Se coiffer au Moyen Age ou l’impossible pudeur
p. 279-290
Texte intégral
1Le discours médiéval s’applique à définir et à contraindre une féminité qu’il juge coupable et dangereuse. Il propose alors une série d’indices concrets, visuels, susceptibles d’aider l’homme à déchiffrer cette femme mystérieuse et rusée dont il est si difficile de déjouer les pièges. Dans le même temps, il édicte les normes du comportement pudique que les filles d’Eve se devront de respecter pour préserver leur réputation et celle de leur lignée. Ainsi, les sermons, les textes didactiques, mais aussi, de façon plus subtile, les textes satiriques, présentent une mise en signes de la féminité coupable ou vertueuse ; ils forgent un système de représentation où tout, dans la démarche, la gestuelle, la parure féminines, devient signifiant.
2Dans ce cadre, la chevelure a aussi son rôle à jouer. L’étude des textes qui lui sont consacrés, le passage en revue des coiffures prohibées, permettent de mettre à jour certaines évolutions majeures dans la pensée de la féminité coupable, mais aussi d’ouvrir une fenêtre sur des représentations et hantises immuables. Il semble en effet qu’autour d’une tresse ou d’un hennin rôdent tous les fantômes et les monstres d’un imaginaire séculaire de la féminité...
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3Les textes, mais aussi l’iconographie, permettent en premier lieu de voir progressivement se substituer une critique de la coiffure à l’antique rejet de la chevelure. L’action de se coiffer devient, au fil du temps, et en particulier au xiiie siècle, l’image même de l’impudeur.
4On le sait, la chevelure est très tot apparue comme un des attributs majeurs de la féminité impure. Parce qu’elle encadre et enlumine le visage, parce qu’elle est proche des yeux, mais surtout parce qu’elle est perçue comme élément originel, naturel, sauvage, elle fascine et obsède. Très vite s’établit la relation: chevelure = féminité = faute, et c’est le cheveu libre qui, dans sa sauvagerie et son mouvement, va symboliser le caractère indompté, « deslié », « desvé », « venteux » de la féminité. Eve, la première Marie-Madeleine, les sirènes, les figures de la Luxure ont en commun leurs longs cheveux déployés, qui semblent relever de la même symbolique que la nudité : les premières représentations de la Luxure montrent la femme dans sa corruption originelle, nue, les cheveux flottants, le plus souvent mordue par un serpent ou un crapaud1. Cette symbolique de la chevelure libre est bien visible jusqu’au xiie siècle, époque à laquelle Honorius Augustodunensis2 écrit :
En vertu des préceptes des bienheureux Pierre et Paul, dans les églises, que les femmes soient voilées. Et ceci pour trois raisons : la première, le Diable en faisant ses pièges, pour éviter que l’âme des hommes ne soit prise au filet de leur chevelure dénouée. Deuxièmement pour éviter que certaines d’entre elles ne s’enorgueillissent de la beauté de leurs cheveux alors que d’autres seraient enlaidies parce qu’ils seraient vilains. Troisièmement, pour nous remémorer la faute du premier péché qui est advenu par la femme. (PL 172, col. 589)
5On retrouve ici des idées devenues topoi dans le discours médiéval sur la chevelure: élément sauvage et originel, elle est symboliquement liée au péché d’Eve; elle constitue un nid idéal pour les démons, un piège, une toile d’araignée dans laquelle viendront se prendre les hommes séduits ; principe de la beauté, elle suscite l’orgueil.
