Philosophie transcendantale et ontologie
p. 23-31
Texte intégral
1La question de l’articulation entre philosophie transcendantale et ontologie est sans doute la plus complexe que la philosophie fichtéenne nous propose ; c’est la question par excellence qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre et à laquelle doivent se confronter tous les commentateurs, la question qui suscite les controverses et autour de laquelle se définissent les fronts, peut-être aussi le point de lumière permettant d’appréhender dans l’unité d’une vision la perspective qui commande l’inépuisable production de systèmes, caractéristique du geste fichtéen. Pour se mettre en position de trancher le débat, point ne suffit en effet de s’arrêter à la lettre des systèmes que Fichte s’est délibérément plu à multiplier et qui égrènent leur discontinuité au fil de sa trajectoire personnelle. Il est au contraire nécessaire de retrouver le souffle qui leur a donné vie, d’identifier l’esprit qui préside à leur génération, de surmonter les divers écueils placés à dessein pour forcer le lecteur ou l’auditeur à penser par lui-même, de se mettre en quelque sorte au poste de commande où se décident les stratégies terminologiques, argumentatives et méthodologiques.
2Considérée avec un peu de recul, la carrière de Fichte est marquée par un événement fondamental, catastrophique, introduisant de l’extérieur un point de rupture majeur. Il ne s’agit pas tant de l’accusation d’athéisme avec son cortège de conséquences désastreuses, et notamment la perte pour Fichte d’un poste officiel prestigieux lui assurant à la fois une source de revenus stables et une sphère d’influence considérable : ce sont là des dommages collatéraux auxquels Fichte n’a pas dû rester totalement insensible mais auxquels il n’a probablement accordé qu’une attention secondaire. Autrement profonde fut la blessure éprouvée à l’attaque en règle menée en marge de la Querelle de l’athéisme par Jacobi, dans sa fameuse Lettre à Fichte1, avec notamment l’accusation de nihilisme adressée à la Doctrine de la Science. Selon le diagnostic établi par l’apôtre de la non-philosophie, la Doctrine de la Science constituerait en effet le fleuron de la tendance nihiliste à l’œuvre dans la tradition philosophique occidentale, sa supériorité par rapport aux tentatives précédentes consistant dans sa radicalité inouïe, portant à son comble le travail de sape d’une raison coupée de ses racines. S’arrachant par abstraction et réflexion au monde de la vie, la philosophie fichtéenne prétend parvenir à retrouver celui-ci au terme de son entreprise de justification de la doxa ; seulement, objecte Jacobi, le monde qu’elle rejoint au terme de la voie spéculative, loin d’être le monde de la vie initial, n’est qu’une dépouille inerte, car la vaine jonglerie de concepts à laquelle elle se livre n’est, en son essence, qu’une vaste entreprise de néantisation, visant, dans son hybris prométhéenne, à un arraisonnement sans reste du réel, dont toute aspérité, toute altérité seraient soigneusement éliminées, systématiquement phagocytées. Le résultat navrant de ce processus de rationalisation est un monde démystifié, transparent, désenchanté. L’homme se retrouve irrémédiablement et désespérément seul face à son ego surdimensionné qui s’est substitué à Dieu. Jacobi résume dans des formules saisissantes le résultat auquel conduirait selon lui la philosophie fichtéenne : au terme de l’entreprise de justification de la doxa, « Psyche [alias le Moi] connaît maintenant le secret qui, si longtemps tortura de façon insupportable sa curiosité. Elle sait maintenant, la bienheureuse, que tout, en dehors d’elle, est Néant, et qu’elle n’est elle-même qu’un fantôme, qui n’est même pas le fantôme de quelque chose, mais un fantôme en soi, un Néant réel, un Néant de la réalité2 ». Quant à Dieu, il n’y a pas même lieu de proclamer sa mort : il n’a jamais existé.
