l’homme5 ». Or, la mise en place de son système du monde intelligible admet des propositions qui « ne peuvent être fondées que par une nouvelle extension de la philosophie transcendantale en ses principes mêmes6 ». Ce que Fichte entend par cette « nouvelle extension » de la philosophie transcendantale comprise comme « le système qui se meut à l’intérieur du cercle de la sujet-objectivité du Moi7 », il l’expose clairement à Schelling dans sa lettre du 8 octobre 1800 : c’est, d’« établir d’abord le droit de dépasser le Moi, et [d’]expliquer aussi [les] limitations originaires [suivantes] : la conscience morale à partir de l’intelligible en tant que noumène (ou Dieu) et les sentiments, qui ne sont que le pôle inférieur de la première, à partir de la manifestation de l’intelligible dans le sensible8 ». Il s’agit autrement dit de repousser l’Absolu au-delà du Moi lui-même, sans toutefois le couper de celui-ci, de manière à faire du Moi l’extériorisation absolue de l’Absolu, et de la nature elle-même l’extériorisation du Moi ou de l’Intelligence. « Il me semble clair en soi, écrit Fichte, que l’Absolu ne peut avoir qu’une extériorisation absolue c’est-à-dire une extériorisation qui, en relation à la multiplicité, est absolument et seulement Une, simple, éternellement égale à soi ; et c’est justement le savoir absolu9 », c’est-à-dire le Moi pur ou absolu. Cela revient à situer au-delà du Moi lui-même le fondement de l’accord du Moi et du monde des sens, et par là-même, à fonder cet accord dans une doctrine de la religion, ou, ce qui revient au même, à donner un sens religieux à l’existence du monde, puisque celui-ci est reconduit en définitive à la Volonté infinie ou à Dieu, dont il devient, par l’intermédiaire du Moi, la manifestation. Par suite, s’il faut, en général, opposer les deux mondes que sont le monde sensible et le monde intelligible, on peut, en un sens plus précis, ne reconnaître plus qu’un seul monde hiérarchisé où le sensible n’est qu’un aspect ou qu’une manifestation de l’intelligible. Ainsi, le véritable statut du monde extérieur, comme il apparaîtra mieux par la suite, est-il de trouver place, non plus en dehors, mais à l’intérieur d’un monde intelligible qui s’étend maintenant jusqu’à lui, dans la mesure même où il se fait porteur de l’intelligible ou du divin qu’il manifeste. Le Moi devient par là même le centre ou plutôt le point médian de ce monde intelligible, dont on comprend pourquoi Fichte peut enfin le considérer comme systématisé, ou du moins comme ayant reçu les indications suffisantes de cette systématisation dans la Destination de l’homme, puisque tout, depuis Dieu jusqu’au monde sensible, ne se dit que comme quelque chose de l’intelligible, selon qu’il en est la source, la manifestation, ou la manifestation de la manifestation. Fichte écrit en ce sens à Schelling : « chaque individu est le carré rationnel d’une racine irrationnelle qui se trouve dans l’ensemble du monde des esprits ; et l’ensemble du monde des esprits est à son tour le carré rationnel de ce qui est – pour lui, et sa conscience universelle, que chacun a et peut avoir – racine irrationnelle = à la lumière immanente ou à Dieu. Mais le monde des sens, ou la nature, n’est absolument rien si ce n’est apparition (Erscheinung), de la lumière immanente justement10 ».
2Voyons ainsi comment cette conception de la nature se trouve effectivement convoquée au livre III de la Destination de l’homme, pour répondre à ce qu’il convient d’abord d’identifier comme la nécessité de sortir du cadre strict de la philosophie kantienne pour penser le vrai statut du monde extérieur. Ce n’est que par là que nous pourrons montrer que l’idéalisme de Fichte relève d’un idéalisme pour ainsi dire intermédiaire entre l’idéalisme absolu et l’idéalisme sémantique, et que Schelling, lecteur de Fichte, a su fort bien qualifier d’idéalisme « téléologique11 ». Cela demande de retracer brièvement le cheminement de la Destination de l’homme.