6Pourtant, il semble qu’à partir du xiiie siècle la coiffure devienne plus scandaleuse et dangereuse que la chevelure elle-même. En effet, la fin du Moyen Age surtout semble préférer à l’image de la femme nue suppliciée celle, certainement dérivée de la première vision de la Prostituée de Babylone dans l’Apocalypse, d’une femme souvent richement vêtue, se coiffant et se mirant3. Plus généralement, dans les représentations des figures emblématiques de la faute, le vêtu succède au nu comme la coiffure succède à la chevelure. Se développe au même moment le modèle de la femme au miroir. Toutes les figures séductrices et dangereuses de la féminité sont, dans l’iconographie comme dans la littérature, présentées en train de se mirer et de se coiffer. Ainsi, le motif de la sirène à peigne et à miroir apparaît en Europe au xiiie siècle4 ; la Grande Prostituée de l’Apocalypse, dans la tapisserie d’Angers, a perdu son calice, ses bijoux, sa robe écarlate, et possède désormais un peigne et un miroir5, tout comme Mélusine, quand on la représente en dragonne ou sirène inquiétante6. Intéressant sur ce point est le léger travestissement que le chevalier de La Tour Landry7 fait subir à l’épisode biblique de la séduction de David par Bethsabée. Sa cause n’est plus la nudité, offerte à la vue lors du bain, mais la coiffure :
Et tout ce pechié vint pour soy pingnier et soy orguillir de son beau chief, dont maint mal en vint. Sy se doit toute femme cachier et céleement soy pingner et s’atourner [...]. (LXXVI, p. 154-155)
7Enfin, dans les sermons, la coiffure prend une place importante. Elle vient s’insérer dans une critique de la coquetterie, qui devient le péché de femme par excellence au xiiie siècle8.
8Un tel changement est révélateur. Certes, il est probablement à mettre en relation avec la complication et la sophistication croissantes des coiffures, dont témoignent les travaux des historiens. Mais il permet surtout de mettre en lumière une mutation profonde dans la conception du corps, de la sexualité, et de la faute. En effet, le xiiie siècle se caractérise par l’acceptation d’une sexualité raisonnée, « naturelle », dans le cadre du couple qui respecte les « biens du mariage ». La Nature, le corps, ne sont plus tant liés à la sauvagerie originelle, à la bestialité et à la faute. L’impudeur vient au contraire désormais se nicher dans le contre-nature. Est condamnable alors tout ce qui relève de l’artifice, d’une négation ou d’une réfection orgueilleuse et blasphématoire de la Création. Or, la coiffure devient le symbole même de l’artifice et de l’impudeur parce qu’elle apparaît comme une construction savante, un travail sur la matière originelle qu’est le cheveu. Voilà qui est évident dans les critiques et interdits formulés à l’encontre des coiffures les plus courantes...
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9En effet, non content de vilipender l’acte de se coiffer, le censeur médiéval élabore également un discours normatif sur chacune des coiffures à la mode. Le rejet de l’artifice s’y décline sous les formes du refus de la composition, de la construction, et de la transformation ou dénaturation.
10La critique des cheveux libres, symboles d’une nature sauvage et indomptable, s’oriente insensiblement, et cela dès l’Antiquité, vers une critique de la composition et du travail sur les apparences. Tertullien condamne la chevelure « jetée éparse et flottante avec une négligence affectée9 ». Saint Jérôme décrit ainsi l’accoutrement de la « courtisane monogame10 » :
Trop lâche, le bandeau de la tête laisse retomber les cheveux. (Epist. 13)
11C’est pour leur mouvement mais aussi pour leur faux naturel, leur « négligence affectée », leur artifice d’autant plus dangereux qu’il ne s’affiche pas, ne se devine pas, que les cheveux épars sont condamnés.
12Au xiiie siècle, cette critique de la chevelure éparse prend encore une autre forme. Elle s’insère dans un refus du débordement, que permet l’agencement savant du voile, du bandeau, et des cheveux. On découvre à cette époque, avec l’invention de la chemise, les multiples jeux que permettent les superpositions d’étoffes. C’est la grande époque des « entaillies », des décolletés, du « dessous » qui se montre et jaillit sur le « dessus11 ». Le phénomène est assez notable pour aussitôt donner lieu à l’élaboration d’une nouvelle règle de la pudeur, ordonnant la parfaite superposition des étoffes. Tout débordement est considéré comme signe de débauche, parce qu’il évoque un surgissement de l’intime. Aussi le mari du Mesnagier de Paris12 enjoint-il à son épouse :
Ayez [...] avisé que le colet de vostre chemise, de vostre blanchet, ou de vostre coste ou seurcot ne saillent l’un sur l’autre. (II, p. 42)
13De même, il lui défend de s’exhiber, telles ces femmes ivrognes et malhonnêtes,
la teste espoventablement levee comme un lion, leurs cheveux saillans hors de leurs coiffes, et les coletz de leurs chemises et coctes l’un sur l’autre. (ibid.)
