[...] il ne li est remés [...] chevel en teste. La calvitie de l’amant de Guenièvre dans le Lancelot en prose
p. 143-153
Texte intégral
1Figés dans des canons descriptifs ou voués à l’action pure, les personnages romanesques médiévaux constituent les redans du récit. Secondaires ou principaux, ils portent l’action, donnent le ton de la parole et véhiculent le regard auctorial sur le monde. Leur caractérisation physique résulte de choix conscients de l’artiste qui, utilisant les codes moraux et sociaux de la société à laquelle il appartient, se sert de symboles qui suscitent des horizons d’attente chez le lecteur. Ainsi, la beauté ou la laideur d’un personnage apparaissent-elles comme la conséquence des exigences diégétiques. Ses gestes, son verbe, la couleur de sa peau et de ses yeux, sa chevelure sont soumis aux mêmes préalables. Cette dernière a toutefois la particularité de développer à elle seule un langage symbolique, moral et social relativement complexe, qu’il s’agisse de la couleur (cheveux blonds, bruns ou roux) de l’abondance, de la rareté, ou de l’absence, ou encore de la coiffure (soignée ou négligée). La chevelure fait souvent l’objet de remarques ou de développements qui étoffent les portraits des romans médiévaux.
2Dans le Lancelot en prose1, somme romanesque du premier tiers du xiiie siècle, le discours descriptif portant sur les personnages est d’autant plus important qu’il est fort rare. Seuls deux personnages y ont le privilège d’une description complète : Claudas2 et Lancelot3, le portrait du premier ne faisant que préparer le second, l’un comme l’autre placés au début du roman. La chevelure y est propre à traduire ce que sont les deux héros au moment même où ils sont décrits, mais elle sert également à annoncer ce que l’un et l’autre deviendront durant le cours de leur vie4. En effet, les cheveux contribuent aux manifestations des comportements5. Si par la suite le texte s’intéresse moins aux qualités physiques des personnages, et de ce fait, à leur chevelure, on y trouve cependant un épisode isolé qui ne manque pas d’intérêt pour notre propos. Le héros-titre y est frappé de calvitie à la suite d’un empoisonnement. Au-delà de la péripétie aventureuse, on voit s’établir un lien entre cette perte passagère de cheveux et la construction d’ensemble du personnage de l’amant de Guenièvre.
3Claudas et Lancelot se font face par descriptions interposées au début du roman. Le portrait univoque de l’adulte précède de quelques pages celui, complexe, de l’enfant.
4Le roi de la Terre Déserte, personnage de démesure et de violence, responsable d’une guerre de conquête contre ses voisins, menée sans tenir compte des règles chevaleresques, est présenté comme un héros négatif, ce que son portrait physique a charge de montrer. Mais ce passage prépare aussi par contraste le portrait du héros éponyme : Lancelot. Ainsi apprend-on de Claudas qu’il a des sorchiex velus mais surtout :
[...] le barbe rousse et les cheveus ne bien noir ne bien rous, mais entremelés d’un et d’autre [...]. (t. VII, p. 54)
5La rousseur de sa barbe (fait-elle penser à Renaît ou à Judas ?) confère déjà au personnage une dimension menaçante et inquiétante. Plus remarquable encore est cette bi-coloration de la chevelure qui en altère, en bestorne, l’unité. Diable sans doute non, mais homme dénaturé oui, sans aucun doute. En confirmant et en traduisant sa démesure maintes fois soulignée en amont et en aval du portrait (guerres injustes, trahisons politiques et amoureuses, enlèvement d’enfants et projets de meurtres perpétrés sur des innocents), elle laisse entrevoir un destin funeste qui ne tarde pas à se manifester. Alors que Claudas pense orgueilleusement détenir à tout jamais les enfants de Bohort de Gaunes ainsi que leur royaume et celui de leur cousin, la prévision négative se confirme : les enfants captifs lui échappent, le blessent grièvement et tuent son fils, le privant ainsi de successeur6. Claudas doit ensuite affronter la révolte d’une partie de ses barons et, finalement, beaucoup plus tard, la défaite, la fuite et la honte7.