3Le livre I ne contient pas uniquement, on le sait, une référence à Kant. Il y a des renvois implicites à d’autres philosophes que Martial Gueroult, notamment, s’est déjà essayé à identifier, et dont il ne convient pas ici de dresser la liste. Mais il ne reste pas moins que ce premier Livre aboutit à la mise en place d’une antinomie entre l’entendement et le cœur qui recouvre exactement, en fin de compte, la troisième antinomie kantienne entre la nécessité et la liberté ; il peut donc être lu, à ce titre, comme la genèse de la troisième antinomie kantienne.
4La thèse est commandée par le point de vue de l’entendement, qui naît, chez l’être conscient, de la volonté de s’expliquer à soi-même son propre être. Guidé par le principe de causalité, le système de l’entendement est un système de la nécessité universelle. L’être conscient, du fait même qu’il s’interroge sur sa provenance, sait qu’il ne s’est pas produit lui-même, et puisqu’il se voit comme une partie de la nature, il attribue la même cause à son être qu’aux êtres naturels, à savoir la force productrice de la nature elle-même. « Je ne suis pas né par moi-même. Ce serait la pire des inepties d’admettre que j’ai été avant que d’être, afin de me porter moi-même à l’existence. Je suis devenu effectif par une autre force hors de moi. Et par quelle force donc, sinon par la force naturelle universelle, puisque je suis une partie de la nature12 ». Un seul principe gouverne l’entendement : tout ce qui est dans la nature doit pouvoir s’expliquer par la nature. Ainsi toutes les forces dans la nature, qu’elles soient végétale, animale ou pensante, se fondent en une seule et même force qui se manifeste différemment. Dès lors, absolument tout, y compris le sentiment de liberté qui fait la noblesse apparente de l’être pensant, s’explique comme un effet déterminé à se produire par le rapport et le degré des forces naturelles qui ont collaboré à le former avec toutes les propriétés qui sont les siennes. Mais si ce système satisfait l’entendement, il révolte au contraire le cœur, dont les aspirations profondes, entièrement tournées vers la liberté, contredisent ce système et commandent le point de vue de l’antithèse. Car la liberté n’est possible que si ma faculté d’agir « tombe sous la dépendance d’une force sublime, placée au-dessus de toute nature et totalement libre des lois de cette dernière, à savoir la force des concepts de fin et de la volonté13 ». Nous sommes par conséquent dans le Doute, puisque rien ne nous permet de trancher pour l’instant entre le système de la nécessité et le système de la liberté.
5Il est remarquable que le Livre II ne va pas résoudre cette antinomie très kantienne, mais va au contraire s’arracher à elle. Ou, pour le dire autrement, pour mieux la résoudre, il va la détruire. Il n’y a pas de solution pour cette antinomie, simplement parce qu’elle n’est pas l’antinomie véritable qui se pose à la Conscience, antinomie véritable qui n’apparaîtra qu’au Livre III. Le Savoir auquel s’élève le Moi au Livre II fait tomber en effet le dualisme radical entre nature et liberté, sur lequel roulaient la troisième antinomie kantienne et sa solution, qui consistait, au moyen de deux ordres de réalité distincts, phénoménal et nouménal, à faire apparaître la thèse et l’antithèse comme de simples subcontraires à l’intérieur desquels un même terme, en l’occurrence celui de cause, était pris en deux sens différents, l’un nouménal dans la thèse, l’autre phénoménal dans l’antithèse. En ramenant la nature à une production du Moi, le vrai Savoir transcendantal va faire disparaître ces deux ordres de réalité à la fois. Si rien, en effet, ne reste dissimulé sous la nature créée par l’esprit, il n’y a plus de chose en soi, par conséquent plus non plus de phénomène.
6Le Savoir, qui succède au Doute dans la Destination de l’homme, produit une inversion exacte du rapport entre les termes de la thèse de l’antinomie de départ, telle qu’elle a été exposée au Livre I : c’est elle, la nature, qui retirait toute existence en soi au Moi en le soumettant à son déterminisme, qui se voit maintenant retirer toute existence en soi par le Moi, qui ne peut pas, en fin de compte, lui être soumis, parce que c’est lui qui l’engendre. Pourquoi et comment l’engendre-t-il ?