14La critique de la chevelure libre s’insère bel et bien dans un refus de la composition, du travail sur les matières et les formes, du modelage des apparences, perçus comme artificiels et impudiques. Notons bien sûr que les cheveux courts ne sont pas une solution adéquate pour les femmes du siècle, à tel point qu’on les évoque peu dans les textes. Ils sont en effet le signe d’un refus de cette féminité qui, si elle est coupable et impure, n’en a pas moins été imposée par Dieu. La femme aux cheveux courts, qui, « sans pudeur, dress[e] un visage d’eunuque13 » se rebelle contre le Créateur, brouille les frontières entre les sexes, sème la confusion.
15Mais le rejet de la coiffure comme construction s’exprime avec plus de force encore que le refus de la composition à mesure que l’on progresse dans le Moyen Age. Attacher ses cheveux ne semble pas mettre les femmes à l’abri de l’opprobre. Dans le contexte médiéval de condamnation de l’artifice, il va de soi que plus la coiffure est complexe, plus elle a demandé soin et temps, plus elle est décriée.
16Le premier objet de dégoût est la tresse. Coiffure très courante, elle n’échappe pas à la critique. Le discours antiphrastique de la vieille maquerelle du Roman de la Rose14 nous aide à percevoir le pouvoir de séduction attribué à ce qui constitue un élément apparemment essentiel de la parure féminine :
Et s’ele n’est bele de visage,
Lors leur doit torner comme sage
Les beles treces blondes chieres
Et tout le hasteriau darrieres
Quant bel et bien drecié le sant :
C’est une chose mout plesant
Que biautez de cheveleüre. (v. 13579-85, p. 797)
17Et la vieille de regretter pour la femme qui par malheur aurait perdu ses cheveux qu’elle ne puisse « grosses treces recouvrer15 ».
18Bien avant cela, Cyprien16, fulminant contre la luxure des filles de Sion et la pompe trompeuse dont se parent ces prostituées, décrit ainsi leur châtiment :
Et au lieu de suave odeur, il y aura puanteur : au lieu de ceinture, rompure : au lieu de la tresse des cheveux, pelure. (XII, col. 451)
19La tresse est condamnée comme une première construction capillaire et comme l’arme la plus courante de la séduction. Dans ce sens, elle semble avoir hérité de toutes les caractéristiques attribuées à l’ondulation dans La Bible. Dans le texte saint en effet, l’ondulation est sans cesse mentionnée quand il faut désigner un soin apporté aux cheveux : Judith, se parant pour séduire Holopherne, fait onduler ses cheveux17 ; Saint Paul, dans sa première Epître à Timothée, défend aux femmes d’aller à l’église avec les cheveux frisés18, ce qui est simplement synonyme de « se parer ».
20Mais la tresse est plus perverse: sensuelle parce qu’elle découvre la nuque, elle est également certainement porteuse d’un symbolisme sexuel, phallique. Sa forme ne vient-elle pas souligner à quel point la femme séductrice s’arroge un pouvoir tout masculin ? Aussi n’est-il pas étonnant que dans les fabliaux par exemple, les maris trompés coupent les tresses de leur épouse, qui a tendance à vouloir « porter les braies ».
21Le soin que la femme apporte à ses cheveux en faisant varier leur forme, symbolisé par l’ondulation puis la tresse, est toujours suspect. Mais plus pernicieux encore est le travail sur les volumes.
22Les xiiie et xive siècles sont marqués par un travail sur l’excès. Alors que le vêtement s’amenuise, les extrémités que sont la coiffure et la chaussure prennent une importance considérable. La poulaine, que les moralistes abhorrent, est un exemple frappant de cette prolongation du corps qui se fait par le cultus des extrémités. La coiffure, quant à elle, devient énorme, très haute; c’est la grande époque du hennin, qui est, avec la poulaine, l’ennemi juré des autorités morales :
Levez les yeux vers la tête : c’est là que se voient les insignes de l’enfer. Ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures du diable19.
L’evesque [...] dist que les femmes qui estoient ainsy cornues et branchues res-samblent les limas cornus et les licornes, et que elles faisoient les cornes aux hommes cours vestus [...]. Et encore dist-il plus fort, que elles ressamblent les cerfs branchus. [...] quar il disoit que telles cointises et telles contrefaitures et telles mignotises ressambloyent à l’iraingne qui fait les raiz pour prendre les mousches; tout aussy fait l’ennemy par sa temptacion la desguiseure aux hommes et aux femmes, pour ennamourer les uns des autres et pour prendre les musars aux deliz des folz regars20.