6A ce portait répond celui de Lancelot. Pas moins de cinq pages lui sont consacrées, au début desquelles l’évocation de sa chevelure apparaît en bonne place :
Si ot les cavex deliés si naturelment blons et luisans, tant com il fu enfes, que de plus bele colour ne peusent estre nul chavel. (t. VII, p. 72)
7Littéralement, les cheveux du jeune héros sont souples et longs, à la façon dont les rois les portaient jusqu’au vie siècle ou tel que le Christ, le roi du Ciel, les porte le plus souvent dans l’iconographie. C’est qu’à ce point du roman, Lancelot est lui aussi une sorte d’enfant roi, celui du Lac dans lequel la fée Ninienne l’a recueilli. Là, chaque matin ou presque8 une guirlande de roses fraîches est tressée pour lui :
[...] ne fu nul jor, fust estés ou fust ivers, qu’il n’eust au matin .I. capel de rose freches et vermeilles sor ses chevex [...]. (t. VII, p. 188)
8Les roses resplendissent alors en son chief qui moult li sist bien sor le blondor des cavex qui moult furent bel (id.).
9Comme pour le portrait de Claudas, la couleur a son importance. La chevelure de Lancelot est uniformément blonde. L’unicité de cette teinte, déjà intrinsèquement positive, s’oppose à la dualité repérée précédemment chez Claudas. Si l’on suit Jacques Ribard, dans une symbolique des nombres bien connue :
Les nombres impairs... et singulièrement le un et le trois, parce qu’indivisibles et donc incorruptibles, sont symboles de pureté et de perfection9.
10Une couleur unique serait signe d’excellence, tout comme les trois couleurs parfaitement associées du visage de Lancelot enfant (la blanchor, la brunor, le vermel10). A contrario, deux couleurs mélangées seraient signe de mescheance.
11De plus, les cheveux de Lancelot sont dits naturelment blons. Le détail n’est pas à négliger quand on sait que l’enfer peut être promis à tous ceux et toutes celles qui se seront artificiellement fait blondir les cheveux11. Avec leur aspect luisant, ils font également songer à l’éclat des cheveux d’or des élus12. Les cheveux de Lancelot participent de la sorte à sa grande beauté. Le texte développe ici un topos extrêmement connu, sur lequel il serait inutile de s’étendre si un détail ne venait le nuancer. On apprend en effet que Lancelot perd sa belle blondeur au moment où il quitte le Lac pour abandonner les heureuses berges de l’enfance et gagner les chemins de la chevalerie :
Mais quant il vint as armes, si com vous orres, si li canjerent de la naturel blondor et devindrent soret et moult les ot tous jors crespés et cleirs par mesure et moult plaisans. (t. VII, p. 72-73)
12Ce détail n’indique pas que Lancelot perd de sa beauté à l’âge adulte. Elle est simplement autre : mesure y remplace nature. Comme la chevelure de Claudas projette son destin, celle du jeune héros annonce l’adulte qu’il sera. Le texte explicite d’emblée que la perfection à laquelle il est promis ne pourra être atteinte. En effet, la modification de sa chevelure inscrit désormais le personnage dans le motif de la perte.
13Le beau Lancelot est un héros de la perte. Sa vie apparaît en effet comme une longue succession d’absences, de dépossessions et, au-delà de sa qualité de meilleur chevalier de ce monde, d’impossibles réussites. Ainsi perd-il ses parents, son royaume, son nom, sa virginité et son élection. Il perd également l’amour13 et la raison à plusieurs reprises.
14Comparée à chacune de ces souffrances, la perte de ses cheveux peut paraître anecdotique. Par une belle journée de juin le héros s’arrête dans une prairie. Il y trouve desouz l’ombre de .II. sicamors .I. fontaine bele et clere ou il avoit .II. chevaliers et .II. damoiseles qui orent fait estandre .I. blanche touaille sor l’erbe et manjoient illuec moult anvoisiement (t. IV, p. 133). A la luxuriance du décor naturel se mêle le luxe des objets dû à l’art des hommes. La clarté de la source est en effet rehaussée par la blancheur de la toaille et l’or de la vaisselle qui y est disposée. Lancelot semble en accord physique avec le lieu. Le texte, qui développe son portrait par bribes, ne manque pas de préciser que sa chevelure crespe et sore est faite de chevoux (qui) sembloient d’or (p. 134). S’il est implicite que le personnage a perdu sa blondeur d’enfant, le soleil brillant si conme a feste saint Jehan (p. 133) illumine sa chevelure qui continue à participer à sa grande beauté; à tel point qu’une des deux demoiselles voit en lui tant de biauté qu ‘ele ne cuidoit pas qu’en paradis eust nul si bel ange (p. 134). Mais c’est seulement par une lumière extérieure à lui-même que Lancelot retrouve sa splendeur d’enfant, lorsqu’il était si naturelment blons. Il ne s’agit donc que d’une apparence de splendeur, une apparence qui s’avère proleptique.