7Le Moi étant intérieur à lui-même et non aux objets, il ne peut jamais avoir rapport qu’à lui-même, et tout ce qui naît pour lui comme étant situé hors de lui n’est que la projection inconsciente de lui-même réglée par les lois de son intelligence. Puisque l’essence de l’intelligence est d’être un voir, et même un se-voir-soi-même, ce que le Moi contemple et intuitionne en dehors de lui est donc son propre voir : « tout ce que tu vois hors de toi, tu l’es toujours toi-même […]. L’objectif, ce qui est intuitionné et ce dont j’ai conscience, c’est une fois de plus moi-même […]. De ce point de vue, cette conscience est une visée active de ce que j’intuitionne ; un acte consistant à me voir moi-même au-dehors de moi-même, à me transporter moi-même hors de moi-même par l’unique mode d’action qui me revienne, par le voir. Je suis une vue vivante. Je vois – c’est là la conscience –, je vois mon acte de voir – c’est là ce dont j’ai conscience14 ». Trois étapes sont nécessaires à la formation de la représentation des choses extérieures : la sensation, l’intuition, et la pensée. La sensation est par elle-même au départ inétendue. C’est une fois projetée dans l’espace qu’elle peut s’étendre et devenir intuitionnée : « ce qui flotte immédiatement et effectivement devant toi, et est étendu à travers l’espace, c’est l’intuitionné15 ». Or, l’espace n’est rien en soi, il n’est que l’image que la vie même de l’intelligence est appelée à revêtir. En effet, une action de l’esprit équivalant pour lui au fait de partir d’un état pour aller vers un autre, trouve à s’imager naturellement comme action de tirer une ligne. Et puisque l’agilité de l’esprit se fait centre d’une infinité d’actions possibles, elle s’image à son tour « sous la forme d’une chose en laquelle on peut tirer des lignes dans toutes les directions […] : par conséquent, comme espace16 ». Ainsi, « parce qu’il est posé dans l’espace, ce qui n’est à proprement parler que mon état devient pour moi une propriété de l’objet17 ». C’est enfin par un raisonnement qui conclut à un pouvoir de m’affecter de l’objet, que celui-ci passe de l’état de « chose intuitionnée » à celui de « chose pensée18 », c’est-à-dire dotée de « force intérieure19 » lui permettant de subsister par elle-même hors de moi, bref à l’état complet de chose extérieure.
8Cette dernière étape de la formation de la représentation des choses extérieures a ceci de décisif, qu’elle achève de bousculer notre rapport avec le dispositif kantien et nous oblige à en sortir, sinon absolument et sous tous rapports, du moins pour penser la question de l’être du monde extérieur. Car enfin elle sape le fondement de la preuve que Kant donne de l’existence du monde extérieur dans la Réfutation de l’idéalisme. En effet, si ce qui est conclu et ajouté après coup par les lois du penser existe uniquement comme image et comme rêve bien lié, alors c’est l’existence du Moi lui-même qui est mise en doute, puisqu’il est aussi, du point de vue du Savoir, un produit des lois du penser qui, à partir de la conscience immédiate de nos actions déterminées, nous font remonter à un « déterminable20 » comme pouvoir de les effectuer, et, de là, à « un être et une personne qui possède cette faculté21 ». C’est donc tout être et toute réalité, en moi comme hors de moi, qui, du point de vue du Savoir, s’effondre. Le Savoir est un nihilisme : « nulle part je ne connais d’être, pas même mon propre être. Il n’y a pas d’être. Moi-même, je ne sais absolument rien et ne suis rien. Les images sont : elles sont la seule chose qui existe. […] Moi-même, je suis une de ces images ; non, même cela je ne le suis pas, mais seulement une image confuse des images. Toute réalité se transforme en un rêve merveilleux, […] sans un esprit qui rêverait ; en un rêve qui se rapporte à un rêve de lui-même22 ». En somme, le Je est ici une addition fictive de la pensée pour