3Face à ce procès en règle, Fichte se devait de réagir. Il n’aura de cesse de trouver la réponse appropriée ; ce sera la préoccupation majeure qui motivera jusqu’à la fin tous ses efforts. Accusé d’être l’exemple le plus abouti, dans la tradition occidentale, de fossoyeur du réel, il lui faut insister sur la dimension ontologique de sa pensée. Est-ce à dire qu’il faille enregistrer un tournant ontologique chez lui, et que la présence dès lors d’un langage lourdement ontologique soit à interpréter comme l’indice d’un changement systématique majeur ?
4Selon un modèle interprétatif largement répandu, Fichte serait passé d’une première phase, que l’on pourrait caractériser comme une philosophie de la conscience, à une philosophie dite de l’absolu. C’est le modèle que l’on trouve par exemple chez Luigi Pareyson, le père des nouvelles études fichtéennes en Italie, qui, dans la partie conclusive de son fameux ouvrage intitulé Fichte – il sistema della libertà (1976), consacré pour l’essentiel à la présentation de la Doctrine de la Science Nova Methodo, précisément conçue comme « système de la liberté », esquisse sa conception du passage à la philosophie de l’absolu3 à laquelle il entendait consacrer un second ouvrage qu’il n’a jamais réalisé4. La thèse de Pareyson est que Fichte serait passé de l’affirmation de « l’idéalité de l’absolu », caractéristique de « l’absolutisation de l’esprit fini » marquant le premier système, à l’affirmation de la « réalité de l’absolu », donnant à sa philosophie une coloration désormais résolument religieuse5. Pareyson reste très prudent : ce passage ne peut pas être considéré comme un « tournant », car la « nouvelle » philosophie de Fichte ne serait pas « une autre philosophie », et ce n’est pas sans hésitation qu’il pense pouvoir adopter l’expression de « système de l’absolu », ou de « philosophie de l’absolu », compte tenu de l’attachement de Fichte à une approche critique6. Avec l’introduction d’un absolu réel, modification qu’il est loin de considérer comme « légère » et qu’il qualifie même de « vraiment fondamentale », tous les traits fondamentaux de la pensée fichtéenne seraient certes « repris », mais n’en seraient pas moins « transposés », voire « transfigurés7 ».
5 Cette thèse, largement représentée dans la littérature secondaire en des termes souvent moins circonspects que ceux utilisés par Luigi Pareyson, oblige celui qui veut se confronter à la question de l’articulation entre philosophie transcendantale, ou philosophie critique, et ontologie à affronter le délicat problème, constamment résurgent, de la continuité de l’entreprise fichtéenne, ballotté entre le danger de vouloir transposer sur une version de la Doctrine de la Science le champ sémantique et la grammaire propre à une version antérieure ou postérieure, et le danger inverse de fragmenter l’entreprise fichtéenne en autant d’œuvres isolées, sans communication, dont il se bornerait à restituer la singularité propre, qu’il s’agirait de préserver de toute contamination.
6Quelles que puissent être les déclarations de Fichte à propos de la continuité ou de la non-continuité de son entreprise, et quelles que puissent être les bonnes raisons stratégiques qui peuvent l’avoir guidé dans sa pratique du polyglottisme, il convient donc d’examiner si un changement conséquent ne se fait pas jour, éventuellement subrepticement, dans la gestion de l’articulation entre épistémologie et ontologie. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous nous proposons dans cette contribution d’examiner sur quelques œuvres occupant une position clé dans l’itinéraire fichtéen la façon dont s’articulent les perspectives transcendantale et ontologique.
La dimension épistémologique des principes de la Grundlage
7La première version de la Doctrine de la Science, la Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, que nous rendrons en français suivant la traduction d’Alexis Philonenko par Les Principes, se présente comme une redoutable machine dialectique développant tour à tour diverses positions qui se voient partiellement adoptées mais dont le caractère unilatéral appelle un correctif. Le lecteur ou l’auditeur est ainsi amené au fil de ce jeu de correctifs à embrasser puis à rejeter les diverses figures spéculatives systématiquement possibles, correspondant d’ailleurs très largement à l’éventail des positions philosophiques historiquement défendues, dont l’insuffisance respective apparaît à l’incapacité de lever une contradiction initiale à résoudre. Ce processus d’évincement prend fin avec l’identification de l’unique position capable, tout en intégrant les multiples avancées opérées en cours de démarche, de lever entièrement la difficulté : la philosophie transcendantale.