15L’illusion, le ravissement de la demoiselle et le plaisir de Lancelot ne durent pas. Accablé par la soif, le héros plonge une coupe dans l’eau de la fontaine si la boit toute plainne et la troeve bonne et froide (p. 135). Aussitôt il est pris de malaise. Il s’éloigne, croyant mourir, et perd connaissance. L’affolement est à son comble lorsque les personnages voient de la fontainne issir .II. culuevres granz et hideuses et longues qui s’aloient entrechaçant (p. 135).
16L’origine du mal est ainsi localisée14. La thériaque que lui administre la demoiselle n’empêche pas l’état du héros de s’aggraver :
Quant Lanceloz ot beu ce que la damoisele li ot donné, si commance a enfler plus et plus et tant qu’il devint aussi gros com .I. tonnel. (p. 136)
17puis l’enflure se répand dans la partie supérieure du corps. D’un point de vue rhétorique, la description de cette évolution suit l’ordre inverse – de haut en bas, de la tête aux pieds – traditionnellement observé par le portrait, qui est aussi celui de la mise au monde de l’homme et, d’abord et surtout, de son modelage par le créateur15. Le visage de Lancelot enfle donc à son tour, et le mal est à son comble lorsqu’il atteint sa chevelure :
Mais il li est si avenu qu’il ne li est remés cuir sor lui ongles en mains ne am piez que tuit ne li soient chaoit ne chevel en teste. (p. 139)
18Cet épisode de perte doit se lire parallèlement au songe d’Arthur qui soigna que tout li cavel li caoient de la teste et tout li poil de la barbe (t. VII, p. 434). Ce songe préfigure la chute d’Arthur et la perte de son royaume16. La maladie de Lancelot annonce sa déchéance future. Le contenu du rêve inquiète d’ailleurs Arthur qui en fut moult espoentés17. Il y a de quoi. Au cœur d’un royaume qui a atteint son équilibre, comme au centre d’un lieu agréable, les deux personnages sont confrontés physiquement ou mentalement à l’image de leur perte.
19Dans un premier temps, la calvitie de Lancelot illustre le topos de l’être sans force. L’image de Lancelot sans cheveux peut s’interpréter à partir de deux traditions opposées. D’une part, celle qui s’attache à l’histoire de Samson. Celui-ci perd sa force physique en même temps que sa chevelure. Le cas de Lancelot reprend ce motif en le modifiant quelque peu. Il perd ses cheveux parce qu’il a perdu sa santé.
20D’autre part, la calvitie rappelle la tonsure imposée aux religieux. En effet, la chevelure coupée ou rasée du clerc représente son renoncement aux vanités du monde et elle concrétise l’abandon de sa force virile et d’un élément de séduction. Lancelot, lui, refuse cet abandon et reproduit ce motif en l’inversant. Même malade, même à l’article de la mort, il ne renonce pas à sa chevelure. Il décide d’en faire l’offrande à Guenièvre qui la reçoit enchâssée dans une belle boîte d’ivoire18. Privé de sa force, il veut néanmoins continuer à manifester son amour terrestre dans un geste empreint de courtoisie.