23Le scandale est si grand qu’au xiiie siècle, Thomas Couette fait brûler des coiffures à cornes sur la place publique21. L’opération échoue cependant, puisque Christine de Pisan se plaint encore des « haultes cornes22 » que portent certaines de ses contemporaines. Sophistiqué, ostentatoire, le hennin séduit durablement les femmes et révulse irrévocablement les moralistes.
24Mais le nécessaire recours, pour le composer, à ce que les auteurs appellent des « cheveux morts », fait passer à un stade supérieur de la sophistication et d’une séduction assimilée à une pratique diabolique de dénaturation.
25C’est une pratique très courante en effet que d’ajouter à ses cheveux, pour leur donner ce volume extravagant à la mode, les cheveux d’une morte. Voilà qui est triplement scandaleux: tout d’abord, il s’agit d’un véritable sacrilège; puis, c’est une révolte orgueilleuse contre le Créateur, dont l’œuvre se trouve désavouée. Enfin, il s’agit d’un artifice trompeur pour séduire les pauvres hommes, attirés par une belle chevelure blonde que l’on compare, encore et toujours, aux fils d’une toile d’araignée. C’est ce dernier aspect qu’illustre un exemplum d’Etienne de Bourbon23. On y voit un homme qui, marié à « une vieille coquette, fanée et ridée », est séduit, un jour de fête par une silhouette féminine qu’il découvre de dos. C’est la « chevelure d’un blond doré » qui retient son attention, « flottant sur des épaules de femme et surmontée d’une coiffe des plus élégantes ». Croyant alors découvrir une « beauté merveilleuse », il presse le pas pour devancer et contempler de face la belle inconnue. Reconnaissant avec stupeur sa femme, il la compare à un « singe », maître de la ruse et de l’artifice, créature diabolique. Mais c’est surtout l’aspect monstrueux de telles pratiques qui choque les moralistes : « Par derrière, vous êtes une femme ; par devant vous en êtes une autre », affirme le mari. Et Etienne de Bourbon de conclure :
Les coquettes de cette espèce sont comme Janus qui, d’un côté, a l’aspect d’un vieillard, de l’autre celui d’un jeune homme. Leur tête est ornée d’une tresse de cheveux postiches, voire de cheveux de cadavres, enveloppés dans l’or ou la soie. (f° 349)
26La teinture relève d’un même processus de dénaturation ; elle est donc l’objet d’une même indignation. En effet, teindre ses cheveux, c’est également vouloir séduire par des moyens artificiels, que Dieu n’a pas donnés. C’est presque faire œuvre de sorcellerie. Le crime est d’autant plus grand qu’il est dénoncé dans La Bible, comme le rappellent nombre d’auteurs, à commencer par Tertullien :
« Qui de vous peut rendre un seul cheveu blanc ou noir? » (Matt, V, 36) Eh bien ! ces femmes donnent un démenti à Dieu. Voyez, s’écrient-elles, comme de blanche ou de noire qu’elle était, notre chevelure est devenue blonde sous nos mains, afin que nous ayons meilleure grâce24.
27Ces teintures, souvent rouges ou safran au Moyen Age, font par ailleurs intervenir une couleur outrée, peu naturelle, qui est aussi celle des fards et, bien entendu, celle du feu de la luxure, en harmonie parfaite avec les flammes de l’enfer.
28Etre pudiquement coiffée relève de la gageure au Moyen Age. Longs, flottants, courts, apparaissant sous une coiffe, tressés, montés en échafaudages, teints, postiches, les cheveux sont toujours des pièges. Se coiffer est une image emblématique de l’artifice, voire de la pratique diabolique. Et c’est la possible variété des coiffures qui condamne la femme dès l’Antiquité :
Que servent à votre salut ces fatigues et ces soucis pour orner votre tête? Quoi ! Pas une heure de repos à votre chevelure, aujourd’hui retenue par un nœud, demain libre du réseau; tantôt dressée en l’air, tantôt humblement baissée; ici captive dans des tresses, là, jetée éparse et flottante avec une négligence affectée. Ailleurs nouvelle méthode : un énorme amas de cheveux d’emprunt va s’arrondir en bonnet, vaste fourreau dans lequel s’emprisonne la tête ; ou bien il s’élèvera en pyramide ambitieuse pour laisser le cou découvert25.