8Ce bref aperçu du dispositif mis en œuvre dans les Principes fait apparaître que la vérité doit être présente dès le début, mais encore indistinctement mêlée à l’erreur. La fonction de la subtile dialectique des systèmes à laquelle la Doctrine de la Science sert de cadre est de conduire chacun à faire le départ entre le vrai et le faux. Selon le procédé décrit dans la Doctrine de la Science nova methodo8 et, de façon plus élaborée, dans la seconde leçon de l’Initiation à la vie bienheureuse9, l’exposé philosophique consiste à partir de l’erreur pour démasquer progressivement la part de vérité qu’elle contient par l’exclusion systématique du faux.
9En vertu de ce principe de composition, il est clair, comme l’a très bien montré Alexis Philonenko10, que les trois principes, tels qu’ils sont présentés en début d’exposition, sont en quelque sorte l’expression du faux, en ce sens que leur part de vérité n’a pas encore été dégagée. Ce n’est que dans la partie pratique, une fois ramenés au statut d’« idée11 », que leur signification profonde se dévoile, en tant que principes à portée purement épistémologique et dont la dimension ontologique est uniquement dérivée. De toute évidence, le dispositif mis en place dans la première version de la Doctrine de la Science vise à dénoncer l’illusion transcendantale d’une raison non consciente de ses limites et le thème ontologique est subordonné au thème épistémologique.
Le statut du « substrat solide du monde intelligible pour le monde empirique » dans la Doctrine de la Science nova methodo
10Dans la seconde version de son système, Fichte, qui peut s’appuyer sur les résultats obtenus dans la Grundlage, relègue la dialectique des systèmes en introduction et déplace le poids de l’investigation, dont le « but principal », selon une déclaration capitale, consisterait désormais dans la recherche d’un « substrat solide du monde intelligible pour le monde empirique » (festes Substrat der intelligiblen Welt für die empirische12). La question qu’il s’agit pour nous de creuser est celle du poids ontologique de cette recherche de substrat.
11La Doctrine de la Science Nova Methodo comprend deux parties. La première s’ouvre sur la mise en œuvre d’une structure, la conscience, et la démarche consiste en la mise en évidence des conditions qui ont dû être remplies pour permettre cette structure. Dans cette analyse transcendantale des conditions de la conscience, le philosophe met en suspens le plan ontologique. Il ne s’intéresse pas au quoi (à la Was-Frage) mais au comment (à la Wie-Frage). Selon une déclaration méthodologique particulièrement claire, le philosophe procède « par auto-observation du comment13 ». La démarche parvient à son terme avec la découverte d’une condition suprême permettant d’échapper au cercle dans lequel elle est tombée par la mise en évidence de conditions contradictoires et de garantir l’exhaustivité des conditions énumérées. La seconde partie consiste en une genèse artificielle de la conscience. Partant de la condition suprême, il s’agit d’assister à la naissance de la structure mobilisée au début de la première partie par l’intégration des diverses conditions déduites en première partie. Cette seconde partie parvient à son terme avec la mise en place d’une synthèse quintuple qui constitue la structure portante de cette version du système et à l’intérieur de laquelle chaque terme se trouve en relation d’action réciproque avec tous les autres : le Moi (centre de la synthèse), l’âme (déterminé de la série idéale), le monde des esprits, soit la communauté humaine ou la société (déterminable de la série idéale), le corps propre (déterminé de la série réelle) et la nature (déterminable de la série réelle).