rassembler mes représentations. Abstraction faite de cette fiction, donc une fois rendue exactement à elle-même, la conscience de soi est éclatée et dispersée : l’existence du Moi n’a plus rien de continu et d’uni. Il n’y a plus la conscience de soi, mais des consciences de soi, apparaissant et disparaissant avec chaque nouvelle représentation : « De cette manière, le moi disparaîtrait et se renouvellerait à chaque instant pour moi ; à chaque nouvelle représentation naîtrait un nouveau moi23 ». Or, dans ces conditions, Kant ne peut mener à bien sa Réfutation de l’idéalisme. Tout d’abord, Kant se tient justement au point de vue du Savoir, même si ce n’est pas en connaissance de cause, parce qu’il ne reconnaît aucune intuition plus élevée. Or, c’est ce même point de vue où il se place pour produire sa démonstration, qui la lui interdit. En effet, le point de départ choisi par Kant pour réfuter l’idéalisme problématique se trouve rejeté, puisque ce point de départ n’est autre que la conscience de mon existence et de la détermination de celle-ci dans le temps, soit la possibilité, qui vient justement d’être récusée, de percevoir mon existence comme réellement suivie et continue. Si cette possibilité est illusoire en ce qu’elle tient à une fiction produite par la pensée, elle cesse immédiatement de servir d’assise à une démonstration de « l’existence des objets dans l’espace hors de moi24 ». Il est donc par avance refusé à Kant, qui pourtant reconnaît bien aussi le caractère simplement « intellectuel25 » et logique, partant vide et indéterminé, de la représentation : « Je suis », ainsi que l’absence d’intuition en moi de quelque chose de permanent, – il est par avance refusé à Kant d’aller chercher, par déduction, dans le monde extérieur, l’élément permanent qui fait défaut à l’expérience interne, et sans rapport auquel aucun changement ne pourrait être perçu, c’est-à-dire sans quoi la conscience empirique de moi-même ne pourrait être déterminée dans le temps.
9Reste à connaître maintenant, pour saisir la position définitive de Fichte sur la question ontologique du monde, et, à l’intérieur de celle-ci, de mon propre être, ce qui résiste, dans le système du Savoir communiqué par l’Esprit, à l’examen du cœur, attendu que le cœur a déjoué une première fois déjà le système nécessitariste de l’entendement. Une seule chose, à la vérité, parmi ce qui prétendument est ou existe, résiste à la dissolution en image, ou en image d’image, c’est-à-dire « se situe hors de la simple représentation, et […] existe, a existé et existera, quand bien même la représentation ne serait pas26 » : c’est mon Moi, non pas, toutefois, mon Moi représenté, intellectuel et conçu par le penser, qui n’est pas mon vrai Moi, mais bien plutôt mon Moi originaire, qui fait un avec la voix qui « retentit » au plus profond de moi et qui me découvre à moi-même ce que je suis par l’intermédiaire de ce pour quoi je suis : « “Ta destination n’est pas simplement de savoir, mais d’agir selon ton savoir”. Voilà ce que dit la voix […] au plus profond de mon âme27 ». Or, seul est capable d’agir selon un savoir ce qui est déjà par soi-même autoactif, c’est-à-dire apte à former rien qu’à partir de soi-même, donc à la faveur d’un pouvoir absolu, un concept de fin auquel subordonner l’action. Ce pouvoir absolu en moi est la liberté, qui se pose comme volonté et comme intelligence. Cette liberté est tout à la fois mon être et ma destination, puisque seule la liberté peut m’appeler à me déterminer à la liberté par la liberté. Ainsi, la voix intérieure qui m’appelle à l’action est la liberté qui se fait d’abord sentir en moi comme une exigence. Aussi est-elle entendue comme « une tendance à l’autoactivité absolue et indépendante. Rien ne m’est plus intolérable que d’être en un autre, pour un autre et par un autre. Je veux être et devenir quelque chose pour moi-même et par moi-même. Cette