29Ajoutons que, tout comme la ceinture, la coiffure devient rapidement le support privilégié de l’ornementation : pierreries, jolies attaches viennent lui ajouter leurs brillantes séductions. La coiffure, qui relève traditionnellement du cultus, que Tertullien appelle « crime de vanité », entre alors dans le champ de l’ornatus, ce « crime de prostitution ». Et Le Roman de la Rose fait un savoureux portrait de la coquette ployant sous ses ornements capillaires :
Que me revalent ces gallendes,
Ces coiffes a dorées bendes
Et ces diorez treçeors
[...]
Et ces coronnes de fin or
Dont enragier ne me fin or,
Tant sont beles et bien polies,
Ou tant a beles perreries,
Saffirs, rubiz et esmeraudes,
Qui si vous font les chieres baudes ?
[...]
Que me valent tels fanfelues? (v. 9275-77 et 9281-86, p. 552, v. 9292, p. 554)
30C’est donc bien surtout une critique de l’artifice diabolique que véhiculent les discours sur la coiffure, toujours impudique. Tout arrangement capillaire, même le plus simple apparemment, est perçu comme un travail sur la matière, le volume, les couleurs. Et il semble effectivement que les femmes aient rapidement perçu les nombreuses possibilités de composition, de construction et de transformation que leur offrait leur longue chevelure.
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31L’étude des textes consacrés à la chevelure, devenue coiffure, permet de bien voir se remodeler la figure de la femme impudique, d’abord animale, sauvage et indomptée, puis diabolique, savante en artifices. Cependant, si l’on insère la critique de la coiffure dans l’ensemble plus vaste des textes consacrés aux signes, et en particulier aux vêtements, avec lesquels elle forme un ensemble fort cohérent, on voit nettement à quel point elle participe en fait d’un système séculaire de représentation symbolique de la féminité coupable, où les notions de frontière et de transgression jouent un rôle primordial. Ce n’est finalement pas tant son lien avec l’artifice qui condamne la coiffure, que sa capacité à remettre en cause l’ordonnance du monde médiéval et les catégories sur lesquelles elle se fonde.
32La première de ces catégories est l’espace. On le sait, à la féminité est assigné, au Moyen Age, un espace restreint et clos, celui de la sphère domestique. Les femmes qui s’aventurent « au dehors », celles même qui se penchent à la fenêtre, sont condamnables. Ainsi, c’est d’abord sur le mode de la transgression spatiale que l’impudeur féminine est représentée. Or, sur le mode symbolique, les cheveux flottants, les tresses mouvantes, les hennins, sont, comme les scandaleuses traînes ou les poulaines, des mangeurs d’espace, des éléments par lesquels la femme étend son territoire, occupe à la place de l’homme « les lieux où le regard d’autrui instaure une confirmation du moi26 ». De même, les cheveux jaillissants, tout comme les décolletés et entaillies, participent d’une transgression spatiale majeure. Si la femme ne doit pas se projeter au dehors dans un mouvement tout masculin, elle ne doit pas non plus aller contre sa nature, qui fait d’elle un être du dedans (ses organes sexuels sont semblables à ceux des hommes, mais rentrés) et, dans la maternité, un être « enveloppant ». Elle ne doit pas s’épandre et se répandre; son corps doit être une forteresse impénétrable, imperméable, d’où rien ne doit pouvoir saillir ou jaillir... pas même un cheveu...