12Comment à l’intérieur d’une telle structure dont chaque terme semble devoir jouir d’une égale dignité, l’un d’eux peut-il être dit substrat de l’un des autres ? Et en quel sens entendre la supériorité de la condition « suprême » ? La synthèse quintuple correspond à la structure de la conscience commune. Rien ne s’oppose donc à ce que l’un des termes de cette synthèse ne soit déclaré substrat des autres. C’est au contraire le sens de l’enquête philosophique – tel qu’il est décrit par Fichte, par exemple en introduction à la Doctrine de la Science nova methodo, et critiqué par Jacobi dans sa Lettre à Fichte14 –, s’appuyant sur la conscience commune pour laquelle moi et monde se présentent indissociablement liés dans une sorte de dualité primitive, d’isoler par abstraction l’un des termes de cette dualité, moi ou monde, de l’élever en principe, et de chercher à partir de ce principe à reconstruire l’autre terme de la dualité qui a été nié. Telle est précisément la structure qui commande la Doctrine de la Science nova methodo : partant de la conscience commune, il s’agit dans un premier temps d’en identifier la condition suprême, appelée dans cette version du système « volonté pure », puis dans un second temps d’en reproduire artificiellement la genèse, soit de montrer comment la volonté pure, dans son processus de sensibilisation, donne naissance à une conscience commune pour laquelle monde sensible et intelligible se voient attribués une égale dignité. En quel sens alors, ontologique ou épistémologique, entendre le terme de substrat ?
13Le fait que la volonté pure soit dite condition suprême ne traduit pas une supériorité ontologique, mais en souligne l’importance stratégique dans la chaîne des conditions transcendantales de la conscience. Elle est la condition suprême à la fois parce qu’elle dénoue une difficulté qui met en danger toute la chaîne déductive et parce qu’elle en assure l’exhaustivité. Mais elle est une condition transcendantale au même titre que toutes les autres, et ce n’est donc qu’au titre de principe d’explication de la conscience qu’elle est dite substrat du monde intelligible pour le monde sensible. Elle est la condition suprême dans le processus d’auto-observation du Comment et, selon la ligne argumentative suivie dans cette version de la Doctrine de la Science, n’est pas reliée à la Was-Frage. La fonction épistémologique est première, la fonction ontologique seulement dérivée. À la fin de la démarche, la conscience artificielle du philosophe rejoint la conscience commune mise en œuvre en début d’ouvrage. Elle en partage la structure ontologique et opère le même découpage entre monde sensible et intelligible, à cela près que le philosophe, en reliant vouloir pur et synthèse quintuple, s’est assuré de la capacité du vouloir pur à servir de substrat pour le monde sensible. Le vouloir pur fonctionne comme un point d’appui transsubjectif, comme un absolu actuel existant par-delà le moi fini, mais il n’est lui-même introduit qu’à titre de principe d’explication de la conscience. L’ontologie est toujours seconde, tributaire d’une perspective épistémologique, et c’est en ce sens que l’on peut parler d’une ontologie transcendantale.
La Destination de l’homme : un tournant vers l’ontologie ?
14L’étude des deux premières versions de la Doctrine de la Science nous a permis de constater une nette prééminence des considérations d’ordre épistémologique dans la philosophie fichtéenne de l’époque de Iéna, non pas, notons-le bien, que le plan ontologique en soit absent, au contraire, il est toujours déjà présupposé, mais le propre de l’enquête philosophique est précisément de s’en détacher, de quitter le plan du quoi pour poser la question du comment. Qu’en est-il maintenant dans la Destination de l’homme, première réponse publique proposée par Fichte à la Lettre ouverte de Jacobi. Cette œuvre a souvent été considérée comme marquant un point de rupture dans l’itinéraire fichtéen. Dans la tradition francophone, on peut par exemple renvoyer à l’interprétation de Martial Gueroult qui parle à propos de ce texte d’un « tournant décisif15 ». Dans la Destination de l’homme, la Doctrine de la Science passerait, selon lui, « d’un point d’appui subjectif à un point d’appui transsubjectif, de l’idéalité à l’actualité de l’absolu16 » : l’introduction au troisième livre du concept de force