21Sans doute tenons-nous là une des clefs de ce passage, qui répond en écho à l’épisode qui prépare et précède celui du franchissement du Pont de l’Epée. Avant d’affronter cet obstacle et de pénétrer dans le royaume de Gorre pour délivrer la reine et les autres captifs de l’emprise de Méléagant, Lancelot doit livrer bataille afin d’obtenir le peigne de Guenièvre, auquel sont accrochés quelques-uns de ses cheveux. Cela fait, il contemple l’objet désiré :
[...] si dolcement que tos s’en oblie ; puis a levé le pan de son hauberc, si le fiche en son sain et les chevels avec [...]. (t. II, p. 28)
22Cette scène s’inspire directement de Chrétien de Troyes19, chez qui le ravissement de Lancelot est toutefois plus longuement développé20. Il y est également plus fort sans doute, puisque l’amoureux n’hésiterait pas à préférer le plaisir que lui procurent ces quelques cheveux à l’aide que pourraient lui apporter saint Martin et saint Jacques21. L’auteur de la version en prose se contente de résumer les sentiments de Lancelot en soulignant que la possession des cheveux de Guenièvre le plonge dans un ravissement capable de lui faire tout oublier. Les cheveux sont ici dotés de leur pouvoir de représentation « vivante » de l’aimée, ainsi que d’une puissance érotique qui plonge Lancelot dans un état de mélancolie profond22. Le texte s’inspire également de Chrétien de Troyes lorsqu’il décrit la réaction de la reine. Elle reçoit en effet les cheveux comme un bien plus précieux que cent marcs d’or, elle les baise, les porte à ses yeux, et elle commence a faire aussi grant joie come se ce fussent li cheveil d’aucun cors saint (t. IV, p. 146). Dans ce geste fétichiste ou digne de la vénération de reliques, on voit ici combien la chevelure incarne l’être duquel elle provient. Elle se substitue même à l’anneau de Lancelot qui, lui aussi, dans l’épisode précédent, avait été digne d’être embrassé et considéré conme se ce fust une sainte chose (t. IV, p. 125), sans pour autant que la manifestation de joie et la consolation soient aussi fortes que celles procurées par les cheveux de son amant.
23Mieux qu’un bijou ou qu’un vêtement, elle est en mesure de matérialiser l’aimé, et de mener l’amant(e) à la folie. Insensé, Lancelot l’est en oubliant tout, lui qui, en tant que chevalier, est un être de devoir. Insensée Guenièvre l’est tout autant, lorsqu’elle vénère les cheveux de Lancelot23. Le motif se veut d’autant plus négatif qu’à ce moment du cycle24 sont condamnés tous les attachements charnels alors que s’y font sentir de plus en plus clairement la présence et l’appel du Graal. Il faut dès lors se demander si la calvitie de Lancelot n’apparaît pas comme une épreuve infligée au héros, et finalement, comme sa punition.
24La perte de la chevelure est souvent la marque d’une sanction. Dans Le Couronnement de Louis par exemple, le traître a le crâne rasé avant d’être tué par Guillaume25. Lancelot est quant à lui puni pour plusieurs raisons. Guenièvre est à présent son idole. Sa chevalerie, la plus grande du monde, est la conséquence de cet amour, tout autant qu’elle le nourrit. Depuis sa première nuit d’amour avec Guenièvre, la luxure a pénétré les reins du héros tel le poison de la fontaine qui s’est à présent répandu dans son corps. La luxure est le péché capital le plus souvent fustigé dans la littérature religieuse et représenté dans les programmes iconographiques. Elle apparaît sous la forme d’une femme aux cheveux défaits, entourée de serpents, qui la mordent ou qui s’enroulent à ses pieds ou autour d’elle26...
25Pour des raisons diégétiques, le Lancelot pouvait difficilement proposer au lecteur une association directe et physique du serpent et de Guenièvre27. C’est par le biais de la chevelure que s’opère ce rapprochement. La construction du récit repose en effet à ce moment-là sur une symétrie autour d’un axe symbolisé par la fontaine dont l’eau est empoisonnée par deux serpents. Il s’agit tout d’abord de mettre en scène le chevalier qui se bat pour obtenir le peigne de la reine28 ; et c’est alors que dans un geste empreint d’érotisme il soulève le pan de son haubert pour le placer, avec ses cheveux, sur son sein29. Puis, beaucoup plus tard, le même chevalier envoie sa propre chevelure à sa reine qui, comme lui, les place tout contre son corps et son cœur :
[...] si les conmance a baisier et a mestre a ses ieuz. (t. IV, p. 146)
26Entre ces deux scènes se trouve l’épisode de la fontaine aux deux couleuvres...