33Mais la chevelure fait également apparaître la crainte de la transgression des catégories divines. Extrêmement graves et coupables sont en effet les comportements qui remettent en question une frontière relevant de l’ordre divin, cet ordre qui, dès la Genèse, sépare et hiérarchise. L’œuvre divine s’impose en effet comme un travail de distinction, de mise en ordre d’un chaos primitif. Or, la femme, dans les soins qu’elle apporte à sa parure, perturbe toutes les catégories : de laide, elle se fait belle, de vieille elle se fait jeune... La coiffure participe d’un acte magique et scandaleux plus sidérant encore, puisque la teinture permet à la brune de se faire blonde ; la coupe des cheveux confond les sexes ; les divers arrangements capillaires font sans cesse surgir des comparaisons animales. Les cheveux longs, ondulés, tressés évoquent le serpent; la tête levée, ornée de cheveux jaillissant de leur coiffe, évoque le lion ; les hennins évoquent les cornes, les bois des cerfs, etc. Quant aux agrafes, lunules, pierreries qui ornent les cheveux, elles façonnent elles aussi une apparence composite où tous les matériaux et règnes se rencontrent. Ainsi, la coiffure et ses ornements, plus que les autres soins de beauté de la coquette, relèvent de ce qu’Etienne de Bourbon appelle « artificialis compositio27 ». Femme-homme, femme-animal, femme-minéral grâce aux pierreries dont elle orne ses cheveux, la femme coiffée est diabolique et monstrueuse. Mais les transgressions les plus graves sont celles qui nient la distinction entre le vrai et le faux, le naturel et l’artificiel, comme la teinture, et bien sûr celles qui font s’entrechoquer le mort et le vif, comme l’utilisation de cheveux postiches.
34C’est finalement la peur de la perte de l’unité, fondatrice de l’imaginaire médiéval, que met en lumière le discours sur la coiffure. Pour l’homme du Moyen Age, la femme est celle par qui l’unité première a été rompue. Elle représente le chiffre deux, dont Pierre Comestor nous dit qu’il est, en théologie, mauvais, « parce que c’est le premier des nombres à perdre l’unité28 ». Ainsi, Pierre de Roissy, chancelier de Chartres, affirme que « c’est par la femme qu’est apparue l’altérité, c’est-à-dire la séparation de l’homme avec Dieu », alors que « c’est d’abord dans l’homme que l’on trouve l’image de l’Unité29 ». Est par conséquent particulièrement condamnable et perçu comme le rappel honteux d’une nature imparfaite tout ce qui, dans la parure de la femme, rompt l’unité de sa silhouette ou, pis, de son être. Ainsi, dès La Bible et jusqu’à la fin du Moyen Age, le vêtement « biparti », où se rencontrent deux couleurs ou deux étoffes, est regardé avec une grande suspicion. De même, la haine pour les ceintures peut s’expliquer par cet idéal esthétique et moral de l’unité. Instrument privilégié d’un travail sur les apparences qui superpose, mélange, transforme, la coiffure apparaît quant à elle comme particulièrement monstrueuse et diabolique.
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35La chevelure et la coiffure, que l’homme médiéval aime à peindre comme des pièges pour lui et ses semblables, semblent au contraire mettre en évidence le piège que constitue la féminité au Moyen Age. L’exalter, l’exhiber à l’aide d’une crinière éblouissante, est obscène; la nier, en se coupant les cheveux, ou même en portant des atouts symboliquement masculins comme le hennin ou la tresse, est sacrilège. De même, femme et artifice sont si intimement liés dans les esprits que même le « naturel » est suspect de n’être que « négligence affectée ». Quant aux artifices avoués et ostentatoires, ils sont diaboliques. Seule Marie, aux cheveux impeccablement cachés par le voile, peut être exempte de tout soupçon...
36Finalement, la chevelure et la coiffure semblent cristalliser les nombreuses peurs médiévales suscitées par une féminité toujours présumée coupable. Eléments frontières entre le naturel et l’artificiel, le corps et la parure, l’intime et le public, le cultus et l’ornatus, elles sont surtout particulièrement aptes à révéler la hantise du chaos et de la perte de l’unité.
Notes de bas de page
1 Cf. L. Réau, Iconographie de l’Art chrétien, Paris, PUF, 1955, vol. I, chapitre III, « Le Symbolisme humain », 2. Vices, « La luxure », p. 167.
C. Frugoni, « L’Iconographie de la femme au cours des xe-xiie siècles » in La femme dans les civilisations des xe-xiiie siècles, cescm, Actes du Colloque tenu à Poitiers les 23-25 septembre 1976, Cahiers de civilisation médiévale, 20, n° 2-3, 1976, p. 177- 187.
2 Honorius Augustodunensis, PL 172, cité par P. L’Hermite- Leclercq, L’Eglise et les femmes dans l’Occident chrétien des origines à la fin du Moyen Age, Brepols, 1997, p. 166-167.
3 Réau, op. cit., vol. I, III, « Le Symbolisme humain », 2. Vices, « La Luxure », p. 167, C. Frugoni, « L’Iconographie de la femme au cours des xe-xiie siècles », op. cit., p. 182.