étrangère ferait désormais du suprasensible « un actuel [existant] au-delà du moi fini17 ». Il y aurait beaucoup à redire concernant ce modèle interprétatif, à relents fortement hégéliens. En particulier, Gueroult ne semble pas se soucier du mode dont le concept de force étrangère sur lequel il s’appuie est introduit. Il n’est certainement pas anodin que ce concept intervienne dans un livre intitulé « Croyance », et non pas au livre consacré au « Savoir ». Nous ne nous soucierons pas ici d’entrer dans le détail de son argumentation ; l’unique point qu’il nous importe ici de souligner, c’est l’idée que l’on assisterait dans la Destination de l’homme à un changement majeur d’orientation de la Doctrine de la Science, impression déjà largement partagée à l’époque de Fichte par ses contemporains. En réaction à l’accusation d’athéisme, Fichte se serait vu amené à opérer des changements majeurs dans sa position concernant ni plus ni moins que le statut de l’absolu, et, selon la thèse de Gueroult, serait passé « de l’idéalisme au réalisme18 ». Il est tout de même étonnant que Fichte ne se soit pas aperçu de ce petit détail ! Et que faut-il entendre par « point d’appui transsubjectif » ? Fichte se voit-il ainsi imputer l’idée baroque d’avoir troqué l’idéalisme transcendantal contre une ontologie transcendante de style précritique ? Le changement de paradigme serait de fait bien radical ! Et que dire de l’étrangeté du concept de « force étrangère » ? Nous nous trouverions effectivement face à un cas d’apostasie aggravée ! Et quelle mauvaise foi de la part de Fichte lorsqu’il écrit dans l’Avant-propos de ce texte que l’on n’y trouverait rien « qui ne soit déjà exposé dans d’autres écrits du même auteur19 » ! Ou bien faut-il admettre un cas monumental de cécité intellectuelle ? Fichte aurait-il oublié avoir été encore quelques mois plus tôt le défenseur d’un immanentisme radical ?
15Dans un article consacré à la place de la Destination de l’homme dans l’itinéraire fichtéen, paru il y a bientôt vingt ans, nous nous étions appliqués à montrer la parfaite inscription de cet ouvrage dans la philosophie de l’époque de Iéna, et notamment l’attachement à une philosophie de la religion d’inspiration fortement kantienne dont l’originalité consisterait pour l’essentiel en la systématisation et l’unification des postulats kantiens grâce à l’extension du postulat de la liberté20. En particulier, nous avions cherché à montrer que le troisième postulat était compris sous le premier, celui de la liberté, et qu’à travers la résurgence de la problématique du substrat, on retrouvait dans la Destination de l’homme une constellation étroitement parallèle à celle de la Doctrine de la Science nova methodo, le Dieu du troisième livre occupant très exactement la position dévolue au vouloir pur dans la Doctrine de la Science nova methodo. Nous nous bornerons ici à rappeler les conclusions auxquelles nous étions parvenus. Nous demandions si l’équation ainsi obtenue ne se faisait pas au prix d’une grave équivoque, car dans la Doctrine de la Science nova methodo, le vouloir pur n’avait été déclaré substrat du monde intelligible que dans un sens strictement épistémologique. Or l’identification du vouloir pur à Dieu ne nous conduit-elle pas à nous faire insensiblement passer du plan épistémologique au plan ontologique ? Pour parer à l’objection, il nous avait paru nécessaire d’insister sur le statut du discours développé au troisième livre : l’idée d’un lien entre toutes les entreprises humaines, d’une harmonie entre les diverses destinations humaines qui s’entrecroisent, bref l’idée d’un ordre moral ne relève que du discours de la croyance, non de celui du savoir. L’ontologie pratique fondée sur ce discours de la croyance reste parfaitement transcendantale et Dieu ne peut être dit support transsubjectif de la communauté humaine qu’au titre d’une idée transcendantale de la raison pratique. L’affirmation du postulat de l’existence de Dieu au troisième livre de la Destination de l’homme s’inscrit dans l’analyse des réquisits de la destination morale posée avec le postulat de la liberté. Ce postulat est tout aussi nécessaire que le postulat de la liberté et donc nécessairement inclus en lui en tant que condition de réalisation du règne de la liberté. Il peut donc bien lui aussi être qualifié de « principe d’explication ».