tendance, je la sens, pour peu que je me perçoive moi-même ; elle est inséparablement unie à la conscience que j’ai de moi-même28 ». Parce que le sentiment par lequel le Moi se donne à lui-même est le sentiment du devoir, je dois justement le tenir en moi pour originaire et antérieur à tout penser, par conséquent comme mesure de ce qui est réel et vrai, bref, comme mesure de l’être véritable. C’est pourquoi Fichte écrit : « C’est ici, semble-t-il, que se situe le point auquel se rattache la conscience de toute réalité […]. On peut penser ce que l’on veut de la réalité du monde sensible hors de moi ; la réalité, je l’ai, je la possède : elle réside en moi et trouve en moi son origine29 ». L’accès à ce qui est par-delà le néant des images m’étant fourni par le sentiment plutôt que par le concept, il ne se fait pas par le Savoir, mais par la forme que revêt la certitude lorsqu’elle ne se fonde pas sur le savoir, c’est-à-dire la Croyance. Or, se soumettre au devoir et à la voix intime de ma conscience comme au fondement de ma croyance, c’est nécessairement croire à tout ce que le devoir implique en lui-même. Je suis donc obligé de croire à la réalité du monde sensible hors de moi, puisqu’il est impliqué par le devoir comme le théâtre où peut se déployer l’action effective qu’il commande, autrement dit comme la condition nécessaire de sa réalisation. C’est le sens moral que le monde acquiert pour moi qui lui confère son poids et sa réalité. Le principe qui fixe la manière dont s’établit mon rapport à ce qui existe, qu’on peut appeler à ce titre ontologique, peut donc s’énoncer comme suit : l’être, en moi comme en dehors de moi, m’est annoncé par ma destination et ma tendance morale : « c’est seulement par son rapport à moi qu’est ce qui, d’une manière générale, existe pour moi. Mais il n’est partout qu’un seul rapport possible, […] à savoir ma destination d’agir moralement. Mon monde ? C’est l’objet et la sphère de mes devoirs, et absolument rien d’autre. […] Tout ce qui existe pour moi ne m’impose son existence et sa réalité que par ce rapport, et je ne l’appréhende que par ce rapport30 ».
10C’est ici que l’antinomie encore kantienne du Livre I est abandonnée et dépassée au profit de sa version fichtéenne, et qu’elle reçoit sa formulation véritable. Elle ne porte plus sur la question de savoir si la liberté est possible ou non dans le monde, mais sur la réalité même du monde. Car si, d’un côté, la Croyance nous oblige à passer outre le Savoir et à croire en la réalité du monde extérieur, il ne reste pas moins, d’un autre côté, que la démonstration faite par le Savoir, de l’engendrement du monde extérieur par les lois de la pensée, demeure intacte, d’autant qu’il est bien apparu que le Moi seul, en fin de compte, échappait à toute dérivation des lois du penser, et se tenait hors de la représentation. Si bien que la primauté de la Croyance sur le Savoir ne détruit pas totalement ce dernier, et ne les empêche pas, à propos de l’existence du monde sensible, de donner lieu à une thèse et à une antithèse. La thèse du Savoir est que le monde sensible n’a pas d’existence en lui-même, qu’il n’est pas une chose en soi posée en dehors de nous pouvant nous affecter de l’extérieur. La Croyance oppose au Savoir l’antithèse que le monde sensible doit être tenu pour existant, sans quoi notre conscience morale perdrait tout sens. Ainsi, ni on ne peut renoncer à la thèse, car on ne peut la réfuter, ni on ne peut s’écarter de l’antithèse, car on n’en a pas le droit. Sans doute, la spéculation n’a pas le pouvoir de paralyser l’action, et il y a de ce fait une supériorité pratique de l’antithèse sur la thèse. Mais c’est justement là que s’indique l’originalité de cette antinomie : la supériorité que le devoir m’oblige à accorder à l’antithèse ne rend pas pour autant fausse la thèse. Que peut bien être alors le principe de sa résolution ?