27D’une part et d’autre de cet axe, nous découvrons le même motif des amants soumis au mal physique et/ou moral (Lancelot est à l’article de la mort et Guenièvre captive dans le pays des morts). Tous deux connaissent une extase amoureuse par le biais de la chevelure de l’autre, tout comme, à un degré moindre il est vrai, la demoiselle à l’arrivée de Lancelot dans la prairie. Son ravissement suit immédiatement la description de ses cheveux lumineux plein d’une beauté illusoire, comme le suggère l’emploi du verbe cuidier suivi du subjonctif lorsqu’elle le compare à un ange30. Si elle incarne donc les amants Lancelot et Guenièvre, la chevelure les isole en même temps dans un plaisir qui n’est justement pas définitoire du couple. Si elle éblouit celle qui est victime d’un coup de foudre, elle la renvoie à son seul sentiment non partagé. En ce sens la chevelure apparaît comme un substitut, voire une illusion de l’autre et de la relation amoureuse. Et la fontaine, source même de l’illusion et centre de cet épisode, ne fait que renforcer ce constat.
28L’aspect paradisiaque du lieu joue un rôle fondamental dans cet espace d’apparences. La belle saison, l’ombre généreuse des arbres en font un locus amoenus au centre duquel sourd une eau claire et fraîche qui irrigue et fertilise la terre, à l’image du fleuve qui sortait d’Eden pour arroser le jardin31 primitif. On sait combien les romanciers ont attribué à la fontaine bien plus qu’un rôle fonctionnel32. Dans le Lancelot, l’auteur a toutefois le mérite de ne pas reproduire le schéma traditionnel de la halte à la fontaine. Il se souvient en effet qu’il n’y avait pas seulement la fontaine de vie dans le jardin d’Eden. Il y avait également un serpent. En outre plusieurs indices laissent immédiatement entrevoir l’imperfection de ce lieu, qui n’a que la semblance d’un locus amoenus. L’air dans lequel il fait moult grant chaut (t. IV, p. 133) ne véhicule pas la perpetuel atemprance33 du verger idyllique. Le luxe des quatre personnages, l’amour et le désir charnel que ressent la demoiselle en découvrant les lèvres et la chevelure de Lancelot privent par ailleurs le lieu de toute dimension sacrée. La fontaine offre en réalité le cadre non d’une faute déjà commise par les deux amants et réitérée par le désir de la demoiselle à la vue de Lancelot, mais d’une chute qui était envisageable dès le portrait en mouvement du jeune héros. La calvitie de Lancelot est la première représentation de cette chute provoquée par la présence des deux serpents et l’empoisonnement de l’eau. Elle indique aussi bien la maladie de son corps que celle de son âme. Elle préfigure en cela la sanction qui le frappe dans la Queste del Saint Graal34, durant laquelle il est déclaré plus nu et plus despris que figuiers (p. 61). Un ermite donne les clés de cette nudité :
« [...] quant li sainz graax vint la ou tu estoies, il te trouva si desgarni qu’il ne trouva en toi ne bone pensee ne bone volonté, mes vilain et ort et conciliez de luxure te trova il, et tout desgarni de fueilles et de flors, ce est a dire de toutes bones oevres » (p. 70).
29La métaphore de l’arbre sans feuilles apparaît comme l’outil de la réécriture spirituelle de l’épisode où l’homme perd ses cheveux. La racine du mal est inlassablement la même : l’amour pour Guenièvre. Le héros représente en cela la condition humaine, pécheresse et fautive.
30La fontaine est un miroir trompeur dans lequel disparaissent les amours qui s’y reflètent. Elle masque le seul amour qui doit compter, le plus pur, celui de l’homme pour Dieu. Le mal qu’elle engendre, la calvitie de Lancelot, est la marque physique de son imperfection, et le rappel, comme l’annonce de la trajectoire déviée de son destin.
31Comme elle définit la beauté ou la laideur, la chevelure incarne donc la vie. La vie à venir lorsqu’elle apparaît dans la description initiale d’un jeune héros. Relevant en apparence de la perfection, le portrait de Lancelot enfant forme un diptyque avec celui de Claudas, l’homme de démesure. Cette association de contraires qui devrait souligner la perfection du jeune homme pointe par anticipation ses futures faiblesses. La chevelure incarne également la vie à retenir, lorsque celle-ci ne tient plus qu’à un fil. C’est finalement l’amour de la demoiselle qui est capable de sauver Lancelot à la fontaine, de lui rendre sa force, en même temps que sa splendeur35. Personnage tout d’abord ébloui par l’apparence angélique du chevalier, elle lui consacre en effet la pureté de son cœur et garde sa virginité36.