Statut de l’« ontologie et la métaphysique les plus profondes » dans l’Initiation à la vie bienheureuse
16Le dernier ouvrage que nous examinerons dans cette contribution est l’Initiation à la vie bienheureuse, le texte fichtéen sans doute le plus connu du public francophone et qui a servi d’inspiration à des philosophes aussi divers que Henri Bergson, Michel Henry ou Gilles Deleuze.
17Dans cet ouvrage, Fichte fait une nouvelle tentative pour parer à l’accusation de nihilisme. Il ne s’agit ici pour lui ni de mettre en lumière une confusion commise par ses détracteurs, ni de singer sa propre philosophie comme dans la Destination de l’homme, pour amener dialectiquement à une juste compréhension du rapport entre vie et spéculation. L’Initiation propose en quelque sorte une preuve par l’acte. Accusé de s’être irrémédiablement coupé du monde de la vie et de n’être plus aux prises qu’avec des fantômes, Fichte s’emploie à démontrer que sa philosophie est de part en part portée par la vie. Il choisit pour ce faire la voie populaire, c’est-à-dire que du couple vie-spéculation, il ne retient que la vie, s’interdisant tout recours à la spéculation, qui, par essence, s’écarte de la vie, et lui substitue le sens inné de la vérité. Son objectif est de brosser un tableau du quoi sans le comment.
18Nous ne nous attarderons ici ni sur la spécificité de l’Initiation à la vie bienheureuse – et en particulier son caractère religieux prononcé – indissociablement liée à la forme populaire adoptée, ni sur le fait que le rôle qu’elle accorde à la vie corresponde structurellement à celui qui lui était dévolu dès la Begriffsschrift (continuité du quoi), mais nous nous limiterons à nous interroger sur la transcendantalité de la position défendue. Notre question est la suivante : Quel est le statut de la métaphysique de la vie présentée à la première leçon, approfondie ensuite à la troisième leçon de l’Initiation, et dont Fichte nous dit au début de la seconde leçon qu’elle présente « l’ontologie et la métaphysique les plus profondes » qui soient21 ? Y a-t-il lieu de constater un affaiblissement du thème transcendantal, éventuellement sous l’influence des entreprises philosophiques concurrentes de Schelling et de Hegel, et Fichte passerait-il subrepticement d’une philosophie de la conscience à une philosophie de l’absolu, selon le modèle esquissé notamment par Martial Gueroult et par Luigi Pareyson ? Bref, quel est le statut du principe de la vie, peu importe qu’il soit qualifié de Dieu ou d’être ? Fichte fait-il le grand écart et, partant, à l’instar d’un Schelling, de l’Absolu, régresse-t-il d’une ontologie transcendantale à une ontologie précritique ? En quel sens par exemple interpréter le passage suivant, que nous citons dans la nouvelle traduction, publiée récemment chez Vrin sous la direction de Patrick Cerutti : « L’être vrai et propre ne devient pas, n’advient pas, ne procède pas du non-être. […] Il vous faut en fin de compte toujours aboutir à un être qui là n’est pas devenu et qui précisément pour cette raison n’a besoin d’aucun autre pour son être, mais qui est là absolument par soi-même, de soi et à partir de soi, lui-même. C’est dans cet être, auquel il vous faudra tôt ou tard vous élever à partir de tout ce qui devient, que vous devez maintenant, comme je vous le demande, vous fixer solidement dès le départ22 » ? Comme dans les Principes de la Doctrine de la Science, comme dans la seconde partie de la Doctrine de la Science nova methodo, comme dans les versions de la Doctrine de la Science postérieures à la Querelle de l’athéisme, Fichte part, dans l’Initiation à la vie bienheureuse, de l’Absolu, mais sans que cela ne préjuge en rien du statut de cet Absolu. Certes, en raison du caractère populaire de cet écrit, Fichte ne s’étend-il pas sur le mode sur lequel ce principe est posé, les indications qu’il livre sont toutefois suffisamment claires pour qu’aucun doute ne soit permis. C’est ainsi que Fichte écrit à la première leçon que « l’un et immuable est compris comme fondement d’explication (Erklärungsgrund) de nous-mêmes et du monde23 ». À la troisième leçon, il est encore plus explicite : du point de vue de l’existant, il est impossible d’expliquer la génération de l’existence à partir de l’être, car l’existant se trouve toujours déjà existant, et il lui est impossible « de transcender l’existence » (über das Dasein hinauszugehen),24 bref, l’être n’est jamais qu’une idée produite nécessairement par l’existant pour expliquer la génération de l’existence. Dans l’Initiation à la vie bienheureuse, Fichte reste fidèle à la perspective transcendantale qui commande son ontologie (au Wie selon lequel le Was est posé), c’est toujours la finitude ancrée dans le monde de la vie qui pose l’infinitude comme son principe d’explication, et l’ontologie est toujours seconde par rapport à la perspective épistémologique.