4 F. Clier-Colombani, La Fée Mélusine au Moyen Age. Images, Mythes et Symboles, Paris, Le léopard d’or, 1991, p. 117.
5 J.-B. Friedman, « L’Iconographie de Vénus », p. 81, in L’Erotisme au Moyen Age, troisième colloque de l’Institut d’Etudes Médiévales, sous la direction de B. Roy Montréal, Aurore, 1977, p. 53-82.
6 F. Clier Colombani, op.cit., p. 88.
7 Le chevalier de La Tour Landry, Livre pour l’enseignement de ses filles, Paris, éd. A. de Montaiglon, Jannet, 1854.
8 Voir A. Lecoy de la Marche, Le Rire du prédicateur. Récits facétieux du moyen âge, Paris, Brepols, 1992. L’auteur réunit 16 exempla consacrés aux vices féminins et tirés de sermons du xiiie siècle. Six d’entre eux sont consacrés à la coquetterie, deux aux péchés non confessés, deux à l’adultère, deux à l’impudeur, deux à la superstition et la magie, un à la danse, un à l’humeur querelleuse, un à la méchanceté, un à la ruse ou malignité diabolique.
9 Tertullien, De cultu foeminarum, PL 1, col. 1305 et sq. II, VII, col. 1323.
10 Jérôme, Epistulae, Paris, éd. Budé, Les belles Lettres, I, 1949, 13 (« Ad Eustochium »), p. 123.
11 О. Blanc, Parades et Parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, Le temps des images, 1997, p. 122-123; G. Vigarello, Le Propre et le Sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, Seuil, 1985.
12 Le Mesnagier de Paris, Paris, éd. G.-E. Bereton et J.-M. Ferrier, le livre de poche, Lettres gothiques, 1994.
13 Jérôme, Epistulae, op. cit., 27, p. 139.
14 J. de Meun et G. de Lorris, Le Roman de la Rose, Paris, éd. A. Strubel, le livre de poche, Lettres gothiques, 1992.
15 Le Roman de la Rose, op.cit., vers 13296, p. 781.
16 Cyprien, De Habitu Virginum, PL IV, col. 441-466.
17 Judith, X, 3.
18 Première Epître à Timothée, II, 9.
19 G. d’Orléans, ms. lat. 16481, n° 96.
20 La Tour Landry, op.cit., XLVII, p. 98-99.
21 A. Lecoy de la Marche, La Chaire française au Moyen Age, Paris, 2e édition, librairie Renouard, 1886, p. 440.
22 C. de Pisan, Le Livre des trois vertus, Paris, Champion, Bibliothèque du xve siècle, 1989, II, XI, p. 159.
23 E. de Bourbon, Paris, BnF, ms. Lat. 15970, f°349.
24 Tertullien, op. cit., II, VI, col. 1322.
25 Tertullien, op. cit., II, VII, col. 1323.
26 D. Regnier-Bohler, « Femme/Faute/Fantasme », p. 497 in La Condicion de la mujer en la edad media, Actas del Coloquio celebrado en la Casa de Velasquez, del 5 al 7 de noviembre de 1984, Madrid, Casa de Velasquez, Universitad Complutense, 1986, p. 475-499.
27 E. de Bourbon, sermon 273, cité par M.-A. Polo de Beaulieu, « La Condamnation des soins de beauté par les prédicateurs du Moyen Age », p. 306 in Les Soins de beauté, Moyen Age, début des temps modernes, Nice, сем, Actes du troisième colloque international de Grasse (26-28 avril 1985), faculté des lettres et sciences humaines, Université de Nice, 1987, p. 297-309.
28 Pierre Comestor, PL 198, col. 1059; traduction de P. L’Hermite-Leclerq, L’Eglise et les Femmes dans l’Occident chrétien, des origines à la fin du Moyen Age, Brepols, 1997, p. 170.
29 Texte latin dans M.-Th. D’Alverny, « Les Mystères de l’Eglise d’après Pierre de Roissy », in Mélanges R. Crozet, t. II, Poitiers, 1966, p. 1100. Traduction de P. L’Hermite-Leclerq, L’Eglise et les Femmes dans l’Occident chrétien, des origines à la fin du Moyen Age, Brepols, 1997, p. 170.
Auteur
Savigny-le-Temple
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