32On peut considérer que cet épisode se termine d’une façon heureuse, le personnage retournant sain et sauf à sa chevalerie et ses aventures. Deux ombres subsistent cependant. La fontaine empoisonnée et la calvitie dont elle est la cause marquent la condamnation de l’érotisme, emblé-matisé par les gestes fétichistes de Lancelot et de Guenièvre et par le désir initial de la jeune fille. En outre, le héros-titre y est affaibli dans son unité. Alerté à plusieurs reprises par des indices dressant un portrait complexe et paradoxal de Lancelot, le lecteur trouve dans l’épisode la projection narrative de la faille du personnage. C’est à travers l’évolution de la chevelure que se dessine son destin d’amoureux et de chevalier : cheveux blonds et souples, cheveux châtains et bouclés, cheveux malades, sont autant de signes d’un cheminement incertain. Disparus, ils livrent le personnage à une monstruosité physique qui annonce la monstruosité spirituelle sanctionnée par son échec dans La Queste del Saint Graal. De ce point de vue, la calvitie du personnage s’inscrit alors dans une logique du péché et du châtiment propre à susciter une interrogation religieuse et au-delà une certaine crainte mystique.
Notes de bas de page
1 Edition utilisée : Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. par Alexandre Micha, 9 vol., Paris-Genève, 1978-1983. Afin de mieux situer la chronologie des exemples qui suivront, je rappelle ici l’ordre des volumes du Lancelot : t. 7, 8, 1, 2, 4, 5 et 6.
2 T. VII, p. 53-54.
3 T. VII, p. 71-75.
4 La chevelure y participe en tant qu’élément de la description. Mais c’est sur chacun des éléments de cette dernière que repose cette prédiction. Voir l’article de C. Connochie-Bourgne, « Lancelot et le tempérament colérique », dans le 119e Congrès des Soc. Hist. et Scient., Amiens, 1994, Science et Littérature, p. 11-22.
5 F. Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age, vol. 2, Grammaire des gestes. Le Léopard d’Or, Paris, 1982-1989, p. 73.
6 T. VII, p. 115 sq.
7 T. VI, p. 67 sq.
8 Sauf le vendredi, les veilles des grandes fêtes et durant le carême.
9 J. Ribard, Le Moyen Age, Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984.
10 T. VII, p. 71-72.
11 Tel est par exemple le cas chez Henri d’Arci, templier de Bruern Temple dans le Lincolnshire, qui a rédigé l’une des nombreuses Visions de saint Paul : « Les Versions inédites de la Descente de saint Paul en enfer », éd. par L. E. Kastner dans Revue des Langues Romanes, XLVIII, 1905, p. 385-395.
12 Comme par exemple ceux qui chantent des alleluia paradisiaques dans la Vision de Tondale. Rédigée au xiiie ou xive siècle, elle se trouve dans le manuscrit du British Museum, Add. 9771, éd. par V. H. Friedel et K. Meyer, Paris, Champion, 1907.
13 Il est en effet répudié par deux fois par Guenièvre.
14 Le motif de la fontaine envenimee à laquelle on boit et dont la conséquence immédiate se traduit par un gonflement des membres et du corps se trouve déjà chez Wace. Le poison est cependant versée dans l’eau par les ennemis du roi qui boit et apres anfla. La perte des cheveux est en revanche une trouvaille de l’auteur du Lancelot. cf. Wace, La Partie arthurienne du Roman de Brut, (extrait du manuscrit BnF fr. 794), éd. par I. D. O. Arnold et M. M. Pelan, Paris, Klincksieck, 1962, v. 443 sq.
15 Ainsi que le montre par exemple le portail nord de la cathédrale de Chartres.
16 T. VII, p. 437.
17 T. VII, p. 435.
18 T. IV, p. 146.
19 Ja mes oel d’ome ne verront
Nule chose tant enorer,
Qu’il les comance a aorer,
Et bien .C.M. foiz les toche
Et a ses ialz et a sa boche
Et a son front et a sa face.