11Au fond, ne vient-il pas lui aussi de m’être indiqué ? Car, si l’antithèse a l’avantage sur la thèse sans la supprimer, n’est-ce pas que la conciliation des deux ne peut s’effectuer que par la subordination de celle-ci à celle-là ? Fichte écrit en effet que « l’ensemble de notre penser est fondé par notre tendance même31 », c’est-à-dire que ce qui relève du savoir dérive de notre destination et s’explique par elle, comme le moyen est expliqué par sa fin. Il écrit bien en ce sens au début du Livre III : « [La tendance morale] est plus que tout savoir et plus élevé[e] que lui, et […] contient en soi le but final du savoir même32 ». Comprenons : si nous croyons à la valeur suprême de notre destination, il nous faut penser qu’elle est fixée par une raison infinie qui a tout proportionné dans le monde à cette fin, et que, par conséquent, toutes les lois que nous trouvons en nous ou hors de nous, la loi du devoir, les lois du penser, les lois de la nature, sont voulues et ordonnées conformément à « un plan de la raison33 ». Dans ce plan que la Raison infinie commande et que la Volonté infinie soutient, les deux premières lois, les lois en nous, sont précisément l’instrument dont la Volonté infinie se sert pour donner naissance aux troisièmes, qui concourent à former un monde sensible ordonné qui puisse être le même pour tous les êtres raisonnables finis. En effet, comme en l’absence de choses en soi nous affectant de l’extérieur, il n’y a pas d’influence réelle des êtres libres les uns sur les autres, mais seulement un monde « dans lequel ils croient [s’] influencer réciproquement34 », l’accord qui se fait entre eux doit être reconduit comme à son principe à la Volonté infinie, qui, par l’entremise des lois du penser, fait naître un monde commun pour eux, dans la mesure même où ces lois leur sont communes. « Cet accord de nous tous sur le monde sensible qui, comme sphère de notre devoir, doit être placé au fondement et est, pour ainsi dire, préalablement donné, […] cet accord est le résultat de la volonté Une, éternelle, infinie. […] Ce monde est le résultat de la volonté éternelle en nous. […] Seule la raison est ; la raison infinie en soi, la raison finie en elle et par elle. C’est seulement dans nos esprits que la volonté crée un monde ; ou du moins qu’elle crée ce à partir de quoi nous le développons et ce par quoi nous le développons35 ». Si les lois du penser ne suffisent pas à elles toutes seules à produire un monde commun, c’est parce qu’elles laissent pendante la question de savoir comment autrui fait son apparition dans mon monde. Puisque « tout ce qui pour moi existe, se développe purement et exclusivement à partir de moi-même, [que] je m’intuitionne partout moi-même et aucun véritable être étranger hors de moi, […] la question se pose de savoir comment [d’autres être libres] tombent dans mon monde et moi dans le leur. […] Quelle serait donc la loi en toi d’après laquelle tu pourrais développer, à partir de toi, les déterminations d’autres volontés absolument indépendantes de toi-même ? […] Cette connaissance mutuelle, cette action réciproque des êtres libres, qui a lieu dès à présent dans ce monde, est totalement inconcevable d’après les lois de la nature et du penser36 ». Je n’ai pas d’autre moyen pour le comprendre, que le sentiment du devoir et la voix intérieure de ma conscience, qui m’avertissent que dans telle représentation, se manifeste une liberté à respecter en face de moi. Ce n’est donc que la Volonté infinie qui, moyennant la voix de ma conscience qu’elle fait naître en moi, est opératrice de ma relation à l’autre. Fichte en donne la confirmation dans ce dernier passage : l’action réciproque des êtres libres « ne peut être expliquée que par l’Un, en lequel ils sont liés et d’après lequel ils sont pour soi séparés, par la volonté infinie qui les maintient et les porte tous dans sa sphère. Ce n’est pas immédiatement de toi à moi et de moi à toi que s’épanche la connaissance que nous avons l’un de l’autre ; pour nous, nous sommes séparés par une insurmontable ligne de partage. C’est seulement par notre source spirituelle commune que nous savons quelque chose l’un de l’autre. « Respecte ici l’image de la liberté sur la terre », me crie intérieurement la voix de cette volonté […] et cela seul est le principe au travers duquel je te reconnais37 ».