Conclusion
19Nous sommes parvenus au terme de notre investigation, qui portait sur quatre textes clés de Fichte et qui demanderait impérativement à être complétée par la prise en compte de versions tardives de la Doctrine de la Science. La démarche suivie nous a livré de précieux enseignements à l’égard de notre problématique. L’examen des deux premières versions de la Doctrine de la Science nous a fait découvrir deux exemples conséquents de l’immanentisme radical développé par Fichte sous l’étiquette d’idéalisme transcendantal, ou de philosophie transcendantale. L’enquête transcendantale n’implique nullement la suppression de l’ontologie, car la conscience n’est pas son propre support, elle est toujours déjà supposée. Selon l’une des formules les plus connues de Fichte, « nous ne sommes pas les législateurs de l’esprit humain, mais seulement ses historiographes25 ». Le programme transcendantal se meut toujours sur fonds du monde de la vie. Mais sa caractéristique est de mettre en suspens ce monde de la vie et, d’une façon générale, la question ontologique. La Doctrine de la Science procède à une analyse strictement transcendantale de la conscience, et si elle cherche à expliquer la genèse d’un hors-conscience, c’est en restant toujours enfermée à l’intérieur des limites de la conscience. Aussi le principe qu’elle établit ne vaut-il qu’au titre d’idée de la raison. Fichte dit plus volontiers : de principe d’explication de la conscience. Ce principe à fonction épistémologique se voit secondairement conférer une valeur ontologique dans la mesure où la chaîne déductive permet effectivement de le relier à la synthèse quintuple structurant la conscience ordinaire.
20Les deux autres textes qui ont retenu notre attention parce qu’ils sont généralement considérés comme illustration exemplaire du changement radical opéré par Fichte suite à la Querelle de l’athéisme offrent les deux premières réponses publiques de Fichte à l’accusation de nihilisme. Dans la Destination de l’homme, le but est de présenter les résultats de la Doctrine de la Science d’une manière qui soit particulièrement accessible à Jacobi, selon un dispositif susceptible de convaincre celui-ci de leur accord tant sur le plan du savoir que de la croyance ; c’est ce qui explique le caractère en partie parodique, voire auto-parodique de cet écrit. Mais l’enseignement délivré, et en particulier la doctrine de la religion qui y est développée, s’accordent parfaitement avec les résultats des deux premières versions de la Doctrine de la Science, et le Dieu dont il est question au troisième livre remplit exactement le même rôle que le vouloir pur dans la Doctrine de la Science nova methodo au titre de substrat du monde intelligible pour le monde sensible. Enfin, dans l’Initiation à la vie bienheureuse, œuvre à caractère fondamentalement apologétique et appartenant à une phase de consolidation dans laquelle Fichte juge prioritaire d’éclairer le public sur le contenu de la Doctrine de la Science (la question du Was) et laisse de côté la question plus proprement philosophique de la genèse (la question du Wie), l’accentuation du thème ontologique n’a rien d’étonnant, elle est tout simplement liée à la nature de la doctrine de la religion dont cet ouvrage relève. Nous avons toutefois tenu à souligner que même dans ce cas, l’ontologie déployée conserve son caractère transcendantal, étant expressément présentée comme un simple « principe d’explication » de la conscience.