N’est joie nule qu’il n’an face,
Molt s’an fet liez, molt s’an fet riche,
An son saing pres del cuer les fiche
Entre sa chemise et sa char.
N’en preïst pas chargié un char
D’esmeraudes ne d’escharboncles
[...]
Neïs saint Martin et saint Jasque,
Car an ces chevox tant se fie
Qu’il n’a mestier de lor aïe.
[...]
Et cil se delite et deporte
Es chevox qu’il a en son saing.
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, éd. par Mario Roques, Champion, Paris, 1990 (cfma 86), v. 1460-1499. Dans l’édition de La Pléiade, v. 1466-1505.
20 Voir à ce sujet l’article de M. de Combarieu du Grès, « Un exemple de réécriture : le franchissement du Pont de l’Epée dans Le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes et dans le Lancelot en prose », dans D’Aventures en Aventure, « Semblances » et « Senefiances » dans le Lancelot en prose, Senefiance n° 44, Aix-en-Provence, Publications du cuer ma, 2000, p. 29-47. Du même auteur, voir encore « Le Chevalier inexistant, un exemple d’abbrevatio dans le Lancelot en prose ? », dans « D’une fantastique bigarrure », Le texte composite à la Renaissance, Etudes offertes à André Tournon, Textes recueillis par Jean-Raymond Fanlo, Paris, Champion, 2000, p. 193-215.
21 v. 1476. Dans l’édition de La Pléiade, v. 1482.
22 Si l’on reprend l’hypothèse selon laquelle saint Martin et saint Jacques étaient aussi des maux semblables à cette affection, l’auteur de la prose ne joue pas sur la double acception des noms, mais retient la seule intensité du malaise amoureux. Voir le commentaire que donne l’édition de la Pléiade de ce vers en note 2 de la p. 543.
23 Réaction qui n’est pas sans rappeler celle de la demoiselle qui admire Lancelot à la fontaine et qui voit en lui tant de biauté qu’ele ne cuidoit pas qu’en paradis eust nul si bel ange (t. IV, p. 134).
24 Moment que la critique a pris pour coutume d’appeler l’Agravain.
25 Les Rédactions en vers du Couronnement de Louis, éd. Y. G. Lepage, Genève, 1978 (tlf, 261), v, 1965-1971.
26 Voir J. Wirth, L’image à l’époque romane, Paris, Cerf, 1999, p. 308.
27 Il existe un rapprochement que l’on peut interpréter comme celui du serpent et de Guenièvre : il s’agit du songe de Galehaut, où un dragon (serpent) sort de la chambre de la reine pour cracher du feu à son encontre, et où il en perd la moitié de ses membres. Cependant ce serpent s’avère être la représentation rêvée de Lancelot (t. I, p. 7).
28 T. II, p. 24-28.
29 Et cil le regarde si dolcement que tos s’en oblie ; puis a levé le pan de son hauberc, si le fiche en son sain et les chevels avec [...] (t. II, p. 28).
30 T. IV, p. 134.
31 Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin et de là se divisait pour former quatre bras (Genèse 2, 8-10).
32 qu’elle serve de frontière ou de lieu d’étape, elle exalte les vertus de la chevalerie errante, elle poétise ses aventures, elle y introduit la femme, ou bien enclave sacrée, elle donne au chevalier une dimension mythique. M. L. Chênerie, « Le motif de la fontaine dans les romans arthuriens en vers des xiiie et xiiie siècles », dans Mélanges Charles Foulon, Rennes, 1980, t. I, p. 99.
33 Brunetto Latini, LA Livres dou Tresor, éd. F. J. Carmody, Berkeley, 1939-1948, rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1975., p. 114. Voir à ce sujet M.-F. Notz, « A l’ouest d’Eden : paysage idéal et « météorologie » dans la littérature française du Moyen Age », dans Le temps qu’il fait au Moyen Age, Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Cultures et Civilisations médiévales XV, 1998, p. 231-241.
34 La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, 1967.
35 T. IV, p. 155.
36 Elle lui déclare en effet : « Mais de notre amor ne sera ja virginitez maumise, ainz la garderai en tel manniere com je vos dirai toz les jorz de ma vie. » (t. IV, p. 157).
Auteur
Université de Provence
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