12Ce n’est que par là que nous accédons à la compréhension de l’être du monde sensible comme ensemble de sentiments et de représentations partagés, qui peut servir de support à l’échange et à la communication des êtres libres entre eux, c’est-à-dire être le medium à travers lequel ils peuvent se reconnaître et s’inciter mutuellement à l’action.
13Nous voyons mieux maintenant, par le biais de la question de l’être du monde, ce que veut dire être selon Fichte : être c’est être rationnel car seule la raison est, si bien qu’entre l’Être comme archi-principe et l’être du monde sensible, il n’y a pas de vraie rupture. Le monde sensible n’est pas un effet propulsé hors de sa cause, n’est pas le résultat d’une création à proprement parler, mais plutôt d’un déploiement continu, celui de l’être comme acte, et, au travers de cet acte, l’expression de la limitation de la raison finie par la raison infinie. Tout est l’irradiation et la manifestation d’une seule vie qui se répand partout. « Ta vie, ô Infini, écrit Fichte, […] est un vouloir se formant et se développant lui-même absolument par lui-même ; cette vie – rendue sensible aux yeux des mortels de diverses manières – s’infuse à travers moi dans toute l’immense nature. Elle se répand ici à grands flots, comme une matière se créant et se formant elle-même, à travers mes veines et mes muscles, et dépose hors de moi sa richesse dans les arbres, dans les plantes, dans l’herbe. La vie formatrice coule en un flux, un et continu38 ». S’il y a un monde qui peut et qui doit être dit extérieur, ce n’est pas parce qu’il y aurait une extériorité véritable, c’est parce que ce n’est pas moi qui le produis, mais la Volonté ou la Raison infinie à travers moi, et les effets dont je ne suis que l’instrument portent en eux-mêmes l’empreinte de cet Infini qui me dépasse et dont j’« émane39 », selon le terme même de Fichte.
Notes de bas de page
1 Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel d’après les principes de la Doctrine de la science, trad. Alain Renaut, Paris, PUF, 1984, p. 55-56.
2 Fichte/Schelling, Correspondance, Lettre de Fichte à Schelling du 15 janvier 1802, Paris, PUF, trad. M. Bienenstock, 1991, p. 143.
3 Alexis Philonenko, Métaphysique et politique chez Kant et Fichte, Paris, Vrin, 1997, p. 292 : « on sait que son idéalisme est sémantique (la conscience ne crée pas le réel, mais lui donne son sens). »
4 Alain Renaut, Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986, p. 159.
5 Fichte/Schelling, Correspondance, Lettre de Fichte à Schelling du 8 octobre 1800, op. cit., p. 106.
6 Ibid., Lettre de Fichte à Schelling du 27 décembre 1800, p. 106.
7 Ibid., p. 105.
8 Ibid., p. 105-106.
9 Ibid., p. 144.
10 Ibid., Lettre de Fichte à Schelling du 31 mai 1801, p. 121.
11 Ibid., Lettre de Schelling à Fichte du 3 octobre 1801, p. 131.
12 Fichte, La Destination de l’homme, trad. Jean Christophe Goddard, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 60.
13 Ibid., p. 77.
14 Ibid., p. 125.
15 Ibid., p. 136-137.
16 Ibid., p. 124.
17 Ibid., p. 133-134.
18 Ibid., p. 136.
19 Ibid., p. 137.
20 Ibid., p. 145.
21 Ibid., p. 145.
22 Ibid., p. 147-148.
23 Ibid., p. 146.
24 Kant, CRP, trad. Alain Renaut, Paris, GF, 2006, p. 283.
25 Ibid., p. 90.
26 Fichte, Ibid., p. 151.
27 Ibid., p. 152.
28 Ibid., p. 152-153.
29 Ibid., p. 154.
30 Ibid., p. 165
31 Ibid., p. 159.
32 Ibid., p. 152.
33 Ibid., p. 164.
34 Ibid., p. 210.
35 Ibid., p. 210-211.
36 Ibid., p. 209.
37 Ibid., p. 209-210.
38 Ibid., p. 225.
39 Ibid., p. 207.
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