21Au regard des textes passés en revue, non seulement nous n’avons rien rencontré qui vienne soutenir l’idée d’un tournant dans la position fichtéenne, suite aux attaques auxquelles la Doctrine de la Science s’était vue soumise, mais au contraire nous avons constaté que, malgré la pression exercée sur le pan ontologique de sa doctrine, Fichte ne dévie pas de sa ligne. Contrairement à ses adversaires philosophiques, et ici nous ne pensons pas seulement à Jacobi mais également à Schelling et à Hegel, Fichte s’obstine à ne pas partir de l’absolu mais de la conscience finie, continue de se mouvoir sur un plan strictement transcendantal, et reste parfaitement fidèle à l’enseignement qu’il dispensait dès les Principes de la Doctrine de la Science.
Notes de bas de page
1 « Lettre de Jacobi à Fichte » in Jacobi, Lettre sur le nihilisme et autres textes [= LN], trad. Ives Radrizzani, Paris, GF, 2009, p. 41 – 114 (pour le texte allemand, nous renvoyons à l’édition de référence de l’Académie bavaroise des sciences, Fichte-Gesamtausgabe [= GA], éd. Reinhard Lauth et Hans Jacob à partir de 1973, Hans Gliwitzky, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962 – 2011, 42 vol. ; cf. GA III, 3, p. 224 – 281).
2 LN, p. 61 (GA III, 3, p. 238).
3 Luigi Pareyson, Fichte. Il sistema della libertà, Milan, Mursia, 1976, p. 403 – 416.
4 Cf. notamment id., p. 9.
5 Id., p. 408.
6 Id., p. 407.
7 Id., p. 407 – 408.
8 Cf. Johann Gottlieb Fichte, La Doctrine de la Science Nova Methodo, suivi de Essai d’une nouvelle présentation de la Doctrine de la Science [= DSNM], trad. Ives Radrizzani, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989, p. 160 (GA IV, 2, p. 107 sq.).
9 Cf. Johann Gottlieb Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse ou encore la doctrine de la religion [= VB], trad. Patrick Cerutti, Jean-Christophe Lemaitre, Alexander Schnell, Frédéric Seyler, Paris, Vrin, 2012, p. 59 – 60 (GA I, 9, p. 71).
10 Cf. Alexis Philonenko, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, Vrin, 19802, p. 105.
11 Cf. Johann Gottlieb Fichte, Œuvres choisies de philosophie première – Doctrine de la Science (1794 – 1797), trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 19802, p. 143 (GA I, 2, p. 409).
12 DSNM, p. 203 (GA IV, 2, p. 150).
13 DSNM, p. 75 (GA IV, 2, p. 33).
14 Cf. DSNM, p. 54 sq. (GA IV, 3, p. 333 sq.) et LN, p. 47 sq. (GA III, 3, p. 226 sq.).
15 « La Destination de l’Homme », in : Martial Gueroult, Études sur Fichte, Paris, 1974, p. 72.
16 Martial Gueroult, L’évolution et la structure de la doctrine de la science, Paris, 1930, tome 1, p. 379.
17 Art. cit., p. 94.
18 Op. cit., p. 379 – 380.
19 Johann Gottlieb Fichte, La destination de l’homme, trad. Jean-Christophe Goddard, Paris, Flammarion, 1995, p. 47 (GA I, 6, p. 189).
20 Ives Radrizzani, « La place de la Destination de l’homme dans l’œuvre fichtéenne », in Revue Internationale de Philosophie, 1998/4, p. 665-696.
21 VB, p. 53 (GA I, 9, p. 67).
22 VB, p. 81 (GA I, 9, p. 85).
23 VB, p. 44 (GA I, 9, p. 62).
24 Cf. VB, p. 86 (GA I, 9, p. 88).
25 « Sur le concept de la Doctrine de la Science ou de ce que l’on appelle philosophie », in Johann Gottlieb Fichte, Essais philosophiques choisis (1794 – 1795), trad. Luc Ferry et Alain Renaut, Paris, Vrin, 1984, p. 66 (GA I, 2, p. 147).
Auteur
Académie Bavaroise des Sciences
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